Lettres intimes (Renan)/07

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Calmann Lévy (p. 146-158).


VII


MADEMOISELLE RENAN
Palais Zamoyski, Varsovie (Pologne).


Paris, 27 novembre 1843.

C’est avec bonheur, ma chère Henrietle, que je reprends la suite de nos entretiens, qu’avaient interrompue les divers changements qui, depuis quelques mois, sont venus rompre la monotonie accoutumée de mon existence. Mon départ d’Issy, mon voyage à Tréguier et à Saint-Malo, mon installation à Saint-Sulpice sont autant d’événements, qui m’ont fait de très vives, quoique bien différentes impressions. Maintenant que je suis enfin rentré dans le cours ordinaire de ma vie, je viens, ma bonne Henriette, repasser un instant avec toi sur le passé, et essayer de te donner quelque idée de mon état présent. Tu es peut-être le seul être au monde à qui je puisse en faire l’entière confidence, sans voile et sans ménagements.

Le temps de mon séjour à Tréguier a été pour moi, chère Henriette, un vrai temps de bonheur. Il est vrai que j’en avais un extrême besoin : le travail sérieux et assidu auquel je me suis livré durant mes deux années d’Issy, le manque de vacances de l’année dernière, — car je ne compte pas pour vacances celles que j’y ai passées dans une solitude presque absolue — et surtout des peines sensibles que j’ai éprouvées sur la fin de ma seconde année, m’avaient tellement abattu au physique et au moral, que j’en étais devenu méconnaissable. J’ai presque effrayé toutes nos connaissances, et je n’ai pas été peu surpris à la question qu’on m’a parfois adressée, si j’étais enfin remis de ma maladie. Tu sais comme dans ce pays on est fécond en hypothèses, surtout sur le compte d’autrui. Quoi qu’il en soit, les soins de notre bonne mère m’ont complètement remis de mes fatigues, et les douceurs que j’ai goûtées auprès d’elle ont dissipé au moins momentanément les soucis qui depuis longtemps obsédaient ma pensée. Je ne crois pas, en effet, avoir jamais passé deux mois plus heureux dans ma vie, surtout à cause de contraste qu’ils faisaient avec le passé.

J’y ai trouvé une vie douce et tranquille, accommodée à mes goûts, une amitié franche et sincère, le plaisir de revoir ma Bretagne, auquel je serai toujours sensible, et par-dessus tout j’y ai trouvé ce cœur si bon, si aimant, si attentif, si sensible qu’on ne saurait trouver qu’en une mère et dont la nôtre est vraiment le modèle. C’est à peine si je l’ai quittée durant ces deux mois ; je ne trouvais nulle part autant de douceur qu’avec elle, car nulle part je ne trouvais tant d’abandon, de simplicité, de vérité. J’ai été ravi, ma chère Henriette, de l’état satisfaisant où j’ai trouvé notre mère sous tous les rapports. Sa santé est aussi bonne qu’elle peut l’être à son âge et après une vie comme la sienne ; elle a dans le caractère un courage et même une gaîté qui lui font parfaitement supporter son isolement, et d’ailleurs elle est entourée de tous les égards possibles de la part de nos parents et de tous ses compatriotes : enfin, ma bonne Henriette, c’est un bonheur pour moi d’avoir vu tout cela de mes yeux, et de pouvoir me rassurer complètement sur son état ; je suis persuadé que, tant qu’à être séparée de ses enfants, il est impossible que nulle part elle soit mieux.

J’en viens maintenant, ma bonne Henriette, à ce qui me concerne personnellement, et vais commencer par te dire quelques mots de la nouvelle maison que j’habite. Elle ne ressemble guère aux deux par lesquelles j’ai déjà passé. Le régime y est plus large et plus général qu’à Issy. Tout ce qui sentait encore à Issy la maison d’éducation est ici éliminé ; en effet, ce sont tous des jeunes gens de vingt à trente ans, ayant, pour la plupart, terminé leurs études ecclésiastiques, et travaillant en leur particulier. Aussi chacun a-t-il, pour ainsi dire, sa vie particulière. Le ton des élèves est excellent ; ce sont des égards parfaits, mais une froideur et une indifférence remarquables. L’immense majorité venant des provinces pour y passer un ou deux ans, on se soucie peu d’y faire des connaissances, qu’on ne reverrait plus. C’est donc une vie absolument particulière. D’ailleurs, on est si nombreux (environ deux cent vingt), qu’on se voit à peine l’un l’autre tous les deux ou trois mois. Tu peux juger, d’après cela, que les intimités sont rares. Tu conçois aussi que sur ce grand nombre il doit y avoir bien du mélange. Cela est vrai, pourtant le mauvais esprit, l’esprit intrigant, l’esprit envieux, etc., est comprimé, sinon étouffé.

La vie n’a pas ici cette monotonie qui rendait le séjour d’Issy insupportable à ceux qui ne savaient pas réfléchir. Pour moi, je me plaindrais plutôt de sa dissipation, et si je regrette quelque chose à Issy, c’est la douce quoique un peu triste tranquillité dont on y jouissait, à cause du petit nombre des élèves et du calme des lieux. Quant aux directeurs, ce sont encore des attentions et des soins admirables, mais on sent que tout cela est mécanique, que ce sont des hommes accoutumés, depuis vingt à trente ans, a en faire autant au premier venu, et qui n’envisagent en vous que l’élève confié à leur soin, et non votre individualité personnelle. Du reste, j’ai été surpris du nombre d’hommes distingués et savants qui se trouvent ici réunis. De tous les professeurs, il n’en est aucun qui n’ait un mérite réel, et quelques-uns sont remarquables par leurs talents et leur érudition. Les cours sont faits avec un soin extrême, et l’instruction y est beaucoup plus complète qu’en aucune autre maison ecclésiastique ; en un mot, on y trouve toutes les facilités possibles pour le travail. Quant au matériel, tout est parfait ; la propreté même y approche du luxe, tout en s’arrêtant à la limite convenable.

Quant aux études, l’unique, à proprement parler, qui soit ici professée, c’est la théologie avec tous ses accessoires, droit canon, Écriture sainte, etc. L’hébreu est la seule science, indépendante de la théologie, qui y ait un cours spécial. Il y a dans la théologie deux parties bien distinctes, aussi différentes par leur objet que par leur méthode, et pour lesquelles aussi je suis bien différemment disposé. L’une est ce que j’appellerais, pour ainsi dire, partie de démonstration ou apologétique, laquelle établit les principes généraux, les preuves de la religion, de l’Église, etc. La seconde, que j’appellerais partie d’exposition, laquelle, supposant lu première, expose les décisions, les dogmes définis par l’Église ou contenus dans les Écritures. La première de ces parties est grande et belle : c’est une vraie philosophie, nécessitant des analyses de l’homme, de la société, des discussions de critique, des recherches toutes expérimentales, en un mot. Elle est liée aux plus hautes questions qui ont préoccupé l’esprit humain, et me semble indispensable à tout homme qui veut réfléchir.

Il n’en est pas de même de la seconde. Sans doute, rien de plus profond que les dogmes qui en font la matière, mais c’est précisément là la source du mal. L’esprit humain a voulu pénétrer ces abîmes et s’y est perdu. En voulant catégoriser et soumettre à la forme de son entendement ce qui est d’un autre ordre de choses, il n’a enfanté que d’inconcevables subtilités, d’inintelligibles explications. Telle est cette seconde partie de la théologie, toute empreinte de la scolastique du moyen âge, moulée encore, pour ainsi dire, sur les formules abstraites et creuses de l’école. Heureusement que cette forme ne fait rien au fond des choses ; il y a eu une théologie dogmatique sans scolastique, rien n’empêche qu’elle s’en rende de nouveau indépendante. Rien n’en prouve mieux la possibilité que la forme si belle et vraie de la théologie apologétique, toute fondée sur des faits et des inductions, ce qui n’empêche pas qu’elle soit d’une profondeur étonnante ; car c’est, à mon sens, une des plus grandes marques de vérité du christianisme, que, pour en prouver la vérité, il faille analyser tout ce qu’il y a de plus profond dans l’homme : son nœud est là. S’il était faux, au contraire, l’analyse ne pourrait que le détruire.

A l’étude de la théologie, j’ai ajouté celle de l’hébreu, et je compte donner à cette dernière une ample part de mes heures de travail. Nous avons un excellent professeur d’une érudition immense et au courant de tout ce que la science moderne a ajouté à cette étude. Il nous a parlé plusieurs fois de ce M. Latouche, dont, ce me semble, je t’ai souvent entendu parler. J’ai entre les mains son ouvrage sur la grammaire hébraïque, et j’ai pris connaissance de sa méthode en général. Ses principes me semblent vrais, mais, autant que j’en puis juger, c’est une tête trop ardente pour construire l’édifice d’une science : il a outré presque tous ses principes, quoique, je le répète, parfaitement vrais en eux-mêmes. Toutefois, il y a là des vues excellentes, et surtout une pénétration et un esprit d'observation et de généralisation vraiment rares. C’est aussi le jugement de notre professeur. Nous suivons pour texte des leçons un abrégé français de la grammaire du célèbre Gésénius. Ici encore la palme aux Allemands : ce sont eux qui ont fait de l’hébreu une vraie science, toute rationnelle, une géométrie en un mot. Aussi la mémoire y joue-t-elle un rôle très minime. Après tout, les difficultés n’y sont que médiocres, dès qu’on s’est accoutumé au mode bizarre de l’écriture sans voyelles, et à la variété des sons qui sont communs à une même lettre. Du reste, cette étude mène à des lois de linguistique si importantes, et est d’une si indispensable nécessité pour entendre le plus ancien et le plus singulier, quand même on ne dirait pas le plus respectable des livres, qu’on ne saurait se repentir d’en payer les avantages par quelques travaux.

Tu t’étonneras peut-être qu’ayant déjà commencé l’allemand, j’aie entrepris l’étude d’une autre langue avant d’avoir poussé un peu loin la première. S’il faut te faire ma confession, voici le fait. Tu sauras qu’à l’époque où je commençai cette étude, les finances étant en souffrance, je vécus d’abord en parasite pour les livres, c’est-à-dire qu’au lieu d’acheter grammaire, dictionnaire, auteurs d’explication, etc., je me contentai de les emprunter à un de mes condisciples, qui avait fort cultivé cette étude. Mais il est arrivé par malheur que ce condisciple a quitté la maison, emportant avec lui toute ma bibliothèque allemande. Force donc m’a été d’interrompre pour un temps. Arrivé à Saint-Sulpice, j’aurais pu reprendre la suite de mes études ; mais comme j’avais ici l’avantage d’un cours spécial d’hébreu, fait avec un soin et un talent remarquables, tu comprends que j’ai dû préférer la seconde langue à la première, dans laquelle je n’eusse pu me diriger que par mes études particulières.

L’espace va bientôt me manquer, ma bonne Henriette, et je ne t’ai encore rien dit de la grave pensée qui occupe mon esprit, durant tous les instants où il n’est pas rempli par l’étude. Tu la devines sans peine. De nouvelles invitations, quoique nullement impératives, de faire un premier pas, m’ont été adressées presque dès mon entrée dans la maison. Me voilà donc rejeté dans toutes mes incertitudes et mes troubles. Je n’avais été heureux durant les vacances qu’en m’imposant la loi de la plus sévère abstraction à cet égard. C’est maintenant un devoir pour moi de reprendre l’examen, quelque pénible qu’il puisse être. Mon Dieu ! qu’il est dur de se décider si jeune sur une question qui doit avoir l’influence la plus immédiate sur toute l’existence. Mais enfin, ma bonne Henriette, c’est une nécessité entièrement inévitable et, de quelque côté que je me tourne, je suis obligé de la subir. Car enfin, l’éviterais-je en renonçant à l’état ecclésiastique ? Non sans doute ; c’est une décision pour une décision, mais toujours une décision : or ce mot est terrible.

S’il y avait un parti pour éviter la décision, bien certainement je le prendrais ; mais il n’y en a pas : c’est un dilemme d’une inflexible rigueur. À droite ou à gauche, c’est toujours un abîme. Jamais je n’avais compris combien l’action de la Providence est puissante sur les destinées de chaque homme, qu’en voyant combien l’acte le plus influent sur cette destinée est peu en son pouvoir. Car enfin, je ne puis me cacher à moi-même que toutes mes réflexions ne peuvent que fort médiocrement me diriger, vu que l’avenir, qui seul pourrait me donner un point fixe en cette recherche, m’est impitoyablement caché. Oui sans doute, nous sommes menés… Heureusement que le chrétien peut ajouter : nous sommes bien menés. Voilà à vrai dire la seule consolation logique et vraiment solide.

Du reste, mes idées sont à peu près les mêmes. Les choses en elles-mêmes, abstraction faite des faits, l’a priori m’attire, mais l’expérience m’épouvante. Mes réflexions et les faits dont je suis journalièrement témoin ne font que confirmer ces deux tendances opposées. Croirais-tu que déjà j’en puis appeler sur ce point à ma propre expérience ! Si l’espace me le permettait, ma bonne Henriette, je te raconterais diverses choses qui te feraient comprendre que mes craintes ne sont pas imaginaires, et que si je persévère, ce ne sera pas sans sacrifice de moi-même. Il te suffira de savoir que l’envie et le petit esprit ont bien empoisonné les derniers mois de mon séjour à Issy. Heureusement qu’après tout l’avantage m’est resté devant ma conscience et même devant les hommes.

Adieu, ma bonne Henriette. J’attends sans tarder une lettre de toi. Il m’a semblé par les dates que mentionnait le billet de mademoiselle Ulliac[1] que les lettres parviennent plus rapidement de Varsovie. Je serai donc en attente dans quelques jours. Oh ! si tu savais comme tes lettres me rendent heureux ! Ce sont des époques dans ma vie.

Adieu : encore une fois tu connais la confiance sans bornes et la tendre affection de ton

ERNEST.
  1. Mademoiselle Emma Ulliac-Trémadeure, amie dévouée de mademoiselle Renan, dont il est parlé dans Ma sœur Henriette.