Lettres intimes (Renan)/04

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Calmann Lévy (p. 114-123).


IV


MADEMOISELLE RENAN,
CHEZ MONSIEUR LE COMTE ANDRÉ ZAMOYSKI
Zwierziniec-Zaivichost, par Cracovie (Pologne).


Issy, 17 janvier 1843.

Depuis que j’ai reçu ta dernière lettre, ma très chère Henriette, elle m’est un continuel entretien. L’affection sans bornes dont j’y retrouve l’expression est une bien douce consolation pour mon cœur, et les réflexions si sages et si vraies que tu m’y proposes sont le perpétuel objet de ma pensée. Je ne puis t’exprimer tout ce que sa lecture répétée a fait naître en mon âme de sentiments contraires, de désirs qui se combattent.

Depuis longtemps, j’avais commencé à regarder d’un œil sérieux ce qu’auparavant je n’avais fait qu’entrevoir, ce que j’avais même évité d’approfondir : ta lettre est venue me plonger plus avant encore dans ces importantes réflexions.

Le tableau que tu me traces des innombrables difficultés auxquelles m’expose le choix de l’état ecclésiastique, n’offre aucun trait que mon imagination ne m’eût déjà présenté. Une autorité ombrageuse et souvent crédule, un lien indissoluble, l’obligation (si c’en est une) de suivre les voies tracées, fussent-elles les moins droites, la nécessité d’appeler ses frères et ses collègues ceux que souvent on est forcé de mépriser, tout cela m’avait apparu, grossi même peut-être par la surprise de l’imagination étonnée de trouver des difficultés là où auparavant elle ne voyait nul obstacle. La singulière conformité de la peinture que tu m’en fais avec les impressions qui me dominaient m’a étonnamment frappé, et m’a fait remonter qu’elles ne fussent que trop vraies. J’ai désiré bien des fois que le coup décisif eût été porté d’un côté ou de l’autre pour trancher tant de pénibles incertitudes, quoique plus souvent je me sois réjoui d’avoir encore en mon pouvoir cette liberté, le plus précieux de tous nos biens, et par là même le plus difficile à conserver.

Quand je traite la grande question qui occupe mes pensées les plus sérieuses, je pose toujours en principe que chacun, pour connaître l’état auquel il est destiné, doit chercher dans l’étude de lui-même la solution de ce problème, le plus important et le plus négligé de tous. Les goûts et les penchants de chaque homme en sont les véritables données, et je crois qu’il n’y a si peu d’hommes à leur place que parce qu’il y en a si peu qui se connaissent. Ceci étant démontré pour moi, je cherche de toutes mes forces et avec toute l’application dont je suis capable, a connaître mes inclinations et mes penchants. Or, je le répète, une seule chose a ressorti pour moi de cet examen, c’est un goût constant et exclusif pour une vie retirée et tranquille, pour une vie d’étude et de réflexion. Toutes les occupations ordinaires des hommes me paraissent fades et insipides, leurs plaisirs feraient mon ennui, les mobiles qui les gouvernent dans leurs diverses conditions ne m’inspirent que du dégoût : d’où je conclus sans hésiter que je ne suis pas fait pour elles.

La carrière de l’instruction elle-même, quoique mieux accommodée à mes goûts studieux et sédentaires, me répugne par les manœuvres qu’elle nécessite pour sortir de la poussière de l’enseignement élémentaire. Mais, me diras-tu, l’état ecclésiastique t’offre-t-il plus de facilité pour te livrer à tes goûts chéris ? Hélas ! ma bonne Henriette, je te le répète, je ne me flatte point le tableau : j’ai vu et je vois encore les choses de trop près pour me livrer à des illusions, qui seraient désormais impardonnables comme provenant d’une irréflexion manifeste. Mais, que veux-tu donc que je fasse ? Une de ces carrières toutes remplies d’occupations extérieures répugne à mes goûts ; là, on ne vit point avec soi, on ne réfléchit pas, on est étranger à soi-même. Une vie toute privée, si je peux le dire, ferait bien mon bonheur ; mais elle me paraît entachée d’égoïsme : là on vit bien avec soi, mais aussi on ne vit que pour soi ; d’ailleurs pourrais-je soutenir la pensée d’être à charge à ceux que j’aime ? L’état ecclésiastique, au contraire, en réunit tous les avantages, sans en avoir les inconvénients : le prêtre est le dépositaire de la sagesse et des conseils, c’est l’homme de l’étude et de la méditation, et c’est avec cela l’homme de ses frères.

Cet heureux mélange de vie privée et publique, de solitude pour soi, de sacrifice pour les autres, constituerait pour moi le beau idéal de la vie heureuse et parfaite. Pourquoi faut-il que la malice des hommes vienne le troubler ! Du reste, c’est une chose à laquelle il faut s’attendre : tout ce qu’il y a de plus beau et de plus pur s’altère et se corrompt en passant par leurs mains. Quoi de plus bienfaisant et de plus grand que la religion ! quoi de plus funeste et de plus petit, si on la considère dans les hommes, qui en font l’instrument de leurs passions, et la rabaissent au niveau de leur petitesse ! Quoi de plus sublime que le sacerdoce ! quoi de plus vil si on l’envisage en ceux qui l’exercent par un méprisable intérêt ! Mais il faut s’accoutumer à s’élever au-dessus de ces vues superficielles, faire abstraction des hommes, et voir les choses en elles-mêmes, si on veut trouver quelque chose de bon et de beau.

Les hommes qui m’entourent (je parle des directeurs de la maison) seraient du reste assez propres à me faire concevoir des préventions favorables, si je ne me souvenais qu’il en est bien peu qui leur ressemblent. Les séminaires de Saint-Sulpice et d’Issy sont dirigés par une congrégation de prêtres indépendante de l’autorité épiscopale et toujours connue par sa modération. M. Cousin vient de faire paraître un ouvrage où il en fait un éloge mérité. La parité que j’ai reconnue entre mes aspirations et celles de notre supérieur m’a fait prendre en lui une grande confiance. Je l’ai poussée jusqu’à m’ouvrir à lui sur le sujet qui nous occupe, avec la réserve, toutefois, qui ne doit jamais être exclue qu’en famille : « Monsieur, lui ai-je dit avec simplicité, je vous avoue que j’aimerais bien à n’être comptable qu’à moi-même de mes actions : une vie libre et indépendante serait bien de mon goût. — Hélas ! mon cher ami, me répondit-il, où la trouverez-vous ? » Il avait l’air de me dire : « Moi aussi, je l’ai cherchée, et je l’ai cherchée en vain. » Je le reconnais, pour être libre dans un siècle comme le nôtre, il faut commander : cela seul serait capable de me donner de l’ambition. Du reste, c’est une réflexion que je fais souvent et qui me console. L’homme a toujours une ressource assurée : c’est de se retrancher en lui-même, et là de se venger, en jouissant de lui, de toutes les servitudes extérieures. C’est un bienfait inestimable de celui qui est l’auteur de notre être d’avoir cette liberté intérieure à l’abri de toute force extérieure, du moins pour qui sait la conserver : car ce bien encore, combien peu en jouissent ?

Si je faisais cet examen froidement et en parfait équilibre, il ne me serait pas aussi pénible. Mais ce qui me cause une peine indicible, c’est que je ne sens que trop que le bonheur de ma pauvre mère en dépend. Cela ne m’influencera pas : car ma conscience me le défend. Mais il me faut, pour l’empêcher, recueillir toutes les forces dont je suis capable. Car je t’assure bien du fond de mon âme, que s’il ne s’agissait que de mon bonheur, je consentirais volontiers à être malheureux toute ma vie, plutôt que de lui causer une heure de déplaisir.

Continue, je t’en prie, ma bonne Henriette, à m’entretenir avec toute ta franchise. Dis-moi ta pensée tout entière et ne crains pas d’indiscrétion. Tu peux me faire parvenir les lettres directement : elles ne sont point ouvertes ; d’ailleurs nous pouvons aller les prendre chez le concierge, à l’heure où le courrier les remet. Je t’envoie cette lettre par l’entremise d’Alain : l’affranchissement jusqu’à la frontière est une affaire trop compliquée pour l’esprit du domestique que je suis obligé d’en charger ; j’ai toutes les peines du monde à la lui faire comprendre et plus de crainte encore qu’il ne sache pas l’exécuter.

L’étude de la philosophie et de la physique qui m’occupe cette année continue à avoir pour moi le même attrait et m’est un véritable soutien. Ce que tu me dis dans ta lettre des charmes de l’étude est d’une ravissante vérité, et j’en fais tous les jours l’expérience. Notre professeur de physique est un homme de premier mérite : ses digressions sur l’histoire de la science et l’esprit propre qui la caractérise sont du plus grand intérêt. Quant à la philosophie, notre professeur en est à ses premiers essais : mais je me convaincs de jour en jour que, pour la philosophie, la médiocrité du professeur est un fort mince inconvénient : pour bien faire la philosophie, il faut à la lettre la faire soi-même : nulle part le dire du professeur ne doit avoir moins d’influence. Je lis en ce moment avec un extrême plaisir les œuvres philosophiques de Malebranche, qui était bien le plus beau rêveur et le plus terrible logicien qui ait jamais existé. J’y trouve une double joie : Malebranche était sans doute un hardi penseur, et pourtant il était prêtre, bien plus, membre d’une congrégation religieuse, et il vécut tranquille à une époque où le concours de l’autorité séculière et l’esprit du siècle donnaient à l’autorité ecclésiastique encore plus de fierté et de pouvoir. Voilà comme l’homme est porté par son propre poids vers l’espérance.

L’espace me manque, ma chère et excellente Henriette ; je m’effraie en songeant que, dans un mois peut-être, cette lettre ne te sera point parvenue, et que plusieurs mois s’écouleront peut-être avant qu’il me soit donne d’en recevoir la réponse. Je te supplie que ce soit le plus tôt possible. Adieu, ma très chère Henriette ; mon bonheur est de me reposer dans ta pensée : ton amitié fait toute ma joie ; puisses-tu comprendre combien je te paie de retour !

E. RENAN.