Lettres intimes (Renan)/09

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Calmann Lévy (p. 174-182).


IX


Varsovie, 9 mai 1844.

Je relis et j’embrasse encore une fois ta lettre, mon bon et mille fois cher ami, cette lettre si longtemps désirée et enfin reçue avec une si vive joie ! Mon cœur n’existe que dans ma correspondance ; quand cet aliment vient à lui manquer, il mesure avec une double amertume l’immense solitude qui l’entoure. Hélas ! oui, mon bon Ernest, la vie, pour beaucoup du moins, s’écoule au milieu de personnes avec lesquelles il n’est d’autres rapports possibles que ceux d’une froide politesse, et ni toi ni moi ne sommes de ceux que ces sortes de relations peuvent satisfaire. S’accoutumer à vivre ainsi est longtemps et peut-être toujours rude et pénible ; puisse le ciel permettre que l’épreuve que tu en fais ne soit que temporaire ! Déjà, je compte souvent les mois qui te séparent du moment où tu verras notre bonne mère, et je le vois approcher avec une joie presque égale à la sienne. Vous savoir heureux tous deux, n’est-ce pas la plus vraie satisfaction que je puisse éprouver ?

Je me demande en vain, mon Ernest, quel passage de mes lettres a pu donner à maman l’idée du beau rêve dont tu me parles et dont elle m’avait aussi écrit quelque chose ; on ne saurait créer un plus doux projet, mais malheureusement il n’en est pas de moins fondé. Tu penses bien, mon pauvre ami, que je n’ai jamais pu parler de dates à maman, quand rien ne permet à mon cœur la moindre espérance raisonnable. Courage, attente et résignation sont sur ce point ce qui nous reste à répéter. Loin de marcher vers notre patrie, je vais de nouveau prendre un chemin opposé. Nous quittons demain Varsovie pour retourner à ce château désert où j’ai déjà passé deux étés, et quoique cette résidence ne soit guère qu’à soixante lieues d’ici, je me sens le cœur tout oppressé en tournant encore le dos à cet Occident où j’ai laissé toutes mes affections ; mes lettres aussi m’arrivent là-bas avec un plus long retard, ce qui est pour moi la plus grande punition. Excepté ces deux causes, rien n’obtiendra mes regrets à Varsovie ; j’y mène une vie aussi retirée qu’à la campagne, et, depuis que je suis en Pologne, je suis devenue de la plus complète indifférence pour tous les séjours ; il n’en est pas un où je retrouve un cœur ami… En conséquence de ce départ, je te prie, mon Ernest, de m’adresser désormais mes lettres comme il suit : mademoiselle R…, au château de Clemensow, près Zamosc, Pologne. Je te demande aussi de vouloir bien faire la même recommandation à maman et à Alain, car je crains beaucoup pour les lettres qui viendraient me chercher après mon départ ; [rien] n’est plus irrégulier que le service des postes dans ce pays.

Notre frère m’avait déjà dit, en quelques mots, que tu t’étais décidé, cher Ernest, à prononcer ce premier engagement dont tu me parles aussi dans ta lettre. Je n’ai pas à y revenir, mon pauvre ami, pas plus qu’à te conseiller dans ceux qui t’attendent : mon premier devoir, mon premier désir est de laisser en liberté pleine toutes tes décisions. Pourquoi faut-il seulement que tu doives les prendre dans un âge où l’on connaît si peu les rudes sentiers de la vie !… En relisant ma dernière lettre, tu as pu voir, mon ami, que la perspective de voyage dont je te parlais n’était nullement rapprochée et que je t’ouvrais plutôt une idée que je ne te traçais une voie. Il en sera toujours ainsi, mon bon enfant. Je te dirai tout ce qui paraîtra mériter considération ; tu resteras, ensuite, parfaitement libre d’en décider ce que tu voudras : je n’ai jamais compris les conseillers qui trouvent mauvais qu’on ne suive pas leurs avis.

La pensée de te voir accepter si jeune une place de professeur à Saint-Nicolas, ne me sourit nullement. Il faudrait, pour que cette place fût de quelque avantage, qu’il y eût par ailleurs la possibilité de continuer de hautes études, car, sans cela, mon bon ami, que pourrais-tu acquérir dans le poste si rebutant de maître d’études, ni même dans l’enseignement d’une classe élémentaire de latin ? Ne serait-il pas malheureux d’y consacrer un temps qui pourrait être employé plus utilement ? Ton désir, après tes études, d’aller les mûrir dans la solitude de notre terre natale, n’est nullement inexécutable, cher Ernest. Que Dieu m’accorde vie et santé, qu’il conserve son aide à mon courage, et tu me trouveras heureuse de seconder ce projet, comme tous ceux que tu pourrais former.

Pénétrer dans un avenir plus éloigné serait peut-être une recherche vaine : tant de circonstances peuvent le modifier ! Mais, laisse-moi pourtant te conjurer, mon pauvre ami de ne jamais t’engager dans aucune agrégation qui t’ôterait toute liberté d’agir et t’enlèverait ainsi et à ta propre raison et à ceux qui t’aiment. N’oublie pas que celui qui s’engage dans une association abdique tout jugement personnel, et se trouve souvent dans l’obligation de faire pour un corps ce qu’il n’eût jamais entrepris comme homme privé. Le dernier malheur de ma vie serait de te voir entraîné dans des voies qui ne sont point celles de ton âme, et forcé de prendre part dans des querelles auxquelles, je l’espère, tu désireras toujours rester étranger. — Dis-moi souvent, mon Ernest, pour calmer les sollicitudes de mon triste cœur, que tu veux toujours conserver ton esprit de droiture et de vérité, que nul n’y saurait porter atteinte et que si le ciel nous réunit un jour, je trouverai encore en toi le frère que j’ai tant aimé et que je ne cesserai jamais de [chérir].

Rends-moi un service d’érudition, mon bon ami. Aie la bonté de m’inscrire les principaux historiens grecs et latins, en notant l’époque de l’histoire que chacun d’eux a embrassée, et envoie-moi ce travail le plus tôt qu’il te sera possible sans te déranger ni te fatiguer. J’ai lu (en traduction bien entendu) les œuvres de plusieurs d’entre eux, mais je crains encore d’avoir fait quelque omission importante, et j’ai recours à toi pour y remédier. Ne t’étonne pas de cette demande, cher Ernest ; seule, j’ai eu à remplir bien des lacunes de mes premières études, et seule aussi j’ai dû mi mettre à la hauteur d’une tâche immense. Après avoir fait beaucoup de recherches historiques, j’en suis revenue aux sources premières, aux purs classiques, comme un écolier de septième. Rien, mon cher ami, ne peut me rebuter pour le bien des jeunes esprits que je cultive, pour l’accomplissement de la mission qui m’a été confiée. D’ailleurs, dans ma vie isolée, l’étude est une immense consolation, la seule peut-être qui me reste dans un pays où les mœurs, les goûts, l’état social, tout enfin est si différent de ce qui m’entourait dans notre patrie. Je pense souvent qu’ici je voudrais ne vivre que dans ma chambre ou dans la salle de travail de mes élèves. Malheureusement, cela ne m’est pas toujours possible, quoique j’aie pris mon parti sur le brevet d’originalité que mes goûts de solitude m’ont fait obtenir. Il serait au-dessus de mes forces de gaspiller mon temps comme je le vois faire autour de moi, ou de passer de longues heures dans des conversations vides et futiles.

Je m’aperçois souvent que mes lettres mêmes se ressentent de cette disposition d’esprit ; je ne te dis presque rien de ce qui me frappe au dehors, d’abord parce qu’il me faut être fort circonspecte sur ce point, ensuite parce que je ne puis croire qu’il y ait pour toi quelque intérêt dans la description des Cosaques de toute forme, des Orientaux de toutes couleurs qui frappent à chaque instant mes regards. Lorsque, pendant l’hiver, je voyais passer de longues files de traîneaux devant la grille de cette riche demeure, je me suis souvent surprise à les regarder en me demandant si j’étais encore dans le même hémisphère où j’avais jusqu’alors vécu. J’ai fréquemment l’occasion de m’arrêter au même doute ; heureusement, j’ai pris le parti de ne m’occuper que de ce qui concerne l’avancement de mes élèves ; tout le reste m’est absolument égal. Être utile à ceux que j’aime, leur consacrer toutes mes forces, leur réserver toutes mes affections, voilà les premiers mobiles de ma vie, voilà l’intérêt que je n’oublie jamais et que je retrouve avec la même vivacité sous tous les climats. Sois pour moi sans inquiétudes, mon bon Ernest ; il est peu de choses qui m’ébranlent quand il ne s’agit que de moi-même. Pardonne le décousu de cette lettre, mon ami ; je la termine dans la nuit qui précède notre voyage et au milieu de tous les embarras d’un départ. Puisse-t-elle du moins te prouver que ma tendresse pour toi est toujours la même et que je ne saurai jamais tarder à te le dire !

J’espère que tu m’écriras avant les vacances ; dis-moi à quelle époque elles commencent et combien de temps tu pourras passer près de notre pauvre mère. Toutes les personnes qui la voient m’assurent qu’elle est bien et ta lettre me le confirme ; crois, mon bon enfant, qu’il ne faut rien moins que cette unanimité pour calmer des inquiétudes qu’il faut avoir supportées pour les comprendre. Du reste, ses lettres sont calmes et joyeuses même, lorsqu’elle a l’espérance de te revoir. Elle m’a annoncé qu’elle doit aller t’attendre à Saint-Malo. — Adieu, mon bien cher Ernest ! Sois assuré que la confiance et l’amitié que ta lettre m’exprime raniment et fortifient mon cœur. Tu sais qu’elles ne tombent pas dans une terre ingrate et qu’à jamais tu auras les premières affections de ta sœur, de ta vraie amie.

H. R.

J’emploie pour te faire parvenir cette lettre le même moyen que j’ai déjà mis en usage pour les précédentes. N’oublie pas, mon ami, d’envoyer mon adresse à maman et à Alain. Dans deux ou trois mois, tu les embrasseras pour moi.