Lettres intimes (Renan)/29

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 396-405).


XXIX


MADEMOISELLE RENAN


Paris, 25 décembre 1845.

Je n’y peux plus tenir, chère Henriette. J’écris à mademoiselle Catry pour la supplier de me dire la vérité telle qu’elle est. Il faut absolument que je sorte de cet état d’angoisse, qui m’est presque aussi pénible que la plus accablante réalité. Henriette, ma chère Henriette ! qu’as-tu donc ? Je suppose un retard dans le voyage, quelque séjour fait en Gallicie, etc. Mais enfin, les lettres ne peuvent-elles parvenir de tous les pays ? Je m’effraie, quand je songe que peut-être ces affreux cauchemars auxquels j’ai quelquefois laissé aller mon imagination, sont peut-être d’affreuses réalités. Notre mère est aussi horriblement tourmentée ; mademoiselle Ulliac ne sait que penser. Je compte les jours qui me rapporteront la lettre de madame Catry ; grand Dieu ! s’il faut attendre jusque-là ! Encore si je savais où te trouver, où m’adresser directement pour savoir quelque chose de toi ! Mais j’ignore tout ; qui sait même si madame Catry pourra me donner aucun renseignement ? Oh ! si quelque heureuse nouvelle met fin à mes inquiétudes, que je jurerai de bon cœur que c’est pour la dernière fois, et que ces affreux éloignements ne viendront plus ainsi nous navrer d’angoisse. France ! France ! chère amie ; c’est une immuable résolution ; je croirais jouer la vie de ma sœur bien-aimée, en souffrant que plus longtemps elle l’expose pour moi. J’aurais cette fois à t’annoncer une nouvelle tout à fait singulière et inattendue, et je le ferais avec bien du plaisir sans l’état cruel où je me trouve, lequel défleurit tout pour moi. Oh ! si en ce moment une heureuse nouvelle venait calmer mon cœur, comme je t’en parlerais avec transport ! Voici le simple fait.

Tandis que je professais l’hébreu à Saint-Sulpice, j’avais rédigé pour mon cours des notes fort étendues, lesquelles forment une grammaire hébraïque à peu près complète, sur un plan que je crois neuf et original ; ainsi du moins en jugèrent ceux qui m’entendirent. Mon ancien professeur d’hébreu, lequel est demeuré pour moi un excellent ami, m’a demandé ces notes et les a trouvées si bien faites qu’il m’a fortement engagé à les publier ; j’avoue que je n’y aurais pas songé de sitôt ; mais il a combattu mes objections par des propositions si avantageuses, qu’en vérité j’ai dû céder, au moins pour le moment. Et d’abord, il se chargerait de faire accepter comme sien propre l’ouvrage à son éditeur (car il est auteur lui-même), bien qu’il demeure en tout ma propriété. De plus, et c’est ici le point capital, se trouvant chargé de la direction des études hébraïques dans les séminaires qui dépendent de la compagnie de Saint Sulpice, il me promet de le faire adopter comme ouvrage classique pour l’enseignement de l’hébreu dans toutes ces maisons, et, en effet, il n’existe actuellement aucun ouvrage qui satisfasse pleinement sur ce point aux besoins de l’enseignement. Tu comprends combien cette dernière clause est capitale ; j’avoue qu’elle m’a ébloui et que je n’ai plus trouvé de termes pour refuser. D’ailleurs, chère amie, j’ai sur ce sujet tant d’idées que je crois justes et neuves, j’ai recueilli tant de matériaux et de recherches intéressantes, que ie ne doute pas que je ne réussisse parfaitement. Tous ceux qui suivirent mon cours en firent tant de cas, qu’ils eurent la patience de copier ces notes tout entières malgré leur étendue. Depuis, j’ai encore enrichi mon répertoire d’une foule de faits nouveaux ; enfin, chère amie, j’y jetterai tout mon feu, j’y mettrai tout moi-même, et j’ai l’instinct du succès. Tu conçois quelle initiative cela serait pour ma vie entière. Un livre est le meilleur introducteur dans le monde savant. Sa composition oblige à consulter une foule de savants, qui ne sont jamais plus flattés que lorsqu’on va ainsi rendre hommage à leur science. On peut encore, par sa dédicace, se faire des amis et des protecteurs élevés. Mon intention serait de dédier le mien à M. Quatremère. J’ai sur le même sujet, ou des sujets voisins, une foule de recherches et de travaux qui ne pourraient trouver place dans une grammaire, quoique je la conçoive sur un cadre fort large, et je ne doute pas que, quand je pourrai offrir des témoignages écrits de mes connaissances, ils ne puissent trouver place dans les colonnes de l’une des publications scientifiques, qui s’occupent spécialement de l’Asie. Je ne t’énumère pas, chère amie, tous les avantages qui en découleraient : tu les comprends toi-même. Je dois te dire, d’un autre côté, que le travail est à peu près fait, et que, si je ne désirais pas donner à ma première œuvre toute la perfection dont je suis capable, un travail de quelques mois y suffirait. Mais comme je désire ne commencer par rien de médiocre et que, d’ailleurs, je veux tout faire avec conscience, je m’obligerai à toute une nouvelle série de recherches, laquelle pourra bien reculer l’achèvement de mon travail jusqu’au terme de dix-huit ou vingt mois.

Il est vrai que ma position actuelle est bien précaire ; mais elle est suffisante, ou du moins le deviendra avec les améliorations que le temps y apportera. La véritable difficulté n’est pas dans le présent, elle serait plutôt dans l’avenir, et ma première question a été de me demander a moi-même ? Où cela me mènera-t-il ? Ceux qui ne veulent jamais marcher qu’à pied ferme trouveraient peut-être plus sûr que je m’attachasse le plus tôt possible à l’université, au risque de végéter peut-être longtemps dans quelque collège. Mais je n’aime pas que l’on se délimite d’une manière si précise le champ d’une vie entière ; je veux que l’on laisse aux circonstances et aux éventualités cette large part que nulle prévoyance humaine ne saurait atteindre, ni calculer. Laissons marcher les choses, et mettons-nous seulement en état de nous précipiter dans les issues, à mesure qu’elles s’ouvriront. D’ailleurs, chère amie, l’exécution de ce projet ne me forcerait à renoncer à aucun de nos plans primitifs. L’École normale devrait seule être éliminée ; je n’en suis qu’à demi fâché ; j’ai pris les renseignements dont je te parlais en ma dernière lettre auprès de mon ancien condisciple, qui s’y trouve, et le résultat n’a guère été engageant. Quant au projet de prendre mes grades, je veux absolument le réaliser. Je regarde le baccalauréat comme passé. Quant à la licence, elle serait bien un peu retardée, mais j’espère encore pouvoir passer mon examen dans le courant de l’année (scolaire) prochaine. C’est une règle que j’ai toujours observée dans la direction de mon travail, d’avoir toujours une étude principale et dominante, mais d’y allier en même temps quelques travaux secondaires, qui remplissent tous les intervalles que doit toujours souffrir l’étude principale. — Après la licence, il ne reste plus que le doctorat, qui n’est qu’un travail d’amateur, laissé au libre choix de chacun. — En supposant même, chère amie, ce que je regarde comme peu probable, que les langues orientales ne forment jamais mon occupation exclusive, tu comprends combien un livre estimé deviendrait pour moi une excellente recommandation dans une carrière quelconque de l’intelligence. Il y a une foule de places où le concours ne se décide entre les candidats que par l’examen de leurs publications ; telles sont les chaires de Faculté, auxquelles on peut aspirer aussitôt que l’on possède le diplôme de docteur es lettres. Quant aux recherches qui me sont nécessaires, je trouve toutes les facilités nécessaires dans ma position actuelle. M. Julien m’a procuré entrée à la Bibliothèque de l’Institut, pour y consulter de précieux manuscrits, et un de mes anciens condisciples de Saint-Sulpice, frère de l’un des bibliothécaires de Sainte-Geneviève m’a fait obtenir la permission d’en emporter les livres dont j’aurais besoin, en les prenant sous son nom. M. Emmanuel Latouche, dont je t’ai déjà parlé, est préposé à la partie des langues sémitiques à la Bibliothèque royale, et je ne doute pas qu’il ne me rende aussi beaucoup de services. Je suis assidûment les cours qui me sont devenus nécessaires pour mon nouveau projet, entre autres les cours d’arabe de la Bibliothèque royale et du Collège de France, et j’y ai déjà fait des connaissances utiles et agréables. Ces cours sont éminemment propres à cela par le petit nombre des auditeurs. M. Le Hir (c’est le nom du professeur de Saint-Sulpice) m’avait d’avance recommandé à M. Caussin de Perceval professeur d’arabe au Collège de France, son ancien professeur et ami. Enfin, M. Julien a été charmé quand je lui ai parlé de mon projet, et m’a promis toutes [les lumières dont j’aurais besoin relativement aux langues tartares. Je le vois fort souvent à la Bibliothèque royale, où il passe une bonne partie de ses journées. — Tu vois, chère amie, que ma vie d’études est sur un excellent pied, et que l’avenir, sans se dessiner encore, offre pourtant des lueurs rassurantes. Mon Dieu ! mon Dieu ! oui, si mon Henriette est là pour compléter mon bonheur ! Tout ce mouvement intellectuel me place dans une sphère d’activité que j’aime beaucoup ; mais quand je songe à ma pauvre amie : que peut-être je ne reverrai jamais, toute ma joie tombe, et la vie m’apparaît pâle et triste. Je serai bien heureux, quand l’espérance me sera rendue. — J’oubliais de te dire, chère amie, ce nouveau projet, si je l’exécute, servira merveilleusement à colorer bien des choses à notre mère. Elle me croit toujours à Stanislas, et, bien que cette feinte, qui n’est qu’un silence, soit fort innocente, elle me pèse horriblement. Je suis sûr que cette nouvelle perspective lui sourira, surtout voyant qu’elle se lie si pacifiquement à mon passé : il sera facile de lui faire entendre alors qu’une position plus libre m’est nécessaire pour mes recherches et mes travaux. Elle se complaisait beaucoup à mes travaux dans ce genre, et je suis sûr qu’elle en sera ravie. — Chère amie, je n’ai plus le courage de t’entretenir d’autre chose. Il ne me reste plus qu’à te faire la même prière que je t’adressais dans ma dernière lettre. Au nom du ciel, si tu es malade, dis-le-moi simplement, franchement, et rien ne saura m’arrêter. Henriette chérie, je t’en supplie, non seulement pour toi, mais pour moi-même. Oh ! si ma sœur ne me connaissait jamais ! Adieu, bonne et chère amie, je n’attends qu’un mot de ta part pour que ma tristesse se change en joie et en espérance. Ah ! si je t’aimais moins, je ne souffrirais pas tant. Adieu, chère Henriette.

Ton ami
E. RENAN.


FIN