Lettres intimes (Renan)/26

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Calmann Lévy (p. 337-351).


XXVI


Collège Stanislas, 31 octobre 1845.

Je viens de recevoir, il y a quelques heures, ma bonne et chère Henriette, ta lettre du 11 octobre. Elle m’a gravement inquiété en me faisant craindre que tu ne fusses encore longtemps privée de recevoir de mes nouvelles dans un moment si critique pour nous deux. Je tremble quand je songe que tu es peut-être encore sous l’impression de cette lettre que je t’écrivis d’auprès de notre mère, et qui t’offrait un tableau bien triste, parce qu’il était vrai, de mon état d’alors. Qui sait si ces lignes ne te parviendront pas avant celles que je t’écrivis dans les premiers jours après mon arrivée, et qui auraient pu te rassurer un peu ? Elles t’auraient au moins appris, bonne amie, comment, par un singulier concours de circonstances, tous mes liens se trouvèrent rompus avec une rapidité qui m’étonnait moi-même, comment je pus immédiatement faire les démarches nécessaires pour me procurer une position convenable à nos nouveaux projets, comment enfin, par les soins des personnes qui me sont attachées, et spécialement de mademoiselle Ulliac, plusieurs voies s’ouvrirent simultanément devant moi. Enfin, bonne amie, la seconde de ces lettres t’aurait appris comment, de tous ces projets divers, celui d’après lequel je devais me fixer au collège Stanislas avait eu la préférence. Je reprends ici la narration des faits qui ont suivi, et qui sont venus remettre en question tout ce que je croyais terminé.

Voici bien exactement comment j’envisageais ma position au collège Stanislas. C’était, me disais-je, une position en elle-même très décidément laïque, mais qui, aux yeux de ceux dont il sera besoin, pourrait bien se colorer d’une teint ecclésiastique, et je m’applaudissais d’avoir trouvé en elle le vrai terme de solution du problème que je poursuivais si péniblement : concilier ce qu’exigent de moi les rigoureuses prescriptions de ma conscience avec les ménagements que me commandent mes affections les plus chères. Hélas ! mon amie, je me suis trompé, et je vois maintenant que je cherchais une impossibilité. Peu s’en est fallu que je n’aie vu se renouer tous mes liens extérieurs ; mais ne t’effraie pas ; le récit des faits va te prouver que si tu as pu avec quelque raison m’accuser de faiblesse, cette fois-ci j’ai été ferme et décidé, même plus que le strict devoir ne m’obligeait à l’être.

Je fus grandement surpris quand, lors de mon entrée au collège, le proviseur me fit observer que je devais garder l’habit ecclésiastique dans mes fonctions intérieures. Je n’avais, je l’avoue, nul motif de le soupçonner, et des exemples positifs m’autorisaient à n’avoir là-dessus nulle inquiétude. Je combattis vivement cette singulière injonction, je rappelai l’exposition franche et nette que j’avais faite de mes dispositions actuelles, lorsque nous en étions aux premières ouvertures ; j’opposai nominativement des exemples. Il me fut répondu à tout cela d’une de ces manières, qui ne laissent plus à l’inférieur possibilité de réplique pour le moment. Fallait-il rompre subitement au point où en étaient les choses, ou fallait-il entrer provisoirement, afin de garder quelques apparences ? Je pris ce dernier parti. Fis-je bien ou mal ? Je serais encore embarrassé pour le décider. Au moins, si je fis mal, ce fut une maladresse, mais non une faute morale ; car j’étais fermement décidé à tout rompre au bout de quelques jours, si je ne pouvais obtenir raison sur le point difficultueux ; et même si ce fut une maladresse, elle aura eu peu de fâcheuses conséquences.

L’expérience de quelques jours me prouva, en effet, qu’il n’y avait pas de milieu pour moi entre sortir de la maison et conserver toute l’apparence ecclésiastique. D’où je concluais avec une inflexible netteté que je ne pouvais y rester. Quelques jours après, je le déclarai positivement au proviseur ; et dès lors commença, ou plutôt se continua entre lui et moi une suite de rapports fort singuliers, et où j’ai trouvé l’occasion de faire des remarques psychologiques fort importantes. Je sens que mes raisons ne peuvent rien sur lui ; car il est persuadé et me proteste qu’au bout de quelques mois de rapports intellectuels avec lui, j’aurai changé d’idée. Mais moi qui sais ce qu’il en est, je ne puis davantage appuyer sur de pareilles raisons. Cela nous met tous les deux dans une position unique, où il nous est aussi impossible de nous entendre qu’à deux hommes qui parlent une langue différente. Et pourtant cet homme est fort distingué ; c’est un docteur es lettres, ancien élève de l’École polytechnique, etc.

Pour conclusion pratique, il a exigé de moi un séjour expectatif de quelques mois ; mais j’ai à peine promis quelques jours. Du reste, il m’a promis de faire pour moi les démarches nécessaires pour le baccalauréat, soit que je reste, soit que je ne reste pas, et il m’a rendu un vrai service en me faisant faire la connaissance de M. Lenormant et de M. Ozanau. Celui-ci sera, dans quelques jours, mon examinateur pour le baccalauréat.

En vérité, ma bonne Henriette, quand je réfléchis sur ce singulier épisode, je n’en reviens pas. Il faut toujours qu’il m’arrive des aventures uniques au monde. On dirait une ronce qui me poursuit. Du reste, c’est là, je t’assure, la seule raison qui m’oblige à sortir de ce collège ; car j’y étais parfaitement bien sous tous les rapports, et je fais un vrai sacrifice en abandonnant une position parfaitement appropriée à ma situation actuelle, pour me rejeter dans des embarras qui m’avaient été si pénibles, et dont la réussite paraissait si incertaine. Mais c’est un devoir, et après avoir embrassé un grand sacrifice, je ne dois point reculer devant un moindre. — Dès lors, j’ai dû recommencer les démarches que j’avais interrompues, pour me procurer dans Paris une position convenable pour l’exécution de nos plans actuels. Je ne puis te donner encore rien de définitif sur ce point ; mais je suis sans aucune inquiétude, parce que j’ai l’option entre deux places également avantageuses, et qui ne peuvent me manquer à la fois.

La première serait chez M. Crouzet (rue des Deux-Églises), dont je t’ai déjà parlé, et avec qui j’ai renoué les rapports que mon entrée à Stanislas m’avait fait rompre. Il ne me propose plus la même place qu’auparavant, mais une autre qui, à mon sens, est bien préférable, quoique pécuniairement plus onéreuse. Je serais dans sa maison comme pensionnaire entièrement libre. Seulement, le soir, je donnerais une heure et demie de répétition aux élèves très peu nombreux de rhétorique et de seconde qui sont dans sa pension ; moyennant quoi, il me donnerait ma pension à trente francs par mois. Et même, il promet encore quelques répétitions à moi particulières de mathématiques, qui me mettraient, comme l’on dit, au pair. Remarque bien que je ne suis pas fonctionnaire, mais bien pensionnaire de la maison, que, par conséquent, je n’ai aucune des charges des fonctionnaires même enseignants, telles que surveiller, coucher au dortoir, etc. J’y suis absolument comme dans un hôtel garni, libre de suivre tous les cours qu’il me plaira, etc. Seulement, une heure et demie par jour, je suis occupé.

Encore ce travail sera-t-il loin de m’être inutile, et quand même je n’en devrais retirer aucun avantage pécuniaire, il me semble que je le désirerais pour la simple utilité scientifique. La vie d’étude et de pensée demande, pour être agréable et fructueuse, une occupation peu onéreuse et intellectuelle, qui vienne de temps en temps couper la vie. Il est vrai que cet homme me plaît peu, mais après tout j’aurai peu de contact avec lui, et que m’importe ? J’ai d’ailleurs pu remarquer qu’il me traitait comme les maîtres de pension traitent non pas leurs employés, mais leurs pensionnaires. Or tu sais pour qui sont les égards. Je crois qu’il prétend y trouver un avantage pécuniaire. Tant mieux pour lui et pour moi.

Le second parti, qui ne saurait me manquer, au cas que le premier fît défaut, serait d’accepter une place analogue chez M. et madame Pataud, a qui mademoiselle Ulliac a eu la bonté de m’adresser. J’y serais occupé quatre heures par jour, et, deux jours par semaine au moins, cela irait à six heures. Et ce serait une surveillance, peu pénible il est vrai, sur dix jeunes gens, tous en rhétorique ou en philosophie. Pour les arrangements pécuniaires, je serais au pair. Mais considère, je te prie, la différence du temps et de la nature des occupations, et tu tomberas d’accord que la première place est plus avantageuse. Ici en effet, je suis employé, obligé de coucher au dortoir, ayant à peine une chambre à moi.

Il est vrai que M. et madame Pataud ont l’air d’excellentes gens. Ils m’ont témoigné beaucoup d’amitié, sitôt qu’ils ont su que j’étais ton frère, et m’ont parlé de toi avec les marques d’un grand intérêt. Je suis persuadé que ma vie y serait fort douce, et c’est ce dont m’assurait mademoiselle Ulliac qui, avec sa simplicité si délicate et si fine, m’a dit là-dessus des choses inénarrables, prétendant qu’il était absolument nécessaire pour moi de me trouver en rapport avec une femme bonne et aimable. J’en ris, mais non pas pour m’en moquer. Je me sens plus facilement vertueux et bon auprès de maman, et puis, sais-tu bien que tu me seras un jour nécessaire pour compléter ma vie morale et intellectuelle ! Il n’est pas bon à l’homme d’être seul ; mais est-il seul quand il a une sœur ? Sais-tu bien, bonne amie, que quand nous nous retrouverons, nous nous reconnaîtrons à peine, je dis en esprit ? Nous n’avons réellement fait connaissance que dans nos lettres. Observe beaucoup, et tu me diras ce que tu auras vu et senti ; moi je te dirai ce que j’aurai pensé, et cela fera une belle et douce vie.

Revenons au présent, bonne amie. Tu vois qu’il s’ouvre assez favorablement ; car les avantages des deux places dont je t’ai parlé se compensent si bien que, quelle que soit celle qui manque, je n’aurai aucun regret : je préfère pourtant, je te l’avoue, la première. Peut-être demain tout sera-t-il décidé ; peut-être, dans quelques jours, serai-je installé dans ma nouvelle position. Les provisoires me sont devenus insupportables.

Je travaille très activement à ma préparation immédiate au baccalauréat. Je suis surpris de la facilité que j’y trouve ; je serais prêt des à présent à passer mon examen ; mais je n’ai pas encore mes papiers ; j’espère n’être point retardé au delà de la mi-novembre. Je t’exposerai dans ma prochaine tout mon plan d’éludés, pour les grades ultérieurs.

Je veux me borner cette fois, bonne Henriette, à te parler de ce qui a trait à la solution de la première question que nous avons dû nous poser : Quelle est la position temporaire que je dois prendre dans Paris pour pouvoir exécuter nos projets ultérieurs ? Maintenant, quelle sera pour l’avenir la carrière spéciale (le genre n’est pas douteux) à laquelle je devrai m’attacher : autre question bien plus grave dont la solution n’est pas encore possible et, après tout, n’est pas urgente ; car, ce que je fais, il faudrait le faire en toute hypothèse. Du reste, j’ai déjà sur ce point des données très précieuses, recueillies de mes relations avec MM. Stanislas Julien, Quatremère, et plusieurs membres de l’université que j’ai consultés. Mais, je te le répète, je réserve tout cela pour la prochaine, où je traiterai la question dans toute son étendue.

Et notre pauvre mère ! Ah ! ma chère amie, voici le point désolant, et où je n’entrevois pas de remède. Je m’applaudissais surtout pour elle de mon entrée à Stanislas ; que va-t-elle dire, quand elle saura que j’en suis sorti ? Néanmoins, le séjour que j’y aurai l’ait aura bien contribué à lui adoucir le passage. Voici comme je compte lui arranger la chose. J’attendrai à lui en parler que je sois reçu bachelier ; alors, je lui ferai entendre que ce qui a suffi pour le baccalauréat ne suffit pas pour la licence, qu’il faut, pour celle-ci, des études spéciales, qu’il est même requis d’avoir assisté pendant un an aux cours de la Sorbonne, etc., et que tout cela ne peut se faire commodément à Stanislas ; toutes choses qui sont vraies dans une certaine limite. Je saurai ensuite colorer convenablement ma nouvelle situation ; mais, au nom du ciel ! laisse-moi toujours marcher en avant, et crains de dire un mot qui soit plus avancé que ne le demande la marche progressive que j’ai adoptée. Tu trouveras peut-être, bonne amie, dans plusieurs points de ma conduite, et spécialement dans celui-ci, quelque faiblesse. Avoue au moins que, si jamais elle fut pardonnable, c’est dans les circonstances où je me suis trouvé. Mais je n’en suis point à demander pardon pour elle ; je l’aime et je m’en fais honneur. Saint Paul était certes une âme énergique, et n’a-t-il pas dit : Je me glorifie dans mes faiblesses ? Oui, il y a une faiblesse sainte et vertueuse, nécessaire pour compléter la parfaite harmonie de la nature humaine. L’homme parfait serait, ce me semble, un peu faible, et le Christ ne l’a-t-il pas été ? Il n’y a que les barres de fer qui ne fléchissent jamais.

Quant à mon état intérieur, chère Henriette, il est beaucoup plus calme que je n’aurais pu l’espérer, et à toutes ces révolutions extérieures n’a correspondu aucune révolution intérieure. J’ai appris plusieurs choses, mais je n’ai changé en rien sur le système général de vie intellectuelle et morale. Ma tente s’est élargie, mais elle est toujours posée sur le même terrain. Mon éloigneraient de l’orthodoxie, qui aura exercé l’influence la plus décisive sur ma vie extérieure, en aura eu fort peu sur tout mon système intérieur. Je l’apprécie comme un changement d’opinion sur un point historique important, changement qui n’empêche pas de vivre sur les mêmes bases qu’auparavant. J’accepte et je conserve toutes les traditions pratiques et spéculatives de mon passé, me réservant de les contrôler avec les résultats ultérieurs de mes études et de mes pensées. Mais j’espère que, désormais, ces résultats ne m’obligeront plus à les traduire au dehors par des ruptures extérieures aussi pénibles que celles auxquelles je me suis vu condamné.

Adieu, bonne et chère amie. Écris-moi de Vienne, et donne-moi les instructions nécessaires, pour que je sache où t’adresser mes lettres. — Je n’ai pas encore songé à te dire combien j’ai été enchanté de voir s’effectuer ton voyage d’Italie. Puisse-t-il t’adoucir un peu les tourments de l’exil. Et la France !... chère amie. Qui peut savoir l’avenir ? Aimons-nous et espérons, et puis laissons couler le fleuve des choses. Il nous mènera quelque part.

Tu connais ma tendresse.

E. RENAN.