Lettres intimes (Renan)/12

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Calmann Lévy (p. 198-206).


XII


MADEMOISELLE RENAN
Au château de Clemensow, poste de Zwierziniec,
près Zamosc (Pologne).


Paris, 1er décembre 1844.

J’ai quelque temps tardé à t’écrire, ma bonne et chère Henriette, parce que j’espérais tous les jours une lettre de toi. Il me semblait me souvenir que, dans les dernières lettres que nous reçûmes de toi durant les vacances, tu me promettais une longue réponse pour les premiers jours qui suivraient mon retour au séminaire, c’est-à-dire les premiers jours de novembre. C’est sans doute une erreur, puisqu’en effet je ne l’ai pas reçue ; il me sera arrivé ce qui arrive bien souvent, c’est de prendre mes désirs pour des réalités et, à force de souhaits, d’arriver à espérer. Mon attente voyage ainsi d’un courrier à l’autre, et l’heure des visites, auparavant si indifférente pour moi, réveille tous les jours mon impatience, parce que j’espère qu’elle m’amènera le messager de mademoiselle Ulliac, qui déjà si souvent m’a porté la bonne nouvelle. J’espère bien qu’il ne tardera plus longtemps ; mais je n’ai pas voulu reculer plus longtemps le plaisir de m’entretenir de nouveau à loisir avec toi.

J’ai donc quitté notre bonne mère il y a environ six semaines. Je crois t’avoir déjà dit, ma bonne Henriette, quelle avait été ma joie en la retrouvant toujours la même pour la santé et la gaîté. Avec quel bonheur je l’entendais reconnaître elle-même le contraste de ses dernières années avec les jours si agités et si douloureux qui avaient jusqu’ici rempli sa vie et en attribuer la cause après Dieu à ses enfants bien-aimés. Maman est vraiment un des plus beaux types de mère que je puisse imaginer. Elle ne vit que par nous, elle s’identifie avec nous. La seule différence que j’aie trouvé en elle à ce voyage, c’est que la solitude commence à lui peser davantage : elle ne me l’a pas dit, mais je l’ai induit de plusieurs petites circonstances.

La vie douce et calme que j’ai menée durant les vacances m’a complètement remis de l’état d’épuisement où je me trouvais l’an dernier dans les derniers mois de l’année. Ma santé n’a jamais été plus parfaite et même je me trouve maintenant plus fort qu’à l’époque de la rentrée. Pourtant, les premiers jours ont été bien pénibles. J’étais étonné, après avoir passé tant de fois par ce douloureux moment, de me trouver encore si faible. Tout un autre monde de pensées tristes, dures, souvent aigres et inquiètes, se réveillait en moi après s’être longuement assoupi. Enfin, au bout de quelques jours, j’étais de nouveau enfoncé dans l’étude et cela m’a rendu un peu de nerf. Du reste, ma bonne Henriette, il s’est opéré cette année en ma position, un changement que je considère comme important, moins sans doute en lui-même que par les suites qu’il peut avoir sur mon avenir et que j’ai déjà pu entrevoir. Je t’ai déjà parlé de mes études dans la langue hébraïque et des progrès assez rapides que j’y avais faits. En effet, quoique je n’aie encore qu’un an d’études, le professeur d’hébreu se trouvant trop occupé par les deux cours qui se font de cette langue au séminaire, m’a fait charger par les Directeurs de professer l’un de ces cours.

Je n’ai pas hésité à accepter, tant pour l’utilité scientifique que j’en pouvais retirer que parce que j’aperçus sur-le-champ que cela pouvait mener à quelque chose de plus. D’ailleurs, j’ai pour principe d’entrer toujours dans le chemin qui s’ouvre devant moi, parce que l’on ne sait pas où il mène. Bien d’autres l’ont envisagé comme moi, et tous ceux qui m’ont félicité n’ont pas manqué de me faire remarquer que le professeur actuel d’hébreu à la Sorbonne a commencé de la même manière. On m’a même déjà fait la proposition du reste d’accepter une place de professeur de la même langue, au moins d’abord comme suppléant, dans une sorte de faculté de théologie qui serait en projet dans la tête de M. Affre, archevêque de Paris ; mais ce projet me paraît si vague pour le temps, pour la manière, etc., que je n’en sais trop que penser. On assure pourtant qu’il doit s’ouvrir immanquablement dans un an. Nous verrons. Tu comprends, du reste, que je n’ai pas dit non. Cette place, si elle réalisait ce que je conçois sans toutefois l’espérer, me procurerait ce que j’ai toujours souhaité, une vie d’étude et de réflexion, sans entrer dans une société religieuse, à quoi je répugne plus que jamais.

Il paraît du reste que la position de ces professeurs serait honorable sous tous les rapports. Sans faire plus de fond sur ce projet que sur un autre, je puis certainement conclure de ce que je vois autour de moi à mon égard, de l’opinion de mes condisciples et de mes supérieurs, de l’espèce de réputation que m’a faite la manière assez remarquable dont on dit que je fais ma classe, que je n’ai plus rien à craindre par rapport à mon genre de vie à venir. Et ce qui me rassure contre les illusions qu’on se fait naturellement à soi-même, c’est que je n’ai jamais reconnu que je fusse grandement optimiste. Du reste, je te le répète, je ne fonde pas mes espérances précisément sur le projet que je t’ai ci-dessus spécifié : plusieurs raisons, au contraire, me portent à m’en défier. Je me contente d’en induire d’autres possibilités.

Je ne fus pas peu étonné quand le supérieur, en me proposant la charge dont je t’ai parlé, voulut en même temps me faire accepter une rétribution pécuniaire, vu que je continue comme les autres élèves mon cours de théologie, que je ne suis pas censé, par conséquent, sortir de leur rang. Il me proposa d’abord deux cents francs. Tu comprends que j’aurais accepté volontiers et pour toi et pour moi. Mais je crus remarquer au tour qu’il donnait à sa proposition, que la Compagnie consentait bien volontiers à faire cela et même plus pour moi, espérant qu’un jour je ne lui serais pas inutile. Je sais d’ailleurs qu’elle fait de même pour plusieurs autres qui se destinent à en faire partie. Ce tour me déplut et j’évitai soigneusement d’entrer dans ce point de vue, pour cela je refusai. Pressé par les instances du supérieur, je consentis à accepter cent francs, afin, disais-je, d’acheter quelques ouvrages considérables, dont ma classe nécessitera l’achat. Pour nous mettre d’accord, il fixa définitivement la somme à cent cinquante francs. J’ai préféré perdre cinquante francs et les recevoir à titre de gratification bénévole et non comme membre futur de la société. Une promesse même implicite, une simple reconnaissance envers une société me fait peur, car après tout, je ne vois pas comment on peut la lui témoigner, si ce n’est en y entrant. Or, il vaut mieux refuser un bienfait que de s’exposer à ne pas pouvoir le reconnaître. J’ai supposé ton consentement tacite ; car enfin, bonne Henriette, en un sens, cela te regardait plus que moi.

J’ai aussi commencé cette année à m’occuper sérieusement de l’étude de l’allemand. J’y ai déjà fait quelques progrès, et, d’après l’usage invariable, j’ai abordé il y a quelques jours les fables de Lessing. En somme, il n’y a que la bizarrerie de la construction et l’anomalie des verbes irréguliers qui me paraissent des difficultés réelles. J’ai un secours fort utile dans plusieurs condisciples allemands, qui m’aident de leurs conseils. Je pense fort souvent à la proposition que tu me fis il y a quelque temps par rapport aux voyages, etc., et je voudrais être en état de l’accepter au jour où je croirai y voir mon avantage. J’en suis, je te l’avoue, moins éloigné que jamais.

Malgré toutes ces occupations, ma bonne Henriette, c’est vers toi et vers notre bonne mère, que j’aime à diriger ma pensée, quand elle a besoin de ce repos qu’elle chercherait vainement ailleurs. C’est une triste chose d’être réduit à étouffer ses facultés l’une par l’autre, faute de pouvoir les développer toutes. Dieu me garde de jamais l’essayer : quelquefois, j’en suis comme tenté ; mais alors ton souvenir et celui de maman sont ma sauvegarde. Je ne serai jamais dans mon état normal que quand je pourrai joindre à l’étude et à la pensée les joies du cœur et de l’amitié. Les vacances passées ont été sous ce rapport l’idéal sur lequel je modèle mes souhaits d’avenir. Aussi que de rêves nous y avons formés, notre pauvre mère et moi ! Tu en étais toujours partie intégrante. Dis-moi donc dans ta prochaine lettre quelles seraient tes pensées par rapport l’avenir et à la France. J’ai souvent voulu conjecturer sur ce point ; mais faute de données, je n’ai pu arriver à rien de satisfaisant. Tu évites toujours de nous en parler. — Adieu, ma bonne et chère Henriette, tu connais la vérité de mon affection : c’est la seule reconnaissance que je puisse t’offrir pour tout ce que tu as fait pour moi. Puissé-je un jour te la prouver selon mes désirs.

Ton frère et ami,

E. RENAN.