Lettres intimes (Renan)/16

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 232-241).


XVI


1er juin 1845.

Rien ne peut ajouter à la tendresse que je te porte, mon Ernest bien-aimé ; mais, si cela était possible, rien aussi n’y eut été plus propre que ta dernière lettre. Oui, mon ami, ouvre-moi ta pensée en tout, toujours, entièrement ; et sois assuré qu’elle sera non seulement comprise, mais partagée avec la plus douce sympathie. Il y a déjà plus d’un mois que je l’ai reçue, cette preuve de confiance qui m’a été si chère ; si je ne t’ai point dit plus tôt tout ce qu’elle m’a fait éprouver, c’est que je voulais, cher ami, attendre la réponse d’une lettre que j’ai écrite à Vienne, et dans laquelle je demandais si quelqu’un dont le cœur m’est tout dévoué pouvait me seconder dans des démarches que je lui indiquais. J’ai reçu cette réponse et je vais t’en parler tout à l’heure. D’abord, mon bon Ernest, je dois te dire que, d’après ta dernière lettre, je me suis décidée à ne pas m’adresser à M. Des… Ce que nous jugeons avec notre cœur et notre conscience, n’est pour lui, comme pour bien d’autres, qu’une affaire de parti. J’ai eu bien de la peine à le croire, mais il m’a fallu me rendre à l’évidence. Je ne pouvais compter sur sa discrétion à l’égard des personnes qui t’entourent ; au contraire, il m’est à peu près certain qu’avant toute chose il leur en eût parlé. J’ai donc tourné ailleurs ma pensée, et la réponse que j’ai reçue me fait part des démarches empressées que l’on a faites et dont il n’y a maintenant qu’à attendre le résultat. Sois parfaitement tranquille ; tu n’y es pour rien ; tout a été fait en mon nom personnel, et, quoi qu’on ait agi, tu ne te trouves nullement engagé. Tout cela marche, cher Ernest, comme doit marcher une telle affaire, avec la plus grande circonspection, la plus grande prudence. Maintenant, mon ami, revenons à ta lettre, et voyons si, d’après ce que tu me dis, l’idée d’un préceptorat est la meilleure à suivre. Comment, mon bon Ernest, pourrais-je te blâmer du doute qui agite ta pensée ? Ne sais-je pas par expérience que nous ne sommes point les maîtres de repousser ce que notre conscience nous suggère, ce que l’amour de la vérité nous inspire ? Il y a bien plus : dès que cette voix de la vérité se fait entendre, il ne dépend plus de nous d’y fermer l’oreille, elle nous oblige de suivre en tout ses inspirations. Crois donc, mon pauvre ami, que nul plus que moi ne peut prendre part à tout ce que tu me confies.

Je ne veux te rien dire de plus sur le fond même de tes agitations, car je crois sincèrement qu’en matière aussi délicate toute influence extérieure, viendrait-elle des êtres qui nous sont les plus chers, doit se taire et disparaître. Je prends donc la question au point où il me semble qu’était ton esprit au moment où tu m’écrivais ta dernière lettre, et je t’avoue que, d’après ce que j’ai entrevu, j’ai peine à croire que tu reviennes à ta première manière de voir, à tes précédentes dispositions. Lorsque certaines idées ont été agitées, elles laissent toujours quelques traces, et la moindre de ces traces, mon Ernest, doit suffire pour t’arrêter. Cette croyance me porte à me demander si un préceptorat, emploi certainement avantageux dans le présent, le serait aussi pour l’avenir. Sans rien décider, mon ami, je soumets à ton jugement les considérations que soulève cette question, pour nous si importante. Un pareil emploi aurait le grand avantage de te rendre à ta liberté d’examen et d’action sans secousse, sans bruit, sans rupture, et peut-être même sans explication, du moins pour le moment ; il te procurerait en outre, ce dont nous avons souvent parlé, la possibilité de connaître, d’étudier le monde sur une scène plus étendue, de perfectionner tes études par la comparaison. Mais si, comme je suis portée à le croire, cher Ernest, tu marches vers une voie différente de celle où l’on avait voulu t’engager, je crains que ce même emploi ne t’éloigne de toute autre route, et à lui seul il n’offre qu’une perspective bornée. Tu me parles de tes études de langues orientales, de la connaissance de M. Quatremère, de la possibilité qu’il y aurait peut-être de te créer des moyens d’avancement de ce côté : ne craindrais-tu pas, en t’éloignant, mon bon Ernest, de rompre tes rapports avec le savant professeur dont tu me parles, de rendre ensuite impossible toute reprise d’une telle connaissance ? Je t’avoue que je le redoute, et c’est là certainement le premier motif qui m’empêche de désirer ardemment la réussite des démarches que j’ai faites. Les études libres que je te proposais, et sur lesquelles je reviens encore, laissaient subsister ces rapports et permettaient même de les accroître ; — il est vrai que, d’un autre côté, elles feraient, j’en conviens, pressentir une rupture à ceux qui ont tout intérêt à ne point te perdre et qui ne manqueraient pas de s’en alarmer. Voilà, mon bon et cher Ernest, les deux idées sur lesquelles j’appelle toutes tes réflexions. Elles peuvent se résumer ainsi : un préceptorat ne peut laisser soupçonner à personne la moindre hésitation de ta part, et, lorsque deux ou trois ans seront écoulés, il sera infiniment plus facile d’amener tous les esprits, même celui de maman, à un changement qui les frapperait davantage s’il était brusque ; en supposant tes idées de changement à peu près arrêtées, cette même occupation ne t’éloignerait-elle pas d’une autre carrière, en te reculant encore de deux ou trois années ? Pense à cela, mon bon, mon cher Ernest, pendant que je laisserai agir mes amis, et communique-moi, sans la moindre restriction, toutes tes réflexions, tous tes sentiments. Quant aux craintes délicates qui t’empêchent d’accepter mon offre d’études libres, laisse-moi les combattre, mon ami, en te disant que te créer un avenir est ma première pensée, mon premier désir, le seul but de tous mes travaux ; pourrais-je donc être arrêtée par la considération d’une dépense bien minime, quand on songe qu’il s’agit de toute ton existence ? Un jeune homme rangé et studieux peut vivre une année à Paris avec douze cents francs ; faudrait-il multiplier deux ou trois fois cette somme pour te procurer une carrière, tu penses bien, cher ami, que je n’hésiterais pas un instant : ne serais-je pas trop heureuse de la voir clairement tracée ? Tout ceci, sois-en sûr, se passerait exclusivement entre toi et moi ; et n’avons-nous pas dit depuis longtemps qu’entre nous tout doit être commun ?… Maman m’écrit que tu t’es décidé à ne point avancer cette année vers des liens indissolubles ; je t’assure, je te proteste qu’elle n’en est ni surprise ni affectée ; avec du temps, on l’amènerait facilement à d’autres vues, et c’est en cela qu’un séjour à l’étranger serait particulièrement utile. Cependant, mon [bon] Ernest, il ne faudrait pas tourner le dos a un autre chemin p[our] s’arrêter entièrement à cette considération. Je ne puis croire que maman soit aussi affligée que tu le crains d’un changement dans tes résolutions : comme je pressentais toujours ce qui arrive, je lui ai dit plusieurs fois qu’il fallait s’y attendre, et jamais elle n’a cessé de me répéter qu’elle voulait avant tout te voir agir librement. Rassure-toi donc un peu sur ce point ; d’ailleurs cher ami, il s’agit ici d’une chose sur laquelle il est impossible de transiger. « Devoir, mot sublime ! tu n’offres rien d’agréable à l’homme, tu ne lui parles que de sacrifices, et cependant toi seul lui révèles sa dignité, sa liberté ! » Reconnaîtras-tu Kant dans cette maxime ?

Je t’écris en arrivant à Varsovie, où je suis de nouveau pour cinq ou six semaines. Ce voyage, les embarras d’une installation, les dérangements qu’un séjour à la ville ajoute toujours à mes occupations, ont beaucoup retardé ma lettre ; cette pensée me désole, mon Ernest, quand je songe que tu l’attends. Je la continue au milieu de mille interruptions, ne désirant rien plus vivement que d’envoyer vers toi quelques mots de calme et de tendre affection. Que je te remercie, mon ami, d’avoir écouté ma voix et celle de ta conscience, d’avoir repoussé les engagements qu’on voulait déjà t’imposer !… Je n’ose te rien dire de plus ; ma lettre est pleine de restrictions, parce que je suis convaincue que le secret de ma correspondance n’est pas respecté. Que Dieu et ta raison t’inspirent ! Que l’amour du bien et de la vérité te suggère les avis que mon éloignement ne me permet plus de te donner ! Ernest, viendra-t-il un temps où nous pourrons laisser parler sans contrainte deux cœurs qui sauront s’apprécier, qui seront heureux de s’éclairer, de se soutenir l’un par l’autre ?… Quel rêve ! Adieu, cher bien-aimé ! Crois que tu es dans toutes mes pensées ; crois que je veille sur toi avec la sollicitude la plus tendre, avec l’affection la plus dévouée. A toi toujours et de toute mon âme.

H. R.


J’espère que cette lettre te parviendra sans retard, puisque je la fais partir de Varsovie. Je serai ici jusque vers le 10 juillet, c’est-à-dire que, si tu m’écris dans le courant de juin ou les premiers jours de juillet, il faut m’adresser ta lettre : mademoiselle R…, palais Zamoyski, à Varsovie. Fais en sorte, mon ami, que j’aie ta réponse avant de retourner à la campagne. Dès que j’aurai quelques nouvelles des démarches que l’on fait pour nous en Allemagne, je te les communiquerai immédiatement. Si tu étais incertain sur l’adresse qu’il faudrait employer après le 2 ou 3 juillet, sers-toi toujours de celle de Varsovie : si j’étais partie, on m’enverrait mes lettres, et il faut toujours qu’elles passent par ici. Mille amitiés, cher Ernest.