Lettres juives (éd. Paupie 1754)/Tome 1
NOUVELLE EDITION, augmentée de Nouvelles Lettres & de quantité de remarques.
TOME PREMIER
A LA HAYE, CHEZ PIERRE PAUPIE.
M.DCC.LXIV.Table
[modifier]
Lorsque j’entrepris la traduction des LETTRES JUIVES, j’entrevis une partie des inconvéniens qu’il y avoit à les rendre publiques, & je n’eusse jamais consenti à me dessaisir du manuscrit si mes amis ne m’eussent reproché de vouloir priver les philosophes & les honnêtes-gens de la lecture d’un ouvrage qui pourroit les amuser. Ils me rassurerent sur l’inimitié des moines, & me persuaderent enfin que ces Lettres conservant pour la personne des souverains le respect qui leur étoit dû, & ne contenant que des maximes utiles au bien & à la tranquillité publique, les lecteurs judicieux ne se laisseroient point prévenir aux déclamations de quelques bigots & de quelques ignorants, qui croient que c’est attaquer Dieu, que de démasquer le vice & l’hypocrisie.
Cependant, ce que je prévoyois est arrivé. L’on m’a regardé, parmi certaines gens, comme un homme dont la religion étoit suspecte ; & l’on m’a voulu rendre responsable des sentiments de mon auteur. N’y a-t-il pas de l’extravagance à vouloir exiger qu’un Juif approuve des maximes & des usages qui sont directement contraires à sa loi & à ses préjugés ? S’est-on scandalisé des lettres de l’Espion Turc ? Elles sont infiniment plus hardies que celles dont j’ai donné la traduction. Cependant on n’a pas cru, chez les honnêtes gens, devoir rendre responsable le François des maximes du Musulman.
Si l’approbation des connoisseurs, le succès d’un ouvrage, récompensent un auteur de la peine que peuvent lui faire certains discours, j’ai lieu de me consoler de la critique de quelques ignorants, & de la calomnie de certains bigots. J’ai reçu des lettres de différents endroits de l’Europe, qui me félicitent du bon sens d’Aaron Monceca : & récemment, mon copiste de la Haye m’a envoyé l’original d’une lettre de mylord***, dans laquelle il écrivoit en Hollande son sentiment à son ami sur les Lettres Juives, de la maniere du monde la plus obligeante pour moi. Je sais que l’approbation d’un réformé paroîtra suspecte à un catholique outré ; & que plusieurs ont été choqués de quelques plaisanteries sur les cérémonies de l’Eglise. Mais ils auroient dû s’appercevoir, qu’en attaquant l’écorce, & pour ainsi dire l’inutile, & le superflu de la religion, on en a relevé le fonds & le solide avec beaucoup de netteté & de précision. Ce n’est pas quelque plaisanterie sur le rit Romain, qui a révolté les faux-dévots : ce sont leurs friponneries, leurs fourbes & leurs hypocrisies, mises à découvert.
Cela leur a été d’autant plus sensible que l’ouvrage a eu un cours qui leur a fort déplu, & auquel ils auroient bien voulu s’opposer.
Si l’attention que je dois à des seigneurs de la premiere volée, n’arrêtoit la vanité que leur approbation me donne, il eût été aisé de faire voir, qu’au milieu de Paris même, les Lettres Juives ont trouvé d’aussi grands partisans qu’en Hollande & en Angleterre. C’est à des génies de la premiere classe qu’on doit s’efforcer de plaire. Doit-on s’embarrasser d’être condamné par un tas de grimauds, d’ignorants, de moines & de faux dévots ? Ce qu’ils condamnent en vaut-il moins ?
Au reste, quelques savants, au goût desquels je ferai toujours gloire de me soumettre, eussent voulu qu’Aaron Monceca eût donné l’extrait de quelques livres nouveaux. La chose étoit fort aisée. J’ai plusieurs lettres de lui, traduites, prêtes à être mises sous presse, & qui concernent uniquement la littérature, mais le libraire, plus attentif à contenter le public que le petit nombre de savants, a préféré de publier d’abord toutes celles qui regardent les mœurs & les coutumes, comme intéressant plus de monde, en se débitant plus aisément. Dans le second volume de cet ouvrage, on tâchera de contenter alternativement les savants, les petits-maîtres & les dames qu’on devoit mettre les premieres. On annonce même la paix aux moines, dont les lettres prochaines font assez peu de mention ; le second volume de cet ouvrage roulant uniquement sur la galanterie, la littérature et les mœurs.
Lettre de monsieur D… au libraire.
E viens enfin d’obtenir d’Aaron Monceca ce que vous ſouhaitez avec tant d’empreſſement : il conſent que je vous envoie réguliérement la traduction des principales lettres
qu’il écrira sur les sujets qui lui paroîtront dignes de ses réflexions. Il m’a même promis de me communiquer les réponses de son ami Isaac Onis, rabbin de Constantinople ; & celle de Jacob Brito, juif Génois, son correspondant en Italien. Comme il a changé de nom depuis qu’il est en France, il n’a aucun ménagement à garder. Ainsi, Monsieur, tout votre secret doit se borner à cacher le traducteur, que vous mettriez dans la nécessité, s’il étoit connu, de déguiser les noms de ceux dont il parle dans ces lettres [1], & d’adoucir certaines expressions qui dépeignent au naturel les véritables sentimens de ses philosophes Hébreux. Je sais, Monsieur, &c.
Lettre première.
[modifier]Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
Après bien des fatigues, mon cher Isaac, je suis enfin arrivé à Paris, & depuis mon départ de Constantinople, c’est ici le premier moment où j’ai pu te donner de mes nouvelles. J’aurois souhaité de t’écrire de Marseille ; mais j’y ai séjourné si peu, & tant d’embarras m’ont accablé, qu’il m’a fallu différer. J’ai été heureux de savoir la langue du pays : sans cet avantage, il m’eût été impossible de terminer mes affaires.
Depuis que je suis en France, je n’ai pû profiter des avis que tu m’avois donnés avant mon départ ; ni de tes instructions fondées sur l’expérience de tes voyages dans les cours d’Allemagne, de Pologne & du Nord.
En traversant un pays, sans s’arrêter qu’autant de temps qu’il en faut pour satisfaire à la faim & au sommeil, il est impossible de s’instruire. Il faudra donc te contenter de quelques remarques vagues, qui sont le fruit des conversations que j’ai eues avec trois compagnons de voyage, & de quelques avantures qui me sont arrivées sur la route. Je réparerai, à la seconde lettre que je t’écrirai, le vuide de la premiere ; & je m’apperçois déja, depuis vingt-quatre heures que je suis ici, que je ne manquerai pas de matiere pour entretenir notre correspondance philosophique.
Le négociant de Marseille m’avoit adressé à Lyon à son correspondant : il voulut absolument que je logeasse chez lui ; & le matin que je partis pour Paris, il me conduisit au carrosse. Nous étions quatre dans cette voiture, deux marchands, un officier & moi. A peine eûmes-nous fait deux lieues, qu’on eût dit que nous nous étions connus depuis dix ans. Ils avoient la complaisance de répondre, avec une politesse & une douceur infinies, aux questions que je leur faisois, & j’ai déjà reconnu que les François ont généralement beaucoup plus d’attention pour les étrangers dans leur pays, que lorsqu’ils sont hors de chez eux. C’est assez leur défaut, à Constantinople, de n’approuver rien que ce qui vient de France, ou que ce qu’on y fait.
A deux journées de Lyon, [2] en descendant dans l’hôtellerie, nous entendîmes un bruit étonnant, & nous vîmes beaucoup de gens assemblés devant la porte d’une maison voisine.
Nous nous informâmes de ce qui pouvoit causer cette émeute : un homme qui se trouva là, nous en apprit le sujet. « Messieurs, nous dit-il, le logis, où vous voyez tous les voisins du quartier, appartient à Mr. Mirobolan, apothicaire : il vient de se produire dans le monde d’une façon brillante ; & désormais, ce sera un des saints illustres de la grande confrérie. Il a trouvé Mme Mirobolan en flagrant-délit avec un de ses garçons de boutique. La fureur l’a saisi : il a pris une vieille arquebuse, & a voulu la décharger sur son rival. Le fusil, plus sage & plus bénin que lui, à refusé de prendre feu. L’amant a sauté par une fenêtre dans la rue : la femme a appellé les voisins ; ils sont accourrus & ont trouvé M. Mirobolan, la rage dans les yeux, & le fusil en main, assommant sa chere moitié à coups de crosse. L’on a eu grande peine à la sauver de son courroux.
Et que fera-t-on, Monsieur, lui dis-je, à cette femme adultere ?
« Et que voulez-vous qu’on lui fasse, me répondit-il ? Elle va porter plainte contre son mari, qui, n’ayant aucun témoin de l’affront qu’il prétend avoir été fait à son honneur par le garçon de boutique, sera obligé de lui donner une pension chez ses parens, où elle va se retirer. »
Vous n’y pensez pas, repliquai-je ; vous voulez obliger un mari à payer argent comptant les infidélités de sa femme ? »
« Ce sont nos loix, me répondit-il, & nos jurisconsultes, exemples des maris débonnaires, les ont approuvées & soutenues par des milliers de volumes. »
Que penses-tu, mon cher Isaac, de la confusion & du dérangement qui regne dans les coutumes & les mœurs des nazaréens ? Ils vantent tous les jours la beauté & la régularité de leur morale & l’adultere passe chez eux pour galanterie. Quelle différence de l’innocence d’Israël aux débauches des infidéles ! Nos femmes mettent leur plus grande gloire à n’aimer que leurs époux : c’est de leurs tendresses dont elles attendent cette lampe qui doit éclairer de l’un à l’autre hémisphere ; & si quelquefois l’humanité & la foiblesse l’emportent chez elles sur la sagesse & la raison, elles effacent la moitié de leur crime par les soins qu’elles prennent d’en ôter la connoissance au public.
Les nazaréens regardent l’infidélité des femmes comme un sujet inépuisable de plaisanteries & de bons mots. Cet officier, de qui j’étois compagnon de voyage, se moquoit de mon étonnement. Ses discours, sont si gravés dans mon esprit que je me servirai, autant que je pourrai des mêmes mots que lui, pour que mes expressions te paroissent aussi originales que les faits que je te raconterai.
« On voit bien, me disoit-il, que vous venez du bout du monde. Eh quoi ! une femme galante vous étonne ? Vous vous humaniserez, si vous restez quelque temps dans ce pays, & vous quitterez cette austere vertu. »
Comment, lui dis-je, Monsieur, voit-on souvent des scenes pareilles à celle qui vient d’arriver ?
« Non, me répondit-il : tous les maris ne sont point aussi sots que M. Mirobolan, & ne rendent pas publiques les affaires de leur ménage. »
Il faut donc, repliquai-je, que les mariages soient bien mal assortis dans ce pays : ce qui doit faire le bonheur de la vie en fait toute l’infélicité.
« Vous vous trompez, me dit-il ; nous sommes accoutumés à ces sortes d’accidens : le sort de nos voisins, de nos parens, de nos amis, nous prépare au nôtre, & nous en ôte l’amertume. D’ailleurs, le mariage chez nous est une espece de commerce. On prend une femme comme on prend une piece de drap : on mesure l’un à l’aune, & l’autre aux louis d’or. »
Je crois, lui répondis-je, qu’une femme doit peu aimer un mari, qui n’a trouvé d’aimable en elle que les richesses, & qu’elle doit le perdre sans le regretter.
« Il en meurt peu, me dit-il en riant, de douleur d’être veuves. Elles observent pourtant un grand cérémonial. D’abord qu’une femme perd son mari, vous diriez qu’elle va suivre son sort. Elle s’enferme dans son appartement, que l’on dépouille de toutes les parures ordinaires : tableaux, miroir, tout est condamné. Une tapisserie noire & lugubre en fait tout l’ornement. On croiroit qu’elle est retirée dans un tombeau. Au moindre souvenir du défunt, ses yeux sont deux fontaines qui versent de l’eau en abondance. Ses cris, son désespoir éclatent dans le public. Voyez-la dans le particulier, elle écoute dès le premier jour, les consolations que lui donnent ses confidentes. Un ami prend soin de lui représenter, qu’elle est encore dans un âge où elle ne doit point s’enterrer vivante. »
Vous êtes jeune, aimable, belle, voudriez-vous ensevelir tant de charmes ? Il est peu d’hommes qui ne s’estiment heureux de succéder à votre époux. Croyez-moi, ma chere enfant : le conseil que je vous donne, je le prendrois pour moi. Vous n’ignorez pas quelle est la façon de penser du chevalier. Il avoit du goût pour vous, lorsque votre époux vivoit : pensez-vous qu’il ne le remplaçât pas avec plaisir ?
« La veuve, à ce discours, baisse les yeux, & fait la petite bouche. L’amant vient faire dans ce moment une visite de bienséance : sa présence acheve de persuader ; & le mari n’est point encore enterré, que la veuve est déjà remariée. »
De semblables mœurs. mon cher Isaac, ne sont-elles pas une punition visible de la colere de Dieu ? Il noya autrefois Pharaon & les Egyptiens dans la mer rouge : il abîme les nazaréens dans un gouffre de perdition & de réprobation. Il a garanti son peuple de ces excès, & le vice n’a pu se naturaliser ainsi chez nous. Nos femmes ont levé les mains au ciel conjointement avec nous : elles ont béni le dieu d’Israël ; & il n’a point répandu, ni sur elles, ni sur leurs enfans, l’esprit de perdition.
As-tu jamais réfléchi, mon cher Isaac, sur le caractere des femmes juives ? Ce sont les seules de l’univers, sur qui les mœurs des pays n’influent pas : elles ont par-tout la même liberté & la même retenue. L’Europe, l’Asie, l’Afrique, les voient également vertueuses : il n’en est pas ainsi des femmes des autres religions.
Les mahométannes doivent leur sagesse aux verroux, aux portes & à la vigilance des eunuques : elles ont autant de penchant à l’infidélité que les nazaréennes ; & elles sont même moins difficiles à seduire. Lorsque l’occasion est favorable, la conclusion suit de près la déclaration. La contrainte, dans laquelle elles sont retenues, leur fait profiter du premier moment. La seule vertu est la regle des filles de Sion : elles sont aussi libres en Asie, que les Européennes ; & elles y ont la sagesse des mahométanes : elles la conservent de même parmi les débordemens des pays nazaréens, sans être séduites, ni tentées par le mauvais exemple.
Ce que cet officier me disoit des femmes de son pays, me fit naître l’envie d’être instruit de leur caractere moins superficiellement. Je jugeai que les éclaircissemens qu’il me donneroit, pourroient me servir, lorsque je serois à Paris, à débrouiller plus aisément le chaos dans lequel me jetteroient des coutumes si différentes, & des mœurs si dissemblables des nôtres.
Monsieur, lui dis-je, ce que vous m’avez appris excite ma curiosité. Souffrez que, comme étranger, j’ose vous demander de me mettre un peu au fait des femmes Françoises ; & je vous aurai l’obligation d’être plus en état d’en juger par moi-même, si vous voulez bien m’en donner quelques idées générales.
« Nos femmes, me répondit-il, peuvent être distribuées en deux classes, qui contiennent toutes les autres : les femmes du monde forment la premiere, & les dévotes la seconde. Leurs façons de vivre, dans deux états aussi éloignés tendent pourtant au même point ; & par des routes différentes, aboutissent à la galanterie : c’est-là le but où se réunit la différence de leur caractere. Je vais, pour vous donner des idées plus distinctes vous les faire examiner séparément. »
« Une femme du monde ne doit se lever qu’à deux ou trois heures après-midi. Comme il seroit messéant qu’elle partageât le lit de son mari, elle a son appartement séparé. Elle reste quelquefois des semaines, sans lui parler, & sans le voir, si ce n’est dans les assemblées générales, au bal, à la comédie, où l’époux a grand soin d’éviter de l’approcher, de lui parler, s’il ne veut être regardé, ou comme un petit bourgeois, ou comme un jaloux & un hypocondriaque. A peine est-elle habillée, qu’elle envoye un domestique chez la marquise, chez la baronne, chez la présidente.
« L’après-diné se passe en complimens. Cinq heures sonnent, elle est encore indéterminée si elle ira à la comédie Françoise, ou à l’Italienne. Comme elle a une partie de souper aux porcherons, ou au Port-à-l’Anglois, elle donne la préférence à l’opéra. Elle en sort pleine de maximes qu’elle y a entendu débiter : le vin, la bonne chere, la liberté du souper, leur donnent une nouvelle force ; elle en est si convaincue, qu’avant de se retirer chez elle, elle les met en usage avec son Amant jusqu’à cinq heures du matin, que le jour, malgré elle, la ramene au logis.
« La dévote, au contraire, fuit cet air bruyant, & cette façon de vivre dérangée ; elle réduit ses passions dans une espece de retenue. Un plumet la scandalise : les manieres vives, étourdies, ne lui conviennent pas : un jeune homme pourroit lui faire perdre la réputation que trois ans de contrainte lui ont acquise : c’est un abbé, obligé à des ménagemens pareils aux siens, qu’elle choisit pour galant. Leur intérêt pour le silence est commun : le moindre éclat perdroit la dame de réputation, & feroit évaporer l’évêché que l’hypocrisie de l’abbé est à la veille de lui procurer.
« Toutes les femmes ne peuvent point avoir des prélats & des chanoines : ce sont là des trésors qui ne sont destinés que pour celles qui sont les plus heureuses ; mais il est une seconde classe de gens d’église, dont elles se servent au besoin. Ce sont nos moines, gens vils & inutiles à l’état. Ils sont, en galanterie auprès des dévotes, ce que les Suisses sont en France, troupes auxiliaires, & jouissent de tous les privileges de la nation. Le secret est leur partage : ils se glissent dans les familles sous les noms de directeurs spirituels, de conducteurs dans la voie du salut ; & ils promettent de mener par la main, dans le chemin du ciel, jusqu’au petit chien de la fille du logis. Le mari est le premier trompé, & bénit chaque jour l’heureuse connoissance de celui qui le déshonore. »
Quels excès, mon cher Isaac, & quels déréglements ! Je t’avouerai que je souffrois, lorsque cet officier me tenoit ces discours. J’avois peine à les croire ; mais je suis à même d’examiner tout.
S’il ne m’en a point imposé, juge, si, lorsque j’entrerai dans le détail, je manquerai de matiere pour nos lettres. Je t’avoue que je me félicite tous les jours d’être né juif. Je n’aurois pu m’accoutumer à de pareils désordres ; & j’eusse mieux aimé d’être privé du doux nom de pere, que d’épouser une nazaréenne. Tu connois mieux qu’un autre tout le prix des femmes Juives, & tu possedes dans Sara la personne la plus accomplie. Elle n’est occupée que de son ménage. Lorsqu’elle a eu soin de pourvoir aux affaires de ta maison, d’aider elle-même tes domestiques à t’apprêter à manger, de te présenter le café & le sorbet de sa main, elle apprend à ses enfans les principes de notre sainte loi : c’est là son divertissement, & le tems de sa récréation. Je te prie de lui faire lire les lettres que je t’enverrai : elles pourront servir à l’amuser.
Je n’ai reçu encore aucunes nouvelles, ni de Marseille, ni de Genes. J’ai écrit à Livourne à Jacob Brito : j’attends sa réponse au premier jour.
De Paris, ce….
Lettre II.
[modifier]Aaron Monceca, à Isaac Onis rabbin de Constantinople.
Tu ne me reconnoîtrois plus mon cher Isaac, si tu me voyois dans mon nouvel habillement. J’ai quitté la robe à la Levantine, pour endosser un justeau-corps. Au lieu d’un bonnet fourré de peau de sousamour [3], qui tenoit ma tête chaude, je porte une perruque, qui ne peut me garantir du froid.
En vain j’ai voulu conserver mon ancien vêtement : il a fallu m’habiller à la Françoise, ou me résoudre à fixer sur moi les regards de tout Paris. Mon tailleur m’a assuré que mon habit étoit d’un goût galant fort à la mode. Un petit-maître, avec qui j’ai fait connoissance & qui loge dans le même hôtel où je suis, en a eu la direction. Il a voulu qu’on le fît sur le modele du sien, qui passe pour un chef-d’œuvre, & dont il est l’inventeur. Il m’a protesté qu’il avoit rêvé plus d’un mois à la seule façon des manches, & que le reste l’avoit occupé une grande partie de l’été.
Vous avez, lui ai-je dit, des affaires de peu de conséquence à régler, puisque vous consumez tant de tems à de pareilles bagatelles.
« Appellez-vous, m’a-t-il répondu, l’invention d’une nouvelle mode une bagatelle ? On voit bien que vous venez d’un pays barbare, d’où le bon goût est exilé. Il faut plus de talent, plus d’esprit, plus de science, pour régler la tournure d’un habit, que pour la construction d’un palais superbe. Croyez-vous qu’il soit aisé de posséder l’art de grossir les épaules aux gens minces, de les rendre plattes & effacées à ceux qui les ont rondes, de donner des hanches à ceux qui n’en ont point, de ranger un panier, un pli, une manche, sous les loix de la bonne grace & du bon goût ? Ce n’est que par une longue étude, & par une méditation profonde, qu’on peut atteindre à ce degré. Il faut même que la nature, se prête à l’application ; sans quoi, l’on ne sort jamais du médiocre. Le talent de la parure est un don du ciel : beaucoup s’empressent à l’avoir ; mais peu sont assez heureux pour l’obtenir. »
J’ai ri, mon cher Isaac, d’ouir de pareilles fadaises. De quelques égaremens dont je crusse les hommes capables, je ne pensois pas qu’ils s’étendissent jusqu’au point de leur faire regarder comme une affaire sérieuse un pli de plus ou de moins. Je me suis informé d’un François qui s’occupe de quelque chose de plus essentiel que des nouvelles modes, s’il y avoit à Paris beaucoup de gens entêtés de semblables sottises ?
« Il y en a, m’a-t-il répondu, plus que vous ne sauriez croire : la mode est le foible de notre nation : chez le beau sexe, c’est une fureur. Une femme, sortant le matin de sa toilette, consume une partie de la matinée à se parer des nippes qu’elle a achetées la veille. Elle va à la Comédie : la mode a changé de midi à trois heures ; & elle est surprise de voir dix robes d’un goût nouveau. Elle est vêtue à l’antique : elle souffre à regret qu’on la regarde ;,elle est au désespoir. Elle sort donc du spectacle au second acte, va s’enfermer jusqu’à ce que dix couturieres, qui veillent toute la nuit, la mettent en état de reparoître le lendemain.
« Ce n’est pas sur les habits seuls que la mode étend ses droits. Elle est souveraine de toutes les actions de la vie : la religion même est de son ressort.
« Un directeur, un confesseur doit être à la mode. Tel curé dirigeoit la semaine passée quatre cents femmes de condition, qui n’est plus chargé de la conscience que de deux ou trois servantes : un mathurin, un récollet, un augustin l’ont déplacé ; & l’ont été successivement par un minime, qui suivra dans deux jours le sort des autres. La parole de Dieu, les mysteres de la foi, tout doit être à la mode. Un prédicateur qui n’a pas la vogue, prêche aux bancs de l’église, ou à la populace ; il est, pour les gens du bel air, comme un mandarin de la Chine qui débiteroit la croyance de Confucius : encore peut-être écouteroit-on ce dernier par curiosité. La façon de penser sur la religion est encore sujette à la mode. Il a été un tems qu’on étoit moliniste : on est ensuite devenu janséniste ; on a retourné au molinisme. Le jansénisme regne aujourd’hui : peut-être, sera-ce demain la fin de son regne.
« Les saints ne sont point exempts du goût pour la nouveauté. Saint Pierre, saint Paul, ont été remplacés par sainte Genevieve. Le crédit de sainte Genevieve est passé : saint Pâris a pris le dessus, jusqu’à ce que quelque autre remplisse sa place. L’amour de Dieu a même été sujet à la mode. Il y a eu un tems, où l’on a cru en être dispensé. Des gens qui se piquoient d’austérité dans les mœurs, avoient introduit ce dogme abominable, & le soutenoient par des argumens pitoyables & ridicules. »
Que penses-tu, mon cher Isaac, d’une religion sujette au changement ? La stabilité & l’immutabilité sont les marques de la vérité. Cette fille du ciel n’est point vacillante : elle ne court pas après la nouveauté, & ne se prête pas aux idées chimériques des hommes. As-tu jamais vû dans le paganisme, je ne dis pas dans le paganisme éclairé, mais dans l’idolâtrie la plus crasse, rien d’aussi monstrueux que d’agiter si la créature doit aimer son créateur ? Dès le moment que Dieu donna la loi à son peuple, ce fut-là son premier commandement. Les nazaréens croient, enseignent, conservent les mêmes commandemens qui furent écrits sur la montagne de Sinaï. Comment ne leur servent-ils pas de soutien contre de semblables égaremens ? Je crois que le dieu d’Abraham, a répandu sur eux cet esprit de perversion, qui les empêche de se servir des notions les plus claires. Ils nous reprochent tous les jours notre entêtement, notre indocilité.
Veulent-ils que nous embrassions une loi, qui dispense d’aimer Dieu, & qui, à la faveur des deux syllogismes & d’un enthymême, répand une obscurité sur le précepte le plus clair & le plus nécessaire ? Laissons-les, mon cher Isaac, dans leur aveuglement ; & ne faisons attention à leurs opinions & à leurs mœurs qu’autant qu’elles servent à nous instruire.
Le François qui m’a parlé si raisonnablement, a fait plusieurs voyages. Il s’appelle le chevalier de Maisin. Il a été en Italie, en Egypte, & au grand Caire : Il aime le mérite par-tout où il le trouve ; & la différence de nation & de croyance n’influe point sur ses idées. Il sçait parfaitement l’Hébreu & le Grec. Je lui ai fait présent d’un manuscrit d’Homère, que j’avois apporté de Smyrne. Il fréquente ici tous les gens de lettres, & cultive les beaux arts. Il est en état de me procurer d’excellentes connoissances qui fourniront à la matière de notre correspondance philosophique.
Le petit-maître, qu’on nomme le marquis de Farfin, s’est chargé de me présenter à un nombre d’aimables femmes, & de gens du bel air. Il devoit hier me conduire à l’opéra, le spectacle étant de son département, mais il fut obligé d’aller montrer à la comédie Françoise un manchon & une ceinture d’un nouveau goût qui augmenteront de beaucoup sa réputation. Le chevalier de Maisin m’accompagna à sa place.
Je n’avois aucune idée juste de ce spectacle, qu’on appelle Académie royale de musique. Ce titre pompeux avoit en partie causé mon erreur. J’entrai dans une salle, dont le fond est garni d’un théâtre, & le reste entouré de trois rangs de tribunes [4] construites l’une sur l’autre.
Ces tribunes étoient remplies par des personnes des deux sexes. Au milieu de cet édifice, il y avoit un nombre de gens debout [5] qui examinoient avec soin à l’aide de lorgnettes, la physionomie & l’habillement de toutes les femmes.
D’abord que ces lorgnettes se fixoient sur quelqu’une, elle tournoit doucement les yeux, elle sourioit d’une maniere aimable, elle minaudoit galamment avec son manchon, ou avec son évantail. Ce manège duroit jusqu’à ce que les lorgneurs commençassent d’examiner sa voisine, qui jouoit aussitôt le même rôle.
Monsieur, dis-je au chevalier, _je vous prie de m’apprendre qui sont ces gens qui paroissent si curieux, & pourquoi ces dames prennent tant de peine & de soin ?
« Ces personnes que vous voyez me répondit-il, sont des petits-maîtres, examinateurs & contrôleurs nés de la parure des femmes. Ce sont eux qui décident de leur mérite, de leur esprit, & même de leur vertu. Voyez-vous cette dame sur qui les lorgnettes sont arrêtées actuellement ? Dans un instant d’ici, il va être décidé souverainement qu’elle a fait un amant nouveau ; que l’abbé qu’elle a eu sur son compte tout l’été, vient d’être cassé aux gages, par l’arrivée de ce jeune officier qui l’a conduite avant-hier à la comédie Italienne, hier à la Françoise, & aujourd’hui ici. Celle qui a été examinée avant elle, a essuyé un arrêt moins favorable : on a trouvé qu’elle étoit mal coëffée, qu’elle sourioit de mauvaise grace, & qu’elle n’avoit point les yeux brillans. »
Dans le moment que le chevalier de Maisin m’instruisoit de ces particularités que je n’eusse pû deviner par moi-même, j’entendis une symphonie qui me surprit. Je tournai les yeux du côté ou étoient les Musiciens. Je les apperçus au pied du théâtre, & comme enterrés dans un trou [6].
Quelque tems après, je vis paroître une femme, suivie de plusieurs autres, qui fit cinq ou six pas gravement : elle chanta ; & bientôt toutes ses suivantes mêlerent leurs voix à la sienne. Des hommes, qui parurent ensuite, augmenterent ce Concert ; & je compris que ce qu’on appelloit un opéra étoit, une comédie en musique, dont j’avois pu voir la premiere idée dans les chœurs des anciennes tragédies Grecques. Le plaisir, que le chant, les machines & les danses me donnerent, suspendit quelque tems mes questions : mais la curiosité l’emportant, je priai le chevalier de m’apprendre le nom de quelques-unes de ces dames qui formoient cette académie royale, & que je croyois devoir être des premieres de la cour ; ne me figurant point, que ce ne fût qu’à un ramas de simples comédiennes que l’on donnât un semblable titre.
« Qu’appellez-vous, me répondit-il. Vous demandez le nom de ces dames de condition ? Y pensez-vous ? Ce ne sont là que des chanteuses à gages. Cette reine de Crete est la Pelissier, autrement appelée la Manon : son premier métier étoit d’être ravaudeuse à Rouen.
« Cette autre, qui représente la princesse sa sœur, est la Hermance : son pere étoit savetier. Il est peu de ces princesses & de ces reines qui n’aient fait en leur vie un ou deux tours à la Salpétriere, ou aux Madelonnettes ; sans compter les absences qu’elles font quelquefois, lorsqu’elles sont en retraite chez quelque habile chirurgien.
« Tous ces gens, continua-t-il, que vous voyez sur ce théatre, sont excommuniés & séparés de notre église : ils sont regardés par nos prêtres comme indignes de la sépulture ; & cet avilissement occasionne une partie de leurs débauches. »
Pourquoi, ? lui dis-je, les souffre-t-on, pourquoi permet-on qu’on vienne les entendre, & qu’on serve de prétexte à leur perte ? »
« Le spectacle, répliqua-t-il, est nécessaire dans une grande ville. Il occupe agréablement le public : c’est un délassement pour les gens d’étude, & un amusement pour ceux du monde. Il épargne aux joueurs leurs bourses : il suspend la médisance & la calomnie chez les femmes ; & l’ivrognerie, les carillons, & les tapages, chez les jeunes gens. »
Comment donc, lui répondis-je, n’empêchez-vous pas vos prêtres de couvrir d’ignominie des personnes si utiles à la société ? Je vois que chez vous autres, la religion & l’état ont leurs maximes à part.
« Vous avez raison, me dit le chevalier : la nécessité le veut & l’exige de même. Si notre religion étoit aussi simple que la vôtre, nos prêtres auroient moins le moyen de l’embrouiller : elle approcheroit alors de la nature & du droit commun ; mais, chez nous, tout est mystere, tout est révélation. Ce que touchent les dépositaires de notre foi devient sacré dans leurs mains ; & leur ambition les portant à étendre leurs prétentions sur toutes les matieres, l’état n’a pu se sauver & se garantir des invasions de la religion, que par la différence de ses mœurs, de ses coutumes & de ses maximes. L’église excommunie tous les jours un homme pour un sujet qui le rend cher à la république, & lui fait obtenir une pension du prince. »
Ce que ce François me disoit me rappella ce que j’ai vu si souvent à Constantinople, où bien des mahométans ne se font pas scrupule de boire du vin, de ne point jeûner le Ramadan, & de manquer le pélérinage de la Mecque.
Tel est le sort des religions, qui imposent un joug insupportable, & un amas de maximes inutiles. Elles tombent dans le cas de n’être point observées. L’homme né pour la liberté, brise, à la fin, des chaînes qui le tiennent dans un esclavage qui lui ôte l’usage de la vie & de la société civile.
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Si tu as répondu exactement à mes lettres, j’aurai bientôt une de tes réponses.
De Paris, ce…
Lettre III.
[modifier]Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
On cultive & l’on aime les sciences dans ce pays mais l’on ne peut les pousser que jusqu’à un certain point. Les grands sujets sont défendus aux François : la cour & les prêtres, sont deux barrieres insurmontables, qui arrêtent les découvertes que pourroient produire l’étude & la méditation. Il faut qu’un métaphysicien accommode sa philosophie à la politique de l’état, & aux rêveries des moines : ou bien il est forcé de ne communiquer ses idées qu’en secret à ses plus intimes amis. Si ses sentimens éclatent dans le public, les ecclésiastiques l’excommunient, & les magistrats l’exilent ou le confinent dans une prison.
Il y a cinq à six mois, qu’un François qui s’est acquis de la réputation [7], s’avisa de rendre public un livre rempli d’opinions un peu hardies, soutenues par des raisonnemens persuasifs & remplis de sel [8].
Les moines s’éleverent contre lui : il eut beau vouloir se justifier ; il fut proscrit du royaume, & ses ennemis le punirent moins des erreurs qu’ils croyoient entrevoir dans son ouvrage, que de quelques traits de plaisanteries qu’il y avoit sur eux.
On exerce sur les savans dans ce pays-ci l’ostracisme [9] que les Grecs exerçoient sur leurs concitoyens.
D’abord qu’un homme de lettres devient illustre, & qu’il s’éleve par son génie au dessus des autres, on le bannit.
Ce que je te dis te paroîtra extraordinaire ; mais il est conforme à l’exacte vérité. Ce fameux Descartes, dont tu as lu la philosophie avec tant de plaisir, fut obligé de se retirer dans le fond du Nord ; l’ignorance & la haine monacale l’y poursuivirent : tout mort qu’il est, elles l’attaquent journellement. Le plus grand des théologiens [10], dont les ouvrages furent le plus ferme soutien de la croyance de Nazareth, fut exilé en Flandre ; &, long-tems après, on renversa, on brûla, on rasa la retraite d’un nombre de savans [11], dont les écrits passeront à la postérité la plus reculée.
Les moines commanderent eux-mêmes les troupes qu’on destina à l’exécution de ce projet : ils triompherent de cette maison, comme les Grecs triomphent de Troie. Ils allerent plus loin. Achille ne déterra point Hector, pour le traîner dans le camp : ce fut dans un premier mouvement de fureur. Mais les moines firent exhumer les morts ; &, après leur avoir fait mille outrages, ils en laisserent un grand nombre en proie à l’avidité des bêtes féroces.
Je ne puis approuver cette bizarrerie dans le goût des François : ils aiment les sciences, & craignent qu’elles ne viennent les éclairer. C’est un reproche que les Anglois leur font. Ceux-ci, uniquement sectateurs du vrai & du bon, tâchent de découvrir le mensonge, & d’appercevoir la vérité : ils la cherchent avec empressement, & récompensent ceux qui la trouvent. On peut comparer les savans de France à des oiseaux, à qui l’on a coupé une partie des aîles, & qui n’ont la liberté de s’élever que jusqu’à un certain point. Quelque génie qu’ait cette nation, cela répand dans ses écrits un air de contrainte, qui gêne & l’auteur & le lecteur. Plusieurs savans ont recours aux imprimeurs étrangers pour éviter de tomber dans ces défauts, pour exprimer plus naturellement leurs pensées : mais leurs livres sont regardés comme des marchandises prohibées & empestées. Les gardes sont attentifs, sur les frontieres du royaume, à n’en point laisser entrer ; & s’il en pénetre plusieurs, c’est par ruse & par finesse.
Cette gêne éternelle empêche les assemblées des gens de lettres de produire des ouvrages parfaits. Il y a plusieurs sociétés à Paris, qui portent le nom d’Académie. La principale & la plus ancienne est l’académie Françoise.
Elle n’a produit jusqu’ici qu’un ramas de complimens. Elle est composée de quarante personnes qui s’assemblent trois fois par semaine. Ces académiciens sont réguliers à se rendre à leurs devoirs, parce que le roi fait distribuer à chacun une médaille d’argent, & que celle des absens est donnée aux présens. Leurs assemblées, depuis près de quatre-vingts ans, se passent en discours de félicitations & de réception, & en louanges qu’ils se prodiguent mutuellement : ils se félicitent de leurs talens & de leur mérite ; après quoi ils retournent chez eux. Ils s’occupent quelquefois à régler un mot ou une syllabe. Alors l’académie entiere travaille, dispute, étudie pendant six mois, & prononce une sentence qui condamne une expression à la mort. Il arrive souvent, que le public n’ayant aucun égard à son jugement, tant de peines & de soins deviennent inutiles. Elle travailla pendant cinquante ans à un dictionnaire. Elle l’annonça avec de grands eloges : il parut, & fut généralement méprisé : un autre, composé par un seul académicien, qui fut imprimé dans le même tems, & généralement goûté, acheva de le décrier. L’académie voulut venger son honneur outragé, & acheva de le perdre : elle bannit de son corps un auteur [12], qui n’avoit fait d’autre crime que de mériter l’estime du public.
Sous Louis XIV, tous les grands hommes étoient de cette académie : ce monarque ordonnoit qu’on les reçût, lorsqu’on tardoit à leur rendre justice ; depuis sa mort, un tas d’ecclésiastiques, de prélats, & de petits-maîtres leur ont succédé. Ils ont associé à leur assemblé les comédiens [13], à qui ils ont donné séance parmi eux : & ont préféré deux ou trois baladins & farceurs à cinq ou six hommes de la premiére classe, qu’ils ont exclus à perpétuité de leur corps, pour avoir plaisanté sur une conduite aussi ridicule.
Il y a une seconde société littéraire, appellée Académie des sciences. Celle-là mérite des louanges pures & sinceres : elle s’occupe d’études profondes & suivies, quoiqu’elle ne puisse pousser que jusqu’à un certain point ses réflexions sur la métaphysique. Elle produit tous les jours mille découvertes utiles, nécessaires & curieuses, pour l’astronomie, la médecine, &c.
Si les savans, qui composent cette assemblée, n’étoient point gênés & retenus, je ne doute point, mon cher Isaac, qu’ils ne donnassent au public des chefs-d’œuvres, qui feroient bientôt tomber le bandeau de l’illusion. Mais l’ignorance a dans ce royaume un ferme soutien dans les moines. Leurs intérêts exigent que les peuples ne soient point éclairés : ils connoîtroient la fourbe & la tromperie de ces faux docteurs ; & la ruine de leurs opinions & de leur crédit suivroit bientôt après.
Que penses-tu d’une religion, dont les dépositaires demandent d’en être crus sur leur parole, & sans rendre aucun compte ? Je regarde un théologien comme un négociant qui voudroit qu’on reçût ses marchandises sans les examiner. C’est ainsi que le souverain pontife des nazaréens [14] débite toutes ses réveries. Il veut que ceux de sa croyance reçoivent ses ordonnances, & ses réglemens [15], comme les Turcs reçoivent le cordon que leur envoie le grand seigneur.
Tu sais qu’ils baisent l’instrument de leur mort. Le pontife veut que les nazaréens portent avec joie les chaînes dont il les charge. Son aveugle ambition va jusqu’au point de prendre un titre qui n’est dû qu’au messie [16], qui viendra un jour faire reluire la gloire d’Israël.
J’ai examiné avec soin ce qui pouvoit avoir acquis un crédit si considérable aux moines. J’ai eu plusieurs conversations à ce sujet avec des savans désintéressés, qui parloient sans prévention & sans passion. Il m’a été aisé de connoître que l’hypocrisie & la fourbe en avoient été les principaux motifs. Le peuple se laisse conduire aux premiers objets qui le frappent : les apparences le touchent ; & il n’approfondit jamais rien. La vie austere des religieux, leurs habits grossiers, leur air humble & contrit, l’ont empêché de voir leurs désordres & leurs débauches. Je vais t’en apprendre un trait que je tiens du chevalier de Maisin, dont je t’ai parlé dans ma derniere lettre.
Dans une des principales villes du royaume, un jeune carme, nommé le pere Ange, alloit souvent chez une couturiere, : il y étoit plus assidu qu’à ses offices.
Sa conversation ne rouloit pas sur des matieres de religion. Le moine s’amusoit à quelque chose de plus gai. Il usoit du privilege des prêtres Grecs ; &, quoique sa regle lui défendît le commerce des femmes, il avoit cru pouvoir s’exempter d’une gêne aussi dure. Depuis plus de six mois il jouissoit d’une paix profonde, & son bonheur n’avoit point encore été interrompu, lorsqu’un jour une vieille femme, qui logeoit au-dessus de la couturiere, apperçut un trou au plancher, par lequel on pouvoit voir ce qui se passoit dans la chambre au-dessous. La curiosité l’ayant engagée à regarder, le premier objet qu’elle apperçut, fut le carme & la couturiere dans une situation qui n’inspiroit pas la modestie : le moine travailloit à la construction d’un petit anachorete. Surprise d’une pareille vision, elle appelle les voisins, & fait un vacarme étonnant. Le monde accourt en foule, & tout le quartier est en rumeur : l’un croit que le feu est à la maison, l’autre qu’on a égorgé ou volé quelqu’un. Quand la vieille a dit le sujet de ses allarmes, le calme succede à la frayeur : les voisins prennent seulement la résolution d’attraper le moine gaillard : ils barricadent en-dehors la porte de la chambre qu’il avoit fermée en-dedans, & lui annoncent qu’on est allé chercher le pere prieur, pour être témoin de ses hauts faits. Le pere Bonaventure arrive peu après : il ordonne d’un ton de maître d’ouvrir la porte. L’amant monacal ne trouve de ressource que dans son désespoir ; il jure qu’il n’obéira point ; le supérieur la fait enfoncer ; & à la tête de la populace qu’une pareille scene avoit rassemblée, il reconduit son ouaille dans son bercail.
Tu crois, sans doute, mon cher Isaac que ce moine a reçu la punition que subissoient les vestales Romaines. Il en a été quitte pour deux jours de jeûne & neuf coups de discipline, & n’a été châtié que pour le scandale qu’il a donné. Si son crime n’eût éclaté que parmi ses confreres, on l’eût regardé comme une peccadille.
Il arrive tous les jours de semblables aventures. Le peuple imbécille n’en est pas plus éclairé : sa crédulité surpasse la fourbe de ceux qui le trompent. Si quelqu’un veut faire luire le flambeau de la raison, on le regarde comme un novateur, comme un homme soupçonné & même convaincu d’hérésie.
Il est moins dangereux pour un nazaréen qui veut vivre tranquille, de mépriser Dieu que les moines.
Heureuse notre religion, mon cher Isaac ! Heureuse notre sainte loi ! Nos docteurs n’ont point voulu s’acquérir une vaine estime, fondée sur notre aveuglement. Ils nous ont imprimé une horreur infinie pour le crime, & l’ont haï eux-mêmes ; nos rabbins nous regardent comme leurs fils : nous les regardons comme nos peres. Ils nous conduisent par la raison, & ne veulent mériter notre estime que par leurs soins à nous instruire. Je défie les nazaréens de pouvoir reprocher de pareils excès à nos docteurs. Qu’ils les attaquent tant qu’ils voudront sur leurs prétendues visions. Tout homme équitable avouera qu’il seroit aisé de prouver, qu’il y a plus d’imposture & de ridiculité dans le seul volume de Marie Alacoque [17], que dans les ouvrages immenses de tous nos rabbins.
Lorsque ce marchand de Péra nous prêta ce livre, & qu’il nous assura qu’il avoit été fait par un évêque, savant théologien, je crus toujours que c’étoit quelqu’un de ses ennemis qui avoit voulu ternir sa réputation, en lui attribuant un ramas de pareilles puérilités : depuis que je suis en France, j’ai sçu que ce prélat se glorifioit d’être l’auteur d’un écrit si ridicule.
Si tu as été exact à m’écrire, je recevrai par le premier courier une de tes réponses. Il n’est pas nécessaire que je t’avertisse d’y être retenu. Je suis dans un état, où la qualité d’étranger devient suspecte en temps de guerre ; & mes lettres pourroient être interceptées. Si tu veux que je t’expose fidélement ce qui pourra transpirer jusqu’à moi & servir à la gloire de notre sainte loi, & à la connoissance des coutumes & des mœurs des pays par où je passerai, bannis de tes lettres ce qui pourroit intéresser le gouvernement des états, & la personne des souverains. Quand on pense d’une façon aussi sage que toi, dans quelque pays qu’on se trouve, on respecte ceux à qui Dieu a commis la conduite des peuples. La différence de religion ne peut servir de prétexte. Nos livres nous en ont conservé un exemple fameux dans Mardochée, attentif à garantir les jours d’Assuérus qui tenoit Israël captif.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le dieu de nos peres répande sur toi ses bienfaits en abondance.
De Paris, ce…
POST-SCRIPT.
Depuis ma lettre écrite, le chevalier de Maisin m’en a montré une qu’un de ses amis lui a écrite de Hollande. Je l’ai trouvée si plaisante, que je l’ai prié de vouloir m’en laisser copier une partie : & je ne doute pas qu’elle ne t’amuse beaucoup.
« Je vous ai des obligations infinies de m’avoir mis au fait de la naissance & des aventures de notre abbesse Hollandisée, la prétendue madame de J… [18].
« Je reconnois parfaitement, au portrait que vous m’en faites, que c’est cette même touriere, échappée du couvent de force, où elle avoit été mise, pour s’être évadée de son monastere avec un amant. L’indice que vous me donnez du temps qu’elle a été fille-de-chambre chez la femme du médecin Helvetius, acheve de m’en convaincre. Elle parle de lui incessamment, & le cite sans cesse comme son ami de cœur.
« En arrivant en Hollande, elle reprit son premier métier, & se mit gouvernante chez un négociant de Rotterdam. Un domestique jeune & égrillard, qui servoit dans la même maison, lui fit faire une nouvelle brêche à ses anciens vœux de chasteté. Le bourgeois Hollandois qui s’en apperçut, la chassa de sa maison.
« Elle se retira à la Haye, où elle a longtemps dupé les personnes charitables de cette ville. Depuis elle a passé à Amsterdam, où elle joue encore le même manége. C’est dans la premiere de ces villes que je l’ai connue. Dès qu’elle y fut arrivée, elle changea de style & de façon, & se dit d’une naissance distinguée. Elle fut cependant, embarrassée du choix de la maison dont elle vouloit sortir. Elle ne savoit si elle adoptoit quelque famille de simple gentilhomme, ou si elle prendroit sa tige dans quelque maison titrée, ne fût-ce que du côté gauche. Elle choisit ce dernier parti, & s’allia avec celle de Bouillon. Tous les seigneurs de cette maison devinrent ses proches parents : l’un étoit son cousin, l’autre, son frere, l’autre son neveu ; en sorte que, n’ayant pas bien pris ses précautions, & leur ayant distribué à tous les degrés de parenté, il ne restoit que le cardinal défunt qui pût être son pere.
« Quelqu’un lui fit faire malicieusement cette réflexion : & quoiqu’elle aimât mieux sortir d’un cardinal que d’un simple bourgeois, elle souffrit impatiemment la plaisanterie. Elle fait donc présentement un mystere de sa naissance, & se contente d’en laisser soupçonner la noblesse.
« Comme la qualité & les titres ne font pas vivre à la Haye, elle se fit revendeuse à la toilette, s’associa avec des Juifs, qui lui firent quelques légeres avances. C’est chez un commerçant de mes amis, où elle porte souvent des ouvrages brodés, que j’ai eu l’occasion de la voir. La curiosité m’a porté à m’instruire de ce qu’elle pouvoit être, & je vous suis obligé de l’éclaircissement que vous m’avez donné. Je retourne à Amsterdam au premier jour ; & je me ferai un plaisir de jouir de son embarras, lorsque je lui ferai sentir, que je sais la plupart de ses aventures. »
Lettre IV.
[modifier]J’ai une question épineuse à te proposer ; & je te prie de l’exposer à quelques autres rabbins de tes amis, pour que je puisse sçavoir leurs sentimens & le tien. J’ai découvert à Paris un nombre infini de juifs, qui le sont, sans croire l’être, & sans en rien sçavoir. Ce que je te dis te semblera un conte fait à plaisir. Rien n’est cependant plus vrai. Tout ce qu’on appelle ici esprit-fort, gens du bel air, femme du monde, n’exercent la religion nazaréenne que dans l’extérieur. Au fond du cœur, il en est très-peu qui en soient persuadés. Ils se contentent de croire un Dieu. Plusieurs pensent que l’ame est immortelle : beaucoup d’autres, ainsi que les saducéens, soutiennent qu’elle est sujette à la mort. Je regarde ces derniers comme des gens dans l’erreur : quant aux premiers, je ne sçais si nous pouvons leur refuser le titre de Juifs.
Ils croyent un Dieu qui a créé l’univers, qui récompense les bons, & punit les méchans. Que croyons-nous davantage ? N’est-ce pas là toute notre religion ; excepté quelques cérémonies, que nos docteurs & nos prêtres nous ont ordonnées ? Mais les cérémonies ne sont pas indispensablement nécessaires : il me sera aisé de t’en donner des preuves convaincantes.
Tu sçais que l’Espagne est encore remplie de nos freres, malgré la persécution qu’ils y souffrent. Le moindre soupçon de judaïsme fait condamner un homme au feu. Les Juifs Espagnols ont donc été forcés de ne plus circoncire ; car, pour peu qu’on eût soupçonné quelqu’un, il eût été aisé de vérifier le fait : & la nécessité les a dispensés de la plus essentielle de nos cérémonies. Si tu réfléchis à ce que je te dis, tu ne pourras refuser de reconnoître ce nombre de Pharisiens dont je te parle, pour des enfans d’Israël. Ce seroit un grand bien pour notre sainte loi, si l’on pouvoit leur apprendre de quelle religion ils sont, & les réunir à notre communion. Il faudroit leur envoyer quelque habile rabbin qui fût en état de leur ouvrir entiérement les yeux : & si la douleur de l’opération de la circoncision faisoit peine à quelques-uns, on pourroit leur accorder le même privilége qu’aux juifs Portugais & Espagnols. Il faudroit seulement user de grandes précautions, pour que ces conversions ne vinssent point aux oreilles du ministre. On prend en Espagne des mesures si justes, que rarement on découvre ceux de notre religion. Un pere ne déclare à son enfant qu’il est Juif, que lorsqu’il a atteint l’âge de raison. Il examine, avant de lui confier son secret, de quelle maniere il pourra l’apprendre. S’il doute qu’il renonce au christianisme, il le laisse dans son égarement. Mais dès le moment qu’il a fait cette dangereuse confidence, s’il ne veut pas embrasser la foi d’Israël, il est condamné à la mort. La nécessité oblige à cette cruauté. On l’empoisonne bientôt. Il y a en Espagne beaucoup de médecins juifs. Ils distribuent aux peres de famille un venin subtil, qu’ils composent & & réservent pour cette occasion.
Ces choses, mon cher Isaac, doivent être toujours cachées à nos ennemis : ils nous accuseroient de cruauté & de perfidie.
Mais pour éviter de nous porter à ces excès, ils n’auroient qu’à avoir plus d’humanité ; & le sang de ses enfans que les peres sont contraints d’immoler, retombera sur nos tyrans, sur ses cruels inquisiteurs, dont le plus doux plaisir est de nous pourchasser comme des bêtes féroces. Le jour où ils condamnent un Juif au feu, est pour eux un jour de plaisir & de triomphe.
Les rabbins, qui viendroient à Paris, n’auroient pas à craindre le même châtiment. Dans ce pays, on ne punit les gens qui sont d’une religion différente de celle du prince, qu’en les exilant du royaume : tout ce qui pourroit leur arriver, c’est qu’on leur donnât des lettres de cachet, pour aller tenir compagnie à quelques théologiens jansénistes. On appelle de ce nom certains docteurs qui veulent introduire de nouveaux dogmes. S’ils étoient en Espagne, ils n’en seroient pas quittes à si bon marché : on les traiteroit aussi cruellement que nous.
Je t’ai souvent parlé dans mes lettres précédentes du chevalier de Maisin. Il m’est dans ce pays-ci d’une grande utilité. Sans lui, il me seroit impossible de percer le chaos d’idées que produisent dans mon esprit toutes les nouveautés que je vois. Je vais t’en citer un exemple.
Quoique je ne me fisse aucune peine d’entrer dans l’église des nazaréens, ayant résolu de voir tout par moi-même, ce fut sans le sçavoir que je m’y trouvai hier. Je passai dans une rue peu fréquentée. Je vis une salle, dont la porte étoit ouverte, où chacun parloit & s’entretenoit librement. Je crus que c’étoit quelque halle publique, & je n’eusse jamais soupçonné que ce fût un temple. En y entrant, j’apperçus à peu près ce que j’avais vu à l’académie de musique. Il y avoit un seul rang de tribunes qui formoit le même spectacle que celles de la salle de l’opéra. Une de ses tribunes étoit occupée par des musiciens, dont la symphonie me parut mélodieuse. Le milieu de cet édifice étoit rempli d’hommes & de femmes ; & la seule différence que j’y trouvois, c’est qu’ils étoient assis, au lieu que ceux qui sont dans le parterre se tiennent debout. Chacun parloit : je voyois des femmes tenir une conduite pareille à celle dont je m’étois apperçu au spectacle. Les hommes couroient avec un air de dissipation, faisant usage de leurs lorgnettes. Je n’avois point avec moi le chevalier de Maisin, qui auroit pû m’éclaircir de mon erreur.
Je n’étois jamais entré dans des églises de nazaréens : & ces lustres, ces images, ces tableaux qui s’offroient à mes yeux ; cette symphonie, qui frappoit mes oreilles, ne servoient point à m’éclaircir. A quelque chose près, j’avois vû & entendu à l’opéra, ce qui dans ce moment causoit mon erreur. Je n’osois confier mes doutes à personne. Je regardois par-tout si je ne découvrirois point de théâtre : il ne s’en présentoit aucun à ma vûe. J’apperçus enfin une espéce de petite tribune, contre un des piliers de la salle, dans laquelle je vis entrer un homme avec un habillement qui m’étoit inconnu, & qui tenoit du grotesque. Il avoit mis sa chemise sur son habit, & sur sa tête un bonnet noir, dont le haut se terminoit pat quatre cornes. Je ne doutois pas que ce ne fût-là le comédien qui devoit ouvrir la piéce. Je croyois qu’il alloit parler ; mais il resta quelque tems sans rien dire. Il regarda l’assemblée, toussa, cracha, se mit à genoux, remua ses levres, se porta la main sur les épaules, sur l’estomac, sur le ventre. Je ne doutois plus que ce ne fût une pantomime : je crus qu’il alloit occuper toujours de même l’assemblée ; car elle étoit fort attentive à toutes ces grimaces, & je voyois qu’il falloit qu’elle entendît à fond ce langage. Cependant lorsque je m’y attendois le moins, cet homme dit gravement une phrase latine ; & parlant ensuite François, fit un discours qui me parut assez bon, sur les dangers où la comédie exposoit en excitant les passions. J’étois assez attentif, & je ne pouvois comprendre pourquoi il décrioit ainsi ses confreres. Je n’aurois jamais cru que c’eût été là un docteur qui annonçoit la loi de Dieu. Ses gestes, ses contorsions, ses emportemens, ses tons, tantôt violens, tantôt modérés, son air doux dans certains momens, hagard & furieux dans d’autres, tout cela me confirmoit dans mon opinion.
Lorsque j’étois dans une si grande erreur, j’apperçus le chevalier de Maisin à l’autre bout de la salle. J’usai du privilége des autres ; je traversai la foule, & fus le joindre.
Expliquez-moi, lui dis-je, l’endroit où je suis ; car je vous avouerai que je ne puis le deviner.
« Vous êtes, me dit-il, dans une de nos églises ; & vous y entendez un sermon, que débite un fort bon prédicateur. »
Vous appellez donc, lui dis-je, cet homme qui se démene dans cette tribune un prédicateur, & ce qu’il recite un sermon ? Mais, continuai-je, cela me paroît assez bon : pourquoi ne le dit-il pas simplement ?
« C’est pour lui donner plus de grace, pour toucher plus vivement les cœurs de ses auditeurs, & pour donner plus de force à sa morale. »
Il faut, repliquai-je, que vous ayez le cœur bien dur, que votre morale soit bien mauvaise si de pareilles contorsions & de semblables criailleries, sont nécessaires pour vous émouvoir à la vertu.
Pendant cette conversation, le prédicateur finit : il termina son discours par les mêmes grimaces qu’il avoit faites au commencement, & disparut par un trou qu’il y avoit dans le pilier.
A peine eut-il cessé de parler, que le chevalier de Maisin me proposa d’aller à la comédie Françoise.
Eh quoi ? lui dis-je, oubliez-vous ce que vient de vous dire ce prédicateur ?
« Il a fait, me dit-il, son métier, comme nous faisons le nôtre. Cet homme est payé pour crier contre les plaisirs. il crie : hé bien, laissons-lui gagner en paix son argent ; mais ne soyons point assez dupes pour nous ennuyer par de vaines craintes. Vous le verrez lui-même ce soir au spectacle. C’est un abbé du grand air. Il y est très assidu : il va changer sa longue soutane en manteau court ; &, en la quittant, se dépouiller de toute sa rigidité. Ces femmes que vous voyez, vont s’y rendre dans le moment. La curiosité d’entendre l’abbé qui a la réputation d’avoir de l’esprit les a amenées ici ; cette même curiosité les conduira à la comédie ; on joue aujourd’hui une piéce nouvelle : je suis bien aise de m’y trouver, l’auteur étant de mes amis. »
Je suivis le chevalier à la comédie. En y arrivant, nous trouvâmes que toutes les places étoient prises depuis long-tems ; à peine pûmes-nous trouver à nous asseoir. Dès que l’acteur eut dit quelques vers, on battit des mains pour applaudir. A la fin de toutes les scènes ce bruit recommençoit, & interrompoit l’attention des auditeurs. J’enrageois contre ces applaudissemens hors de propos. Dès que la comédie fut finie, je m’informai du chevalier pourquoi on n’attendoit pas la fin de la piéce pour applaudir ?
« La plûpart de ces gens, me dit-il, qui ont battu des mains étoient priés ou payés pour le faire. L’auteur, qui avoit une cabale considérable contre lui, auroit vû tomber sa piéce, s’il n’eût eu un parti plus fort & plus nombreux que ses ennemis. »
Mais pourquoi, répliquai-je, voulez-vous qu’elle n’eût pas réussi, puisqu’elle est excellente ?
« Ce n’est pas-là une raison, me répondit-il, pour la mettre à couvert de la critique. D’excellentes piéces du théâtre sont tombées au commencement ; & ce n’a été qu’avec le tems, que quelques gens de bon goût ont fait revenir le public. Pour une personne éclairée qui vient à la comédie, il y en a cent qui n’ont pas le sens commun, & qui se laissent conduire par un nombre de demi-sçavans & d’esprits-faux, toujours ennemis du mérite & des bonnes choses. Pour balancer ces Zoïles modernes, & étouffer leurs critiques, on leur oppose ces battemens, & ces applaudissemens qui entraînent le public ignorant, le préviennent, & lui font croire excellent ce que souvent il auroit trouvé mauvais sur la foi des autres, & sans le connoître. »
Mais, lui dis-je,lorsqu’on veut critiquer un ouvrage, & le rendre méprisable, il faut qu’il ait des défauts essentiels. Quelque porté qu’on soit à ne rien approuver, que peut-on dire d’un bon ouvrage ?
« Ce qu’on en dit, reprit le chevalier de Maisin ? Qu’il ne vaut rien. On n’entre point dans le détail : on se contente de crier qu’il est détestable, abominable, mal écrit, rempli de pensées usées. Si quelqu’un veut entrer en matiere, & demander ce qu’on trouve de mauvais, on redit encore que tout est détestable, abominable & mal écrit. L’homme d’esprit leve les épaules, & gémit de voir le sçavant en butte à l’ignorant, qui, à force de crier, entraîne tous ses pareils »
Les hommes, mon cher Isaac, ont été de tout tems les mêmes. Dans les siécles passés, la noble émulation a servi d’aiguillon aux grands génies, & la basse jalousie a été le partage des esprits vils & rampans. Il en est de même aujourd’hui.
Il arriva hier ici, dans le fauxbourg saint Martin, une aventure assez plaisante. Deux jeunes mousquetaires soupoient avec leurs maîtresses dans une maison dont la réputation n’étoit point en odeur de sainteté. Le commissaire du quartier s’y étant transporté, trouva les mousquetaires à table avec leurs princesses. Il procéda d’abord, selon le devoir de sa charge ; & après avoir griffonné du papier, il étoit sur le point de se saisir des filles.
Lorsqu’il voulut faire signer le procès-verbal aux mousquetaires, qui, pendant qu’il écrivoit, avoient eu le tems de se consulter, un d’eux s’approcha des filles, l’autre éteignit la chandelle ; & mettant l’épée à la main, cria tue, tue. Le commissaire & ses archers mourant de peur, & craignant de se blesser mutuellement, se mirent ventre à terre, pour éviter la rencontre des épées qu’ils croyoient voltiger dans la chambre. Les mousquetaires gagnerent la porte, emmenerent les deux donzelles ; & en sortant enfermerent à clef le commissaire dans la chambre. Lorsqu’il n’entendit plus de bruit, & qu’il fut rassuré, il voulut sortir : mais il fallut qu’il enfonçât la porte ; ce qu’il ne put faire aisément, n’ayant point de lumiere. Pendant ce tems, les deux couples d’amans eurent le moyen de se mettre en sûreté.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que le Dieu de nos peres te comble de richesses, & te donne une nombreuse postérité.
De Paris, ce…
Lettre V.
[modifier]Je t’ai fait part, dans mes lettres précédentes, des réflexions que j’avois faites sur les choses qui m’ont le plus frappé à Paris. Je comptois recevoir quelqu’une de tes réponses : mais je n’ai pas eu cette consolation ; & j’aime mieux en accuser le défaut de commodités que la paresse.
Quoique je n’aie point encore reçu de tes lettres, je sais tout ce qui arrive à Constantinople, & dans les principales villes du monde. On débite ici, deux fois par semaine, un papier imprimé, dans lequel sont écrits les principaux événements journaliers. Celui qui compose cet écrit, est en relation avec des gens de toutes les nations : & de son cabinet, il sçait ce qui se passe à Ispahan. Il est vrai qu’il est quelquefois trompé par ses correspondans, & qu’il trompe à son tour le public ; mais lorsqu’il a donné une nouvelle fausse, & qu’il la reconnoît pour telle dans la suite, il a la bonne foi d’avouer son erreur.
On a encore un nombre infini de feuilles volantes de cette espèce. Les unes roulent sur la littérature, les autres sur la politique, quelques-unes sur la galanterie. Ces dernieres sont assez à la mode : elles sont du goût des femmes & des abbés. Celles qui traitent de littérature ont moins de vogue ; mais elles ne laissent pas d’être goûtées. Les plus ridicules sont celles que font certains politiques qui veulent connoître à fond les intérêts des princes. L’empereur n’a rien de caché pour eux. Le roi de France leur communique tous ses secrets. Ils donnent avis à un tel prince d’Allemagne, de prendre garde à ne point signer un traité qui pourroit lui être contraire : ils invitent un autre à y accéder. Il ne se fait pas le moindre mouvement dans une cour dont ils ne sçachent les ressorts cachés. Tu te tromperois si tu croyois que les auteurs qui travaillent à ces écrits politiques, fussent des gens nourris dans les affaires d’état, élevés dans le ministère, ou ayant du moins quelque correspondance avec ceux qui l’exercent. Ils sont nés dans une condition qui les en éloigne, & n’ont d’autre certitude de leurs discours que quelques raisonnemens vagues & quelques préjugés peu décisifs, auxquels ils joignent les idées qu’ils se sont forgées.
Il y a encore des ouvrages plus considérables qu’on débite, les uns tous les trois mois, d’autres tous les six. On appelle ces livres des journaux : il y en a deux ou trois qui méritent d’être là. Celui qu’on nomme journal des sçavans a été digne de l’estime des connoisseurs. Mais il y a tant de ces sortes d’ouvrages, que peu s’en faut qu’ils ne surpassent le nombre des auteurs. On peut regarder ces sortes d’écrits comme des crieurs publics, payés par les libraires, pour louer les livres qu’ils impriment, & pour en faciliter le débit, en prévenant le public. Chaque libraire a un journaliste à ses gages, qui loue les ouvrages qu’il débite, & blâme ceux que vendent ses confrères. Il y a ici une société de docteurs nazaréens qui en ont plusieurs soumis à leurs ordres ; ils les font travailler sur les matières qu’ils veulent. Ce sont eux qui leur donnent les idées, qui leur réglent les expressions ; & ces auteurs [19] ne sont proprement que des secrétaires copistes : aussi sont-ils généralement méprisés, & n’ont d’autres lecteurs que les gens que la crainte ou l’ambition attachent à ces docteurs nazaréens [20], dont le crédit est puissant, & la haine implacable. Un parti de plusieurs ecclésiastiques qui leur est entièrement opposé, imprime une feuille volante [21] qui les a mis en fureur.
Ils ont vainement cherché à en connoître l’auteur : il a sçu se cacher, & a été heureux de pouvoir le faire ; car on l’eût puni rigoureusement, s’il eût été découvert. Il est vrai qu’il méritoit une punition exemplaire ; non pas pour avoir écrit contre des moines & des prêtres ; mais pour avoir manqué en plusieurs endroits de respect au souverain, au ministère & à la nation. Cet endroit de ma lettre me conduit imperceptiblement au respect que les sujets doivent à leurs princes.
Il me paroît, mon cher Isaac, que le bonheur des peuples dépend de leur soumission aux loix de l’état, & aux ordres de ceux à qui Dieu en a confié la conduite. La tranquillité & la paix d’un royaume consistant dans l’harmonie & dans l’union du souverain & des sujets. Dès que cette union ne se trouve point, tout est en combustion : il faut que, par les fréquentes secousses que la discorde donne à un état divisé, il s’écroule & tombe en ruine. L’empire Ottoman ne périra jamais que par ses propres forces : il renferme dans son sein ses plus cruels ennemis ; & ses changemens de visirs, ses sultans détrônés, ses janissaires toujours prêts à se révolter, sont des accès de fureur qui déchirent ses entrailles.
On doit rendre cette justice aux François qu’ils aiment leur souverain ; & l’on ne voit point ici de ces catastrophes si communes à Constantinople. Mais ce qui te paroîtra surprenant, c’est que les troubles intérieurs de cet état ne sont causés, ni par les grands, ni par la noblesse, ni par les troupes, ni par les peuples. Tu prendras ce que je te dis pour une énigme, & tu ne pourras comprendre qui peut les occasionner. Ta surprise augmentera, lorsque je te dirai, que c’est par les moines & les ecclésiastiques. Ils font ici les mêmes manœuvres que les janissaires & les saphis, & sont divisés en deux partis aussi opposés que le sont ces deux corps de milice. Le sujet de leur haine est un écrit que le souverain pontife a fait, par lequel il ordonne à tous les nazaréens de penser, d’écrire & de soutenir, qu’il pense juste lorsqu’il se trompe [22].
Cette ordonnance a révolté beaucoup de gens, & sur-tout quelques docteurs mathématiciens, qui n’ont pas trouvé que les preuves de cette proposition pussent se démontrer géométriquement. Ils ont donc appellé à la pluralité des voix de tous les pontifes subalternes. Mais, quoiqu’ils ne dussent pas s’y attendre, ils ont été condamnés ; & ces pontifes ont décidé que leur souverain avoit raison, & pensoit juste, même quand il pensoit mal. Les docteurs, révoltés d’une semblable décision, & ne voulant pas s’y soumettre ; ne sçachant cependant quelle raison alléguer pour ne point obéir, se sont avisés de soutenir, qu’il falloit que la décision des pontifes eût été faite dans une assemblée générale, où ils eussent tous assisté ; soutenant qu’ils n’avoient pu juger légitimement cette question, parce qu’ils avoient donné leurs voix séparément, & chacun dans son pays [23].
Les autres se sont récriés sur une proposition si extraordinaire. Ils ont dit, que leurs ennemis ne demandoient cette assemblée, dont la tenue étoit impossible, que pour avoir un prétexte de soutenir leur erreur ; & qu’il étoit aisé de voir, qu’un homme ne changeoit point d’opinion, parce qu’il étoit obligé de faire un voyage.
Le ministère, ennuyé de toutes ces disputes, ordonna aux deux partis de se taire. Ils n’obéirent ni l’un ni l’autre ; & pour colorer leur désobéissance, ils s’aviserent d’un plaisant expédient. Ils s’accuserent mutuellement d’être mauvais sujets, ennemis de l’état & rebelles au roi ; & sous prétexte de défendre les intérêts du prince, ils s’attaquerent plus vivement que jamais. La paix, & l’inaction dans laquelle étoient les François, dont le génie est naturellement amoureux de la nouveauté, fit prendre parti à bien des gens dans cette querelle. Les suites en devenoient dangereuses pour l’état ; mais la guerre, & la punition de quelquesuns de ceux qui ne vouloient pas croire que le souverain pontife raisonnoit sensément, lors même qu’il extravaguoit, a fort appaisé les divisions.
Je t’avouerai, mon cher Isaac, que, si j’avois été chargé du ministère de France dans le commencement de cette affaire, j’en eusse prévu les suites, & je les eusse évitées. Les Vénitiens, dont tu connois le génie politique, reçoivent souvent de ces écrits pontificaux, & les renferment, sans les lire, dans un coffre, où il y en a déjà nombre d’autres, & qui sert toujours au même usage.
Il eût été prudent de tenir la même conduite. Mais lorsque le souverain s’étoit déclaré, qu’il vouloit que cet écrit fût reçu, & qu’il regardoit comme ennemis de l’état ceux qui le refusoient, la désobéissance des sujets devenoit un crime. Le bien public, la tranquillité, le repos de la patrie, exigeoient d’eux cette complaisance.
Ce n’est pas, mon cher Isaac, que j’accorde au roi cette puissance aveugle & despotique qu’exercent les sultans. Non, ce n’est pas-là mon sentiment. Je veux qu’un roi soit le pere du peuple, & n’en soit pas le tyran. Mais je soutiens que, pour le bonheur de l’état, il doit avoir un pouvoir supérieur ; & qu’il faut qu’il soit au-dessus de ses peuples, autant que les loix doivent être au-dessus de lui. J’ajoûterai même, que s’il viole les loix, il faut laisser au ciel à juger de la punition qu’il mérite, dont ses sujets ne peuvent & ne doivent jamais connoître. Quel embarras, quel trouble, quelle division ne s’ensuit-il pas du principe contraire ? Dès qu’il y a deux partis dans un état, il est impossible qu’un roi les satisfasse tous les deux également. Les mécontens pourront aisément couvrir leurs révoltes de la nécessité d’empêcher le violement des loix.
Nous voyons rarement dans nos livres, que nos peres aient pris les armes contre les rois d’Israël : s’ils l’ont fait, Dieu a permis qu’ils en aient été punis rigoureusement, eux & leurs chefs. Le sort d’Absalon peut servir d’exemple à ceux qui se laissent entraîner à l’esprit de révolte. J’espère que tu trouveras mes réflexions justes. Je sais qu’elles ne sont pas sans réplique ; mais je crois qu’elles tendent à maintenir le calme dans la société.
Pour concevoir une idée de ces feuilles volantes dont je viens de te parler, figure-toi les lettres que je t’ai écrites. Si je les communiquois à quelqu’un, & qu’il s’avisât de les rendre publiques, il en feroit un ouvrage périodique. Elles plairoient à quelques-uns : elles seroient critiquées par d’autres ; mais je crois qu’elles trouveroient dans les moines de dangereux ennemis. Ils ne me pardonneroient jamais la façon libre dont je t’écris sur leur compte. Les traits de galanterie, dont je te parle quelquefois, seroient des offenses, dont tôt ou tard ils se vengeroient. Ils prêchent perpétuellement la nécessité de pardonner, & ne pardonnent jamais. Je vais t’en donner une preuve.
Il y a quelque tems qu’un récollet appellé le pere Placide, dirigeoit la femme de chambre d’une dame fort aimable. Il prenoit ordinairement, pour donner ses instructions à sa pénitente, le tems où sa maîtresse étoit absente. Il ne perdoit point les momens en discours frivoles, & agissoit si bien, qu’il ne tenoit pas à lui qu’il ne donnât à son éleve un avant-goût des plaisirs qu’il lui promettoit dans l’autre monde. Ce moine caffard avoit persuadé à cette fille qu’il avoit le droit d’ôter le crime d’une telle action. Jeanneton qui se piquoit de dévotion, & qui pour tous les biens du monde n’eût point voulu manquer à sa loi, n’auroit pas troqué son amant pour le premier prince du monde, tant elle estimoit le pouvoir qu’il avoit d’ôter un pareil péché. Pere, lui dit-elle un jour, je m’étonne que ma maîtresse s’amuse avec monsieur D…, & qu’elle ne prenne plutôt quelqu’un de vos peres. Mais peut-être n’ont-ils pas la puissance d’ôter les péchés, lorsque les femmes sont mariées.
Non, lui dit-il, nous autres simples moines n’avons point un pouvoir aussi étendu. L’adultere est un cas réservé à nos prélats. Vous perdriez même l’indulgence que je vous donne, & tomberiez dans un grand crime, si jamais vous révéliez ce qui se passe entre nous.
Ne craignez rien, répondit Jeanneton, soyez assuré du secret.
Pendant près de six mois, il n’étoit arrivé aucun incident. Un jour auquel le directeur s’étoit surpassé dans ses instructions, se trouvant las & fatigué, il voulut se décharger de son froc. Il en mit bas une partie, & resta en sandales, en culotte, & en camisole. Lorsqu’il étoit dans un équipage aussi leste, la maîtresse de Jeanneton revient au logis dans un tems où elle n’étoit point attendue. Elle appelle Jeanneton, qui ne répond pas : elle entend du bruit dans sa chambre ; & la curiosité la porte à regarder par la serrure. Elle apperçoit le moine qui se mettoit à sa toilette, & reprenant son capuchon & son manteau. Quelque surprise qu’elle fût d’une semblable vision, elle voulut éviter le scandale. Elle ordonna d’un ton de maîtresse d’ouvrir, menaçant d’appeller du monde, & de faire enfoncer la porte. Le moine vint d’une maniere pieuse l’ouvrir, & baissant les yeux en terre,
Madame, lui dit-il, excusez : je ne voulais point interrompre le sacrement de pénitence ; & j’en étois à l’absolvo lorsque vous avez appellé Jeanneton.
……Mon pere, dit la jeune dame, vous serez moins contraints à l’avenir. Sortez de ma maison, & gardez-vous d’y paroître jamais, ni l’un ni l’autre.
Tu aurois cru, mon cher Isaac, que ce moine eût dû s’estimer heureux d’être sorti d’un pareil embarras. Il voulut se venger de l’affront qu’il croyoit avoir reçu. Jeanneton lui avoit dit que le chevalier D… étoit amoureux de sa maîtresse. Il écrivit à son mari une lettre anonyme, remplie d’impostures, dans laquelle il lui en donnoit avis. On sut dans la suite qu’il étoit l’auteur de la lettre : & la dame, plus prudente, négligea de le punir, ne voulant point que cette affaire transpirât dans le public.
De Paris, ce…
Lettre VI.
[modifier]Je t’adresse ma lettre à Paris, parce que je ne doute pas que tu n’y sois arrivé, depuis le tems que tu m’as écrit de Marseille. Un voyage que j’ai été obligé de faire à Rome, où je suis encore, m’a empêché de m’acquitter des commissions dont tu m’avois chargé de la part d’Isaac Onis. D’abord que je serai retourné à Genes, où je n’ai pu rester que quelques jours, j’expédierai ce qu’il m’a demandé, & le lui enverrai par le même bâtiment qui m’a amené de Constantinople. Si ce que tu vois en France, te surprend autant que la plupart des choses qui s’offrent ici à mes yeux, je ne doute pas que nous ne profitions beaucoup en nous communiquant nos réflexions.
Cette ville n’est presque peuplée que de trois sortes de gens, de moines, de peintres & de courtisannes. On trouve aussi rarement dans Rome un cordonnier, un tailleur & un marchand, qu’un prêtre & une fille publique dans les autres pays. Les docteurs nazaréens qui sont ici, enseignent au peuple qu’il n’y a qu’un Dieu. Ils le regardent comme un grand roi, lui composent une cour magnifique, & lui donnent un grand nombre de princes & de seigneurs pour en faire l’ornement. Ce sont les ecclésiastiques qui sont en droit d’expédier les lettres-patentes de ceux qui doivent occuper ces postes. Comme elles se vendent très-cher, & que le souverain pontife y trouve son intérêt, il est attentif à faire de tems en tems de très-nombreuses promotions. On appelle cela, en termes nazaréens, canonisation d’un saint. Ce brevet coûte cent mille écus par tête.
Ceux dont les héritiers peuvent donner une semblable somme, sont élevés à ce haut rang. Mais ceux dont les familles sont pauvres, quelque mérite qu’ils aient, se contentent d’être béatifiés. On peut comparer les premiers aux ducs, & les seconds aux marquis. Ils sont tous nobles, mais différens en dignité. Ainsi, mon cher Aaron, si toi & moi mourions nazaréens, quelque estime que nous nous eussions acquis pendant notre vie, nous n’aurions jamais pu espérer que d’avoir le rang de marquis en paradis.
La politique dans ce pays est poussée à son dernier degré. L’avidité des richesses n’y regne pas moins. C’est là le péché ordinaire. On met tout à profit. Puisqu’on vend les honneurs & les dignités de l’autre monde, juge ce qu’on doit faire des charges & des emplois de celui-ci.
J’ai trouvé entre le gouvernement de Rome & celui de Constantinople, une ressemblance marquée. Dès qu’un grand visir est élevé en dignité, toutes les créatures de son prédécesseur sont déplacées, & souvent disgraciées : il donne & vend tous les emplois. Il en est de même ici. A peine un pontife est-il expiré, que ses neveux n’ont plus de crédit. Les parens du nouveau prennent les rênes du gouvernement, vendent & donnent les charges. Le vizir contraint les bachas de lui faire des présens considérables. Les bachas se récompensent sur les simples gouverneurs de villes, & les gouverneurs de villes pillent & pressent le peuple. Le Souverain pontife exige un tribut des pontifes [24] : ceux-ci mettent des taxes considérables sur les simples prêtres, & les prêtres font payer aux peuples jusqu’à la terre qui leur sert de sépulture.
Je vais pousser plus loin ce parallele, & tu le trouveras aussi vrai. Lorsque le grand-seigneur veut avoir de l’argent, il envoie au bacha du Caire une bague de crin, qu’il aura faite lui-même [25] ; à celui de Smyrne, un arc ou un javelot.
L’honneur de recevoir un semblable présent est toujours suivi d’un grand nombre de bourses, que donne celui à qui il est envoyé. Le souverain pontife en use de même. Comme il ne s’occupe point à des ouvrages manuels, ainsi que les sultans, il n’envoye ni arc, ni bague : mais il adresse à tous les pontifes subalternes un écrit, par lequel chaque nazaréen, à qui il le distribue, moyennant une certaine somme, est dispensé de certain point de religion comme de manger maigre, de jeûner pendant le carême, &c.
Il y a beaucoup de gens, qui, pour leurs commodités, achetent de cette marchandise. Il en est encore une d’un plus grand prix, mais qu’on vend moins communément : elle se négocie lorsqu’on veut épouser une de ses parentes. Outre ces marchandises, qu’on ne peut avoir, si l’on ne les paye selon le tarif auquel elles sont fixées, il y a quantité d’autres choses, dont on laisse le prix à la générosité d’un chacun, & qui passent sous le titre d’aumônes.
Pour exciter la charité des nazaréens, le pontife, de temps en temps, ouvre les portes du ciel. Autrefois cela n’arrivoit que tous les cent ans : actuellement, comme on s’est apparemment apperçu que les hommes vivoient moins, on fait cette ouverture tous les vingt-cinq ; & même quelquefois on n’attend pas que le terme soit expiré. Il ne faut pas se figurer que le chemin du ciel soit absolument fermé dans les autres temps ; mais le passage est plus étroit, & les impôts qu’on paye pour y entrer, sont plus considérables. Pendant le jubilé, le paradis est une foire franche, le prix des douanes est baissé de moitié. D’abord que les jours de franchise sont écoulés, les droits & les péages sont remis sur l’ancien pied.
J’ai été voir l’autre jour le temple de saint Pierre. L’œil est étonné de la grandeur, de la magnificence & de la régularité de ce superbe édifice. Sa splendeur me rappella le souvenir du fameux temple de Jerusalem, dont nous voyons la description dans nos livres. En examinant les beautés de celui de saint Pierre, je vis cinq à six prêtres [26], assis dans de petits cabinets de bois [27], qui tenoient de longues baguettes avec lesquelles ils frappoient sur la tête de ceux qui, passant auprès d’eux, fléchissoient les genoux.
Je m’informai quelle étoit cette cérémonie.
Ces gens, me dit-on, sont des grands pénitenciers : ils ont le droit d’absoudre de tous les péchés ; & comme ils ne pourroient subvenir à écouter les fautes que des gens de toutes les nations du monde viennent leur avouer, ils lavent & nettoyent l’ame des immondices, & la purgent des crimes, en appuyant le bout de leur bâton sur la tête.
Cette cérémonie me parut grotesque. Je gardois cependant le silence, & ne dis point quel étoit mon sentiment.
En sortant du temple de saint Pierre, j’entrai dans un autre, qui n’en est pas éloigné. Dans le tems que je l’examinois, deux hommes me présenterent un plat, & me demanderent quelque chose pour l’entretien de monsieur saint Jacques. Ayant toujours aimé à assister les malheureux, je mis la main à la poche, & leur donnai un teston. Dès que je fus dans la rue, je priai un négociant de mes amis qui m’accompagnoit, de m’apprendre qui étoit ce monsieur Saint Jacques, qui se trouvoit dans le besoin ; & si c’étoit celui-là même à qui j’avois donné l’aumône ? Après avoir beaucoup ri de ma demande : Ce monsieur saint Jacques, dit-il, que vous croyez dans le besoin, est un saint à qui il ne faut rien. Il est mort depuis plus de seize cents ans.
Et pourquoi donc, répondis-je, demande-t-on pour lui ?
C’est,répliqua-t-il, pour l’entretien des prêtres qui desservent son temple.
Je compris d’abord que c’étoit-là un des moyens dont les moines se servent pour attraper de l’argent, & dont je n’avois eu jusqu’alors aucune connoissance. Il faut qu’il y en ait bien d’autres que j’ignore : & dont je t’instruirai, lorsque je les découvrirai.
Ce temple de saint Jacques n’étoit autrefois qu’une simple chapelle : il a été bâti à l’occasion d’un miracle. Lorsqu’on achevoit l’église de S. Pierre, toutes les colonnes & les chapiteaux qu’on portoit pour orner ce fameux édifice, passoient devant la porte de S. Jacques. Il souffroit pendant un tems qu’on eût pour lui aussi peu d’égard ; espérant que, lorsqu’on auroit travaillé à la construction de cette église, on penseroit à le mieux loger. Comme il vit dans la suite que les Romains ne songeoient point à lui, il résolut de prendre ce qu’on ne lui donnoit pas. Il apperçut un jour deux colonnes de marbre granite, que deux charrettes portoient au temple de saint Pierre : il les trouva fort à son gré, & forma le dessein de se les approprier. Il attendit qu’elles fussent auprès de le porte de sa petite cahute, & par sa toute-puissance, il ôta la force aux chevaux, les rendant incapables d’ébranler le fardeau qu’on vouloit leur faire traîner. Le charretier qui ignoroit le dessein de saint Jacques, déplie son fouet, le fait claquer, & jure de toutes ses forces. Tout cela ne les fit point marcher. On crut qu’ils étoient rébutés ; on en attela six de plus : ils ne firent pas davantage.
Enfin l’on alla jusqu’à en mettre cent à chaque charrette sans qu’elles pussent avancer d’un pas. Quelqu’un plus spirituel que les autres, pénétra le dessein de saint Jacques. Il dit qu’il falloit les conduire jusqu’à la porte de son église. Pour mieux constater le miracle, on ne laissa à chaque charrette que deux chevaux, qui s’en allerent au trot, & comme s’ils n’avoient rien traîné, remettre au saint les colonnes dont il avoit envie. Bientôt après, on jetta à bas la chapelle : on lui bâtit un temple, dans lequel on les plaça, & le peuple, en mémoire de ce miracle, lui donna le nom de Saint-Jacques secoue-chevaux [28]
Ecris-moi, je te prie, si tu vois & si tu entends en France des choses qui puissent approcher de l’absurdité de celles que je t’écris. Que nous sommes heureux, mon cher Monceca, d’être nés juifs ! De pareilles chimères, ne trouvent jamais place dans notre esprit : & sous quelque voie que l’imposture & le ridicule s’offrent à nos yeux, nous ne les adoptons jamais pour des miracles.
Porte-toi bien, & que le Dieu d’Israël répande sur toi les richesses & l’abondance.
De Rome, ce…
Lettre VII.
[modifier]J’ai reçu ta lettre, mon cher Jacob, & je te félicite d’être plus exact à répondre qu’Isaac Onis, dont je n’ai point encore de nouvelles. Je ne doute pas que tu ne sois aussi surpris de ce que tu vois à Rome, que je le suis de ce que j’apperçois à Paris. Tous les objets qui se présentent à nos yeux, nous étoient inconnus. Il semble que nous soyons transportés dans un nouveau monde. Tu devrois pourtant être moins étonné que moi. Ton pere étois Génois : tu as été élevé jusqu’à l’âge de dix ans dans les pays nazaréens ; & quoiqu’alors tu ayes passé à Constantinople, d’où tu n’es sorti qu’à présent, il te doit rester une idée confuse de ce que tu as vû dans ta jeunesse.
J’ai lû avec plaisir ce que tu m’écris sur la superstition des Romains.
Il arrive journellement dans ce pays des preuves convaincantes des excès où elle peut entraîner le peuple. Dans le moment que je t’écris, il y a peut-être à Paris deux mille personnes qui sont attaquées de vapeurs, qui tiennent du démoniaque, & dont les extravagances & les fureurs passent pour des miracles. C’est un ordre du souverain pontife qui a rendu tous ces gens-là semblables à des possédés. Voici le fait.
Tu auras sans doute entendu parler à Rome d’une certaine constitution, qui fait beaucoup de bruit en France. Un prêtre [29], qui s’étoit joint aux opposans qu’elle avoit trouvés dans ce royaume, mourut il y a quelques années.
Pendant sa vie, il a été ignoré de l’univers entier : après sa mort, il a eu une réputation étonnante. Quelquesuns des opposans allerent s’aviser de vouloir lui donner un de ces brevets, dont tu dis que le pape est le seul dispensateur, & par lequel un homme est reconnu pour un seigneur de la cour céleste. Comme ils n’espéroient pas que le souverain pontife y consentît jamais, ils résolurent de lui faire faire de si grandes choses, que le peuple lui accordât cette dignité, sans son consentement. Ils eurent recours au miracle : c’est là le grand moyen pour frapper les esprits ; & dans les choses qu’ils voulurent faire opérer par la vertu de leur confrère mort, ils y répandirent de la gaieté, & les ornerent de la pompe du spectacle. Es crurent, qu’en amusant le peuple par des objets gracieux, leurs miracles feroient un plus grand effet, que s’ils arrivoient simplement. Ils résolurent donc de donner au nouveau saint le pouvoir de guérir ceux qui auroient recours à lui par des ballets & des chansons. Un abbé [30], après avoir étudié long-tems en particulier, ouvrit le premier cet exercice. Il dansa sur le tombeau du prêtre une danse, dans laquelle il y avoit un pas nommé le saut-de-carpe, qui plaisoit infiniment au public, & que l’abbé faisoit dans la perfection.
Il avoit une jambe plus courte que l’autre de quatorze pouces, & prétendoit que tous les trois mois elle s’allongeoit d’une ligne. Un mathématicien, qui calcula le tems auquel sa guérison seroit complette, la régla à cinquante-cinq années de cabrioles.
Beaucoup de gens trouvèrent ce goût de spectacle charmant : ils y allerent pour le voir ; & dans la suite, plusieurs voulurent danser eux-mêmes : en sorte qu’il y eut peu de troupes de danseurs de corde aussi complettes. Ceux du parti contraire voulurent engager les comédiens François & Italiens à présenter une requête au parlement, pour faire finir un spectacle qui leur portoit préjudice. Mais, soit que ceux-ci eussent été gagnés, soit qu’ils ne voulussent pas empêcher leurs confreres de gagner leur vie, ils garderent le silence.
Cependant ces ballets déplurent au roi : il fit murer la porte de leur salle [31] ; & leur défendit, sous de grieves peines, de continuer leurs exercices.
Ne pouvant plus danser en public, ils représenterent chacun chez soi, & à huis clos. Mais comme le nombre de ces danseurs avoit beaucoup augmenté, & que leurs sauts, accompagnés d’airs barbares chantés d’une voix forte, faisoient un bruit effroyable : les prélats, qui avoient passé une partie de la nuit à table, en étant éveillés trop matin, obtinrent qu’on arrêteroit ceux qui étoient dans leurs quartiers, & qu’on les conduiroit prisonniers au château de Vincennes. Il s’y en trouva près de trois cent. Juge le beau carillon qu’ils devoient faire, lorsqu’ils commençoient leurs entrechats. Quelques-uns ennuyés d’être renfermés, promirent de renoncer entiérement à la danse & à la musique ; & on leur rendit la liberté. Les autres ont été retenus, & ont continué leurs exercices. Il en est encore outre ceux-là, plus de deux mille à Paris, qui n’ont point été arrêtés.
Avoue, mon cher Brito, que ceux qui trompent ainsi ce peuple facile a séduire, méritent des peines rigoureuses. J’admire la clémence du roi de France : de pareils fauteurs à Constantinople eussent bientôt été empalés : on les eût mis dans un état à ne plus cabrioler. Il semble que ce soit le sort du peuple d’être sans cesse la dupe des imaginations des esprits turbulens. Il donne dans tous les pieges qu’on lui tend, & ne sort des uns, que pour retomber dans les autres.
Un de mes amis m’a raconté une plaisante aventure, sur la simplicité d’une femme, dont il a été le témoin oculaire. Dans la Franche-Comté [32]), on avoit enterré un prêtre [33], membre d’une société entiérement opposée aux danseurs dont je viens de te parler.
On l’avoit accusé pendant sa vie d’avoir rendu une fille démoniaque, pour avoir le moyen de l’abuser. L’affaire ayant été portée pardevant un tribunal souverain, il fut renvoyé absous. Ses ennemis dirent que la protection l’avoit tiré d’affaire, mais quant à moi, je t’avouerai, qu’après m’être informé du fait, j’ai cru que c’étoit un tour que lui avoient joué les cabrioleurs, dont il étoit ennemi déclaré. Ses confrères étoient tous au désespoir de l’éclat qu’avoit fait ce procès. Pour réparer après sa mort, le mal qu’il leur avoit causé pendant sa vie, ils résolurent de lui faire expédier un brevet de canonisation de la première classe. Il leur étoit très-facile d’en venir à bout par le crédit qu’ils ont auprès du souverain pontife, mais il falloit quelque miracle qui pût ôter le préjugé où l’on étoit à son désavantage.
Une femme qui avoit perdu la vûe depuis quelques mois, faisant brûler des cierges & de l’encens à l’honneur de tous les saints du Paradis. Aucun n’étoit assez complaisant pour vouloir la lui rendre : ils étoient sourds à ses prieres ; & la bonne femme perdoit son tems & ses présens. Son directeur la conseilla de faire une neuvaine sur le tombeau du pere défunt, qui avoit mérité par les persécutions qu’il avoit souffertes, d’être un bienheureux de la premiere classe. L’aveugle y consentit : elle eût fait des vœux à Mahomet, si elle eût cru pouvoir en être soulagée le neuvieme jour. Comme elle faisoit son oraison sur le tombeau du demi-saint [34], le soleil lui darda sur les yeux ses rayons, au travers d’une des vitres de l’église.
Comme elle appercevoit encore dans le grand jour un reste de clarté, sans distinguer aucun objet, ces rayons rendus plus vifs par le réfléchissement du verre, lui firent voir une espèce de lumière blanchâtre, qui la surprit. Elle s’écria qu’elle voyoit clair : & dans le premier moment de sa joye, faisant avec précipitation trois ou quatre pas sans être conduite, elle alla donner de la tête contre le pilier, & se fit une bosse au front, qui causa un grand échec à la réputation du nouveau saint, & obligea de différer l’expédition du brevet qu’on lui devoit accorder.
Cette aventure a beaucoup décrédité certains petits morceaux d’étoffe, que le peuple avoit coupé de sa robe lorsqu’on l’enterroit, & qu’il gardoit pieusement [35].
Je doute, mon cher Brito, que la superstition aille plus loin dans le pays que tu habites. Crois-tu que les cabrioleurs de Paris ne soient pas un juste équivalent de l’aventure de saint-Jacques secoue-chevaux ? Par-tout le peuple est également crédule. Tu connois le servile respect qu’ont les mahométans pour leurs santons & pour leurs dervis. Nous-mêmes, je l’avouerai, nous donnons quelquefois trop crédulement dans les idées de nos rabbins. Je t’écrirai quelque jour ce que je pense là-dessus.
Porte-toi bien, & que le Dieu de nos peres répande sur toi ses richesses en abondance.
De Paris, ce…
Lettre VIII.
[modifier]Je suis étonné tous les jours de la grande puissance du roi de France. Je ne doute plus de ce que m’avoient dit quelques négocians de Pera. C’étoit avec peine que j’ajoûtois foi à leurs discours, lorsqu’ils m’assuroient que leur prince étoit en état d’exécuter des entreprises, auxquelles le grand-seigneur n’oseroit penser. Trois choses sont les principaux mobiles de sa grandeur : l’amour de ses sujets ; l’abbaissement des grands, que les rois ses prédécesseurs ont abbattus & appauvris ; & l’heureuse situation de ses provinces, qui sont excessivement peuplées. Comme je vantois au chevalier de Maisin l’état florissant de ce royaume : Vous ne voyez, me dit-il, que les restes de notre grandeur. Nous nous sommes détruits nous-mêmes ; & nos divisions intestines ont fait ce que nos ennemis n’avoient pu exécuter.
« Quelques points de religion continua-t-il, ayant partagé les esprits il y a près de deux cens ans, nos théologiens se divisèrent entr’eux : la cour se déclara pour les uns ; une partie du peuple, & de la noblesse pour les autres. Pendant quelque tems, la chose se passa en simples disputes ; mais peu-à-peu la haine & la jalousie s’y mêlèrent. La cour trouva mauvais qu’il y eût dans le royaume des sentimens différens des siens, & le roi ordonna à ses sujets de s’y conformer. Il n’est rien de si dangereux que de violenter les consciences : on n’en a que trop souvent vû de funestes effets. Les François, qu’on appeloit novateurs, refuserent de s’y soumettre : ils prétendirent que la fidélité qu’ils devoient à leur prince, n’exigeoit pas qu’ils manquassent aux points principaux de leur religion. Leur refus servit de prétexte à leurs adversaires pour les persécuter. On en fit mourir un grand nombre : on fit même brûler plusieurs honnêtes gens ; & ce qu’il y a de plus surprenant, c’est que la persécution augmentoit les novateurs, au lieu de les diminuer. Leur parti devint redoutable : il fut accru & relevé par quelques princes du sang, qui s’en rendirent les chefs ; & pendant le regne de deux ou trois rois, nous nous déchirâmes mutuellement. Enfin, le parti de la cour ayant pris le dessus, on exila les novateurs du royaume. L’état aima mieux perdre le quart de ses sujets, & voir passer son or & ses manufactures dans les pays étrangers, que de permettre de prier Dieu en françois, & de manger du mouton le samedi. On crut que désormais l’union regneroit : mais à peine ces citoyens eurent-ils été proscrits, que d’autres ont été regardés comme de nouveaux novateurs. Ils sont en grand nombre ; & si on vouloit se servir du même reméde qu’on employa pour détruire les premiers, le royaume seroit bien-tôt comme un homme, que de trop fréquentes saignées ont fait tomber dans la phtisie. »
Mon cher Isaac, ne semble-t-il pas que le dieu de nos peres prenne le soin de nous venger des nazaréens & des infidèles ? S’il permet que nous soyons dans la captivité, & que nous essuiyions le joug de ces fiers tyrans, il répand sur eux l’esprit de perversion & de vertige, pour nous montrer par leurs erreurs, la vérité de cette loi, que Dieu donna lui-même à Moïse.
Je ne sçais si tu as jamais fait réflexion aux persécutions mutuelles que les nazaréens se font entr’eux.
Pour moi, j’ai toujours cru que c’étoit une punition visible des excès auxquels ils se sont portés contre nous. Cette inquisition affamée du sang d’Israël, dont les horreurs ont même touché nos plus cruels ennemis, a fait perdre à l’Espagne les Provinces-Unies : & ces mêmes provinces, qui reçurent nos frères dans leur sein, & leur donnerent un asyle, sont devenues le dépôt des richesses de l’univers, & les protectrices de la liberté opprimée.
Considère, mon cher Isaac, la conduite du peuple de Dieu, auprès de celle des nazaréens. Lorsque les dix tribus se séparerent, nous fîmes ce que nous pûmes pour les ramener dans le bon chemin : mais sous des feintes promesses, les attirâmes-nous dans le temple pour les y faire servir de victimes ? Un lévite crut-il jamais que la mort de quelque saducéen dût le conduire à devenir grand-prêtre ? Dieu exige-t-il que nous versions le sang de nos frères, & ne nous le défend-il pas en termes exprès dans le commandement de sa loi ?
J’ai observé que chez les infideles, l’envie de faire des prosélytes va jusqu’à la fureur. Les Mahométans & les nazaréens employent à ce sujet toutes sortes de moyens. Rebutés du peu de succès qu’ils ont trouvé parmi nous, ayant vainement employé les menaces, les supplices & les promesses, ils ont tourné leurs armes mutuellement les uns contre les autres.
Les nazaréens ont des soldats religieux [36], qui font un vœu solennel d’immoler autant de Turcs qu’il leur sera possible, à la gloire de Dieu ; & ceux-ci en revanche, ont fait un point de leur loi de leur rendre le réciproque.
N’est-ce pas-là une façon pitoyable d’éclairer l’esprit & le cœur ? Ne voilà-t-il pas une plaisante foi, qui n’est fondée que sur la crainte, & qui ne croit que parce qu’elle n’ose ne point croire ? La plus légère difficulté, la plus petite dispute arme ces infidèles les uns contre les autres : ils s’égorgent, ils se massacrent pour le moindre point contesté : & dès que celui-là est fini, il en renaît bien-tôt un autre. Les grecs de Constantinople haïssent moins les mahométans que les latins ; & il n’est pas un marchand à Pera, qui ne se fît plutôt turc, que ce qu’il appelle schismatique. Tu connois l’anthipathie des Turcs & des Persans, & la division des sectes d’Omar & d’Aly.
Je considère le mahométisme & le nazaréïsme comme deux grandes tours, pareilles à celle de Babel, qui produisent perpétuellement un amas de disputes & d’idées différentes.
Les nazaréens nous font un reproche qui fait la gloire de notre sainte loi. Ils prétendent que notre dispersion dans l’univers est la marque de notre réprobation. Mais cette unité de foi & de croyance [37] que nous avons conservé ; cette simplicité dans les points essentiels de notre religion, à laquelle ni le tems, ni nos malheurs, ni la différence des climats, n’ont pu apporter aucun changement ; ne sont-elles pas des preuves visibles de la grandeur & de la vérité de notre sainte loi ?
La confusion, le désordre & le changement, sont le partage des inventions humaines ; la stabilité & la confiance, les marques du doigt de Dieu.
Ecris-moi, mon cher Isaac, si tu trouves mes réflexions justes. Je suis dans un pays où je n’ose communiquer mes idées, qu’autant qu’elles servent à éclaircir mes doutes, & de telle façon que la curiosité naturelle aux étrangers les rende excusables.
Je me trouvai hier à l’enterrement d’un nazaréen. Les cérémonies m’en parurent aussi nouvelles que celles que j’avois déjà vûes dans leur église. Une grande quantité de moines marchoient deux à deux dans les rues, en chantant un certain air lugubre. Parmi ces moines, il y en avoit de vêtus de plusieurs manieres & de différentes couleurs. Les uns étoient habillés de gris, portoient une longue barbe, & n’avoient pour chaussure qu’une sandale de bois. Les autres étoient noirs & blancs, & sans barbe. Il y en avoit d’une couleur verdâtre. Tous ces moines formoient plusieurs corps différens : & ils étoient divisés selon leurs vêtemens. A la tête de chaque troupe, on portoit un étendard fait en croix, assez ressemblant aux enseignes des bachas, si ce n’est qu’il n’y avoit point de queue de cheval qui pendît aux bâtons. Ces premiers prêtres, qui formoient comme l’avant-garde, étoient suivis par d’autres couverts d’une espèce de manteau à-peu-près semblable aux cappes des bergers de l’Arabie. Des hommes leur soutenoient un des bouts de la robe.
Ils avoient chacun un long flambeau à la main : l’on eût pû les prendre pour ses lanciers, qui faisoient le corps d’armée. Ils formoient autour du mort, que quatre personnes portoient, un bataillon quarré. Une foule de gens habillés de noir, à la tête desquels étoit un homme entiérement couvert d’un grand crêpe, fermoit la marche, & servoit d’arriere-garde. La curiosité m’engagea à voir la fin d’une cérémonie aussi extraordinaire. Je suivis le convoi funebre. Dès qu’il fut arrivé à l’église, on plaça le corps mort au milieu de plusieurs flambeaux : les prêtres l’entourerent, & prirent congé de lui, par quelques airs & quelques chansons qu’ils chanterent. Comme j’étois éloigné, je ne pus distinguer ce qu’ils lui disoient : mais il me parut qu’ils lui souhaitoient beaucoup de repos, de tranquillité, & une parfaite conservation de la vûe [38].
Avant de descendre le défunt dans le caveau, on voulut voir par précaution s’il ne seroit qu’évanoui. Un jeune homme apporta un pot rempli d’eau [39], & chacun lui en jetta sur le visage.
N’ayant donné aucun signe de vie, on l’enferma dans le tombeau : après quoi, l’on chanta encore un petit air sur sa sépulture pour lui dire le dernier adieu. Je n’ai pu pénétrer quelle est la raison de cette cérémonie. Je veux donc m’informer si les nazaréens croient que les morts, dans l’autre monde, soient métamorphosés en enfans, qu’on les endorme par des chansons.
On nous accuse d’avoir trop de cérémonies dans notre religion. Peut-on en trouver de plus ridicules, & en plus grand nombre, que chez les nazaréens ? Que doit penser un vivant de voir chanter sur le tombeau d’un mort ? Je ne connois de plus grande folie que celle d’y danser.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & remercie Dieu de t’avoir fait connoître sa loi.
De Paris, ce…
Lettre IX.
[modifier]Un capitaine, dont le vaisseau est arrivé hier dans ce port, vient de me remettre quatre de tes lettres. Apparemment qu’elles ont été arrêtées à Marseille : notre correspondant me les a toutes envoyées par le même bâtiment.
Je ne doutois point de la surprise que te causeroient les nouveautés que tu vois. La premiere fois que je partis de Constantinople pour aller à Vienne, je me trouvai dans un pareil cas au tien. Nourri dans les manieres Levantines, tout ce qui n’en approchoit pas me paroissoit extraordinaire. J’ai ri de bon cœur de ta méprise sur les chanteuses de l’opéra, & de l’embarras que te causa le sermon. J’ai fait voir tes lettres à Osman Bacha [40], qui depuis quelques jours, est arrivé dans ce pays.
Il a trouvé juste le jugement que tu as porté sur l’état des sciences en France. Tes réflexions sur notre religion ont occasioné, entre son secrétaire & moi, une dispute vive & plaisante. C’est un jeune homme qui s’est fait mahométan depuis trois ans. Il avoit été quelque tems moine. Ensuite, las du nazaréisme, il vint se faire Turc. Le Bacha le vit, lui trouva beaucoup de talent, & le prit à son service. Il a voulu me prouver que la véritable religion étoit la mahométane, & qu’elle contenoit le judaïsme épuré, tel qu’il étoit dans le tems que Dieu donna les tables de Moïse. J’ai été surpris de le voir si zélé pour Mahomet. Je croyois qu’il étoit aussi mauvais turc qu’il avoit été mauvais nazaréen. Comme, en disputant, ses raisons avoient beaucoup amusé Osman, il lui ordonna d’en faire un précis, pour qu’il put les examiner à loisir. Je t’envoie une copie du mémoire qu’a fait ce secrétaire. Préjugé à part, mande-moi ce que tu en penses.
Mémoire de Haly, secrétaire d’Osman Bacha, autrefois comte de Bonneval.
« Nous avons, nous autres musulmans, les mêmes cérémonies & la même croyance que vous autres juifs, dans tous les points essentiels. Un seul Dieu, l’immortalité de l’ame, la punition des méchans, la recompense des bons, la circoncision, l’horreur des images, l’observation du jour du sabbat ; & nos mosquées, ainsi que vos synagogues, ne sont point souillées par des idoles. Lorsque nous jeûnons, nous ne mangeons, comme vous, qu’après le soleil couché. Nous avons du respect pour la mémoire de Moïse & des prophetes. Nous regardons avec veneration la ville de Jérusalem. Nous nous abstenons des viandes défendues. Voilà, dans tous les points le judaïsme ancien : voilà la foi d’Israël dans son plus grand jour, & telle qu’elle subsistoit dans le tems de David.
« Examinons à présent qui sont ceux qui ont le plus changé & ajouté, ou de nous, ou de vous.
« Un des deux griefs que vous nous reprochez, consiste dans le culte que nous rendons au Messie [41].
« Mais pourquoi ne voulez-vous pas que nous reconnoissions sa venue, lorsqu’il en est tant de preuves évidentes ? Comment réglez-vous votre attente éternelle avec les semaines de Daniel ? Vous avez perdu votre compte ; & las de faire d’inutiles supputations, vous avez mieux aimé dire que c’étoit un mystere, auquel vous n’entendiez plus rien. Vous vous tirez d’affaire, approchant de la même maniere, sur l’explication de cette prophétie, dans laquelle il est dit si clairement, que le sceptre ne sera point ôté de la maison de Juda, jusqu’à l’arrivée de celui qui doit venir. Je sais que vous soutenez que ce n’est pas du sceptre dont il est parlé dans la prophétie, mais d’un mot qui signifie verge de tribulation : &, moyennant un tour forcé que vous donnez à ce passage, vous voulez le faire servir à votre défense. Cependant, malgré toutes les ténebres que vos rabbins ont voulu répandre sur les prophetes, vous savez l’histoire d’un de vos plus fameux docteurs. Etant prêt à mourir, il fit assembler sa famille autour de son lit.
« Mes enfans, leur dit-il, j’ai bien peur que ce Jesus de Nazareth, que nos peres ont crucifié, ne soit le Messie.
« Il mourut peu après ; & quelque soin qu’on voulût apporter pour cacher au public les doutes de ce rabbin, on n’en put venir à bout.
« Mais enfin, supposons pour un instant, que nous nous trompions, en croyant que le Messie soit arrivé, voyons quels sont les changemens essentiels que cela nous a fait faire au fond du véritable judaïsme. Aucun : & les mêmes cérémonies, les mêmes points fondamentaux, qui fixoient la loi d’Israël, lorsque Jérusalem étoit dans sa gloire, sont encore notre unique croyance ; & vous en êtes convenu il n’y a qu’un instant. Quel mal peut-il y avoir à honorer un prophete, un grand homme, un législateur, dont la morale est si belle, & si utile au repos & à la tranquillité de la société ? S’il nous a appris à ajouter quelque chose à l’ancien judaïsme, ce sont des sentimens si épurés, qu’on voit bien qu’ils viennent du ciel ; & si Moïse ne les inspira point aux anciens juifs, c’est qu’il connut que la dureté de leurs cœurs les en rendoit incapables. Nous n’avons donc apporté d’autres changemens à l’ancienne religion, que d’épurer la morale, & de rendre à celui qui nous la prêchoit la gloire que nous lui devions. Nous n’avons point poussé les choses à l’extrême, comme les chrétiens ; &, au lieu qu’ils se sont entiérement éloignés du judaïsme, nous n’avons fait que l’épurer.
« Vous nous reprochez encore la profonde vénération que nous avons pour Mahomet. Pourquoi ne nous sera-t-il pas permis d’honorer l’envoyé de Dieu ; celui, qui, après Moïse & Jesus, est venu apporter la clarté en terre, & achever de perfectionner la loi de Dieu, dont il est le favori ?
« Voyons si vous n’avez pas fait des changemens plus considérables. Vous avez manqué dans votre dispersion, aux points les plus nécessaires de la loi. Vous avez cessé de circoncire en Espagne ; cependant, quelque crainte qu’il y eût à le faire, rien ne pouvoit vous obliger à discontinuer une cérémonie aussi essentielle. Vous avez sacrifié, pendant un tems, en France, des enfans que vous achetiez : &, contre la volonté de Dieu, vous avez arrosé les autels que vous lui dressiez, de sang humain, quoiqu’il vous fût défendu expressément de sacrifier hors de Jérusalem. Je ne parle point de toutes les rêveries de vos docteurs.
« Où avez-vous trouvé dans les livres anciens, qu’il vous fût défendu de couper votre pain avec de certains couteaux ; & qu’il ne vous fût pas permis de boire du vin que vous n’aviez point pressé ? Dans quel endroit de la Genese, du Deutéronome, des pseaumes de David, avez-vous lu ce principe impie, que c’est un point de religion de tromper tous ceux qui ne sont pas de la vôtre ? Je sais que vous n’accordez pas publiquement que vous avez ces sentimens. La raison en est évidente. On seroit beaucoup plus sur ses gardes ; & vous auriez peine à faire les fonctions de votre nouveau judaïsme. Convenez donc que vous n’avez des anciens juifs, que le nom, & que les musulmans en ont la religion. »
Il te sera aisé, mon cher Monceca, de démêler le foible de cet écrit, & les sophismes dont il est rempli. Mais, je t’avouerai que j’en ai trouvé l’idée singuliere. Bien des gens nous ont reproché d’être dans l’erreur : mais personne ne s’étoit avisé de vouloir nous prouver que les mahométans étoient les véritables juifs, sous un nom différent.
Je voudrois qu’un sentiment aussi singulier pût te rendre le plaisir que me font tes lettres : elles renouvellent en moi le souvenir de tout ce que j’ai vu en Allemagne. J’y ai trouvé tout ce que tu rencontres à Paris : ses petits-maitres, ses femmes galantes, ses moines hypocrites & fripons, &c.
Lorsqu’on examine les hommes en général, on apperçoit beaucoup de ressemblance des uns aux autres. La différence de climat ne change rien aux cœurs : elle ne fait que les habiller à la mode des pays. On aime à Constantinople comme à Paris. Les Turques sont aussi portées à là galanterie que les Parisiennes ; mais c’est dans un goût différent. Ici, le silence est le nœud d’une intrigue ; on risque tout par la moindre indiscrétion ; la nécessité, & non pas l’inclination, force un amant à se taire. Un usage différent dispense un François de tant de précautions ; & s’il cache moins les faveurs de sa maîtresse, c’est qu’il a moins à craindre. Un Turc seroit peut-être aussi indiscret, si son intérêt ne l’obligeoit à ne pas l’être. Ces airs de petit-maître, ces façons, ces manieres affectées ne sont pas inconnues en Turquie. Elles se présentent sous d’autres formes, mais sont pourtant les mêmes. Les plumets, les habits brodés, les lorgnettes, les cannes, les tabatieres sont transformés ici, en habillement de chelibi [42], en turban orné de fine mousseline, en boëte de senteur, en tablette à écrire des vers tendres, & en pipes d’un goût fort galant.
La parure, dans tous les pays, est le foible des femmes. Le désir de plaire à un amant qui les a su charmer, & leur hardiesse à tout entreprendre pour y réussir, est une passion qui leur est naturelle. Il n’y a qu’un peu de différence dans la façon de venir à leur but. En France & en Allemagne, une femme-de-chambre trompe un mari, porte les lettres, & prête son secours à sa maîtresse. Un eunuque fait ici le même manege. Lorsque le François s’en apperçoit, il en rit, ou il le supporte patiemment. L’Asiatique fait rage, mais sa colere ne change rien à son sort. Qu’il le supporte paisiblement ou non, il faut qu’il l’essuie. Les moines même, dont les actions te causent de l’étonnement, ont ici des copies très-ressemblantes de leur avarice, de leurs fourberies, de leur hypocrisie, de leur paresse, & de leur inutilité au bien de l’état. Tout est bien égal entre un religieux nazaréen & un dervis mahométan.
Ne te plains plus, si tu ne reçois pas exactement de mes nouvelles : le peu de vaisseaux qui partent ne m’en laissent pas le maître.
De Constantinople, ce…
Lettre X.
[modifier]On promene ici dans les rues, en grande cérémonie, un nombre de figures & d’idoles grotesques, qu’on appelle les châsses des saints. Elles sont escortées de la même façon que le sont les morts qu’on porte dans le tombeau ; & aux vêtemens près, qui ne sont pas noirs, il n’y a aucune différence. Ces pagodes ont leurs jours marqués dans le cours de l’année pour leurs promenades. Les unes n’empietent pas sur les droits des autres : quelque envie qu’ait une idole de prendre l’air, & de visiter les rues, il faut qu’elle attende que sa fête arrive. Elle est duement enfermée jusqu’alors, & ne sort de son étui, que par la permission des marguilliers [43].
Chacune de ces châsses a son département dans le gouvernement de la nature. L’une commande aux vents, l’autre aux mers, l’autre dispense les biens de la terre.
Une des plus considérées, est celle qui a la puissance de faire pleuvoir : elle tient le premier rang, & jouit du droit de se promener plus souvent que les autres. Il en est encore plusieurs, dont le pouvoir est plus borné. Elles président à la vue, au mal de dents, à la goutte, à la peste, aux voyages, aux entreprises, au commerce, à la découverte des choses perdues, & ont les mêmes attributs que les dieux Lares ou Pénates des anciens. La croyance ferme, dans laquelle est le peuple de la puissance de ces châsses, va occasionner le nouveau systême d’un physicien. Il a trouvé, par leur secours, le moyen d’expliquer aisément tous les secrets de la nature ; & comme cette philosophie convient parfaitement aux moines, il y a apparence qu’ils feront tout leur possible, pour la mettre en vogue.
Je t’ai déja appris plusieurs choses sur les savans de ce pays : mais je n’ai pu entrer dans un détail particulier. Je suis à présent en état de te satisfaire, ayant fait connoissance avec quelques-uns.
On peut diviser les savans de Paris, comme les Grecs divisoient leurs dieux, en dieux & en demi-dieux. Les demi-savans fourmillent en France. Tout le monde veut y avoir de l’esprit : c’est le foible de la nation. On aime mieux passer pour fripon que pour bête. Tel homme ne se soucie pas d’être regardé comme une personne dont les mœurs sont scandaleuses, qui seroit au désespoir qu’on ne le crût pas en état de deviner les énigmes du Mercure, & de composer un madrigal.
Les femmes veulent aussi, décider souverainement des ouvrages d’esprit. Ce qu’il y a de particulier, c’est que souvent leurs décisions valent mieux que celles des hommes ; qui n’étant pas gâtée par des études mal dirigées, rend leur goût plus fin & plus assuré, que l’est celui des demi-savans. Depuis quinze à vingt ans, les génies supérieurs, qui vivoient pendant le regne de Louis XIV, n’ont point été remplacés. Il semble que la nature avoit pris le soin de former un nombre de grands hommes dans les sciences & dans les beaux arts, pour que tout répondît en même temps à la grandeur de ce monarque.
Il y a cependant encore des savans illustres, & qu’on ne peut, sans injustice, refuser de placer dans la premiere classe. Le plus ancien [44] est un excellent philosophe, bon poëte dans sa jeunesse, habile critique, & grand physicien dans un âge plus mur.
Croirois-tu que, doué de talens aussi rares, il a donné dans un travers étonnant, soit par vanité, soit par foiblesse ? Il abandonna ses confreres les savans, & se fit le chef des grimauds & des avortons du Parnasse. Il prostitua sa savante plume pour soutenir leurs rêveries : & le public vit avec étonnement un homme tel que lui défendre une aussi mauvaise cause. Il s’agissoit de prouver la supériorité des modernes sur les anciens. Quelque chimérique que fût cette entreprise, peut-être auroit-on démontré leur égalité en traitant cette matiere avec la justesse & la neutralité qui convenoit. Mais on poussa cette ridicule dispute, jusqu’au point de soutenir qu’Homere était un radoteur, Démosthene un braillard, Virgile un poëte fort ordinaire : on voulut leur apprendre à parler leur langue ; on leur reprocha des expressions basses, des termes ignobles ; & un homme, né sur les bords de la Seine, prétendit trois mille ans après la mort d’Homere, lui apprendre le choix des mots et la noblesse des expressions Grecques. Ce qu’il y avoit de particulier dans cette dispute, c’étoit la différence des adversaires. Tous les véritables savans, tous les génies du premier ordre se rangeoient du parti des anciens, ils avouoient que c’étoit à leur lecture qu’ils étoient redevables de ce qu’ils savoient ; & ceux qui les combattoient étoient l’opprobre de la littérature, & l’excrément des belles-lettres. Aussi furent-ils bientôt réduits au silence. Ils s’adresserent, dans leur confusion, au savant dont je te parle. Ils lui offrirent de le reconnoître pour leur maître. Il se laissa toucher de la flatteuse idée d’être chef d’un parti, & écrivit avec beaucoup d’esprit, de très-mauvaises choses. Il y a apparence qu’il les condamnera bientôt : car les nazaréens sont obligés d’avouer en mourant les mensonges qu’ils ont dit pendant le cours de leur vie ; & comme il est très-avancé en âge, je crois qu’il ne tardera pas à faire aux bons écrits qu’il a critiqués, une réparation authentique, qui servira à effacer la seule tache dont sa gloire ait été flétrie.
Cette coutume, que les nazaréens ont d’avouer à leurs prêtres toutes leurs actions, les rend dépositaires du secret de toutes les familles. Le souverain pontife, assis sur son trône au milieu de la ville de Rome peut savoir ce que pense, non-seulement un européen & un Africain, mais un Indien nazaréen.
S’il ne veut pas entrer dans le détail, il est toujours le maître de le faire, lorsqu’il le souhaite : pour donner une preuve perpétuelle du pouvoir qu’il a de lire dans les cœurs, il se réserve dans toute la chrétienté la connoissance de certains crimes, dont lui seul peut accorder le pardon. Battre un moine, écrire contre lui, &c. voilà des cas dont lui seul peut absoudre. Si j’étois nazaréen, la lettre que je t’écris, m’obligeroit à faire le voyage d’Italie ; mais pour avoir assassiné six hommes, volé dix familles, j’en serois quitte en l’avouant au premier moine que je trouverois, & parfaitement absous, moyennant quelques aumônes applicables à lui ou à son couvent. Si j’étois fort riche, peut-être m’obligeroit-on à faire quelque pieuse fondation. Mais alors j’aurois des restes de mon absolution ; & je pourrois donner quelques coups de bâton sur le marché fait, sans que cela me fût compté la premiere fois que je retournerois en faire le récit.
Cette absolution, dont les prêtres sont les seuls dépositaires, est pour eux les mines du Pérou & du Potose. Ils la regardent comme une terre dont la culture les nourrit : ils en ont réglé les revenus en trois différens payemens, qu’ils retirent les jours de leurs trois fêtes principales ; & par une grace spéciale, ils ont accordé aux jeunes seigneurs & aux dames de la cour, le privilége de payer dans une seule fois, mais dont rien ne peut les dispenser. Il y a cependant bien des gens qui fraudent les droits. Il s’est trouvé tel homme qui, à l’article de la mort, a avoué avoir fait cette contrebande pendant vingt & trente ans. Les petits-maîtres & les sçavans sont fort sujets à tromper la gabelle. Il y en a beaucoup des premiers qui ne payent qu’à l’extrémité, lorsque la maladie, les préjugés & la crainte les y oblige ; & dans le nombre des derniers, plusieurs meurent sans acquitter leurs dettes. Aussi les moines ont-ils soin de déclamer contre un pareil abus. Pour y remédier autant qu’il étoit possible, ils ont passé un concordat avec les mauvais anges, par lequel ceux-ci s’obligent à se saisir de tous ceux qui n’auroient pas payé les droits avant leur mort. Les moines ont rendu public ce traité, & prennent soin d’en renouveler très-souvent le souvenir. Cette alliance, qu’ils ont contractée avec les esprits infernaux, avoit tellement frappé quelques nazaréens, qu’ils ne pouvoient se résoudre à mourir, quoiqu’ils eussent acquitté les droits.
Ils craignoient toujours que les diables ne leur cherchassent quelque chicane. Pour calmer leur frayeur, quelques docteurs nazaréens trouverent l’invention de leur expédier un récépissé qui serviroit de passe-avant. Ils imposerent un léger droit sur cet acquit ; ce qui augmenta leurs revenus, par la précaution que prirent bien des gens de s’en munir avant leur départ pour l’autre monde. Ces passe-ports me rappellent certaines sentences de l’Alcoran, quelques Turcs superstitieux font enterrer avec eux. Ils ne doutent pas que leur prophête ne leur tienne compte d’une action si pieuse.
Quelle erreur, mon cher Isaac, et quel aveuglement ! Nous n’aurons de sauf-conduit après la mort que celui de nos bonnes actions. C’est une conscience pure qui nous donne une noble assurance, lorsque nous sommes prêts à faire ce voyage. Quand on a vécu innocent, pourquoi craindre le trépas ? Il met fin à nos peines. Infortunés pélerins, jouets des passions, en butte à toutes les rigueurs du sort, qui peut causer nos regrets ? Si le ciel ne nous avoit commandé de ne point attenter sur nos jours, j’aurois approuvé la coutume qu’on observoit dans certaines villes du tems de Pompée, où il étoit permis, lorsqu’on étoit trop malheureux, de demander le poison qu’on gardoit exprès dans la république, & dont les magistrats étoient les sages dispensateurs, & jugeoient si les infortunes dont on se plaignoit étoient assez violentes pour mériter le reméde public. Mais comment leurs jugemens pouvoient-ils être justes ? L’homme ne voit qu’à travers le voile de ses passions : ce sont elles qui le déterminent toujours. Un amant malheureux devoit accorder tout le poison à celui qui vouloit mourir pour la perte d’une maîtresse. Un joueur qui croyoit qu’il convenoit beaucoup mieux à celui qui avoit perdu son argent. Un ambitieux l’auroit accordé avec plus de plaisir à un courtisan disgracié. Et je crois que ces juges, lorsqu’ils ne ressentoient pas les mêmes passions que celui qui présentoit sa requête, la lui accordoient plus souvent par grace, que par une véritable persuasion de nécessité.
Le courrier va partir, & je finis ma lettre. Porte-toi bien, mon cher Isaac, & prospère tous les jours davantage.
De Paris, ce…
Lettre XI.
[modifier]Je continue d’examiner les beautés de Rome. Je considère avec un plaisir mêlé d’étonnement, les restes de la grandeur de ces fameux Romains. J’allai hier voir le capitole. Sur les ruines de l’ancien, on a bâti un palais moderne, dont Michel-Ange, fameux architecte, a donné le dessin. Après avoir examiné ce qu’il renferme de curieux, je donnai un vaste champ à mes réflexions. Quelle seroit, disois-je en moi-même, la surprise de Marius, de Sylla, de César, de Sertorius & de Pompée, s’ils revenoient au monde & qu’ils pussent être transportés dans Rome, sans être prévenus des changemens qui y sont arrivés ? Ils croiroient prendre leurs places au capitole, & les verroient remplies par une douzaine de monsignors. Ils trouveroient les anciens sénateurs métamorphosés en abbés, & l’ordre des chevaliers changé en un essaim de moines. Au lieu des licteurs & des faisceaux, qui précédoient & suivoient les consuls Romains, ils appercevroient un prélat escorté de ses estafiers, ou quelque cardinal qui se promeneroit in fioco [45] Que sont devenues les légions ?
Ils iroient au champ de Mars, & n’y trouveroient que des ronces & des serpens. Eh quoi ! Romains, s’écrieroient-ils, qu’est devenu votre amour pour la gloire ? Qu’avez-vous fait de cette ardeur martiale, qui vous rendit les maîtres du monde ? A ces discours, le peuple leur riroit au nez. S’ils demandoient à visiter les arsenaux, à voir l’état des armes, & la dépense que peut faire la république ; on les meneroit dans la bibliothéque du Vatican, on leur feroit voir les bulles d’excommunication qui ont été lancées, & celles qui sont prêtes à l’être à la premiere occasion. S’ils vouloient vérifier l’état des finances, les fonds qui les produisent, l’arrangement qu’on prend pour lever les subsides, on leur ouvriroit des coffres remplis d’indulgences, de bulles, & de nominations aux bénéfices. S’ils étoient curieux de sçavoir les récompenses qu’on donne aux citoyens qui se distinguent, & les statues qu’on leur élève ; on leur montreroit des chapelets, des agnus & des reliquaires bénis par le pontife.
S’ils s’informoient des couronnes triomphales, on leur porteroit des mitres & des calottes rouges. S’ils demandoient à voir les rois de Bithynie, de Comagene, d’Arménie, du Pont & tant d’autres souverains assidus courtisans du moindre des sénateurs, on leur présenteroit le prétendant & ses deux fils. Et si leur curiosité s’étendoit jusqu’à sçavoir les princes qu’on a vaincus, on leur raconteroit l’assassinat de Henri IV, & celui de son prédécesseur.
Crois-tu, mon cher Aaron, que ces hommes illustres, pleins de l’ancienne grandeur de leur patrie, en voyant son avilissement fussent moins surpris que nous ne le sommes des nouveautés que nous appercevons ? Je crois qu’ils le seroient davantage : & César auroit plus de peine à reconnoître un ancien Romain dans un Italien, que tu n’en aurois à deviner l’usage & le but de la cérémonie la plus embrouillée du nazaréisme.
Les plaisirs ont pris dans cette ville une nouvelle face. L’arrivée du carnaval les a rendus plus vifs. J’allai hier à l’opéra : il n’y a que des hommes qui y chantent. Je m’informai quelle en étoit la raison. On me répondit qu’il ne convenoit pas que dans une ville sainte, il y eût des femmes dans le spectacle public. Je te dirai qu’il n’est rien de si ridicule que cette délicatesse hors de propos. Il y a à Rome, dans la rue Serène & dans la rue Longare, deux à trois cent courtisannes. Il est faux qu’elles payent un tribut au Pontife, ainsi qu’on le dit ordinairement ; mais elles sont tolérées, & même protégées par le gouverneur de Rome. Je te prie de considérer lequel est moins digne de la ville sainte, ou trois cent maisons de débauche, ou deux chanteuses, dont les mœurs dans ce pays sont assez réglées. D’ailleurs, elles sont remplacées par des hommes, à qui, pour donner de la voix, on a ôté le moyen de devenir peres de famille.
Ce crime qui, selon moi tient de la barbarie, & que les Turcs ne souffrent que par l’excès de leur jalousie, se commet tous les jours au milieu de Rome. Un pere, pour un vil intérêt, rend son fils en naissant, incapable de perpétuer sa famille, & le met dans un état où il n’est plus ni homme ni femme. Je ne conçois pas comment on tolere une pareille coutume. Ces hommes ne sont-ils pas assez malheureux par les maux où la nature les a assujettis, sans leur en procurer de nouveaux ?
Une loi fondamentale chez les nazaréens, exclut tous les eunuques des honneurs & des gardes ecclésiastiques. Cependant le pontife a trouvé un accommodement à cette ordonnance. Comme il ne peut réparer le dommage causé par l’opération, il permet qu’on donne la prêtrise à ceux qui portent sur leur estomac les tristes reliques de leur honte enfermées dans une bourse de cuir.
Ce n’est pas là le seul expédient comique dont les pontifes se servent pour accommoder les loix de leurs prédécesseurs avec leurs fantaisies. Ils inventent tous les jours mille moyens aussi ridicules. Ils sont obligés de se soumettre à cette gêne, par la nécessité de soutenir leur infaillibilité : car si l’un changeoit, & condamnoit ce que l’autre a fait, toute la sureté de leurs décisions crouleroit ; & c’est un point essentiel de la religion nazaréenne, ainsi je te l’ai déjà écrit, de croire que le pontife pense sensément, lors même qu’il extravague.
Les honneurs qu’on lui rend sont semblables à ceux qu’on réserve pour la divinité. On se prosterne à ses pieds : on baise avec respect sa chaussure. Les plus grands rois nazaréens ne sont point dispensés de cette cérémonie, & la regardent comme un honneur.
Lorsque le pontife est élu, on l’assied sur l’autel du premier temple des nazaréens [46], & là le peuple assemblé tombe à ses genoux, l’adore, lui demande de répandre sur lui les biens de ce monde, & le prie de lui assurer ceux de l’autre après la mort.
Le grand-prêtre se rend à ses prieres. Pour garant de sa parole, il allonge deux doigts de la main, & fait un mouvement du bras. Par ce seul geste, les péchés sont remis, les humains deviennent vertueux, & la nature change de face. Tel autrefois le Jupiter des Payens mouvoit l’Olympe d’un coup d’œil. Il est ensuite porté en triomphe dans son palais. Pour achever le bonheur des Romains, il n’a plus qu’à mourir bientôt.
Ce que je te dis paroît bizarre, & si je ne te l’expliquois, tu n’en comprendrois pas la raison. Chaque élection d’un Pape rend considérablement à la ville. Elle y attire un concours d’étrangers : elle fait un changement dans le ministere & dans les charges, chacun croit gagner quelque chose au changement, excepté les parens du pontife régnant.
Ceux-ci perdent beaucoup à sa mort. On appelle la faveur le népotisme. Comme le grand-prêtre n’a point d’enfans légitimes, n’étant point marié, on a trouvé ce mot très-propre à expliquer le pouvoir de sa famille pendant le cours de son pontificat. Il s’est trouvé tel favori, qui a poussé le népotisme plus loin que le despotisme ne l’est à Constantinople, et qui a plus pillé lui seul dans trois ans que vingt visirs dans cinquante.
Les Romains n’entendent point leurs intérêts, en souhaitant le changement de pontife, il leur seroit bien plus aisé de contenter l’avarice d’un affamé qui, après s’être rassasié, les laisseroit tranquilles, que d’être en proie à l’insatiabilité de trente qui se succédent en peu de tems l’un à l’autre.
Pour réparer les maux que cause ce népotisme, les grands-prêtres ont pris un empire absolu sur les saisons, sur les élémens, & sur les fruits de la terre. Par ce moyen, ils rendent au peuple, du moins ils le lui font accroire, ce que leur famille & leur favori lui enlevent.
Il y a quelque tems qu’un nombre étonnant de chenilles rongeoit & détruisoit tous les arbres : chacun se plaignoit de ces insectes. On eut recours au souverain pontife. Il promit de les exterminer, mais comme il n’étoit pas sur de son fait, & qu’il doutoit que les chenilles eussent assez de complaisance & de docilité pour vouloir crever, il différa pendant long-tems, sous divers prétextes. Enfin la saison devenant fort avancée, & le froid se faisant déjà sentir, il comprit qu’il pouvoit, aidé de l’hyver qui approchoit, risquer son autorité contre ces insectes. Il envoya un simple pontife les excommunier de sa part, & leur ordonner d’avoir à crever le plutôt qu’il leur seroit possible. Elles obéirent d’autant plus aisément, qu’il gela beaucoup cinq ou six jours après l’ordonnance publiée. Le peuple cria miracle. On fit des processions par la ville : les châsses furent promenées en triomphe ; & les moines reçurent beaucoup de charités pour les payer des prieres qu’ils avoient faites.
Quelque tems après, un simple pontife [47] qui voulut imiter son souverain, fut moins heureux.
Des sauterelles désoloient son pays : il les excommunia trois années consécutives ; mais apparemment, étant de race janséniste, elles appellerent comme d’abus de l’ordonnance du pontife ; & ne s’aviserent de mourir que l’année où elles n’avoient point été excommuniées.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & que tes richesses surpassent tes desirs.
De Rome, ce….
Lettre XII.
[modifier]J’allai hier dans une assemblée de dames & de petits-maîtres. Le marquis de Farfin, dont je t’ai parlé au commencement de mes lettres m’y conduisit. Je fus à même d’y faire des réflexions sur la fourberie des femmes, & la perfidie des hommes. Lorsque j’arrivai, on étoit occupé à tourner en ridicule une comtesse, dont chacun protestoit d’être ami.
Je ne sçais, disoit une jeune femme, dans quel endroit la comtesse prend les vieux contes dont elle vient nous ennuyer. En vérité, il n’est pas permis de radoter de si bonne heure. « Vous avez tort, madame, répondit un petit-maître, avec un air doucereux. Si l’âge donne des droits pour ennuyer le public, la comtesse en est en possession depuis plus d’une année. » Vous êtes un malicieux, reprit une femme, je connois la comtesse. Elle n’est point d’âge à radoter. Elle s’est mariée l’année que je suis née : elle avoit alors vingt-quatre ans, & j’en ai trente-deux. « Comment, madame ! s’écria certain fat, avec un air de surprise, vous paroissez un enfant, & vous avez trente-deux ans ? Ce que vous dites-là est aussi surprenant, qu’il est incroyable que la comtesse n’en ait que cinquante-six, quoiqu’elle n’en avoue que quarante. »
Dans le moment qu’on décidoit du tems de la naissance de cette comtesse, elle entra dans l’assemblée. Chacun changea de discours. Mon Dieu, Madame, lui dit cette femme qui venoit de lui donner si libéralement cinquante-six ans, vous avez aujourd’hui un teint de lys & de roses, un air de fraîcheur. Vous ne paroissez pas avoir trente ans.
« J’en ai pourtant davantage, reprit la comtesse en souriant doucement, tournant les yeux méthodiquement, & mordant dans sa lévre pour la rendre plus vermeille. Je n’ai point, continua-t-elle, dormi la nuit passée : je me faisois peur à moi-même ce matin dans mon miroir. En vérité, j’avois résolu de ne me pas montrer aujourd’hui. Il a fallu que l’envie de voir bonne compagnie m’ait déterminée à sortir. » Nous aurions perdu infiniment, reprit ce petit-maître qui l’avoit déchirée un instant auparavant ; car personne, Madame, ne répand plus d’enjouement que vous dans une assemblée. J’ose vous le jurer avec sincérité ; j’aime mieux une des petites histoires qu’il vous plaît de nous raconter quelquefois que le meilleur conte de Bocace & de la Fontaine.
J’étois étonné de ce que j’entendois. Cette dissimulation me paroissoit une perfidie insupportable. Je ne pouvois approuver qu’on eût pris plaisir à répandre un ridicule sur une personne, avec laquelle on vivoit journellement, & à qui on donnoit le titre d’amie. Mais j’étois encore plus révolté des louanges déplacées qu’on lui prodiguoit. Je les recevois comme des injures d’autant plus sanglantes, qu’elles enfermoient une ironie, dont tous ceux qui se trouvoient présents avoient une parfaite connoissance.
Dès que je fus sorti de cette assemblée, je ne pus m’empêcher de témoigner ma surprise au marquis de Farfin. Si tous les gens, lui dis-je, avec lesquels vous vivez, ont autant de dissimulation, je vous plains ; & il vous est difficile d’ajouter foi aux discours que vous entendez. Qui peut vous assurer qu’on ne parle pas sur votre compte d’une façon aussi extraordinaire, que sur celui de cette comtesse ? Ces gens, dont le cœur est si faux, se disent de ses amis, comme ils protestent qu’ils sont des vôtres. « Je sçais, me répondit le marquis, à quoi m’en tenir. Je connois trop le monde, pour être la dupe de ces vaines protestations d’amitié, & de ses louanges prodiguées, sans choix & sans fondement. Je me conforme à l’usage & à la mode, je loue moi-même souvent ce que je trouve ridicule ; & je me réserve de pouvoir m’en réjouir lorsque l’occasion se présente. » Mais, lui demandai-je, à quoi sert ce déguisement ? Pourquoi trahir sans cesse les sentimens de votre cœur ? Votre bouche n’en est jamais l’interprête. La sincérité est une vertu qui vous est connue.
« Telle est, me dit-il, la façon de vivre dans ce pays. La dissimulation est le nœud le plus étroit de la société. Comme on a vu qu’on ne pouvoit prendre assez sur soi, pour aimer véritablement bien des gens qu’on fréquentoit, on a employé la contrainte. L’artifice a pris la place de la vérité. la politesse tient lieu de la cordialité ; & la nécessité a rendu excusable ce déguisement. »
Voilà, mon cher Isaac, une des principales causes de cette politesse, si vantée parmi les François. Ils ne doivent cette qualité, dont ils se glorifient si hautement qu’au manque de candeur & de sincérité. Leurs complimens, leur accueil gracieux, leurs discours flatteurs sont des suites de leur dissimulation. Un philosophe doit regarder leurs louanges comme un poison renfermé dans une liqueur délicieuse au goût.
Un homme dans ce pays, n’est occupé que du soin de plaire superficiellement à tous les gens qu’il rencontre. Il salue l’un, il flatte l’autre. Il embrasse, avec des marques de tendresse, une personne qu’il connoît foiblement. On diroit que tous les François sont des Titus, & qu’ils comptent,les jours où ils n’ont pas rendu quelqu’un heureux, pour des jours perdus. Lorsqu’on approfondit leur caractère, on en découvre le faux. Il y a tel homme qui en a loué un autre pendant dix ans, & qui ne perd pas l’occasion de porter un coup sensible à sa réputation, en satisfaisant son humeur mordante. Le génie des François est tourné à la médisance ; c’est le foible de la nation. Un ami sacrifie souvent son ami au plaisir de dire un bon mot : & il est peu d’amitiés dans ce pays qui soient à l’épreuve d’une saillie heureuse. Aussi voit-on rarement des gens qui soient assez heureux, pour avoir quelqu’un qu’ils puissent rendre le confident de leurs peines, & le dépositaire de leurs secrets ; & si les véritables amis sont rares par-tout, ils le sont plus en France qu’ailleurs.
Cet esprit critique & médisant, qui domine les François, répand une contrainte infinie dans toutes leurs actions. Ils mesurent leurs moindres démarches. Ils savent qu’ils sont sans cesse examinés par des yeux jaloux & attentifs à donner un ridicule. Aussi, dans les assemblées publiques, aux spectacles, aux promenades, ils prennent garde à leurs gestes, à leur façon de marcher, à leur maniere de rire, à leur ton de voix, & sur-tout à leur parure. Les femmes poussent l’exactitude sur cet article à un point surprenant.
Un général ne délibère pas avec plus d’attention dans un conseil de guerre, sur la réussite d’une bataille qu’une coquette examine, avec ses femmes-de-chambre, la bonne grace de sa robe & de sa coëffure. Le succès d’une mouche placée au coin de l’œil pour le rendre plus vif, ou mise auprès de la lévre, pour la faire paroître plus vermeille, est une affaire qui mérite une profonde attention. Vingt miroirs sont consultés avant qu’on se fixe à une détermination. Ces sortes d’agrémens ont tous des noms marqués, & qui expriment leurs qualités & leurs utilités. La mouche au coin de l’œil est tirée du nom d’assassin.
Une femme auroit moins de peine à rester enfermée, & prisonnière chez elle pendant dix ans, qu’à paroître un instant aux Tuileries sans être parée. C’est le nom qu’on donne au jardin du palais du roi, qui fait la plus belle & la plus agréable promenade de Paris. Elle est très-fréquentée dans la belle saison ; & c’est le rendez-vous ordinaire des petits maîtres. On les voit attentifs à répandre leur médisance sur tous les objets qui s’offrent à leurs yeux. Je ne sais, dit l’un, à quoi pense la présidente, mais en vérité, elle aurait dû ne pas amener l’abbé de *** aux Tuileries. Qu’elle reste avec lui toute la journée, j’y consens ; mais du moins elle ne devrait pas le conduire à la promenade : c’est braver le public trop hardiment. « Et pourquoi ne le feroitelle point, répond un autre ? Voilà la marquise & le chevalier ensemble. Elle s’est séparée de son mari depuis huit jours : mais elle s’embarrasse fort peu des discours, & mène ses affaires bon train. »
La médisance est la seule occupation qu’ont une grande partie des gens qui vont se promener dans ce jardin. Il en est un autre [48], fréquenté par des personnes d’un caractere different.
Ils sont uniquement occupés de nouvelles. Ils s’intéressent aux affaires de tous les princes de l’Europe. L’un assure qu’il sait de bonne part que Thamas-Kouli-Kan n’entrera jamais en aucune négociation avec la Porte. L’autre proteste qu’il ne doute pas du contraire. Un troisieme raisonne sur les préliminaires de la paix entre l’empereur & la France. Il veut gager cent pistoles qu’ils ne pourront avoir une durée fixe & stable, & que la guerre recommencera dès le printems. Un vieux officier réformé assure que la France sera obligée de faire la paix, & qu’elle est dans l’impossibilité de continuer la guerre.
Il en donne pour preuve la différence de la valeur des troupes d’aujourd’hui à celle de son temps ; & soutient, que quiconque n’a pas vu M. de Turenne ne peut avoir de courage. Il gémit au siege de Philipsbourg : il traite cette place de bicoque ; & pense que la plus grande puissance du roi consiste dans la compagnie d’invalides.
Il est un troisieme jardin [49], moins fréquenté aujourd’hui, qu’il ne l’étoit lorsque le duc-régent vivoit.
L’Amour, les Ris & les Jeux y avoient élu leur domicile. Il se passoit peut de jours qu’il n’y arrivât quelque aventure préjudiciable à l’honneur des maris. L’Amour y faisoit perpétuellement la guerre à l’Hymen. On m’a raconté une plaisante histoire à ce sujet. Plusieurs particuliers ont dans leurs maisons des portes qui donnent entrée dans ce jardin. Un amant s’étoit caché dans un endroit écarté. Il attendoit sa maîtresse qui lui avoit promis d’aller le rejoindre pendant la nuit, sous prétexte de prendre le frais. Elle lui tint sa promesse, & se servit de cette excuse auprès de son mari, pour pouvoir s’absenter après le souper. Il y consentit d’autant plus volontiers, qu’il avoit lui-même un rendez-vous dans le même jardin. Peu après qu’elle fut partie, il alla trouver sa maîtresse. L’endroit qu’il choisit pour amortir ses feux, n’étoit pas éloigné celui où sa femme prodiguoit ses faveurs. Il entendit une partie du bruit ; & elle comprit aussi que les gens qui étoient auprès d’elle ne perdoient pas le temps en discours frivoles. Deux ou trois personnes, qui se promenoient dans le jardin, s’étant approchées du lieu où se passoit cette scène, interrompirent les acteurs, & les forcerent à changer de place. Quelle fut leur surprise, lorsque les deux amans reconnurent qu’ils s’étoient rendu le réciproque, & que la femme de l’un étoit la maîtresse de l’autre ! Dans leur premier mouvement, ils ne purent assez se contraindre, pour que des gens qui les écoutoient, sans en être vus, ne fussent au fait de leur aventure, qu’ils rendirent publique le lendemain. Les infortunés maris n’en arrêterent le cours qu’en dissimulant parfaitement leur dépit, & en se consolant en eux-mêmes de ce qu’ils s’étoient vengés par la loi du talion.
Porte-toi bien, mon cher Isaac… On dit ici qu’Osman bacha [50] est mort.
Écris-moi, je te prie si cela est vrai, & les particularités du trépas d’un homme aussi extraordinaire.
De Paris, ce…
Lettre XIII.
[modifier]J’allai, il y a quelque temps, visiter les bibliothéques publiques. On en voit plusieurs à Paris ; & l’on y trouve des manuscrits qui sont dignes de la curiosité des savans. Elles sont ouvertes certains jours de la semaine. L’on peut aller y travailler sous les yeux des bibliothécaires, qui montrent la place des livres dont on a besoin, & prennent soin qu’on n’en enlève aucun. C’est un soulagement pour tous ceux qui s’appliquent aux sciences, que la commodité d’avoir l’usage de tant d’écrits, dont le ramas a coûté plusieurs siecles, beaucoup de soins & de dépenses.
On trouve dans ces bibliothéques toutes sortes de livres : ceux que les nazaréens regardent comme prohibés y sont aussi. Cela les rend beaucoup plus complettes & plus utiles : car tu ne saurois croire combien d’ouvrages dignes de l’estime de la postérité la plus reculée sont défendus parmi eux. Dès qu’un livre traite de philosophie, il est examiné par les moines. Pour peu que le systême qu’ il contient ne leur convienne pas, il est condamné, & les exemplaires sont supprimés. S’il traite de politique, il faut encore qu’il soit plus réservé : cela regarde le ministere. L’histoire même ne peut être écrite avec la liberté qu’elle demande. Il est dangereux que les vivans n’embrassent le parti des morts. Un auteur est obligé de pallier bien des faits qui se sont passés dans les regnes précédens, par l’intérêt qu’y prennent des familles puissantes, & des corps nombreux & accrédités.
Un historien qui voudroit écrire fidélement ce qui est arrivé depuis Henri III, jusqu’aujourd’hui, seroit obligé d’opter entre le plaisir de dire la vérité, & la douleur de se bannir de sa patrie. Il faudroit qu’il cherchât dans les pays étrangers un asyle contre la persécution, qu’il s’attireroit.
Certains moines [51] ne lui pardonneroient jamais le fidéle récit du meurtre de Henri III [52]. D’autres [53] emploieroient leur crédit pour venger l’exacte description qu’il feroit du crime de leur pere Guignard [54].
Et tous enfin se réuniroient ensemble, lorsqu’on les accuseroient d’être les auteurs indirects de l’assassinat de Henri IV, par leurs prédications séditieuses, par leurs libelles diffamatoires, & par leurs infâmes déclamations, tant que la ligue subsista.
Les auteurs qui écrivent ces faits, ne sauroient en ôter entiérement la connoissance ; mais ils les déguisent en partie. Ils tâchent de les adoucir selon l’intérêt qu’ils y prennent, ou selon qu’ils sont forcés de le faire par la gêne & la contrainte dans laquelle ils sont retenus.
Il y a quelque temps qu’un moine [55], qui avoit écrit plusieurs histoires dans lesquelles on lui reprochoit d’avoir falsifié un grand nombre de faits, s’avisa, pour rétablir sa réputation, de vouloir écrire, selon l’exacte vérité, les disputes de quelques souverains pontifes [56].
Dès que son livre parut, il fut proscrit à Rome. Le pontife nazaréen fut vivement touché, qu’on eût osé troubler les mânes de ses prédécesseurs. Il crut que leurs désordres étoient un mystere, qu’il n’étoit pas permis à un simple mortel de vouloir pénétrer. Par son ordre, le moine fut chassé de son couvent : il fut puni d’avoir écrit la vérité, & perdit les faveurs & les récompenses que lui avoient attirées ses mensonges [57].
La défense des livres est cependant un fort mauvais moyen pour les supprimer. Dès qu’on interdit la lecture d’un livre tout le monde s’empresse à l’acheter. Le libraire en augmente le prix : il se vend beaucoup plus qu’il ne se vendoit auparavant & tel ouvrage auroit été imprimé dix fois dont on n’auroit pas vendu deux cents exemplaires, si l’envie & la curiosité du public n’avoient point été excitées par les défenses des magistrats & des pontifes.
Ce qui accrédite encore ces livres prohibés, c’est qu’ils sont ordinairement bons & instructifs, & qu’ils intéressent les gens d’esprit & les savans : au lieu que la plupart de ceux qu’on débite publiquement ne sont que des romans & des historiettes, propres à divertir quelques femmelettes & quelques abbés ; un homme de génie aimant mieux garder le silence que d’écrire contre ses sentimens.
Je t’ai déja parlé de quelques savans de ce pays : j’en connois plusieurs autres. Un d’entr’eux [58] vient de donner un ouvrage de politique.
Quoiqu’il ait beaucoup de feu, d’esprit & de bon sens, il n’a pu éviter de donner dans des idées fausses. Il y a été entraîné par la crainte & par les préjugés. L’espérance de quelque récompense l’a déterminé à soutenir par de nouveaux écrits les absurdités des premiers. Il rend dans son systême, les peuples, non-seulement esclaves, mais il leur ôte même la consolation de porter leurs plaintes au pied du trône [59], & de soulager leurs maux par la liberté de les apprendre à ceux qui peuvent y remédier.
Au reste, dans tous les sujets où il a pu écrire librement, la raison se présente par-tout d’une maniere brillante ; & la flatterie bannie de son livre, il devient un ouvrage parfait. Il est un autre auteur [60], dont le style est vif & plaisant : on voit qu’il a le génie brillant ; mais il est peu profond. Ses écrits sont des riens agréables ; si l’on peut appeller riens quelque chose qui plaît sans instruire.
Un religieux [61] a donné depuis quelques années une histoire de France, écrite avec pureté, & même avec sincérité, jusqu’au regne de François I. Dès ce tems-là, la vérité commence à s’éclipser, & elle disparoît entiérement sous les regnes suivans.
Un autre auteur [62] n’a point été gêné dans une histoire qu’il a donnée de plusieurs anciens peuples.
Cet ouvrage est un morceau achevé. Il est écrit purement, & avec d’autant plus de sincérité & de liberté, qu’il n’y avoit point de jésuites chez les Medes, & que la cour prend peu de part aux affaires arrivées sous Philippe de Macédoine, & sous Alexandre son fils.
Un jeune homme [63] écrit des comédies & des histoires galantes d’une maniere touchante ; mais son style est guindé.
Il a conservé dans ses écrits un certain air précieux qui tient peu du naturel. On diroit volontiers quelquefois en lisant ses ouvrages, que l’auteur invente, & que le petit-maître écrit.
Le fils d’un célebre poëte [64] fit, il y a quelque tems une satyre, plus maligne qu’ingénieuse des désordres & des troubles que cause la dispute des jansénistes & des molinistes [65], dont je t’ai déja parlé dans mes lettres précédentes. Il sentit l’effet de la colere des ennemis qu’il s’étoit attiré ; & ce fut avec bien de la peine qu’il échappa à leur vengeance.
Les François ont naturellement l’esprit vif & pénétrant. S’ils étoient les maîtres de donner l’essor à leur génie, il n’est point de peuple qui poussât les réflexions aussi loin qu’eux. C’est vainement que les Anglois se flattent d’une plus grande justesse dans le raisonnement. Ils n’ont que l’avantage de pouvoir laisser agir leur imagination, & de ne pas la réduire sans cesse à des principes toujours ennemis du vrai. Comment est-il possible d’approfondir aucune matiere, si l’on est à chaque instant arrêté ; s’il faut toujours chercher des moyens pour allier la raison aux chimeres, la vérité au mensonge ?
On doit regarder comme une chose surprenante, qu’il y ait dans ce pays autant de gens d’un génie vaste & élevé. On fait tout ce qu’on peut pour accoutumer les esprits à ne pas sortir d’une certaine sphere : on craint qu’ils ne s’élevent trop haut. Dès la tendre jeunesse, l’éducation qu’on donne aux enfans, tend plutôt à leur donner des idées chimériques & confuses, qu’à leur apprendre à raisonner d’une façon juste & précise. Les moines qui sont chargés de leur conduite, & qui les élevent dans leurs principes, les éloignent de la bonne méthode d’étudier.
Lorsqu’un jeune homme a atteint l’âge de neuf à dix ans, il est enfermé dans un college. On lui inspire de l’horreur pour les sciences, par la façon dont on veut les lui apprendre. On le dégoûte des bons auteurs par la maniere dont on lui en explique les écrits. On lui parle de Gassendi, de Descartes, de Newton, comme de personnes d’un génie médiocre. Il est peu de régens de philosophie qui ne prennent fiérement le pas sur ces grands-hommes, & qui ne fassent plus de cas de leurs cahiers que des ouvrages de Mallebranche. Il y a une société de moines [66] qui enseigne les belles-lettres avec assez de succès : mais elle a un tel éloignement pour la bonne philosophie, qu’elle en est devenue le fléau.
Le plus renommé de ces colleges, est celui qu’on appelle la Sorbonne : aussi est-il le plus ancien. Il en est plusieurs autres sous sa direction. Sa réputation a été considérable dans les siecles passés ; mais depuis plus de cent ans il perd tous les jours de son lustre. Il s’est rendu odieux par les décisions qu’il rendit dans le tems de la ligue : il favorisa le crime & l’assassinat, & suivit le parti de la révolte & de l’impiété qui se couvroient du voile de la religion. [67]
Dans la suite, il voulut montrer de tems en tems quelque action digne de sa premiere gloire ; mais il ne put y réussir. Le grand nombre de ceux qui le composoient l’emporta sur les avis de quelques-uns, qui vouloient soutenir hautement leurs privileges & ceux de leurs églises.
Par ce que je t’apprends, tu juges combien il est difficile à un François de s’élever jusqu’à un certain point. Loin que les études de sa jeunesse puissent lui être utiles, elles ne servent qu’à former un obstacle à son avancement, & à l’éloigner de la vérité. La philosophie scolastique est un poison qui trouble l’esprit & le rend incapable de cette justesse qu’il faut dans les raisonnemens, & qui ne s’acquiert que par une profonde méditation.
Il est cependant plusieurs François, qui, sans aucun secours, s’élevent à un degré éminent. Il faut qu’ils aient d’autant plus de génie & d’imagination, qu’outre l’ignorance, ils ont à vaincre les préjugés de l’enfance, & ceux de l’éducation que leur ont inspiré ces premiers maîtres. Tu rirois, mon cher Isaac, si je t’écrivois quelques-unes des theses philosophiques, sur lesquelles on exerce les écoliers dans ce pays. En voici une des plus considérables d’une école tenue par des moines [68].
Dieu peut avoir créé le monde, & le monde être éternel : en voici la preuve. Il n’est point de tems dans Dieu : en lui l’effet suit toujours la volonté. Supposons que Dieu eût voulu que le monde eût été de tout tems, le monde auroit donc pu l’être. Un enfant comprend qu’une chose ne peut passer du non-être à l’être, sans avoir eu un commencement. Ainsi le monde a été fait, il faut qu’il y ait eu un tems où il n’ait pas été. Donc il n’est pas éternel. C’est dans des subtilités de cette espece, & des raisonnemens aussi chimériques que les jeunes gens passent le temps de leurs études ; & après avoir travaillé plusieurs années, ils se trouvent aussi ignorans qu’ils l’étoient au commencement.
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Je réparerai à la premiere lettre le sérieux de celle-ci. Je tâche de t’écrire alternativement de quoi amuser ton esprit, & de quoi l’instruire. Je me figure que j’ai en toi tous les goûts à contenter ; & je traite les différents sujets qui s’offrent à mon imagination.
De Paris, ce…
Lettre XIV.
[modifier]Je retournai il y a quelques jours, mon cher Isaac, examiner les bibliothéques dont je te parlai dans ma derniere lettre. Je parcourus les ouvrages des anciens docteurs que les nazaréens appellent les Peres. J’y trouvai plusieurs choses excellentes, &, dignes de l’attention d’un philosophe ; & je fus surpris de l’aigreur & du fiel que des gens, qu’on regarde comme les modéles de la modération, ont répandu dans plusieurs endroits.
Je jugerai que les livres de quelques auteurs payens, tels que sont les offices de Cicéron, & les préceptes d’Epictete ; contenoient une morale plus pure, & plus conforme à la loi naturelle. De tout temps, les docteurs nazaréens ont diminué le prix de leurs ouvrages, par l’envie qu’ils ont eu de noircir leurs adversaires, & d’exciter contre eux la haine du public. Cette passion si contraire à la grandeur d’âme & à la sagesse, les a portés aux plus grands excès. Dès qu’ils ont commencé d’être appuyés de l’autorité des princes, ou de celle des peuples, ils ont prêché l’intolérance, & se sont crus en droit de ne point épargner les personnes les plus respectables : ils ont également déchiré les souverains & les simples particuliers.
Les François se récrient aujourd’hui sur l’affreuse licence des prédicateurs du temps de Henri III & de Henri IV. Ils condamnent hautement les actions de ces séditieux. Ils regardent comme contraire au bien public, & au caractere de l’honnete homme, l’opinion qui permet de se révolter contre son prince, & de lui manquer de respect, parce qu’il est d’une religion différente de celle de son peuple. Ils ne prennent pas garde, que ce qui est arrivé dans le temps de la ligue, avoit été pratiqué peu après la mort de Constantin, c’est-à-dire dès que les ecclésiastiques ont eu assez de crédit pour exciter des troubles & des divisions. Les prédications séditieuses de Boucher contre Henri IV, ne sont pas plus contraires au respect que l’on doit à la personne du souverain, que les invectives outrageantes de Grégoire de Nazianze contre l’empereur Julien. Ce docteur nazaréen se crut en droit d’écrire contre ce prince de la maniere la plus sanglante, parce que, lorsqu’il fut parvenu à l’empire, il effaça par des sacrifices profanes, & souilla par des mysteres abominables l’eau de son baptême, l’initiation qu’il avoit reçue aux saints mysteres.[69] Cela se réduit à dire qu’il crut devoir outrager la perfidie de Julien, à cause qu’il avoit quitté le nazaréisme.
Le séditieux Boucher prenoit le même prétexte pour déclamer contre Henri IV, qu’il accusoit d’anti-papisme, ou de protestantisme. Je ne comprends pas, mon cher Isaac, pourquoi ce qui été innocent il y a quatorze cent ans, doit être regardé comme criminel aujourd’hui. Ou il faut avouer que Boucher eut raison de se déchaîner contre Henri IV, (ce qu’il est affreux de soutenir :) ou il faut convenir que Grégoire de Nizianze eut tort de vouloir flétrir la mémoire de l’empereur Julien, prince doux, sobre, chaste, savant, libéral, intrépide, & possédant en un degré éminent toutes les vertus morales.
Beaucoup de nazaréens, mon cher Isaac, sont revenus du culte & de l’adoration, qu’on rendoit généralement autrefois à tous les anciens docteurs. Il y a eu dans ces derniers temps plusieurs savans, qui secouant le joug des préjugés, ont condamné hautement ce qu’il y avoit dans les écrits de ces peres de contraire à la droiture & à l’équité. Il est même surprenant qu’on ait tardé si long-temps à ouvrir les yeux, & à reconnoître combien la conduite des anciens docteurs, étoit ressemblante à celle des modernes, contre laquelle on a si vivement écrit.
En remontant dans les premiers siecles du nazaréisme, je trouve, mon cher Isaac, chez les ecclésiastiques les mêmes mœurs, la même façon de penser, & les mêmes maximes que chez ceux qui vivent aujourd’hui. Eusebe me dépeint dans la personne de Paul de Samosate, la fierté des prélats Italiens, François, Allemands, Anglicans, &c. Nous ne dirons rien, dit cet auteur, de l’orgueil & de l’arrogance que lui ont causé les dignités séculieres dont il étoit revêtu. Il aimoit mieux qu’on lui donnât le titre de ducenaire que celui d’évêque. Il marchoit pompeusement dans les places publiques, lisant & dictant des lettres, environné de gardes, dont les uns le précédoient, & les autres marchoient à sa suite. Son faste & son arrogance avoient rendu la religion chrétienne haïssable aux gentils [70].
Pourroit-on faire, mon cher Isaac, un portrait plus exact d’un cardinal allant in fioco dans les rues de Rome ? Pour qu’on le crût extrait des livres d’un historien moderne, il ne faudroit que changer les trois derniers mots, & mettre, son faste & son arrogance avoient rendu la religion Romaine, meprisable aux Juifs, à la place de la religion chrétienne aux gentils.
Si les anciens docteurs & prélats nazaréens avoient la fierté des modernes, ils en avoient aussi l’esprit de domination. Ils prenoient également soin d’intéresser les souverains dans leurs causes, & de leur persuader que la religion exigeoit qu’ils persécutassent ceux qu’on ne regardoit point orthodoxes. C’étoit par leurs avis, que l’empereur Justinien ne croyoit pas commettre un homicide, lorsque ceux qu’il condamnoit à la mort, faisoient profession d’une autre religion que de la sienne.[71]
Je découvre encore, mon cher Isaac, chez les anciens pontifes nazaréens un penchant à pousser les choses à l’extrême, à animer le peuple, à exciter des séditions, lorsqu’elles peuvent servir à l’augmentation de leur pouvoir. Cyrille d’Alexandrie fut un véritable cardinal de Retz. Il fit en Egypte tout ce que ce dernier fit en France. Les auteurs nazaréens, de quelque secte qu’ils soient, conviennent de cette vérité. Saint Cyrille, dit Barbeirac [72] étoit, selon le jugement de M. l’abbé du Pin, un homme ambitieux & violent, qui, ne cherchant qu’à augmenter son autorité, ne se vit pas plutôt élevé sur le siège épiscopal qu’il chassa, de son autorité, les novations, & dépouilla leur évêque des biens dont il jouissoit. Il attaqua les juifs dans leurs synagogues, & à la tête de son peuple, il les leur enleva, les chassa d’Alexandrie, & permit que les chrétiens pillassent leurs biens, appuyés sans doute de la sainte maxime de l’évêque d’Hypponne, que tout appartient aux fidéles, & que les méchants ne possedent rien avec justice.
S. Cyrille se brouilla encore avec Oreste, gouverneur d’Alexandrie, sur l’autorité duquel il ne faisoit qu’empiéter. Cinq cent moines soutenant leur évêque, entourerent un jour le gouverneur, le blessèrent d’un coup de pierre, & l’eussent tué, si ses gardes & le peuple n’eussent arrêté leur fureur. Il en coûta la vie à un moine qui fut pris, & mourut à la question. S. Cyrille le fit passer pour un saint. Une célebre philosophe payenne, nommée Hipacie, fut la victime que les partisans de l’évêque immolerent aux mânes de leur martyr. Elle fut déchirée cruellement, parce qu’on l’accusa d’avoir irrité le gouverneur contre le prélat.
Ne voila-t-il pas, mon cher Isaac, le juste équivalent des troubles causés par les frondeurs ? Il est vrai que le cardinal de Retz ne se faisoit point escorter par cinq cent moines, lorsqu’il alloit au parlement : mais il en employoit un grand nombre à diverses choses qui n’étoient pas moins utiles à ses desseins. Je crois voir dans la personne du gouverneur Egyptien, le cardinal Mazarin obligé de sortir de Paris ; & dans celle de Cyrille, je trouve la fierté, l’audace, l’ambition & l’esprit séditieux du pontife Parisien. Je ne pense pas qu’on puisse trouver deux caracteres aussi ressemblans que ceux de ces prélats nazaréens. Cependant par votre bizarrerie étonnante, dont le seul esprit humain peut être capable, l’un est considéré comme un saint, comme un auteur, dont les écrits doivent servir de fondement à la morale nazaréenne, & l’autre comme un séditieux, comme un fourbe, & comme un homme indigne du rang qu’il occupoit. La raison d’un sentiment aussi hétéroclite, c’est apparemment que l’un vivoit il y a treize cent ans, & que l’autre, pour son malheur, est né dans ces derniers tems. S’il eût été patriarche d’Alexandrie, il auroit pu impunément assiéger le gouverneur à la tête d’une armée de moines, révolter le peuple, & l’exciter à mettre en pièces une femme que son sexe & son esprit supérieur ne garantirent point de la fureur monacale, sans que des actions aussi contraires à son état eussent flétri sa mémoire.
Il est heureux pour bien des personnes d’être nées dans de certains tems. Elles doivent à la superstition & à l’ignorance autant que plusieurs conquérans ont dû aux circonstances & au hasard. Si Alexandre eût vécu dans le siecle de César & de Pompée, c’eût été un petit roi de Macédoine, qui se seroit estimé heureux de servir sous un de ces Romains.
Il n’auroit pas joué dans le monde un rôle plus brillant que celui de Déjotarus, de Ptolomée & de tant d’autres souverains. Si les Cyrille, les Grégoire du Nazianze, les Augustin, & divers autres, avoient écrit sous Henri III & Henri IV, on les regarderoit comme des séditieux, ou comme des gens qui ont prêché quelquefois une morale entiérement contraire à l’équité naturelle. Est-il rien, en effet, qui soit plus directement opposé à l’humanité, que le sentiment qu’a soutenu Augustin ? Il prétend que, selon le droit divin, tout est aux justes aux fidéles, & que les hérétiques ne possèdent rien légitimement. Un moderne a fait à ce docteur une sévère réprimande au sujet de cette opinion, si contraire à la tranquillité publique. Ce principe abominable, dit-il, [73], renverse de fond en comble la société humaine.
On ne sauroit condamner avec trop de chaleur & trop de véhémence un sentiment dont les suites ont été si souvent pernicieuses au monde entier. Les plus grands malheurs dont les états ont été affligés, n’ont eu ordinairement d’autre source que la dangereuse croyance qu’il étoit permis de s’emparer du bien des infideles, & de les forcer à changer de religion. Sur quoi fonda-t-on le massacre affreux de la Saint-Barthelemi si ce n’est sur cette pernicieuse maxime ? Combien tous les gens de probité ne se sont-ils pas récriés contre les théologiens qui avoient animé l’esprit des peuples par leurs discours séditieux ? Combien n’ont-ils pas détesté les libelles, les prédications & tous les ouvrages sortis de la plume des ligueurs. Cependant tous ces ouvrages-là ne renferment que le même principe, soutenu avec tant de vivacité par Augustin. Les prédicateurs modernes n’y disoient, ou plutôt ne faisoient que paraphraser les discours des docteurs anciens. Ils prétendoient qu’on ne devoit point reconnoître Henri IV, pour roi, & qu’on devoit exterminer ses partisans. Sur quoi fondoient-ils leurs opinions ? Sur l’autorité des peres, & particuliérement sur celle d’Augustin, qui prétend qu’on doit détruire les hérétiques, les punir de mort & s’emparer de leur bien. Je me mets pour un instant, mon cher Isaac, à la place du prédicateur Boucher.
Dès que mes auditeurs seront persuadés de la bonté de la morale, je leur prouverai qu’ils doivent assassiner Henri IV. & exterminer tous ceux qui lui sont attachés, s’ils veulent se distinguer par une action louable. Voici un argument auquel il n’y a point de réponse : Les livres de S. Augustin ne contiennent que des préceptes utiles, & qui doivent être regardés comme essentiels à la religion ; un de ces préceptes ordonne expressément de punir de mort les hérétiques, & de s’emparer de leurs biens : Henri IV, est un hérétique excommunié par le pape, & ceux qui lui sont attachés, sont aussi criminel que lui ; Donc il faut l’exterminer, & tous ses partisans aussi. Quiconque soutient un sentiment contraire, est dans l’erreur, & refuse de se soumettre à l’autorité des peres de l’église.
Lorsqu’on réfléchit, mon cher Isaac, à cette objection, contre la croyance aveugle que bien des nazaréens accordent aux écrits de leurs anciens docteurs, sans vouloir distinguer ce qui s’y trouve de bon d’avec ce qui s’y trouve de mauvais, on est surpris de la force des préjugés. Si les admirateurs outrés des peres disoient simplement, qu’on trouve des choses excellentes dans leurs ouvrages, ils auroient raison. Mais qu’ils veuillent recevoir comme des principes certains & évidens les erreurs qu’on y découvre ; & que, parce qu’Augustin, Grégoire de Nazianze, Chrysostome, & autres, auront avancé une opinion contraire au droit des gens & à la lumiere naturelle, il faille violenter le genre humain pendant la durée de plusieurs siecles, & donner la torture au bon-sens : en vérité, c’est exiger des hommes, qu’ils regardent comme des dieux, quelques autres hommes qui n’ont eu que l’avantage de vivre avant eux. Un auteur peut dire son sentiment sur les opinions particulieres de Bossuet & de du Pin, de Baronius, de Bellarmin, parce qu’il n’y a pas encore mille ans qu’ils sont morts. Mais lorsque dix siecles auront passé sur leurs écrits, les erreurs qui s’y trouvent seront changées en des vérités certaines. Cela étant ainsi, les livres des docteurs nazaréens ressemblent aux fromages de Brie, qui ne sont bons qu’après un certain tems.
Porte-toi bien, mon cher Isaac : vis content, heureux ; & garde-toi soigneusement des mauvaises maximes des peres.
De Paris, ce…
Lettre XV.
[modifier]
Je réponds, mon cher Monceca, à la lettre dans laquelle tu me parles des anciens docteurs nazaréens. Je ne puis qu’approuver les objections que tu fais contre certaines de leurs opinions erronées, & contraires au bien public. Mais il me paroît qu’en blâmant les défauts de ces auteurs, tu n’as point rendu justice à leurs bonnes qualités. Je conviens que la plûpart d’entr’eux ont donné souvent dans de grands travers, que la passion les a emportés trop loin, & qu’un zele outré leur a fait soutenir des sentimens directement opposés à la bonne morale. Ils étoient hommes, & comme tels, sujets à l’humanité. La haine, la superstition & les préjugés les ont écartés du bon chemin. Mais quels sont les docteurs à qui cela n’arrive pas ? Dans toutes les religions, les théologiens sont de simples mortels, par conséquent des créatures foibles, qui sont la dupe d’elles-mêmes, & le jouet de leurs passions.
Les seuls philosophes peuvent en écrivant éviter de tomber dans certains excès. Comme ils dirigent leur esprit avec le sens-froid d’une personne qui cherche à convaincre par la raison, & non par la violence & par l’autorité ; si la vivacité & l’amour-propre les portent à quelques écarts, ils reconnoissent bien-tôt leurs fautes ; ils corrigent leurs saillies, & retournent dans le bon chemin, éclairés par la lumiere naturelle que Dieu a accordée aux hommes pour leur servir de guide, & que les philosophes consultent toujours avec beaucoup de soin. Il faut donc, mon cher Monceca, distinguer dans les anciens docteurs nazaréens, le théologien & le philosophe. Lorsqu’ils ont écrit des matieres de controverses, ils ont fait ce que font encore les écrivains de ce tems. Lorsque les raisons leur manquent, ils tâchent de dénigrer leurs adversaires ; ils donnent le nom, de zele, saint & pieux à leur bile, & ils déchirent pour la plus grande gloire de Dieu, la réputation de ceux contre lesquels ils écrivent. C’est ainsi que le ministre Jurieu a agi dans ces derniers tems à l’égard d’Arnaud et de Bayle ; & c’est ainsi qu’agit autrefois Jérôme envers Ruffin.
Mais quand les anciens docteurs ont traité des matieres philosophiques, qu’ils ont raisonnés sans être emportés par leur passion, ils ont souvent égalé la gloire des plus grands hommes.
Pour être convaincu de cette vérité, il ne faut qu’examiner avec quelque attention les écrits d’Augustin. Ceux où il parle en philosophe, sont aussi beaux que ceux, dans lesquels il agite des matieres de controverses, sont remplis de sophismes & de principes contraires à la bonne morale, au nombre desquels est celui qu’il établit lorsque les disputes qu’il eut avec les Donatistes, l’eurent mis de mauvaise humeur. Il soutint qu’il falloit exterminer les hérétiques. S’il n’étoit parvenu à la postérité que certains écrits de ce docteur nazaréen, je le regarderois comme un homme digne de l’estime, & même de l’admiration des plus grands philosophes. Les Descartes, les Mallebranches, les Lockes lui sont redevables de plusieurs idées ; & les choses qu’ils ont emprunté de cet Africain, ne sont pas les moins brillantes de leurs ouvrages.
Tu n’as peut-être jamais réfléchi à ce que je te dis. Il me sera aisé de te montrer clairement, que les métaphysiciens modernes ont puisé leurs principales opinions dans les livres du docteur nazaréen. C’est lui que l’on doit regarder comme le premier restaurateur de la métaphysique.
Je commencerai cet examen par Mallebranche. Son systême sur les idées, par lesquelles nous voyons tout en Dieu, est exposé fort au long par Augustin. Le philosophe moderne a presque copié les expressions de l’ancien. Dieu, dit ce moderne [74], est très-étroitement uni à nos ames par sa présence, de sorte qu’on peut dire, qu’il est le lieu des esprits, de même que les espaces sont les lieux des corps : cela étant supposé, il est certain que l’esprit peut voir ce qu’il y a en Dieu qui représente les êtres créés, puisque cela est très-spirituel, très-intelligible, & très-présent à l’esprit. Ainsi l’esprit peut voir en Dieu les ouvrages de Dieu, supposé que Dieu veuille bien lui découvrir ce qu’il y a dans lui qui les représente.
Et voici comment parle l’ancien. Dieu tout-puissant, tu as créé tous les êtres & tu les vivifies. Tu es dans tous les lieux, tu les remplis tous également. L’esprit peut le sentir ; mais il ne peut le connoître. Quoique tu sois présent partout, lorsque ce n’est pas pour récompenser la vertu, c’est pour punir le vice. Toutes les choses qui existent, existent dans toi. Tu donnes la vie à quelques-unes & la perception à quelques autres. [75].
Je pense, mon cher Monceca, que j’ai raison, de soutenir que le systême du philosophe François n’étoit point inconnu à l’Africain. Tout le reste du chapitre, dont je viens de te citer ce passage, fortifie mon sentiment : & Mallebranche a semblé reconnoître lui-même que cette opinion avoit été reçue, & même adoptée par Augustin.
Celle des idées innées si chere aux Cartésiens, se trouve encore dans ses ouvrages. Les métaphysiciens modernes y ont puisé tous les argumens dont ils se servent. Je pense donc, je suis, dit un des illustres sectateurs de Descartes [76].
Or nous ne pourrons avoir aucune certitude de cette proposition, si nous ne concevions distinctement ce que c’est qu’être, ce que c’est que penser… Si donc on ne peut nier que nous n’ayons en nous les idées de l’être & de la pensée, je demande par quel sens elles sont entrées ? Sont-elles lumineuses ou colorées, pour être entrées par la vue ? D’un son grave ou aigu pour être entrées par l’ouie ? D’une bonne ou mauvaise odeur, pour être entrées par l’odorat ? De bon ou de mauvais goût ? pour être entrées par le goût ? Froides ou chaudes, dures ou molles pour être entrées par l’attouchement ?… Que si l’on ne peut rien répondre à tout cela qui ne soit déraisonnable, il faut avouer que les idées de l’être & de la pensée ne tirent en aucune sorte leur origine des sens. Voilà, mon cher Monceca, les plus fortes raisons qu’on allégue contre le systême qui fait venir toutes les idées de nos sens. Elles servent encore à prouver que nous avons de la divinité une notion innée que l’ame apporte avec elle. Car, dit le même auteur que je viens de citer, nous sommes portés naturellement à croire que nos jugemens sont faux, quand nous voyons clairement qu’ils sont contraires aux idées des choses. Ainsi, nous ne pourrions juger avec certitude que Dieu n’a point de parties, qu’il n’est point corporel, qu’il est par-tout, qu’il est indivisible, si l’on n’en avoit aucune idée, que par le moyen des sens.
Toutes ces objections sont prises presque mot à mot dans les écrits d’Augustin, qui prouve d’une maniere forte & persuasive qu’il faut chercher à connoître Dieu dans soi-même, & non pas dans les choses extérieures ; les sens ne pouvant donner aucune véritable idée de la divinité. J’ai long-tems erré comme une brebis égarée, dit ce docteur nazaréen, je te cherchois hors de moi, & tu étois dans moi. J’ai fait agir tous mes sens, mais ils n’ont rien pû m’apprendre & si tu ne m’eusses éclairé, mon Dieu, & appris que tu résidois dans mon esprit, je ne t’aurois jamais connu, puisque je ne le pouvois par la voie des sens [77].
Après avoir posé pour principe l’idée innée de la divinité ; il la prouve par les mêmes raisons que les philosophes Cartésiens employoient pour démontrer que les notions de l’être & de la pensée ne peuvent venir par les sens.
Si j’interroge mes yeux, continue-t-il, ils m’apprennent que, puisque tu n’es pas coloré, ce n’est point par eux que tu es entré dans mon esprit. Mes oreilles me disent, que n’étant point sonore, ce n’est pas par elles. Mon nez n’a point de part à ton idée, qui ne peut avoir d’odeur. Ma bouche de même, ton idée ne pouvant être goûtée. Et tous mes sens m’annoncent que, puisque tu n’es point corporel, ils n’ont pû me donner aucune notion de toi… Je connois à présent que cette notion étoit gravée dans mon ame, &c. [78].
Après t’avoir montré, mon cher Monceca, que non-seulement les principales opinions métaphysiques des Cartésiens, mais encore les raisons dont ils les appuyent sont prises dans les écrits d’Augustin, je te ferai voir avec autant de facilité, que Locke est redevable à ce docteur nazaréen des preuves de l’existence de Dieu, & de la création de l’univers. Il est d’une évidence mathématique, dit ce grand philosophe Anglois [79], que quelque chose a existé de toute éternité, puisque tout ce qui n’est pas de toute éternité a un commencement, & que tout ce qui a un commencement doit avoir été produit par quelque autre chose. Il est de la même évidence, que tout être qui tire son existence & son commencement d’un autre, tire aussi d’un autre tout ce qu’il a, & tout ce qui lui appartient. On doit donc reconnoître que toutes ces facultés viennent de la même source. Il faut donc que la source éternelle de tous les êtres soit aussi la source & le principe de toutes leurs puissantes facultés. De sorte que cet être éternel doit être tout puissant.
Augustin a pensé les mêmes choses que Locke. Il les a exprimés véritablement d’un style moins précis, & moins philosophique.
J’ai demandé à la terre, dit-il, si elle étoit mon Dieu ? Elle m’a appris qu’elle n’étoit qu’une simple créature, sujette à la corruption, aux changemens. Tous les êtres qu’elle contient m’ont dit la même chose. La mer & les animaux qu’elle renferme, l’air & les oiseaux, le soleil, la lune, les étoiles m’ont donné une semblable réponse. « Nous ne sommes que des êtres, créés ainsi que toi par un premier moteur. Si tu veux trouver la divinité, remonte jusqu’à la source & à l’origine de toutes les choses. [80] »
Le témoignage de l’univers entier me fait donc connaître l’existence d’un Dieu tout-puissant. En considérant les créatures, je vois qu’il est évident que tout être, tire aussi d’un autre tout ce qu’il a. L’existence des créatures est une preuve convaincante de celle de la divinité, & une attestation qu’on ne peu rejetter pour me servir des termes d’Augustin. [81].
Voyons à présent la ressemblance des preuves de ce docteur avec celles de Locke sur la nécessité de la création de la matiere par un être intelligent & spirituel : je commence par les objections de ce dernier : D’autres s’imaginent, dit-il, que la matiere est éternelle, quoiqu’ils reconnoissent un être éternel, pensant & immatériel… Il faut, disent-ils, reconnoître que la matiere est éternelle. Pourquoi ? Parce que vous ne sauriez concevoir comment elle pourroit être faite de rien ? Pourquoi donc ne vous regardez-vous point aussi vous-même comme éternel ? Vous répondrez que c’est peut-être à cause que vous avez commencé d’exister depuis vingt ou trente ans… Mais si je vous demande ce que vous entendez par ce vous qui a commencé alors d’exister, peut-être serez-vous embarrassé de le dire. La matiere dont vous êtes composé ne commença pas alors d’exister : parce que si cela étoit, elle ne seroit point éternelle. Elle commença seulement à être formée & arrangée de la maniere qu’il faut pour composer votre corps. Mais cette disposition de parties n’est pas vous : elle ne constitue pas ce principe pensant qui est en vous, & qui est vous même…
Quand est-ce donc que ce principe pensant qu’il est en vous a commencé d’exister ? S’il n’a jamais commencé d’exister, il faut donc que de toute éternité, vous ayez été un être pensant… Que si vous pouvez reconnoître qu’un être pensant a été fait de rien,…… pourquoi ne pouvez-vous reconnoître qu’une égale puissance puisse tirer du néant un être matériel ? [82]
C’est par la réflexion qu’on fait sur soi-même que Locke prouve la puissance du Créateur. Augustin se sert de la même objection. J’ai réfléchi, [83] dit-il, sur mon essence, & j’ai considéré mon état. J’ai vu que j’étois un homme raisonnable & mortel.
D’où peut donc venir une semblable créature, ai-je dit, si ce n’est de la premiere source de tous les autres êtres ? Si Dieu ne les a pas créés, il faut que chaque chose soit son créateur ; ce que je reconnois par mon existence être impossible. Il est donc nécessaire que toutes les choses qui existent aient été produites par un premier être souverainement puissant, intelligent & éternel.
La ressemblance, mon cher Monceca, qui se trouve entre les principales opinions métaphysiques des plus grands philosophes modernes, & celle d’Augustin, doit t’engager à distinguer toujours dans cet écrivain, ainsi que je te l’ai dit dans le commencement de ma lettre, le théologien controversiste avec le philosophe. En agissant de la même maniere que dans la lecture des autres anciens docteurs nazaréens, tu pourras profiter de bien des choses utiles & instructives qui se trouvent dans leurs ouvrages, & dont la connoissance est nécessaire à tous les sçavans, de quelque religion qu’ils soient.
Porte-toi bien, mon cher Monceca : vis content & heureux, & cultive toujours soigneusement les sciences.
De Constantinople, ce…
Lettre XVI
[modifier]Depuis la lettre que tu m’as écrite, mon cher Isaac, en faveur des anciens docteurs nazaréens, je m’applique à découvrir les beautés & les défauts de leurs ouvrages. Malgré l’éloge pompeux que tu me fais d’Augustin, je trouve qu’il a des défauts considérables, indépendamment de ceux dans lesquels la passion & l’emportement l’ont fait tomber. Un zele outré, qu’on peut justement appeller une ambition démesurée, a été le partage de presque tous les théologiens à qui par excellence les nazaréens accordent le nom de peres. Ce qu’il y a d’assez plaisant, c’est que dans le même temps qu’ils prêchoient l’intolérance, qu’ils cabeloient contre les princes, qu’ils persécutoient leurs adversaires, ils semoient dans quelques-uns de leurs ouvrages un grand nombre de fort beaux préceptes moraux. C’est avec raison, mon cher Isaac, que tu veux qu’on distingue chez les peres le théologien du philosophe : car il est peu de gens qui aient autant soufflé le froid & le chaud, & tant chanté la palinodie. Chrysostôme, par exemple, qu’on appelle fort à propos l’Augustin des Grecs, & qui étoit aussi bilieux & aussi emporté que cet Africain, loue infiniment la clémence. Il n’hésite pas à dire que cette vertu égale les hommes à la divinité. [84]
On se tromperoit fort, si on croyoit qu’il mit en pratique cette maxime. La premiere chose qu’il fit lorsqu’il fut élu pontife de Constantinople, ce fut de solliciter l’empereur Arcadius à rendre une ordonnance rigoureuse contre les Eunomiens & les Montanistes. Il obtint ce qu’il demandoit. Ces nazaréens, auxquels on donnoit le nom d’hérétique, furent bannis, non-seulement de la ville impériale, mais des plus considérables de l’empire, & il leur fut défendu de faire des assemblées, sous peine de la vie. L’Augustin des Grecs ne s’en tint point-là. N’ayant plus de montanistes à chasser, il répandit sa bile sur les personnes les plus distinguées, & prononça contre elles des harangues ou plutôt des invectives publiques.
Son humeur chagrine lui suscita enfin tant d’ennemis, que plusieurs pontifes nazaréens s’étant assemblés, le déposerent. L’empereur confirma la sentence de ces pontifes & chassa Chrysostôme. Après quelque tems d’exil, il fut rappellé, & on lui rendit sa dignité. Mais les maux qu’il avoit soufferts n’avoient nullement changé son caractere. Il déclama de la maniere la plus indécente contre l’impératrice Eudoxie, qui le chassa de nouveau de Constantinople. Il mourut enfin comme on le conduisoit en exil à Pytius sur la mer Noire.
Ce Chrysostôme est le patriarche des molinistes, comme Augustin est celui des jansénistes. On peut dire néanmoins que si ces deux auteurs ont des sentiments bien opposés sur la matiere de la croyance nazaréenne, ils se réunissent dans l’opinion qui soutient l’intolérance, & qui détruit le premier principe du droit naturel, qui ordonne de ne point faire à autrui ce qu’on ne voudroit pas qu’ on nous fît. Or je demande s’il est aucun nazaréen qui fût satisfait, si les Turcs ordonnoient que tous ceux qui vivent dans leur pays croiroient à Mahomet ; ou seroient punis de mort ?
Les ouvrages de Chrysostôme sont écrits d’une façon assez pure. Son style approche beaucoup plus de celui des auteurs de l’ancienne Athènes, que celui d’Augustin de l’élégance des écrivains du siecle d’Auguste. En général, les peres Grecs se sont énoncés d’une maniere plus pure que les Latins. Les homélies de Basile sont dignes d’être comparées, pour le langage, aux Philippiques de Démosthène. Jérôme a été le dernier docteur nazaréen, qui ait écrit en Latin d’une maniere supportable.
Il faut qu’Augustin dise d’aussi bonnes choses que celles qu’on trouve dans certains de ses ouvrages, pour qu’on puisse supporter l’ennui que cause son style. C’est celui d’un déclamateur : il répété vingt fois & de vingt façons différentes la même pensée. Est-il rien, par exemple, de si puérile, rien de si guindé que cet endroit, où, après avoir montré, ainsi que tu l’as remarqué dans ta lettre [85], que les sens ne peuvent communiquer à l’ame aucune notion de la divinité, il retourne de cette façon l’objection qu’il vient de faire ?
Cependant je cherche, mon Dieu, je cherche une lumiere au dessus de la lumiere que l’ame n’apperçoit point. Je cherche une voix au-dessus de toutes les voix que l’oreille n’entend point. Je cherche une odeur au dessus des odeurs que le nez ne peut sentir. Je cherche une chose moëlleuse au-dessus de toutes les choses moëlleuses que le tact ne peut discerner.[86]
La même pensée est encore exprimée tout de suite par de nouvelles antitheses [87] : & ce n’est qu’après avoir employé deux pages à la retourner de toutes les manieres différentes, qu’il se résout à l’abandonner.
Ce style de déclamateur nuit infiniment aux plus beaux ouvrages d’Augustin. Le lecteur voit avec peine, & même avec indignation un philosophe courir après de faux-brillants, & accabler la raison sous le poids d’ornements froids & puériles.
Cette façon vicieuse d’écrire d’Augustin a gâté & rendu ridicules les ouvrages d’un nombre d’anciens docteurs nazaréens, qui l’ont voulu imiter. Ils ont pris son style : mais ils n’ont pu acquérir son génie, & sont restés infiniment au-dessous de leur modéle, n’en ayant pris que le mauvais. Les théologiens du X. du XI. & du XII. siécles ont donné dans les antitheses ridicules. Leurs écrits ne sont remplis que de sophismes exprimés en termes pompeux. Anselme, archevêque de Cantorbéry, qui vécut dans le XI. siecle, pour prouver la nécessité de l’accomplissement d’un mystere du nazaréisme, fait un discours très-long, dans lequel il ne dit rien de ce qu’il devoit dire. Après s’être proposé une difficulté, il ne la résout que par un jeu de mots. Quelque nécessité, dit-il, exigeoit-elle que la Divinité se revêtit d’un corps humain pour sauver les hommes ? L’Etre tout-puissant n’a qu’à vouloir une chose, & l’effet suit toujours sa volonté. Les hommes pouvoient donc être sauvés dès qu’il l’eût jugé à propos. Par conséquent l’incarnation étoit inutile. Mais non, elle ne l’étoit point, parce qu’elle n’a été opérée que par la volonté de Dieu, qui est toujours juste. Il l’a jugée à propos, non pas qu’il eut besoin de sauver les hommes de cette façon, mais parce que la nature humaine devoit satisfaire la Divinité par cette incarnation. Dieu n’avoit pas besoin de souffrir ; mais l’homme avoit besoin des souffrances de Dieu pour être racheté des peines de l’enfer…… Dieu seul pouvoit suffire à cela ; & sans l’incarnation, l’homme n’eût pu recouvrer la pureté des anges. [88]
Ne voilà-t-il pas, mon cher Isaac, un beau ramas de phrases inintelligibles, ou du moins qui ne signifient rien ? N’est-il pas ridicule, après avoir dit que la Divinité étoit la maîtresse de sauver les hommes comme elle vouloit, de conclure qu’elle ne pouvoit les sauver qu’en se revêtant d’humanité, parce qu’elle seule pouvoit suffire à cela ? On trouve dans ce discours un jeu de mots qui acheve de rendre les idées de l’auteur incompréhensibles. Un théologien qui s’exprimeroit aujourd’hui d’une maniere aussi diffuse, & dont les argumens ne seroient pas plus concluans, s’exposeroit à une sévere réprimande. Ce n’est point ainsi qu’ont écrit les Bossuets & les Arnaulds, les Drelincourts & les Claudes. Cependant tous ces savans n’ont point acquis parmi ceux de leur religion le fastueux nom de peres. Il faut avouer que pendant un tems les nazaréens ont bien prodigué ce titre, & l’ont accordé à des génies très-médiocres. S. Bernard, qui vécut dans le XII. siecle, non-seulement fut peu savant, mais il se déclara l’ennemi de tous ceux qui cultiverent les sciences. Il ne tint pas à lui que l’ignorance n’achevât de les éteindre entiérement. Cet homme, en contrefaisant le prophete, s’étoit acquis un crédit infini sur l’esprit des peuples, mais même sur celui des souverains ; & il fit périr par ses fausses promesses un nombre prodigieux de nazaréens, qui s’étoient croisés pour aller conquérir la Palestine, sur les assurances certaines qu’il leur donnoit de la victoire.
N’ayant plus de Turcs à persécuter, il répandit son fiel sur les savans. Abelard fut sa premiere victime. Il fit tout ce qu’il put pour faire défendre la philosophie d’Aristote, qu’on commençoit à enseigner en France depuis quelques années. Il auroit été surprenant qu’un auteur de ce caractere eût produit des ouvrages excellents, & bons à former l’entendement humain. Aussi, n’a-t-il laissé que des écrits plus propres à l’usage des dévots mystiques, qu’à celui des savans & des philosophes. On trouve dans quelques-uns des expressions si basses, & qui offrent à l’esprit des idées si sales, que toutes les licences vicieuses de Petrone paroissent couvertes d’un voile honnête auprès des expressions de ce théologien. Que suis-je, dit il, dans un livre intitulé : Méditations très-dévotes, mais dont le titre est fort abusif : Que suis-je ? Un homme fait d’une matiere liquide. Dans le moment que j’ai commencé d’exister, j’ai été formé par la semence humaine. Ensuite cette écume venant à se congeler, & à croître, elle s’est changée en chair, &c. [89].
Il faut avouer, mon cher Isaac, que voilà des méditations assez convenables à des médecins : mais je pense qu’elles sont peu propres à l’édification des jeunes personnes. En effet, comment une fille de quinze à vingt ans, ou un jeune homme du même âge, peuvent-ils penser sérieusement & sans distraction à cette semence écumeuse, qui vient ensuite à se congeler ? Il est ridicule de donner à de pareils discours le titre de Méditations très-dévotes. Si cela peut avoir lieu, il faut aussi placer cette saillie Italienne parmi les sentences édifiantes & pieuses : Penso, è ripenso, come l’uomo sia fatto dello sputar d’un cazzo. [90] Ces paroles sont le juste équivalent de celles du docteur nazaréen.
Albert & Thomas d’Aquin, qui vinrent après Bernard, furent beaucoup plus savans que lui. Ils profiterent de l’étude des livres d’Aristote, dont le prophête des croisades avoit voulu qu’on interdît la lecture. Les sciences commençoient à jetter quelques étincelles, & à renaître de leurs cendres dans le tems de ces deux auteurs.
Les écrits du premier sont traités dans le goût de ceux de ces prédécesseurs [91] ; mais les antitheses & les jeux de mots y sont moins prodigués, & les sophismes beaucoup plus rares & moins choquans.
Les ouvrages du second te sont parfaitement connus. On ne peut nier qu’ils ne contiennent plusieurs choses excellentes : mais elles sont obscurcies & flétries par un nombre d’autres puériles, inutiles & absurdes, que l’ignorance & la superstition scolastique ont consacrées sous le nom de théologie, & couvertes du voile de la religion. Le style de Thomas d’Aquin n’est gueres plus épuré que celui des auteurs qui l’ont précédé. Le mauvais goût dans la maniere de s’énoncer & d’écrire, subsista jusque dans le XV. siecle, & ne fut totalement détruit que par les troubles qui s’éleverent parmi les nazaréens. Les théologiens ayant formé plusieurs différentes sectes se virent réduits à la nécessité de plaire à leurs lecteurs. Pour se les rendre favorables, ils voulurent imiter les grands modeles ; & le langage de Cicéron & de Virgile revint en usage. Peu après, la maniere de raisonner changea de face, ainsi qu’en avoit changé la diction.
Si le nazaréisme n’eût jamais été troublé par des divisions intestines, peut-être écriroit-on encore aujourd’hui d’une maniere aussi confuse que du tems de Thomas d’Aquin. Il ne paroît pas que les docteurs nazaréens, qui vinrent plusieurs années après lui, eussent beaucoup perfectionné le goût, & avancé dans le bon chemin. Il semble au contraire, que quelques-uns s’en éloignent encore plus. Raimond Jordan, qui vivoit dans le XIV. siecle, & qui n’a donné ses écrits que sous le nom d’Idiota, les a remplis d’antitheses affectées, & son style est beaucoup plus vicieux que celui d’Augustin. Il court sans cesse après des pensées plutôt puériles que brillantes. Le portrait qu’il fait de l’amour divin semble être écrit par quelque bon capucin de village.
L’amour, dit-il, raccommode les choses rompues. Il rend constans les esprits volages. L’amour apprend. L’amour ne connoît point d’ennemi. L’amour loue, l’amour blâme, l’amour ne connoît point les soupçons criminels. Sans l’amour rien n’est bon ; avec l’amour tout est bon. L’amour réjouit le cœur, & l’éleve au-dessus des choses terrestres. L’amour n’est jamais oisif : il agit toujours : il augmente toujours. L’amour est la vie de l’ame : qui n’aime point, ne jouit point de la vie. L’amour ne demande point de paix……. L’amour perfectionne les hommes. Il soutient tout, il supporte tout patiemment, &c. [92]
Je m’arrête-là, mon cher Isaac ; car il y a encore une page de tous les attributs de l’amour. Un missionnaire récollet, après avoir placé ce long passage dans un sermon, pourroit ajouter à la fin : L’amour fait faire des cocus, fait débaucher des filles, fait faire des bâtards ; & c’est à quoi, mes cheres sœurs, vous devez bien prendre garde. Ce ne seroit pas-là ce qu’il y auroit de plus inutile dans la prédication.
Porte-toi bien, mon cher Isaac ; vis content & heureux.
De Paris, ce…
Lettre XVII.
[modifier]
Si les vents ont été favorables au capitaine à qui j’avois remis ma premiere lettre, tu dois avoir reçu le mémoire que je t’ai envoyé du secrétaire d’Osman Bacha. Je serai charmé d’apprendre le jugement que tu en auras fait. Il y avoit des idées assez singulieres : mais l’on y découvroit aisément cette haine que les mahométans & les nazaréens portent aux Israélites.
J’ai souvent réfléchi que notre loi doit être bien belle & bien conforme à la droite raison, puisqu’on l’attaque avec aussi peu de succès.
On écrit perpétuellement contre nous dans toutes les religions : nous ne répondons jamais aux ouvrages de nos adversaires, ou c’est rarement. Malgré notre silence, nous perdons peu de nos freres, & l’on ne voit gueres de juifs qui se fassent turcs ou nazaréens. Il arrive au contraire, que ces derniers se rendent très-souvent mahométans. Ils sont d’autant moins excusables, que le libertinage les engage à ce changement.
Je ne saurois comprendre comment un homme qui a les premieres notions de la simple raison, peut donner la moindre croyance aux visions de Mahomet. Je m’étonne même que ceux qui naissent dans une religion, malgré les préjugés de l’enfance, n’en pénétrent pas le ridicule. Je ne sais si tu as jamais examiné le tissu d’impertinences que forme la loi mahométane. Je défie l’esprit le plus déréglé & le plus visionnaire de produire rien d’aussi chimérique & d’aussi gigantesque. Comment se peut-il trouver un homme assez imbécille pour se figurer qu’il goûtera après sa mort des plaisirs charnels ; qu’un des principaux biens que lui donnera la divinité, sera la jouissance de plusieurs femmes toujours vierges ? On s’étonne que les payens crussent les contes & les fables que leurs poëtes racontoient des champs Elisées, où les héros retrouvoient des chars, des armes, des chevaux & des couronnes de laurier [93].
Mais ces idées sont-elles moins vraisemblables que les autres ? Les peines que les anges noirs font souffrir, ne sont-elles pas un juste équivalent des ames qu’on plongeoit dans le Tartare & dans le Phlégéton ? Cependant nous nous étonnons tous les jours de la crédulité des Payens, & nous ne disons rien de celle des Turcs, parce que l’usage & l’habitude nous y ont accoutumés.
Outre le ridicule, la religion mahométane a quelque chose du sauvage, ou pour mieux dire, de la brute. L’imbécillité que les Turcs ont de croire qu’une statue demandera une ame dans l’autre monde à celui qui l’aura faite, les a portés à détruire tous les morceaux antiques qu’ils ont trouvés dans la Grece.
Mahomet, qui comprit que les beaux arts donnoient à l’esprit une certaine pénétration, voulut éloigner de ses sectateurs tout ce qui pouvoit leur faire sentir le ridicule de ses préceptes. Il connut que sa religion ne pouvoit résister au plus léger examen. Aussi défendit-il d’en disputer que le sabre à la main. Si les moines nazaréens avoient eu une semblable maxime, je doute qu’il se fût formé tant de sentimens différens parmi eux. Les docteurs qui se disputoient se contentoient de se battre à coups de plume : tandis que ceux qui embrassoient leur parti, s’égorgeoient mutuellement pour des opinions auxquelles ils n’entendoient rien.
Le peuple a été de tout tems facile à séduire, aisé à tromper, difficile à éclairer. Il aime la nouveauté : il suit toujours les objets qui le frappent. L’extérieur l’arrête, le saisit : il lui faut quelque chose de singulier pour le toucher. La raison simple & dépouillée de chimeres, lui paroît nue. Il veut quelque chose de merveilleux pour lui remplir l’esprit. C’est par-là que les rêveries des poëtes ont trouvé de la croyance chez les Payens, & que les Mahométans regardent comme véritables les fables de l’Alcoran.
Cependant, malgré les absurdités de la religion des Turcs, je t’avouerai que j’y trouve des préceptes dignes de l’admiration des plus grands philosophes. Cette charité, qui leur est ordonnée si souvent dans leurs livres, & le pardon de leurs ennemis, sont deux points qui contiennent la morale la plus épurée. Mais ce qu’il y a de plus beau chez eux, c’est qu’ils ne se contentent pas de croire ces maximes, & qu’ils les pratiquent exactement. Tu sais jusques où va leur charité envers les pauvres : elle prévient une partie de leurs nécessités ; & va au devant de leurs besoins. Il est peu de Turcs qui ne donnent en leur vie des aumônes considérables qui sont appliquées au soulagement des malheureux. Les caravanserais, les puits, les fontaines, bâtis sur les chemins pour la commodité des pélerins & pauvres voyageurs, de quelque religion qu’ils soient, sont des monumens éternels de la piété des mahométans. Leur sensibilité pour les malheureux s’étend encore plus loin. Ils ont des hôpitaux pour les incurables, pour les estropiés, & pour les insensés. Ils conservent même pour ces derniers une espece de vénération, & les regardent comme des personnes à qui Dieu n’a ôté l’usage de la raison que pour leur donner le moyen de se garantir plus aisément du péché.
Si tu n’étois pas toi-même de Constantinople, tu aurois peine à croire qu’il y ait des Turcs qui laissent en mourant un legs pour servir à la nourriture commune des chiens de leur quartier. C’est en vérité porter la charité bien loin. Les autres vertus ne leur soit pas inconnues. Il est peu de peuples où la bonne foi est plus exactement gardée. Ils sont esclaves de leur parole, & la différence de religion ne leur sert point de prétexte à tromper ceux avec qui ils ont des affaires d’intérêts.
Le respect que les Mahométans portent à leurs parents est digne de louange. On voit peu à Constantinople de ces fils qui font rougir la nature, & qui sont si communs dans le pays des Nazaréens. Un chef de famille chez les Turcs conserve sur ses enfans cette autorité qu’avoient nos anciens patriarches. Les Tartares & les Arabes sont encore plus zélés observateurs de l’obéissance filiale. Mais ce que je trouve de plus admirable, c’est le peu de penchant qu’ils ont à la médisance. Il est rare de les entendre se déchirer mutuellement les uns les autres. Ils ignorent l’art d’empoisonner leurs discours : leurs conversations ne sont point un tissu de calomnies, & un ramas d’histoires scandaleuses. J’ai réfléchi sur ce qui peut les avoir garantis de ce vice. Les hommes étant assez semblables dans tous les pays, je ne pouvois comprendre ce qui rendoit les Turcs exempts de ces foiblesses. J’ai compris que leurs mœurs & leurs façons de vivre les avoit préservés de ces défauts. Ils ont peu de commerce entr’eux, si ce n’est pour les affaires de leurs charges & de leurs emplois. On ne voit point chez eux des maisons destinées à la retraite d’illustres fainéans. Ils ignorent l’art de passer une partie de la journée renfermés dans une assemblée à se communiquer mutuellement les aventures qui sont arrivées la veille. Lorsqu’ils vont aux cafés, qui sont les seuls endroits publics, ils y boivent du sorbet ou d’autres liqueurs qui leur sont permises. Quelquefois, mais rarement, ils jouent une partie aux dames ou au mangala [94] : le tout dans un silence étonnant, & se retirent bientôt après chez eux.
L’impossibilité de voir les femmes est encore une raison décisive du peu de médisance, qui regne à Constantinople.
Les dames en Europe sont les principaux mobiles de la calomnie. La haine, la jalousie, l’ambition, l’envie de plaire : toutes ces passions les font agir, ou contre leurs rivales, ou contre les personnes qui peuvent être contraires à leurs désirs. Il leur est aisé d’entraîner un grand nombre de petits-maîtres, zélés admirateurs de leurs caprices, & esclaves soumis à leurs volontés. La contrainte dans laquelle vivent les femmes Turques, ne leur permet pas de pouvoir remuer les mêmes ressorts : tout ce qu’elles peuvent faire, c’est de cabaler dans l’intérieur de leur ménage, & contre leurs rivales ; ce qui ne peut s’étendre au-delà de l’enceinte de leur maison, & dont le public ne sauroit s’appercevoir.
Le caractere des Turcs, silentieux & taciturne, est encore un préservatif contre la médisance. Les grands parleurs, les diseurs de contes & de sornettes, sont ordinairement enclins à ce vice. C’est un moyen dont ils se servent pour se faire écouter : & le cœur de l’homme plus enclin à blâmer qu’à louer, se prête aisément aux discours calomnieux. Les petits-maîtres nazaréens, grands discoureurs de leurs métiers, ainsi que tu l’as observé, sont très-sujets à ce défaut.
Cette candeur qui regne chez les Mahométans, m’a souvent fait faire des sérieuses réflexions. Je t’avouerai, mon cher Aaron, que je suis vivement touché, lorsque que je considere le sort qu’ils auront après le trépas. Je ne puis qu’être sensible à la perte de tant d’honnêtes gens, qui n’ont commis d’autre crime, que d’avoir suivi les préjugés de l’éducation, & d’avoir donné une croyance trop aveugle aux rêveries de leurs imans & de leurs dervis. Ces moines Turcs jouent ici le même personnage que les moines nazaréens. Ils trompent & fourbent le peuple : ils lui remplissent l’esprit de chimeres ; & sous le voile de la religion, autorisent leurs vices & leurs mœurs déréglés.
Je vais te raconter l’histoire d’un dervis, arrivée lorsque j’étois à Andrinople. Tu y trouveras un juste équivalent de celles que tu m’écris quelquefois sur les moines nazaréens. Ce dervis s’étoit retiré dans un hermitage éloigné d’une demi-lieue de la ville. Il restoit des semaines entieres sans en sortir ; sa porte étoit fermée : l’on disoit qu’il avoit alors des extases, pendant lesquelles l’ange Gabriel venoit s’entretenir familiérement avec lui.
Sa réputation augmenta. On accouroit pour le consulter de tous les côtés. Beaucoup de gens alloient faire des retraites chez lui. Les femmes voulurent connoître ce saint personnage. Plusieurs se rendirent à l’hermitage. Elles en revinrent fort édifiées. L’humeur jalouse de quelques Turcs ne s’accommoda pas de ces fréquentes visites ; & les maris défendirent à leurs femmes de retourner chez le dervis. Elles allerent se plaindre au cadis, & lui dirent qu’on vouloit les empêcher d’aller chez le saint. Ce juge les renvoya, & ne voulut rien décider. Cette affaire ayant fait éclat, le dervis en fut instruit ; il résolut d’en tirer avantage. Il s’en falloit bien qu’il fût aussi dévot qu’il le paroissoit ; & parmi les femmes qui l’étoient allé voir, plus de trois auroient pu certifier ce fait. Il y avoit un cimetiere auprès de son hermitage. Il ouvrit la tombe d’un mort qu’on avoit nouvellement enterré : il fit eunuque ce cadavre ; & ce qu’il lui avoit coupé fut pendu dans sa cellule, auprès du chevet de son lit, entre deux sentences de l’alcoran. Il s’enveloppa ensuite dans son caban, & se coucha. Les premiers qui vinrent le visiter ayant apperçu les débris de cette opération, en furent dans une grande surprise. J’ai voulu, dit le dervis, ôter tout sujet à la médisance, & me mettre en état d’instruire librement tout le beau sexe. Cette action du dervis redoubla l’estime qu’on avoit pour lui. Peu s’en fallut qu’on ne lapidât les maris qui avoient occasionné la pieuse action du solitaire. Les femmes retournerent en foule chez lui. Le dervis en désabusa quelques-unes ; & les époux n’en eurent aucun soupçon. Il jouit pendant plusieurs années de sa réputation ; mais enfin la jalousie ruina ses affaires. La femme d’un négociant, piquée de la préférence qu’il donnoit à sa rivale, l’accusa pardevant le cadis, d’avoir voulu la violer. Elle raconta l’histoire du cadavre que le solitaire lui avoit confiée, & s’offrit, si elle mentoit, à souffrir le supplice le plus rigoureux. On fit visiter le dervis, & l’on trouva qu’il s’en falloit de beaucoup qu’il ne fût eunuque. Le juge ordonna qu’on lui fît réellement l’opération, pour le punir de son crime. Les maris qui devoient se plaindre étoient en si grand nombre, qu’ils se consolerent mutuellement ; & malgré leur jalousie, ils ne voulurent ni rien éclaircir ni rien apprendre. Je crois que tu trouveras que l’action de ce dervis égale les bons tours des moines.
La paresse, l’inutilité au bien de l’état, l’hypocrisie ; la fourbe ; tout est bien égal entre un religieux nazaréen & un dervis Mahométan.
De Constantinople, ce…
Lettre XVIII.
[modifier]La seule vertu dans ce pays n’illustre point une famille. Dix ayeux, dont la candeur & la bonne foi auront mérité l’estime du public, ne valent pas un pere secrétaire du roi. La noblesse s’achete comme une marchandise. Un partisan engraissé du sang du peuple, fait de son fils un seigneur titré ; & celui d’un habile historien, d’un illustre poëte, qui souvent hérite des talens de son pere, n’a d’autre rang ni d’autres honneurs à prétendre que ceux qu’Apollon lui accorde. Le métier le plus éclatant, la science la plus étendue ne vaut pas, pour parvenir aux grandeurs & aux richesses, un emploi de sous-fermier. On voit tous les jours à Paris des gens dont le premier mérite fut d’être laquais, traînés dans des carrosses superbes, & logés dans des palais magnifiques. Ces jeux de la fortune sont ici fort ordinaires. Mais ce qui te surprendra, c’est que ces gens, qui sont regardés comme l’opprobre de la nation & l’instrument du malheur des peuples, trouvent un grand nombre de personnes qui s’abaissent jusqu’au point de leur faire la cour. Leur table servie magnifiquement attire beaucoup de parasites. Les seigneurs même paroissent avoir des égards pour eux : la commodité de trouver de l’argent à emprunter, les force à cette complaisance. Ils poussent quelquefois leur foiblesse jusqu’à contracter des alliances avec ces financiers ; & le dérangement de leurs affaires les oblige à une démarche aussi indigne de leur naissance.
Lorsqu’un partisan se trouve revêtu de grands biens, il tâche d’acheter une fille de condition. Les parens concluent le mariage : on sort la demoiselle du couvent ; & elle est toute étonnée que son mari se trouve le cousin de sa fille de chambre. Dès que cette alliance a donné un nouveau lustre au financier, il oublie totalement son ancien état. Il ne se souvient plus des vexations qui lui ont acquis ses richesses : il oublie les maux qu’il a faits à la veuve & à l’orphelin.
Il ne parle plus que de noblesse & d’anciens titres. Il cherche dans tous les greffes, chez tous les notaires, des papiers qui doivent servir à prouver l’ancienneté de sa maison. A force de dire à tout le monde qu’il est homme de condition, peu s’en faut qu’il ne se le persuade à lui-même. Il trouve des généalogistes prêts à faire l’histoire de sa maison, & des poëtes affamés qui prostituent leurs plumes à le louer : & s’il veut être le héros d’un poëme épique, en bien payant l’auteur, il sera chanté comme Achille & comme Enée.
Ces honneurs & ces biens prodigués à des gens qui le méritent si peu, sont une des choses qui m’ont le plus surpris à Paris. La façon de penser des Mahométans est bien plus sensée. Chez eux la seule vertu mene aux grandeurs. Il n’est d’autre noblesse que celle qu’on acquiert par ses actions & par ses talens. Le fils d’un visir, qui n’est pas digne d’occuper un emploi honorable, reste souvent dans un rang obscur ; & celui d’un savetier, s’il a du mérite, peut être élevé à cette éminente dignité. Considere, mon cher Isaac, combien cette maxime est plus utile au bien de l’état & de la patrie. Elle encourage tous les citoyens à se rendre dignes des honneurs. Elle leur éleve le courage, par l’espérance de pouvoir atteindre au plus haut rang. Ils se portent aux belles actions avec d’autant plus d’espérance & de fermeté, qu’ils savent que la naissance n’est point un défaut qui leur ferme la porte des honneurs. Si les François comptent si fort sur les sur les sentimens de leurs nobles, que doivent espérer les Turcs, puisque le moindre Mahométan pense & agit comme un noble, a les mêmes désirs de la gloire & la même espérance d’y parvenir. Je sais que chez les François on a vu quelquefois, par des accidens extraordinaires, un homme du simple peuple s’élever dans un degré éminent ; mais ce cas arrive si peu, que c’est un foible préjugé. Tous les emplois, tous les honneurs sont remplis par la noblesse ; & c’est un hasard, lorsqu’un roturier franchit tous les obstacles qui s’opposent à sa fortune.
Ces réflexions me conduisent aux différens états dont la France est composée. On la divise en trois ; l’église, la noblesse & le peuple. Les ecclésiastiques, à la tête desquels sont les pontifes [95], tiennent le premier rang : la noblesse vient ensuite ; & le peuple représenté par les députés des villes & des provinces, est le dernier en grade.
On tenoit autrefois des assemblées, où se trouvoient ces trois corps : on les appelloit les états généraux. Ils délibéroient conjointement avec le souverain, des choses qui paroissoient nécessaires au bien de la patrie. Ils servoient d’équilibre entre la cour & le peuple. Les rois peu-à-peu abolirent ces assemblées. Ils étoient les seuls maîtres de les convoquer, & ils éviterent de le faire. Ils suppléerent, par leur autorité, aux ordonnances de ces états, & par ce moyen, leur seule volonté eut autant de force que les décisions de la nation entiere. La division des trois corps qui la représentoient, fut un des principaux moyens qui favorisa les souverains dans leur projet : la haine des ecclésiastiques contre la noblesse, l’envie du peuple contre ces deux états, devinrent le premier instrument du joug des François.
Cette désunion n’est point encore finie : le tems n’a pu la diminuer. L’ambition des pontifes [96], leur penchant à la domination, est une tyrannie qui paroît insupportable aux nobles.
Ils voient avec regret les dignités, les postes éminents remplis par des gens qui leur sont opposés. Ils souffrent à regret le pouvoir des ecclésiastiques ; & plus le crédit de leurs ennemis est grand, plus leur haine s’en augmente. Le peuple, de son côté, est charmé de l’abaissement de la noblesse. Il voit avec plaisir qu’on humilie ceux qui le méprisent : plus la noblesse est oppressée, plus il semble respirer librement. Le joug des uns devient un soulagement à la captivité des autres.
Il est encore plusieurs corps respectables [97], qui ne sont compris, ni parmi la noblesse, ni parmi le peuple.
Ce sont les tribunaux qui administrent la justice. Ils conservent un reste de leur ancienne splendeur. C’est par leur canal qu’il est encore permis aux peuples de faire transpirer leurs malheurs & leurs infortunes jusqu’au souverain. Mais souvent l’accès du trône leur est défendu. Un ordre d’un tribunal supérieur [98] leur ferme le bouche. Ils n’ont le droit de parler pour le peuple qu’autant qu’on leur permet de le faire ; & quoique leurs anciens privileges fussent beaucoup plus étendus, ils ont été restreints à ce point.
Ces corps, qu’on appelle les parlemens, sont toujours directement opposés aux souverains pontifes, & aux pontifes subalternes. Comme seuls dépositaires du reste de la liberté de leur église, ils sont toujours en garde contre les invasions de Rome & les ordonnances qui en émanent [99].
Cette attention leur attire la haine de la plûpart des pontifes, qui sont fort attachés à leur chef ; & il regne entr’eux une éternelle mésintelligence. Le feu duc régent, lorsqu’il prit les rênes de l’état, se servit adroitement de cette désunion. Pour amuser dans les commencemens de son ministere, les parlemens, il leur livroit habilement quelques pontifes. Il sembloit approuver la punition & la rigueur qu’ils faisoient subir à la personne & aux écrits de quelques-uns. [100]
Lorsqu’il eut obtenu des parlemens ce qu’il en vouloit, il les accabla à leur tour. Il les exila même, & poussa le despotisme plus loin qu’aucun souverain. Les pontifes virent avec joie les malheurs de leurs ennemis, & oublierent leurs offenses en faveur de celles que recevoient les parlemens.
Le plaisir de la vengeance est le plus sensible aux ecclésiastiques ; ils ne perdent aucune occasion de nuire à ceux qui leur sont opposés : c’est-là un des vices auxquels ils sont les plus enclins. Ils vivent assez régulierement : leurs mœurs, en général n’ont rien de déréglé ; & si la haine & l’ambition étoient bannies de leurs cœurs, ils auroient peu de défauts essentiels. Ce que je dis ne regarde que les pontifes, & les simples prêtres ; car quant aux moines, c’est la sentine de tous les vices : la vie de la plûpart est aussi scandaleuse que celle des autres paroît réglée. Il est même quelquefois des pontifes qui payent le tribut à l’humanité ; mais il faut leur rendre justice, ce cas arrive rarement, On débite ici une histoire à ce sujet qui me paroît assez plaisante. On assure qu’un pontife de la province d’Auvergne, écrivant à sa maîtresse & au premier ministre, s’est trompé dans les adresses de ses lettres, & qu’il a envoyé à sa maîtresse celle du ministre, & celle du ministre à sa maîtresse.
Celui-ci fit réponse à la lettre qu’il avoit reçue, (dans laquelle le pontife disoit qu’il avoit écrit à la vieille éminence pour obtenir la permission de retourner à Paris) que le roi lui ordonnoit de demeurer chez lui jusqu’à nouvel ordre, & que la vieille éminence lui conseilloit d’avoir des mœurs plus pures._ L’aventure passe ici pour véritable. Cependant je ne puis t’assurer qu’elle soit entiérement comme on l’a dit. La bévue de ce pontife est assez plaisante, & les rieurs en ont fort badiné. Ce qui doit consoler l’auteur de cette méprise, c’est que la premiere nouvelle qui courra dans Paris, fera oublier sa sotise.
Les contes & les histoires se succédent ici comme les flots de la mer. A peine parle-t-on le lendemain de ce qui faisoit la conversation de la veille. L’esprit léger de cette nation ne s’arrête pas long-tems sur le même sujet. Dans huit jours d’ici l’aventure que je viens de t’écrire sera regardée comme aussi ancienne que si elle étoit arrivée sous François I.
Je continue de m’instruire de tout ce qui peut me donner des idées justes de l’état des sciences dans ce royaume. J’examine aussi les progrès qu’y font les beaux-arts. Ils trouvent plus de ressources & de facilité à Paris que dans aucun lieu du monde. Louis XIV les y fixa pour toujours par les établissemens qu’il fit. Je t’ai parlé dans mes lettres de trois académies qui renferment en elles toutes les sciences. Il y en a trois autres qui contiennent tous les beaux-arts. La premiere est composée des fameux peintres, sculpteurs, &c. La seconde des habiles architectes. La troisieme est pour les musiciens. Il y a des prix que le roi fait distribuer dans les deux premieres, pour récompenser ceux qui se distinguent par leur mérite, & encourager les autres à perfectionner leurs talens. Ces établissemens sont dignes d’un souverain. Rien ne marque plus sa grandeur que la tranquillité & l’aisance dont jouissent les sciences à la faveur de sa protection. La gloire d’un prince qui fait fleurir les arts rejaillit sur la nation entiere : c’est un honneur qu’il partage avec elle. Louis XIV, non content de procurer à ses sujets toutes les facilités pour exceller dans la peinture, la sculpture & l’architecture établit une académie à Rome [101], où ceux qui ont remporté les prix à Paris sont entretenus pendant trois ans aux dépens du prince.
Ils travaillent sous les yeux d’un habile directeur, & vont, comme les abeilles, se nourrir du suc des plus excellentes fleurs pour en enrichir leur demeure.
J’ai reçu des nouvelles de Moïse Rodrigo : il m’enverra d’Amsterdam les livres que je lui demande ; & dès que je les aurai reçus, je les ferai partir pour Marseille. Je l’ai prié de m’écrire son sentiment sur les auteurs les plus connus, & sur les ouvrages nouveaux qu’ils donneront au public. Je pourrai par ce moyen t’envoyer tout ce qui paroîtra de bon en Hollande & en Angleterre.
Conserve ta santé, mon cher Isaac, c’est le bien le plus précieux que le ciel puisse nous accorder. Lorsqu’il y joint les richesses, notre bonheur est parfait.
De Paris, ce…
Lettre XIX.
[modifier]Je viens de recevoir les livres que j’attendois de Hollande. Moïse Rodrigo les a envoyés par Rouen, & je les ferai partir au premier jour pour Marseille. Notre correspondant aura soin de les embarquer pour Constantinople. On a joint aux livres un mémoire que j’avois demandé sur les auteurs dont je pourrois acheter les ouvrages. Il m’a paru exact & précis. Je t’en envoie une copie.
« DISSERTATION LITTERAIRE
« Je vais répondre avec le plus de justesse qu’il me sera possible, aux instructions que vous me demandez. Il en est de même ici qu’à Paris. Les belles-lettres & les bons auteurs ont des tems & des saisons qui leur sont plus favorables les unes que les autres. Ce qu’il y a de particulier, c’est qu’il semble y avoir une certaine sympathie entre la France & la Hollande ; & l’on diroit que ces différens états ont eu en même-tems des génies sublimes ou médiocres.
« Dans le siecle passé, & au commencement de celui-ci, la France renfermoit un nombre de savans de la premiere classe. Mais la Hollande lui disputoit l’avantage d’en avoir plus qu’elle. Le parallele des uns & des autres prouvera aisément la vérité de ce fait.
« Un génie vaste, profond, universel,[102] fut le plus ferme soutien de sa religion. De la même plume dont il combattit ses ennemis [103], il terrassa des adversaires qu’il eut parmi ceux de sa propre croyance [104].
« Un esprit sublime, juste [105], qui malgré les ténebres de l’antiquité la plus reculée, dévoiloit les coutumes des siecles passés, fut directement opposé à ce grand homme : & s’ils ne purent s’accorder mutuellement, du moins avouerent-ils qu’ils étoient seuls capables de se convaincre, s’ils eussent pu l’être, ou l’un ou l’autre.
« A peu près dans le même tems, la France eut encore plusieurs autres grands hommes. Un évêque [106], grand orateur, bon historien, subtil théologien, força ses plus cruels ennemis à rendre justice à son mérite.
« Un autre prélat [107] dont la candeur, la vertu & la bonne foi égaloient la science, traça des leçons pour l’éducation des rois &, pour le bonheur des peuples. Il suivit les anciens ; mais il alla au-delà de ses modeles, & fut plus original que ceux qu’il avoit imités.
« Un philosophe [108] renferma dans deux petits volumes beaucoup plus de secrets de la nature & d’expériences physiques, que mille ans, & un ramas immense d’énormes volumes, ne nous en avoient appris. Disciple du restaurateur de la bonne philosophie [109], il a su, à l’aide des leçons de son maître, affranchir la raison du joug des anciens préjugés.
« Un autre métaphysicien [110] rechercha la vérité par des études profondes. S’il ne la découvrit pas entiérement, du moins il l’apperçut souvent, & porta ses connoissances jusqu’au dernier point ou peut atteindre la foiblesse humaine.
« Dans le tems que ces illustres génies florissoient en France, la Hollande avoit des auteurs qui ne leur étoient pas inférieurs. Le premier [111] étoit un esprit universel, savant philosophe, habile critique, génie vaste.
« Il eut des ennemis à combattre. Sa réputation, sa sincérité, Il les vainquit par son mérite & par sa science ; & ne laissa aux uns [112] que la honte de l’avoir attaqué, & aux autres [113] que la douleur de n’avoir pu lui nuire.
Note du transcripteur : une portion de texte semble manquer dans le paragraphe précédent.]
« Un autre auteur [114], censeur ingénieux, délicat, pénétrant, fut un agréable critique.
Un troisieme écrivain [115] rendit sensibles aux plus foibles esprits les preuves de la religion, & fut le premier qui osa s’appuyer de la seule raison pour prouver les vérités de la révélation.
« Vers le tems où la mort priva la Hollande de ces grands hommes, la France perdit aussi les génies supérieurs dont je vous ai parlé. Il en resta encore quelques-uns qui méritoient dans la république des lettres, un rang distingué ; mais le nombre en étoit petit. On s’apperçut avec étonnement du vuide que la perte de tant de sçavans avoit causée : les sciences semblerent avoir perdu le flambeau à la faveur duquel elles éclairoient les esprits. On crut que lorsque la parque auroit ravi le peu de grands hommes qui restoient encore, la nature épuisée n’en formeroit plus de semblables. On se rassura dans la suite, & l’on vit par expérience, que si tous les siecles ne produisoient pas un égal nombre de génies supérieurs, il y en avoit toujours quelques-uns qui se succédoient les uns aux autres. En France il y eut plusieurs savans qui se distinguèrent par leur mérite ; & en Hollande on en vit paroître quelques-uns, dignes de succéder à la gloire des premiers.
« S’Gravesande, fameux philosophe, disciple & rival de Newton, a publié une excellente Introduction à la philosophie, concernant la métaphysique & la logique.
« Barbeyrac, le sçavant traducteur des ouvrages de Pufendorff & de Grotius, a enrichi la république des lettres de plusieurs livres très-utiles.
« La Chapelle remplace dignement les Drelincourt & les Claude. Tous les ouvrages qui sortent de sa plume sont remplis d’une érudition qui n’a rien de dégoûtant. Il a tous les talens & toutes les rares qualités des savans, sans en avoir les défauts.
« Rousset traite d’une maniere juste, sensée & profonde, tout ce qui concerne la politique, les intérêts des princes, &c.
« Il est encore quelques auteurs en Hollande dont les écrits méritent d’être lus ; mais il s’en faut bien que le nombre des savans soit aussi considérable qu’il l’étoit il y a vingt ans. Ce n’est pas qu’il n’y ait autant d’écrivains : & s’il suffit pour avoir du génie de faire imprimer quelques rapsodies, jamais il n’y eut tant de gens d’esprit en ce pays.
« L’un, forcé par la misere, fait un ouvrage pitoyable. [116] Il censure un livre dont l’auteur a mérité d’être pilorié, & sa critique est pire que l’ouvrage de son adversaire.
« L’autre, lassé de vendre l’orviétan, & ennuyé du métier de bateleur, se décore du titre de médecin. [117] A l’abri de son nom, il croit impunément ennuyer le public par ses ouvrages, comme il faisoit autrefois par des misérables discours qu’il débitoit sur des trétaux dans les places publiques & les carrefours.
« Un ancien maltotier [118] s’est avisé de vouloir devenir auteur ; il compose quelques misérables histoires, & quelques Mémoires historiques & politiques. Ces livres sont du goût et du style de la Serre & de Neuf-Germain.
« Un moine échappé de S. Victor a eu l’effronterie de se charger de la continuation de l’histoire d’Angleterre de Rapin-Thoyras. Il a associé à ce travail un ex-comédien & un ex-jésuite réfugiés en Hollande. Que pouvoit-on attendre de bon d’une pareille union ? Elle a produit ce à quoi les gens sensés s’attendoient ; & la continuation de l’histoire d’Angleterre de Rapin-Thoyras est le plus méprisable libelle qui ait paru depuis long-tems. L’effronterie, la mauvaise foi & l’ignorance, semblent se disputer à l’envi, dans cette rapsodie, le déshonneur d’en flétrir toutes les pages.
« Un ancien comédien, qui du théâtre avoit passé dans l’antichambre d’un seigneur, aussi ennuyé d’être réellement domestique, que peu flatté d’être en imagination un prince Troyen ou Romain, a pris, il y a déja plusieurs années, le parti de se faire auteur. Il compose ses ouvrages de la même maniere qu’il copioit ses rôles. Il ramasse quelques passages pillés, il fait une compilation à laquelle il donne son nom.
« Il est dans ce pays un nombre d’auteurs qui ne travaillent que pour vivre. La faim & la soif sont les muses qui les inspirent. Ils ont apprécié un pain à six lignes d’écriture ; & la cuisine chez eux n’est fondée que sur le nombre de feuilles de papier qu’ils barbouillent. Les libraires trouvent le moyen de débiter ces livres, bons ou mauvais. Il leur importe peu que le goût du public soit gâté & corrompu par ce nombre d’écrits fades. Ils ne peuvent pas vendre des mains de papier blanc à ceux qui demandent sans cesse des ouvrages nouveaux. Ils leur donnent des romans écrits durement, sans conduite & sans caractere ; des poésies qu’Apollon ne dicta jamais ; & des histoires composées au hazard.
« Il est tel auteur qui se figure qu’il est de son métier, comme de celui d’un maçon. Il fait un livre, comme les autres font une muraille. Autant de pieds de maçonnerie, autant d’écus : autant de pages, autant de florins. Le maçon borne sa journée à trois toises : l’auteur la regle à trois feuilles d’impression ; tout lui est égal, pourvu qu’il remplisse son papier.
« Je me flatte que les livres que je vous ai envoyés, ne sont point dans le nombre de ceux qui sont écrits de cette maniere ; & j’ai tâché de ne choisir que ceux qui m’ont paru les meilleurs. »
Je ne sais, mon cher Isaac, si tu seras content des portraits que fait cette dissertation. Ceux des auteurs morts il y a déja quelque tems, m’ont paru fort justes. Tu as lu une partie de leurs ouvrages. Ainsi il te sera aisé d’en juger par toi-même. Dès que tu auras vu les livres nouveaux, apprends-moi tes sentimens.
J’ai réfléchi plusieurs fois sur ce grand nombre d’hommes illustres qui vivent dans certains regnes ; & sur la petite quantité qu’il en paroît dans certains autres. Seroit-ce que la nature s’épuise, & qu’il faut des siecles pour préparer une matiere qui puisse former la tête de Descartes ou celle de Newton ? Les ames seroient-elles de différentes qualités ?
On ne peut, sans absurdité, soutenir de semblables theses. Cette question se réduiroit à savoir, si les arbres sont plus gros dans certains siecles, que dans certains autres. La nature n’agit pas différemment dans ses opérations. Comment a-t-elle donc oublié, pendant deux mille ans, la façon dont elle avoit formé les cerveaux de Sophocle & d’Euripide, & n’a-t-elle semblé s’en ressouvenir qu’en constituant ceux de deux fameux poëtes François ? [119]
Pour éclaircir le défaut & le manque de génies supérieurs, il faut chercher d’autres raisons que l’impuissance de la nature. Elle forme dans chaque siecle un égal nombre de personnes à qui elle accorde la faculté de pouvoir s’élever au grand & au sublime : mais il faut que ces talens soient cultivés. Que peut rapporter une terre excellente, si elle est en friche ? Il en est de notre ame comme d’un champ : elle ne produit que le gain qu’on y seme. Je t’ai écrit de quelle façon les jeunes gens faisoient leurs études, & combien peu de profit ils en retiroient. D’ailleurs, la gloire & l’émulation sont les premiers mobiles des sciences. Lorsque le desir d’aller à l’immortalité n’est pas soutenu par les louanges, par les récompenses & par l’estime du public, ces vertus languissent, & paroissent comme en léthargie.
Sous Louis XIV, ainsi qu’au siecle d’Auguste, on ne connoissoit pas cette étrange inégalité, qu’on semble mettre entre un grand poëte & un excellent historien, & un homme dont tout le mérite est d’avoir une longue suite d’ayeux. La vertu, la science étoient récompensées dans tous les états ; & le monarque, amateur du mérite, faisoit pénétrer ses bienfaits jusques dans les lieux les plus éloignés. La cour, imitatrice servile des vices & des vertus du souverain, cultivoit & favorisoit les sciences, peut-être sans les aimer. Sous le regne présent, les muses sont aussi protégées. Le monarque successeur de son ayeul, l’est aussi de son bon goût ; mais les guerres, les embarras, les négociations, ont empêché qu’on ait cultivé les arts autant qu’ils l’étoient autrefois. Les courtisans, l’esprit rempli de chevaux, d’armes, de sieges & de combats [120] oublient que le plus grand capitaine Romain fut le plus savant de la république.
Les ecclésiastiques acharnés dans de vaines disputes, se sont occupés à des écrits inutiles pour l’instruction de la postérité, & ennuyeux pour les gens sensés qui vivent aujourd’hui. Le bon goût a disparu à demi : il ne faut, pour le faire reparoître, que la paix, l’union & la tranquillité.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & déplore, ainsi que moi, les vicissitudes des sciences.
De Paris, ce…
Lettre XX.
[modifier]J’ai lu avec plaisir ta lettre, mon cher Jacob. J’ai trouvé le parallele de l’ancienne Rome & de la nouvelle très-judicieux. Tu aurois pu le pousser plus loin, & comparer la puissance spirituelle qu’elle a aujourd’hui dans l’Europe au pouvoir souverain qu’elle eut autrefois. J’ai entendu soutenir à ce sujet, par un savant de ce pays une opinion fort singuliere, & assez plaisante. Il prétend qu’on enterra dans le milieu de Rome, lors de sa fondation, un talisman, qui l’assure d’une perpétuelle puissance sur l’Europe, tant que le charme durera ; & que le talisman n’ayant point été enlevé, ni détruit lors des saccagemens & des embrasemens de cette ville, elle a toujours repris la domination sur la plus grande partie des peuples Européens. J’opposois à ces raisons la différence de la souveraineté des anciens Romains à celle de ceux d’aujourd’hui. Il me répondit que le talisman ne régloit point le genre de puissance ; qu’il assuroit seulement une autorité souveraine : & qu’on ne pouvoit nier que le pontife n’eût cette autorité réelle sur les états nazaréens, par la toute-puissance spirituelle qu’on lui accordoit ; puisque les grands rois, soumis à certains principes de religion & à certaines coutumes, étoient obligés de s’y conformer malgré eux, & ne pouvoient en être dispensés que par la permission qu’il leur en accordoit. Comme le savant qui soutenoit la réalité du prétendu talisman me paroissoit convaincu de son opinion, je crus que je devois avoir recours à des raisons plus philosophiques pour le dissuader de son erreur.
J’ai vu, mon cher Jacob, beaucoup de gens persuadés de la puissance des talismans. Plusieurs de nos rabbins semblent favoriser cette opinion, dont la saine philosophie démontre aisément la fausseté. Il me sera aisé de te prouver évidemment la vérité de mon sentiment.
C’est un principe sûr, que la seule matiere peut agir sur la matiere. Je laisse à part le mystere incompréhensible de l’action de notre ame sur notre corps, dont je crois qu’on doit rapporter le pouvoir à un perpétuel miracle de l’auteur de la nature. Or, si le principe qu’un corps ne peut être mis en mouvement que par l’impulsion d’un autre corps est évident ; comment se peut-il faire qu’une chose qui ne peut agir, qui n’a aucun pouvoir sur une autre, puisse lui communiquer quelque vertu ? Pour qu’un talisman, un charme, un enchantement agisse, il faut qu’il puisse déterminer la chose sur laquelle il doit agir, à faire tel mouvement ou tel autre. Comment donc un morceau de terre ou de cuivre grand comme la main, sur lequel on a gravé quelques caracteres bizarres, peut-il faire impression sur un François à trois cents lieues de là, & lui inspirer cette humilité ou cette sujétion, qu’il est nécessaire qu’il ait aux ordres du pontife ?
D’ailleurs, il ne suffit pas pour que l’enchantement ait son effet, que la matiere agisse sur la matiere : il faut encore que le charme ait le pouvoir de diriger l’intention, & de disposer l’esprit à l’obéissance ; ce qu’il est absurde de dire. Car ces prétendus philtres amoureux que donnent certains charlatans, qui veulent qu’on les croie magiciens, ne peuvent jamais déterminer précisément la volonté de l’ame. Ces misérables composent des breuvages, qui, en échauffant le sang, disposent les esprits à l’amour, & excitent des mouvemens de concupiscence. Il y a plusieurs plantes, plusieurs animaux, dont le suc cause en nous des agitations ; mais ceux qui s’en servent ne sont pas déterminés à un objet plutôt qu’à l’autre. Il est vrai qu’il arrive souvent qu’une femme à qui l’on a fait boire de ces prétendus philtres, se livre à son amant. La raison en est évidente. Dans les momens où la situation du corps ne laisse pas à l’ame le moyen d’agir avec une entière liberté, l’esprit se porte naturellement aux objets dont il est le plus frappé. L’état où ces liqueurs réduisent étant une espece de sommeil, on a toujours présent à l’imagination les idées dont on est le plus touché ordinairement ; de même qu’on voit souvent en rêvant les objets qui nous ont occupés pendant la journée.
Si les philtres pouvoient déterminer la volonté de l’homme, il s’ensuivroit nécessairement que ceux qui auroient le secret de les composer, auroient un pouvoir qui n’est réservé qu’à Dieu seul. Ils seroient maîtres de la nature : ils dispenseroient le bien & le mal ; puisqu’un homme ne sauroit être coupable des actions qu’il fait par une force absolue, & auxquelles son ame est déterminée par un mouvement supérieur. D’ailleurs, humainement la matiere ne peut agir que sur la matiere : ainsi, les philtres ne peuvent agir directement sur la volonté. Ils peuvent bien en remuant les ressorts du corps auquel la nature a attaché la correspondance avec l’ame, l’assoupir, lui faire sentir de la douleur ; enfin toutes les sensations ; mais toujours directement, & par le seul moyen du corps sur lequel ils agissent. Or, n’opérant qu’en second degré, & par le moyen d’un autre mobile, il seroit ridicule de soutenir qu’il pussent avoir plus de pouvoir que lui : & je ne crois pas que personne pense que notre corps & nos organes, déterminent notre volonté.
S’il est donc vrai que les philtres ne peuvent déterminer notre ame, à plus forte raison les talismans n’auront point ce pouvoir, puisqu’ils n’agissent pas même matériellement, & qu’ils n’ont pas l’avantage qu’ont les autres charmes. Quel pouvoir a sur la matiere la figure d’un triangle, l’arrangement de certaines lettres ? Quelle impulsion, quel mouvement peuvent faire tous les hiéroglyphes des anciens Egyptiens sur le cerveau d’un homme ? En vérité, mon cher Brito, lorsque je considere les chimeres des cabalistes, rien ne me paroît aussi ridicule que leurs opinions.
Les sectateurs de l’astrologie judiciaire sont encore des peuples nourris de chimeres, & pétris d’imaginations. Si cet art étoit vrai, la nature se seroit liée les mains, & nous les auroit liées à nous-mêmes. Tous nos mouvemens seroient écrits dans les cieux, & il ne nous resteroit rien de libre. Nous serions nécessités au mal comme au bien, puisqu’il faudroit que nous finissions absolument ce qui seroit écrit dans le prétendu registre des astres, ou bien le livre seroit faux, & la science des devins incertaine.
Notre sort dépend des lieux, des personnes, des temps, de notre volonté, & non pas des conjonctions chimériques des charlatans. Deux hommes naissent sous la même planete : l’un est un porteur d’eau, & l’autre un souverain. D’où vient donc cette différence ? Jupiter le vouloit ainsi, répondra un astrologue. Mais qu’est-ce-que Jupiter ? C’est un corps sans connoissance, & qui ne peut agir que par son influence. D’où vient donc agit-elle dans le même moment, dans le même climat aussi indifféremment ? Comment cette influence peut-elle avoir lieu ? Comment peut-elle percer la vaste étendue des airs ? Un atôme, la moindre petite portion de matiere arrête, détourne, diminue ces prétendues particules qu’on veut que ces planètes nous envoient. D’ailleurs, les astres influent-ils toujours, ou n’influent-ils que dans certaines occasions ? S’ils n’influent que dans certains momens, & lorsque les particules qui s’en détachent viennent à nous rencontrer, comment l’astrologue peut-il connoître le tems précis où cela arrive pour décider de leur effet ? Et si les influences sont continuelles, comment peuvent-elles être assez promptes pour percer la vaste étendue des airs, forcer la matiere qui les arrête ou les détourne, & s’accorder avec la vivacité de nos passions, d’où naissent les principales actions de notre vie. Car si les astres réglent tous nos sentimens & toutes nos démarches, il faut que leurs influences agissent avec autant de rapidité que notre volonté, puisque ce sont eux qui la déterminent.
En vérité, mon cher Jacob, je m’étonne qu’il se trouve des hommes assez imbécilles pour donner dans des visions aussi ridicules. On devroit chasser d’un état bien policé tous ces diseurs de bonne-aventure, & punir rigoureusement ces prétendus magiciens. Ils mériteroient les mêmes supplices que les empoisonneurs. Ils abusent un grand nombre de gens crédules, répandent parmi le peuple ce ramas de superstitions contraires à la raison & au repos public [121]. Il s’est trouvé quelques-uns de ces misérables qui ont été la dupe de leur propre crédulité. Ils se sont persuadés que les impostures qu’ils débitoient étoient des vérités.
Gassendi a été témoin oculaire de l’égarement d’un de ces prétendus magiciens. Ce philosophe se trouvant dans un village, où il alloit ordinairement se délasser de ses études, apperçut une foule de paysans qui conduisoient un berger lié & garotté. La curiosité le porta à demander ce qu’avoit fait cet homme qu’on menoit en prison. Monsieur, répondit un paysan, c’est un sorcier, Nous l’avons arrêté, & nous allons le remettre entre les mains de la justice.
Les idées philosophiques de Gassendi furent réveillées à ce mot de sorcier. C’étoit pour lui un plaisir doux que d’examiner par lui-même les fables qu’on débite sur le compte de ces imposteurs. Il ordonna aux paysans de conduire cet homme chez lui, & de le remettre entre ses mains. Comme il avoit beaucoup d’autorité sur les gens de ce village ils n’hésiterent pas à lui obéir.
Mon ami, dit-il au sorcier, lorsqu’il fut seul avec lui, il faut que tu m’avoues naturellement, si tu as fait quelque pacte avec le démon. Si tu confesses ton crime, je te rendrai la liberté ; mais si tu t’obstines à garder le silence, je vais te mettre entre les mains du prévôt.
Monsieur, répondit le berger, je vous avoue que je vais tous les jours au sabbat. C’est un de mes amis qui m’a donné le baume qu’il faut avaler ; & je suis reçu sorcier depuis près de trois ans. Gassendi s’informa avec soin de la réception de ce prétendu magicien qui lui parla de tous les démons, comme s’ils eussent resté toute leur vie ensemble.
Ecoute, lui dit Gassendi, il faut que tu me montres la drogue que tu prends pour aller à l’assemblée infernale : je veux ce soir t’y accompagner. Il dépendra de vous, répondit le berger, je vous y menerai dès que minuit aura sonné.
Lorsque l’heure fut arrivée, allons, dit Gassendi, voici le temps de notre départ. Le magicien sortit de sa poche une boëte, dans laquelle il y avoit une espèce d’opiate. Il en prit pour lui de la grosseur d’une noix ; il en donna autant au philosophe, lui dit de l’avaler, & de se coucher ensuite sous la cheminée : l’assurant que peu de tems après, il viendroit un démon sous la figure d’un gros chat l’emporter au sabbat, & que les sorciers étoient accoutumés de se rendre dans leurs assemblées montés sur de pareils chevaux.
Gassendi ayant reçu l’onguent, feignit de ne pouvoir le prendre sans l’avoir enveloppé. Il passa dans un cabinet à côté de sa chambre, prit dans un pot un peu de confitures, qu’il couvrit de pain à chanter & ayant rejoint le berger, allons, lui dit-il, je suis prêt à te suivre. Couchons-nous tous les deux sur le plancher, répondit le magicien ; dans cette attitude, nous prendrons notre baume.
Ils s’étendirent par terre tous les deux auprès de la cheminée. Le philosophe avala la confiture, le sorcier sa drogue ordinaire. A peine quelques minutes se furent-elles écoulées, qu’il parut étourdi, & comme un homme ivre. Il s’endormit, & pendant son sommeil il parla continuellement, & débita mille extravagances. Il conversoit avec tous les démons. Il parloit avec ses camarades, qu’il croyoit magiciens, ainsi que lui. Après quatre ou cinq heures de sommeil, il s’éveilla, & se trouva dans le même endroit on il s’étoit couché. Et bien, dit-il à Gassendi, vous devez être content de la façon dont le bouc vous a reçu. C’est un honneur considérable que celui d’avoir été admis dès le premier jour de votre réception à lui baiser le derriere. Il raconta toutes les histoires qu’on débite sur ces prétendus sabbats.
Gassendi, touché de l’état de ce malheureux, le défabula de son erreur. Il fit en sa présence l’expérience de son baume sur un chien à qui il en fit avaler, & qui bientôt après s’endormit. Le berger fut mis en liberté. Apparemment il détrompa ceux de ses confreres qui croyoient les mêmes impostures.
Autrefois on brûloit en France ces prétendus magiciens. Les prêtres qui publioient avoir le droit de chasser les démons, & à qui ce pouvoir donnoit un grand crédit, favorisoient cette opinion. On ne voyoit que démoniaques, & que possédés : tout étoit plein d’enchantements. On eût dit qu’on étoit dans le tems des Amadis. Peu-à-peu le mensonge fut connu : le nuage qui éclipsoit la vérité se dissipa ; & l’on n’eut plus de foi à ces fourberies. Plusieurs parlements déciderent qu’ils ne croyoient point qu’il y eût des sorciers : lorsqu’ils jugèrent quelques-uns de ces imposteurs, ils les punirent comme des fourbes, & non pas comme des magiciens. La conduite des gens d’esprit fit ouvrir les yeux à bien des personnes. Actuellement le crédit des astrologues, magiciens, diseurs de bonne-aventure ne s’étend pas au-delà des femmes & du menu peuple.
Porte-toi bien, mon cher Jacob ; & déplore avec moi l’imbécillité du vulgaire.
De Paris, ce…
Lettre XXI.
[modifier]J’ai répondu amplement aux premiers articles de ta derniere lettre. Je vais te communiquer les réflexions que j’ai faites sur les autres.
Si tu vivois à Paris, & que les mœurs des filles de l’opéra te fussent connues, tu ne condamnerois plus les Romains de ne point en souffrir dans leurs spectacles. Tu te récries sur trois cent courtisannes qui sont à Rome, & sur la dureté qu’il y a de priver des hommes du bonheur d’être peres, pour leur rendre la voix plus belle, & suppléer par-là au défaut de chanteuses. Je n’approuve point ces coutumes ; mais je soutiens qu’elles sont moins pernicieuses à l’état que les filles de l’opéra. Deux danseuses ou deux chanteuses dans les chœurs, causent plus de trouble & de scandale, font plus faire de banqueroutes aux marchands, de dettes aux seigneurs, & de filouteries aux enfans de famille, que les trois cent courtisannes dont tu te plains. En approfondissant ce que je te dis, il te sera aisé d’en connoître la vérité.
Qui sont les gens qui fréquentent les filles publiques de la rue Longare & de la rue Serene ? Peu de personnes en état de faire une certaine dépense, & nées dans un rang distingué, s’abaissent jusqu’au point de se laisser entraîner à de pareils excès. S’ils voient ces sortes de femmes, le commerce qu’ils ont avec elles n’est point de durée, & ne peut porter préjudice ni à leur honneur ni à leur bourse. Le peuple, les gens d’une naissance obscure, quelques bourgeois débauchés, peuvent tomber dans leurs piéges : encore le cas n’arrive-t-il pas souvent. L’horreur qu’inspire le métier infâme des courtisannes est un préservatif contre leurs attraits & leurs charmes. L’idée que le public a de leur caractere les rend moins pernicieuses à la société : l’on hait ordinairement le vice qui ne sait pas se couvrir des apparences de la vertu. La feinte & l’artifice sont les talens dans lesquels les filles de l’opéra excellent. Leur profession les met à même de voir bonne compagnie. Elles savent, sous un maintien déguisé & un air de modestie, couvrir un cœur dévoré de l’amour des richesses, & dépouillé des sentiments de la vertu quelles regardent comme une gêne importune.
Elles ont des manieres aimables. Le vice chez elles est semblable à un serpent caché dans une corbeille de fleurs. Ceux qu’un long usage a rendu savans dans leurs maximes, ne se laissent point toucher à ces appas extérieurs. Ils connoissent trop le fond de leur cœur pour être la dupe de leurs artifices. Mais un nombre de jeunes gens sans expérience, de vieillards sans jugement, donnent dans le piége qu’on leur tend. Ils sont d’autant plus difficiles à éviter, que ces sortes de femmes savent prendre le caractere qu’elles veulent. Prothée ne sut pas se déguiser sous un plus grand nombre de différentes formes qu’une fille de l’opéra.
A-t-elle envie de duper un vieillard, elle affecte pour tous les jeunes gens un mépris souverain. Elle se récrie sur l’imprudence des femmes qui s’abandonnent à l’indiscrétion d’un étourdi ; elle loue la prudence d’un homme d’un certain âge. Elle proteste qu’elle ne pourroit être sensible que pour quelqu’un dont les années eussent mûri le jugement.
Veut-elle plaire au contraire à quelque petit-maître, quiconque a passé trente ans, est pour elle un objet de plaisanterie. La jeunesse a seule le droit de charmer. Comment peut-on aimer un vieillard ; quel goût trouve-t-on dans un amant sexagénaire ? Elle danse, elle chante, elle folâtre : on diroit que les ris & les jeux ont fixé leur séjour auprès d’elle.
Si elle tourne les yeux du côté d’un riche partisan, c’est encore un manége différent. Elle affecte de mépriser quiconque n’est pas riche. A quoi sert, dit-elle à un fermier-général dont elle tire des sommes, l’amitié des jeunes seigneurs ? A perdre une femme de réputation, & à la ruiner ; loin de pouvoir lui donner de quoi vivre. Une personne sensée peut-elle aimer un homme, parce qu’il voit le roi, qu’il est colonel, qu’il fait une révérence de bonne grace ? Je vous jure, ajoute-t-elle, qu’on est bien plus sensible aux bonnes manieres d’un homme qui sait donner à propos, & procurer une aisance nécessaire au bonheur de la vie.
Tu vois, mon cher Brito ; combien il est difficile d’éviter d’être trompé par ces dangereuses syrenes. Elles ont de plus grands avantages que celles de la fable qui ne séduisoient que par l’ouie.
Celles-ci charment par les oreilles [122] & par les yeux [123].
Lorsqu’un mortel a été assez malheureux pour tomber dans les piéges de ces enchanteresses, il est perdu & renfermé dans un labyrinthe dont il ne sort plus. L’adresse, la fourberie, les faux-sermens, le feinte, le désespoir simulé, la fausse assurance d’une tendresse éternelle, sont des détours dans lesquels il ne sauroit se retrouver.
Le talent de retenir un cœur dans ses chaînes, est réservé aux filles de l’opéra. Apperçoivent-elles que la jouissance & la tranquillité rendent leurs amans moins empressés, elles savent leur donner à propos de la jalousie ; mais la dose en est si bien composée, qu’elles ne craignent point que le dépit fasse ce que l’inconstance auroit pu faire. Croyent-elles que leurs amans soupçonnent leur fidélité ; aussi-tôt elles se noyent dans les larmes : les sermens les plus forts deviennent les garans de leur tendresse. Pour peu qu’elles voient que leurs pleurs ne font pas l’effet qu’elles en espéroient, elles se livrent au désespoir. On diroit que leurs jours ne sont pas assurés ; & qu’on doit se défier de la fureur qui les anime. Un amant ne peut résister aux marques d’une passion si violente. Il revient aisément, avoue qu’il a tort, & joint de nouvelles chaînes aux premieres.
Les filles de l’opéra excellent encore dans l’art de ruiner leurs amans par les présens qu’elles en exigent. C’est une science qu’elles possédent en perfection. Elles ont fait de leurs rapines un art qui a ses regles : les vieilles chanteuses des chœurs sont les professeurs qui enseignent aux nouvelles venues ses préceptes & ses maximes. Lorsqu’elles veulent un diamant, un habit, une coëffure de dentelle d’Angleterre, elles vantent adroitement quelqu’un de ces bijoux ou de ces nippes qu’elles ont vû à une de leurs amies. Monsieur le marquis de ***, disent-elles, a fait présent à la Hermance d’un diamant ; & monsieur le comte de * * * a donné à la Campoursi un habit superbe. Ces femmes sont en vérité bienheureuses. Je ne sais pas si c’est leur fidélité qu’on récompense ; mais, je crois que si leur tendresse n’étoit payée qu’au juste prix, leurs amans seroient dispensés de faire ces présens.
Un homme amoureux, & qui craint souvent d’être déplacé, comprend aisément toute la force de ce discours.
Il envoie le lendemain un habit pareil à celui de la Campoursi ; & ce second habit occasionne le don d’un autre à toutes les filles de l’opéra. Il semble que ce soit une taxe générale qu’elles aient chacune imposé à leurs amants. Cependant la dépense qu’ils font ne les assure pas du cœur de ces créatures. Elles reçoivent de toutes mains ; quand elles trouvent l’occasion favorable, leur vertu ne s’effarouche pas. Elles prennent grand soin que ces sortes d’aventure soient cachées à leurs adorateurs. Elles ne voudroient pas pour un gain passager, perdre un profit continuel ; mais lorsqu’elles sont assurées d’un secret, ou qu’elles croient l’être, leur marché est bientôt conclu. Je vais te raconter une histoire à ce sujet.
Une danseuse nommée la Prévôt, avoit un amant [124] qui tenoit un rang distingué dans le monde & qui l’accabloit de bienfaits.
Un provincial nouvellement arrivé à Paris, la vit à l’opéra. Il en devint éperdument amoureux. Il alloit tous les jours voir danser l’objet dont il étoit charmé ; & tous les jours sa blessure devenoit plus profonde. Il fut bientôt réduit en un état pitoyable. Il ne vit plus ses amis ; il évitoit tout ce qui pouvoit le distraire de son aimable maîtresse, & n’avoit d’autre consolation que l’espérance de voir arriver l’heureux moment ou l’opéra commençoit. Au sortir du spectacle, il se livroit à sa mélancolie. Un de ses amis le pria de lui apprendre la cause de ses chagrins. Le cœur se soulage à se plaindre : le provincial avoua qu’il étoit amoureux de la Prévôt. L’impossibilité, ajoûta-t-il, que je vois à pouvoir jamais être heureux me rend insensible à tous les bien de la vie. Calmez-vous, lui répondit son ami, vos maux ne sont pas sans remede, je connois une fille des chœurs. Je lui parlerai demain en votre faveur ; peut-être serez-vous plus heureux que vous ne pensez. Au reste, vous ne devez point espérer de pouvoir vous déclarer amant de la Prévôt. Elle est aimée d’un seigneur ; mais si vous vous contentez d’un seul rendez-vous, & que vous ne regrettiez pas cent louis, je crois votre affaire sûre. Le provincial consentit à ces conditions. L’ami les proposa à la fille des chœurs, & la fille des chœurs à la Prévôt. L’adroite confidente s’acquitta à merveille de son ministere. Il y avoit six louis pour elle si le rendez-vous étoit accordé. Aussi le fût-il. Le provincial donna les cent louis d’or, comptés dans une bourse.
Il eut depuis neuf heures du soir jusqu’à huit heures du matin, l’objet de ses vœux à discrétion. Apparemment il tâcha de gagner ses cent louis, & de mettre le tems à profit. La jouissance le rendit content. Il retourna satisfait dans sa province. Cette aventure donna du goût à la Prévôt pour tenter quelquefois semblable fortune ; mais ses autres infidélités ne lui réussirent pas aussi bien. Son amant s’en apperçut : il l’abandonna entierement. Elle fit ce qu’elle put pour le faire revenir : & voyant que tous ses artifices étoient inutiles, elle eut l’impudence de lui demander le payement de certaines sommes, & de l’attaquer en justice réglée. Le crédit de l’amant fit cesser un procès aussi surprenant : cette affaire fut terminée dans la suite par des gens qui prirent soin de l’étouffer entierement.
Tu vois, mon cher Brito, que les courtisanes de Rome ne remuent pas de pareils efforts. Le mal qu’elles font toutes ensemble, ne sçauroit être égalé aux éclats & aux voleries d’une seule fille de l’opéra de ce pays. Heureux ceux qui fuient avec soin la connoissance de ces pernicieuses enchanteresses, & dont les mœurs pures ne sont pas souillées par leur commerce.
Porte-toi bien, mon cher Brito, & écris-moi si tu resteras encore long-tems à Rome.
De Paris, ce…
Lettre XXII.
[modifier]Je t’ai fait un détail, dans ma derniere lettre, des différents états de ce pays. J’ai tâché de te donner une idée exacte des ecclésiastiques, des magistrats, des gens d’affaires & du peuple. Il me reste à te parler des seigneurs & des courtisans. J’ai cru que le chevalier de Maisin pourroit suppléer aux fautes que le peu de tems qu’il y a que je suis à Paris pourroit occasionner. Comme je ne connois la cour que superficiellement, je l’ai prié de vouloir me communiquer ce qu’il en pensoit, il m’a donné un mémoire qui m’a paru assez nouveau. Tu sçais qu’on a jusqu’ici regardé le caractere des courtisans comme impénétrable. Il soutient qu’il est aussi aisé de lire dans le cœur du plus rafiné courtisan que dans celui d’un simple bourgeois. Quoique je ne sois point entiérement de son sentiment, je t’envoie son mémoire pour en juger par toi-même.
« Sur le caractere des Courtisans.
« On croit à Paris qu’on ne peut connoître la cour que par une étude pénible, & une habitude consommée de ses usages. Le bourgeois de la rue saint Denis se figure que le cœur d’un homme qui vit à Versailles, qui voit le roi, qui parle au ministre, est aussi impénétrable que les secrets les plus cachés de la nature. Il entend dire perpétuellement que la dissimulation est le talent des courtisans : & comme il ignore combien il est aisé lorsqu’on connoît les hommes, de s’appercevoir des passions qui les font agir ; il pense qu’on ne peut lire à travers un voile qui déguise foiblement.
« Bien des gens qui ne connoissent la cour que sur le récit qu’ils en ont entendu faire, ou sur les portraits généraux qu’ils en ont lûs dans quelques livres, donnent également dans cette erreur. Mais il n’est pas besoin d’un grand usage pour être bientôt au fait des maximes de la cour, & du caractere de ceux qui la composent.
« Il en est des courtisans ainsi que des autres hommes. La nature ne les a pas formés d’un limon différent. Elle n’a pas choisi leur ame dans un autre magasin. L’éducation a changé & ajouté quelque chose à leur extérieur ; mais l’intérieur chez eux est le même que chez nous.
« L’on trouve à la ville les vices & les vertus qui regnent à la cour ; & quelque forme que prennent les passions, il est aisé au philosophe de les reconnoître.
« Pour avoir une idée juste de la cour, il faut l’examiner de deux vûes différentes. L’on apperçoit aisément alors que ce qu’on croit un mystere impénétrable ne vient que d’un préjugé qui empêche d’approfondir par soi-même une chose qui paroît au-dessus des lumieres ordinaires.
« La vertu, le mérite, la science & l’esprit, ce sont-là les premiers objets auxquels je vais m’attacher. Je parcourra ensuite les vices opposés à ces vertus. De cet examen résultera la preuve d’une parfaite ressemblance entre les hommes, dans quelque état que Dieu les ait placés. Il sera facile ensuite de conclure qu’il est aussi aisé de définir le vrai caractere d’un courtisan, que celui d’un autre homme.
« On inspire à tous les François qui sont nés au-dessus du menu peuple, les mêmes sentimens. Les parens, les précepteurs, leur répetent sans cesse, que l’honneur est le premier de tous les biens : que les richesses ne peuvent tenir lieu ni remplacer la perte de la réputation ; qu’il vaut mieux mourir que de vivre deshonoré : qu’un galant homme, un bon citoyen doit aimer son roi, sa patrie. Un gentilhomme de campagne n’explique pas ces maximes à son fils, aussi pleinement & en aussi bons termes qu’un gouverneur les débite à un jeune duc & pair : mais il les lui répéte plus souvent, & prend peut-être plus de soin de les lui faire pratiquer. Deux cent mille livres de rente, dont le duc doit hériter, ne sont pas les raisons qui le déterminent à goûter ces instructions salutaires avec plus de plaisir que le noble qui n’a que le nécessaire & qui regarde la vertu comme une partie de son appanage. Ainsi le tempérament seul décide entr’eux du mérite qu’ils peuvent acquérir.
« Quant à l’esprit & à la science le courtisan, quelque riche qu’il soit, n’a aucun avantage sur le simple particulier. Un bourgeois fait étudier son fils sous les plus habiles rhétoriciens du royaume, sans qu’il lui en coûte un sou. Les écoles publiques sont faites pour tout le monde. La vivacité du génie, la disposition aux sciences, sont les seules choses qui déterminent l’avancement d’un jeune homme dans les belles-lettres. D’un marquis stupide, dix philosophes ne feront jamais un géometre ; & de simples régens ont fait d’habiles gens du fils d’un savetier [125] & d’un chapelier [126].
« Je crois que par l’aisance & la commodité que les peres de famille ont dans ce royaume pour l’instruction de leurs fils, l’éducation ne peut servir de raison à mettre une différence entre le mérite & la science d’un courtisan avec celle d’un homme qui n’a jamais vû ni le roi, ni les ministres. Si l’on peut prouver ce fait, il détruit le préjugé où l’on est, qu’il y a plus d’esprit, plus de délicatesse à la cour qu’à la ville.
« On sera forcé d’avouer que le goût d’un homme qui se nourrit de la lecture des bons livres, & qu’un maître habile forme de ses mains, n’a pas besoin pour l’épurer de rester tous les matins six heures dans l’antichambre d’un ministre, d’aller l’après-dîné étaler sa figure aux Tuileries, & de faire le fat le soir dans le chauffoir de la comédie. Pour mettre cette these en évidence, il faut avoir recours à l’expérience.
« Parmi les génies supérieurs, & les grands hommes qu’a produit le siecle de Louis XIV, non-seulement dans les sciences, mais même dans l’art de la guerre, à peine la postérité se souviendra-t-elle du nom de cinq ou six de ceux, qui nés dans un rang éminent, n’ont dû leur grandeur qu’à leur naissance. Elle lira avec étonnement les actions du grand Condé, & s’instruira avec soin de celles du Vicomte de Turenne. Elle proposera pour modele des généraux le duc de Vendôme. Mais opposons à ce petit nombre qui passera à l’immortalité, cette foule de grands hommes qui se sont élevés par leur seul mérite, Catinat, Vauban, Laubanie, Louvois, Colbert, le maréchal de Villars enfin, aussi utile à la France, que le vainqueur d’Annibal le fut à sa patrie.
« Si de la vertu & de la valeur nous passons au génie, à peine trouvera-t-on à la cour deux écrivains. Bussy, la Rochefoucault feront-ils un juste équilibre à Corneille, Boileau, Racine, la Fontaine Moliere, la Bruyere, Fontenelle, Renard, & tant d’autres enfin, dont les noms seuls formeroient un volume, en ne comprenant même que ceux qui ont écrit des matieres qui concernent uniquement les belles-lettres ?
« L’on ne sçauroit dire que ces auteurs aient formé leurs goûts à la cour. C’est à eux seuls, & à leurs talens, qu’ils en sont redevables. Lorsque Corneille fit le Cid, les Horaces, Cinna, Pompée, & tira le théâtre François du cahos où il étoit ; il consulta les Latins ; il étudia les esprits du siécle d’Auguste, & point du tout le génie des petits-maîtres. Racine prit dans Sophocle & dans Euripide l’idée de la plûpart de ses tragédies : & s’il sçut si bien émouvoir & toucher les cœurs, c’est à la nature, qu’il connut parfaitement, qu’il en est redevable. Moliere eut plus d’obligation à la cour : elle lui fournit nombre d’originaux ; mais il trouva à la ville le même avantage. Ses meilleures piéces sont des caracteres formés sur de simples particuliers. Le Tartufe, l’Ecole des Femmes, les Précieuses ridicules, les Femmes sçavantes, sont des sujets pris sur les mœurs de Paris & du royaume entier.
« L’esprit est un don du ciel. Le rang & la naissance ne sçauroient en procurer à ceux à qui Dieu en a refusé. Ainsi, lorsqu’un bourgeois a eu une éducation convenable, qu’il a été élevé par des gens dont le goût est sûr & délicat, il peut profiter des leçons de son maître aussi aisément que le fils d’un souverain. Voilà donc le génie & le mérite également partagés à tous les différens états.
« Voyons si le grand seigneur a plus d’avantage pour éviter les vices. J’ai déja fait voir au commencement de ces réflexions, que, par les principes qu’on inspire aux enfans, les mêmes préceptes sont expliqués & recommandés aux bourgeois comme aux nobles. Ainsi, il ne reste plus que d’examiner dans quel état, les occasions sont plus à craindre.
« Un Parisien qui vit content dans sa maison d’un bien honnête qu’il a reçu de ses ayeux ; qui soigneux de le conserver sans l’augmenter par des lésines, ne cherche point à le dissiper par de vaines dépenses ; est-il au même risque qu’un seigneur à qui cent mille écus ne suffisent pas pour la moitié de l’année ? Il dépense cinquante mille écus de plus que son revenu ; & avec des biens immenses, il est plus pauvre que celui à qui mille écus suffisent pour son entretien. Une honnête médiocrité n’entraîne point après elle ni les bassesses de la misere, ni les dépenses folles de la richesse.
« Un homme qui sçait se contenter & se fixer, méprise le droit d’emprunter & de ne point payer par le privilége d’un grand nom ou d’un emploi qu’on respecte. Il n’est point à charge aux tailleurs, aux selliers, à trente domestiques qu’il nourrit du bien d’autrui, & auxquels il doit leurs gages. Il auroit honte de flatter un fermier-général, pour obtenir de cette sangsue du peuple quelques onces du sang dont il s’est engraissé.
« S’il est donc vrai que le grand seigneur, malgré sa noblesse, n’ait ni plus d’esprit ni plus de vertu que le bourgeois ; qu’il soit plus exposé que lui aux passions ; pourquoi sera-t-il plus difficile à connoître ? Est-ce à cause de cette profonde dissimulation, qu’on prétend être le talent de la cour ? Mais cette dissimulation ne se trouve-t-elle pas à la ville ? Si le même esprit s’y rencontre, pourquoi ne sçaura-t-on pas s’y contraindre ? On le fera même plus aisément, puisqu’on sera agité par moins de passions.
« Malgré les feintes caresses, les embrassemens redoublés, les compliments recherchés que se font les courtisans, il n’en est aucun qui ne sache à quoi s’en tenir sur le compte de ceux qui croient le tromper. La dissimulation de la cour vient plutôt de l’habitude que du raisonnement, & tel homme passe pour un grand politique qui de sa vie n’a su pourquoi il méritoit cette réputation.
« Dans tous les états, les hommes étant à peu près semblables, il est bien aisé aux philosophes de percer le voile qui semble couvrir les replis du cœur d’un grand seigneur. Aussi crois-je qu’on trouvera justes les définitions que j’ai faites de leurs différens caracteres.
« Je distingue les courtisans en trois classes. Les uns sont aimables ; les autres ont le génie médiocre ; les derniers n’ont de commun avec les autres que les habits, les équipages & les domestiques.
« Le nombre des seigneurs doués d’un mérite distingué est le plus considérable. Il en est cependant plusieurs dignes de l’estime des honnêtes gens : ils ne sont point enivrés de leur vaine grandeur. Ils ne croient pas que la naissance donne de l’esprit & du mérite. Ils cultivent les belles-lettres, & recherchent avec empressement l’approbation & la société des gens qui s’y distinguent.
« L’un [127] s’applique à la lecture des philosophes. Savant pour lui seul, & soigneux de cacher son savoir, il est dans son cabinet aussi bon métaphysicien qu’amant tendre auprès de sa maîtresse.
« L’autre [128], d’un esprit vif & juste, dans un âge encore peu avancé, remplit dignement une des places destinées aux quarante premiers génies du royaume.
« Un troisieme [129] est le protecteur des beaux-arts ; & comme les sciences sont enchaînées entr’elles, il les possède toutes.
« Un autre [130] a le goût délicat & l’esprit vif & judicieux.
Parmi des courtisans illustres, le neveu d’un grand Ministre [131] tient un rang distingué, & il joint un esprit brillant à une aimable figure.
« La seconde classe des courtisans est plus nombreuse que la premiere. Elle est composée de ceux qui, secourus de l’usage du monde, & de la lecture de quelques romans, tâchent, en parlant peu, en souriant à propos, en plaçant heureusement un trait qu’ils auront appris par hasard d’acquérir la réputation d’avoir de l’esprit. Ils en imposent aux ignorans qui composent la troisieme classe.
« Le mérite de ceux qui sont dans ce dernier rang consiste à connoître les quartiers en Champagne où l’on fait le meilleur vin mousseux. Ils savent les aventures & intrigues de quelques femmes, & l’opéra qu’on doit jouer le mois prochain. Il y en a qui poussent même l’étendue de leurs connoissances jusqu’à lire le mercure galant. Leur vie est aussi une uniforme que le cours du soleil. Le matin, ils se promenent dans l’antichambre des ministres : le reste de la journée, ils le passent à table, au jeu ou aux spectacles. Ils se rendent au souper du roi : après quoi ils vont se mettre à table jusqu’au jour. Les actions les plus brillantes de la journée se réduisent à quelques révérences faites de bonne grace, à quelque coup-d’œil gracieux. Si à de si grandes qualités, ils ajoutent un couplet de chanson chanté dans le goût de la Petit-Pas, ils plaignent alors les gens qui ne sont pas doués de talens si rares. La cour seule peut former le goût ; & ce sont eux qui la composent. Il est défendu, sous de grieves peines, à tout homme qui ne peut pas joindre un titre à son nom, d’avoir de l’esprit & de penser juste.
« Quelque différence qu’il y ait entre les trois sortes de caracteres que je viens de dépeindre, ils se rassemblent pourtant tous les trois dans l’envie & le dessein de plaire au souverain. On peut, en général, définir le courtisan un caméléon, ou le singe de son maître ; triste, gai, dévot, débauché, toujours prêt à tout. Imitateur servile des vertus & des défauts du prince, on diroit que mille corps sont animés par un seul esprit.
« On voit encore un nombre de personnes à la cour qu’il ne faut point confondre parmi la foule des courtisans. Ce sont ceux que leurs charges & leurs emplois attachent auprès du souverain. C’est un état qu’il faut distinguer du courtisan désœuvré. Le mérite ordinaire est le partage de ces derniers ; & les affaires dont ils sont chargés exigent qu’ils joignent la capacité à l’expérience. »
Je crois, mon cher Isaac, que ces réflexions pourront te plaire. Je prierai quelquefois le chevalier de Maisin de vouloir me communiquer ses idées, & sur-tout dans les matieres que je ne serai point à même d’approfondir avec autant de justesse que lui.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que Dieu te comble de bienfaits.
De Paris, ce…
Lettre XXIII.
[modifier]Je t’ai promis dans ma derniere lettre de te parler des ministres, des secrétaires d’état & des autres personnes que leurs charges attachent à la cour, & qui n’y sont point dans la seule qualité de courtisans.
Les rois de France n’élevent ordinairement au ministere que des gens d’un génie éminent, & qui leur sont entiérement dévoués. Ils ne leur donnent point cette autorité despotique que les sultans, accordent aux visirs. Les monarques François prennent des ministres pour les aider dans l’expédition des affaires, & non pas pour partager leur pouvoir avec eux. Non-seulement le ministre ne peut faire mourir personne de son autorité, mais il est obligé de rendre compte au roi des ordres qu’il donne pour arrêter les particuliers qui tiennent quelque rang distingué. Un visir à Constantinople peut impunément faire périr un homme qui lui déplaît. A Paris, le roi même n’use point d’un droit aussi tyrannique : lorsqu’un de ses sujets a mérité la mort, il le fait condamner par des juges qui instruisent son procès.
Depuis Henri IV, les personnes qui ont été employées dans le ministere jusqu’à ce jour, ont presque toutes été douées d’un génie supérieur. Les plus grands & les plus illustres ont été tirés de l’ordre des ecclésiastiques [132].
Sous Louis XIII, le cardinal de Richelieu, esprit vaste, génie supérieur, grand dans la prospérité, intrépide dans l’adversité, malgré son état, aussi bon général d’armée qu’habile ministre dans le cabinet, ami intime, ennemi irréconciliable, amateur zélé des sciences & des arts, commença de jetter les fondemens de la grandeur à laquelle atteignit Louis XIV.
Le cardinal Mazarin éleva l’enfance de ce monarque. Il lui rendit des services dont ce prince conserva toujours le souvenir. Ce ministre n’eut pas toutes les vertus du cardinal de Richelieu son prédécesseur ; mais aussi n’en eut-il pas les défauts. Il vécut dans un tems rempli de trouble & de divisions, & n’étoit appuyé que par l’autorité d’un roi encore mineur. Il avoit à combattre les princes du sang, & presque tous les grands du royaume. Il fit par sa politique rafinée, ce que le cardinal de Richelieu eût fait par sa fermeté ; & après plusieurs infortunes, il mourut regretté de son maître, craint de ses ennemis & estimé de ceux qui l’avoient plus haï.
Le seul mérite éleva Colbert & Louvois au rang qu’ils occuperent. Ils furent ennemis l’un de l’autre tant qu’ils vécurent ; & cette inimitié contribua au bonheur de leur maître. Ils s’efforcerent mutuellement de gagner son estime, & se surpasserent dans ce qui regardoit leur ministere & leur emploi. Attentifs à s’observer, ils se servirent d’aiguillon. L’un [133] fut grand dans le détail du militaire, & habile dans les négociations étrangères. L’autre [134], consommé dans la conduite des affaires de l’intérieur du royaume, fut le protecteur des sciences, & des arts.
Tous deux inimitables dans leurs qualités, & dont les talens réunis eussent produit un ministre parfait.
Celui d’aujourd’hui s’appelle le cardinal de Fleury. Rien ne m’oblige à le flatter ; mais il en est peu qui méritent des éloges plus purs. Il forma lui-même les mœurs de son souverain dès la plus tendre enfance ; il a fait du plus grand roi du monde, le plus honnête-homme de l’univers : caractere rare chez les princes à qui la vertu, la piété & la candeur paroissoient souvent des vertus ridicules. L’Europe entiere lui a rendu la justice qu’il mérite : les ennemis du royaume sont forcés d’avouer que depuis le cardinal de Richelieu, jamais le ministere de la France n’a été conduit avec autant de secret, de prudence & de bonheur.
Il est encore des ministres qui ont un rang inférieur au premier. On les appelle les secrétaires d’état. Ces places sont ordinairement remplies par des gens d’un génie supérieur. On tâche de choisir parmi les habiles gens de l’état les plus propres à occuper des charges aussi importantes. La nécessité qu’il y a que celui qui occupe une place de cette importance, soit capable de soutenir le poids des affaires, empêche les souverains de se déterminer uniquement par goût & par amitié.
Les courtisans en général sont aussi bas & timides devant les ministres, qu’ ils sont pleins de hauteur & de confiance avec les gens qui leur sont inférieurs. Malgré leur fierté, ils s’accoutument à une vie qui se passe dans une antichambre ou dans une galerie. Il est vrai qu’ils rendent avec usure à ceux qui sont assez malheureux pour avoir besoin d’eux, la douleur qu’ils ont d’être obligés de ramper. Ils se récompensent à la ville par des airs hautains, ridicules & insupportables, des mortifications qu’ils essuyent à la Cour.
Quelque vanité qu’ait un grand, il se trouve petit à la cour. La majesté souveraine éclipse les autres grandeurs. Lorsqu’il prend à un particulier quelques mouvemens violens d’ambition, je lui conseille, pour se guérir de cette passion, d’aller au souper du roi. Il apperçoit dans un état si bas & si humilié, ces personnes dont il a envié les grades & les honneurs : il les considere dans une situation si différente de celle où il les voit ordinairement, que pour peu qu’il réfléchisse, il n’enviera pas le frêle bonheur de trancher du souverain pendant la moitié de la journée pour devenir esclave pendant l’autre.
La présence du prince, ou du premier ministre, change les traits & la physionomie de beaucoup de courtisans. On a peine à les reconnoître. Plus ils sont naturellement fiers & superbes, plus leur contenance paroît avilie. La contrainte qu’ils souffrent, & leur grandeur anéantie, augmente leur embarras. Si on rencontre certain courtisan hors de la vue du souverain, il ne salue plus, ou du moins que légérement. Il vous appelle, il vous parle, il vous interroge, sans daigner vous regarder. Il vous fait sentir par le ton haut & impérieux avec lequel il vous parle, qu’il est infiniment au-dessus de vous. Il se fait entourer, & au milieu d’un cercle, il décide, condamne, approuve, prend du tabac, regarde sa montre, & fait mention de ses équipages. Le prince arrive par hazard : sa présence fait tomber toute cette ridicule grandeur : le protée change de figure, baisse la voix, & devient humble. Le souverain s’éloigne-t-il ? Il retourne à son ancienne forme : il se rassure sur ses pieds, hausse les épaules & veut décider de nouveau. Plein de confiance avec ceux qui n’ont pas de génie, timide avec les gens d’esprit, il parle de guerre à un ecclésiastique, de mathématiques & de fortifications à un jurisconsulte, de philosophie à un officier.
Ce caractere plein de vanité & de présomption, est une des raisons principales de la réserve & de la retenue des ministres à ne point se livrer à cette foule de courtisans. Ils perdroient bien-tôt leur autorité, s’ils étoient moins attentifs à en faire sentir l’étendue. L’honnête familiarité, la cordialité ne peut être employée dans le commerce & la société d’un homme, qui, ne pouvant se tenir dans un juste milieu, ou rampe comme un esclave, ou trance du souverain.
Les mahométans ont pour leurs ministres autant de respect & d’attention que les François ; mais ils n’emploient point pour leur plaire ses basses flatteries qui sont si communes dans ce pays. Quelque pouvoir qu’ait un visir, & quelque rang que sa charge lui donne au-dessus de simples officiers, ils ne lui font point une cour servile : ils lui rendent les honneurs qui lui sont dûs, & conservent dans leur soumission un air de grandeur mêlé de modestie. Les Turcs dans toutes leurs actions observent une certaine bienséance qui prévient les gens en leur faveur.
Un courtisan paroîtroit à Constantinople un homme d’un caractere surprenant & indéfinissable. Il y a une différence infinie entre la cour de France & celle de la Porte. Les gens attachés auprès de la personne du sultan, par leurs charges & leurs emplois, ne le voient uniquement que pour régler les affaires dont ils sont chargés. Cette foule d’eunuques, de capigis, de bostangis, & d’autres personnes destinées pour le service du serrail, ne sont qu’un ramas de domestiques & de gardes. Ainsi l’on peut dire qu’il n’est point de courtisan attaché auprès du grand-seigneur. Il choisit quelquefois parmi ses visirs, ou bachas, un ou deux favoris : ce sont là les seules personnes qui le voient, sans qu’ils s’agissent de régler quelque chose qui concerne leur jurisdiction. Toute sa cour se réduit à quelques eunuques noirs, quelques muets & quelques nains. Pour des dames, il y en a peut-être autant qu’en France ; mais elles sont plutôt les esclaves de deux ou trois favorites, que leurs compagnes & leurs égales.
La maniere de vivre des sultans a quelque chose de sombre & de solitaire. Il sont enfermés dans leurs palais. La plupart ne se montrent au peuple que dans certains jours. Esclaves de leur propre grandeur, ils ressemblent aux idoles nazaréennes dont je t’ai parlé, qui ne sortent de leur étui que par la permission de leur gardien.
Les monarques François vivent d’une maniere bien différente. Ils mangent en public ; ils se montrent aussi familiérement qu’un simple particulier. Ils parlent à ceux de leurs sujets qu’ils aiment. Comme ils savent qu’ils sont infiniment au-dessus de tout ce qui respire dans le royaume, ils dédaignent la ridicule vanité de vouloir affecter un cérémonial qui les gêneroit, & qui n’augmenteroit point leur autorité. Elle est beaucoup plus étendue que celle des sultans, quoiqu’elle soit moins visible. Elle ne craint point de recevoir les atteintes auxquelles est exposé le pouvoir despotique du grand-seigneur.
On n’a jamais vu dans ce pays-ci la majesté du trône souillée par des affronts faits à la personne des souverains. Quelque révolte qu’il y eût dans le royaume, on a toujours respecté le prince [135] ; & ceux mêmes qui portoient les armes contre lui, affectoient de publier qu’ils n’en vouloient ni à sa personne, ni à son autorité.
Ils couvroient leurs crimes du prétexte de défendre la religion ou de se garantir des vexations des ministres. A Constantinople, les janissaires, dans leurs premiers mouvements ont déshonoré le sang Ottoman même, pour lequel ils ont une si profonde vénération. Les infamies que cette insolente milice fit souffrir au malheureux Osman, révoltérent une partie de l’empire ; & le sang de plus de dix mille janissaires put à peine assouvir l’indignation des amis de ce prince infortuné.
J’ai souvent réfléchi sur ce qui pouvoit occasionner ces mouvements, & ces fréquentes révoltes ; j’ai cru que la puissance despotique des sultans en étoit la cause. Le grand seigneur n’assemble point son conseil pour mettre un impôt. Il n’a pas le soin de le faire enrégistrer dans l’assemblée des Cadis. Il ordonne sans consulter, & fait exécuter par son visir. Ainsi le peuple le croit le seul auteur de ses malheurs. Sa haine ne s’étend tout au plus que jusqu’au visir, comme un ministre & favori du prince.
Dans les pays monarchiques, l’inimitié des peuples tombe rarement sur le monarque. Elle s’attache à cinquante objets différents avant de parvenir jusques à lui. Les gens d’affaires, les traitans, les fermiers généraux, les conseillers d’état, les ministres sont ceux à qui l’on attribue les principaux malheurs publics. Lorsque la haine tombe sur tous ses sujets différens, elle s’affoiblit, & ne porte point à ces excès criminels qui ont coûté la vie ou la liberté à tant de sultans détrônés.
Je t’avois prié de vouloir m’apprendre s’il étoit vrai qu’Osman bacha fût mort. Je n’ai reçu aucune de tes nouvelles. Je serois curieux que tu m’éclaircisses là-dessus. On regarde ici ce bacha comme un homme fort extraordinaire. Il est estimé de quelques particuliers ; mais généralement on désapprouve ses mœurs, sa conduite & son changement de religion. Les gens du monde conviennent qu’il a de l’esprit infiniment : les moines lui refusent jusques aux notions les plus simples. Quoique leur caractere de partialité occasionne leur jugement,je leur pardonne en faveur du crime qu’ils condamnent.
Un galant homme doit vivre & mourir dans la religion où le ciel l’a fait naître. Il n’est excusable d’en changer que lorsqu’il est dans l’erreur. Quelques infortunes, quelques traverses qu’on essuie, rien ne doit nous ébranler. Tu sais que je t’ai dit cent fois que les querelles, les chagrins & les désagrémens qu’Osman avoit eus ne me paroissent point une cause légitime pour autoriser son changement. Je n’ignore pas que ceux qui ont voulu l’excuser, ont dit qu’il n’étoit ni nazaréen ni mahométan. En lui accordant ce point, il résultera toujours qu’il étoit obligé de faire par honneur, ce qu’il ne faisoit pas par religion.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & que de toi puisse naître une postérité nombreuse.
De Rome, ce…
Lettre XXIV.
[modifier]J’ai lu avec attention le mémoire du secrétaire d’Osman bacha. J’ai reconnu, ainsi que toi, cette haine que les nazaréens & les mahométans ont contre nous. Il n’est rien de si aisé que de répondre aux objections qu’on nous fait sur l’interruption de nos cérémonies, & sur la circoncision en Espagne.
Le premier de nos préceptes est puisé dans la loi de la nature, qui nous permet de garantir nos jours par des précautions & des prévoyances qui n’attaquent point directement la divinité. Nos docteurs ont pu nous dispenser d’une coutume dans une nécessité pressante. Ce n’est point l’extérieur qui fait la religion : c’est la foi, la croyance & les sentimens de l’intérieur. Les cérémonies doivent être observées, lorsqu’on est en état de le pouvoir faire sans risquer sa vie & celle d’un millier d’innocens ; mais lorsqu’il s’ensuit un danger aussi évident, on peut en suspendre la pratique. Il n’en est pas de même pour le fond de la religion ; rien ne peut ni ne doit nous en dispenser. Les supplices les plus cruels ne doivent pas nous ébranler. Lorsqu’un juif, par exemple, est cité devant le tyrannique tribunal de l’inquisition, quelque danger qu’il y ait pour lui d’avouer sa religion, il ne doit point balancer à s’en glorifier.
La majesté du tout-puissant seroit blessée par un mensonge & par une indigne foiblesse. Un fils peut-il désavouer son pere, & un pere à qui il est redevable de tant de bienfaits ? Mais Dieu n’exige point qu’on coure au-devant des tourmens ; il condamne ce zéle aveugle qui nous fait perdre une vie dont il nous a rendu dépositaires. Nous voyons plusieurs exemples dans nos livres qui prouvent la vérité de mon opinion. Nos peres dans la captivité qu’ils essuyerent, ne purent être ébranlés dans leur croyance. Cependant ils furent obligés d’abandonner & de suspendre bien des préceptes de leur ancienne discipline : ils durent même leur conservation au violement de ses préceptes ; & le peuple juif fut redevable de son salut, à Esther, devenue femme d’Assuerus. Quoique ce soit une des principales & de nos plus inviolables coutumes, de ne point souffrir d’alliance entre le sang d’Israël & le sang impur des infideles ; quelque peine qu’eût Esther de passer dans le lit d’un roi idolâtre ; il fallut obéir : elle eût en refusant cet honneur, précipité les Israélites dans de nouveaux malheurs. La crainte des mêmes infortunes dispense aujourd’hui les juifs Espagnols de la circoncision : & je ne vois pas pourquoi ils ne sont pas en droit d’user des mêmes précautions que nos peres lorsqu’ils ont beaucoup plus à craindre qu’eux.
Les nazaréens nous ont fourni mille exemples de cette prévoyance, fondée sur la cessation de quelques-unes de leurs cérémonies. Du tems des persécutions qu’ils essuyoient sous les empereurs Romains, plusieurs craignant la mort & les supplices, s’enfuirent dans le fond des déserts, & y passerent le reste de leur vie seuls, & sans aucun commerce avec les humains. Il y en eut qui furent cinquante ou soixante ans sans voir aucun mortel. [136]
Cette solitude où ils s’étoient retirés, est une cessation de toutes les principales cérémonies auxquelles ils prétendent être inviolablement obligés. Comment pouvoient-ils assister le jour de leur sabba à leur office divin ? Comment participoient-ils aux sacrements de l’Eglise ? Car plusieurs d’eux n’étoient pas prêtres, & n’avoient point le droit de pouvoir en faire les fonctions. Ils avoient donc suspendu dans leur retraite l’exercice de toutes les cérémonies. On n’a pas laissé dans la suite du tems de les reconnoître pour saints.
Quant au reproche qu’on nous fait d’avoir un nombre de coutumes puériles, & qui ne sont point ordonnées par les préceptes fondamentaux de notre loi, j’avoue de bonne foi qu’il s’est introduit par la longueur des tems, bien des choses inutiles. Mais les nazaréens sont-ils en droit de nous critiquer, eux dont la religion est surchargée d’un si grand nombre de cérémonies inutiles ? Je t’ai fait le détail de quelques-unes dans mes lettres précédentes. Les Turcs sont aussi peu fondés à nous opposer les mêmes raisons. Il est dans leur religion un tissu d’impertinences ou de cérémonies qui passent pour préceptes fondamentaux. Est-il rien de si ridicule que la danse & le tournoyement des dervis ; que l’usage d’enterrer les morts, de façon que les bons anges puissent les prendre plus facilement ; & que l’obligation du pélerinage de la Mecque & de Medine ? Comme si Dieu punissoit un homme dans l’autre monde pour n’avoir pas fait six ou sept cent lieues pour aller voir le tombeau d’un autre homme, & que cette visite intéressât le ciel.
Si nous avons des coutumes & des rites inutiles, c’est un défaut qui nous est commun avec les autres religions. Heureux les docteurs qui en purgeront celle dans laquelle ils sont ! Touchant ce ramas de superstitions, il faut que je t’avoue ma pensée. Nos rabbins ont introduit bien des sentimens, qui dans l’esprit des savans, font un tort considérable à notre loi. Quoique tu sois rabbin toi même, l’amitié & la familiarité qui sont entre nous, autorisent ma liberté. D’ailleurs, tu rejettes la plûpart de ces opinions ridicules ; & si tu parois ea approuver quelques-unes, c’est plutôt par politique pour tes confreres, que par une véritable persuasion.
Que peut dire, que peut penser un philosophe, lorsqu’il lit dans nos auteurs [137] que Dieu, au commencement du monde, créa le cinquieme jour deux grandes baleines : qu’il en conserve une jusqu’à ce jour pour badiner & folâtrer avec elle ; & qu’il préserve l’autre de la corruption dans de l’eau salée, pour servir de mets au festin, dont il régalera au dernier jour les gens de bien ?
N’est-ce pas donner une idée bien belle & bien noble du tout-puissant, que de le faire amuser avec un poisson, comme un enfant de six ans avec une poupée ? Cet être souverain qui a existé pendant une durée immense ; cet être infini, qui comprend tout, sans pouvoir être contenu, qui se suffit à lui-même, qui de rien créa tous les êtres ; s’occupe à voir barboter un poisson, & à prendre soin d’en conserver un autre dans de l’eau salée, pour regaler les gens de bien ! Je suis fâché que les rabbins aient fait servir à la table du tout-puissant une viande aussi peu délicate. Apparemment la quantité de gens qu’ils prévoyoient devoir être de ce repas, les a obligés de choisir le poisson le plus gros qu’ils connussent.
Le sentiment que plusieurs de nos docteurs ont sur l’étimologie du nom d’Eve [138] me paroît encore plus ridicule. Ils disent qu’il vient d’un mot qui signifie parler.
Ils ajoutent ensuite gravement & dogmatiquement, qu’il est tombé du ciel douze corbeilles de babil, & que les femmes en ont recueilli neuf. Lorsqu’un homme, dont le génie est juste & sensé, vient à lire de pareilles fables, il se prévient contre une religion, dont les dépositaires sont auteurs de pareils contes, & fabricateurs de semblables chimeres.
L’exemple des nazaréens devroit nous instruire. C’est un ramas d’idées extravagantes, dont les moines avoient rempli leurs livres, qui fut la premiere cause de la séparation d’une partie de leurs freres. Pendant un tems le peuple fut la dupe de mille histoires ridicules : il n’étoit pas de freres-lai qui ne donnât au public quelques livres de sa façon, remplis d’idées grotesques. Plus elles avoient quelque chose de contraire au sens commun, & plus les ames foibles les trouvoient mystérieuses.
Les gens de bon sens se contenterent pendant un tems de se moquer en eux-mêmes de ces ridicules écrits. Dans la suite, l’imposture & la mauvaise foi étant poussées trop loin, plusieurs crurent que l’honneur & la piété vouloient qu’ils s’opposassent à ce torrent. Bien des savans employerent leurs plumes à désabuser ceux qu’on avoit séduits. Ils réussirent en partie : mais les moines voyant que la fin de leurs mensonges seroit celle de leur crédit, firent un effort pour qu’ils ne fussent pas découverts. Leur parti étant considérable auprès du souverain pontife, ils firent exclure de leur communion ceux qui leur étoient contraires. Malgré cette victoire, leur imposture fut bientôt connue. Le public avoit ouvert les yeux ; & parmi ceux qui resterent dans leur croyance, plusieurs acheverent de désabuser le peuple. Il ne demeura dans l’erreur que quelques femmelettes & quelques ignorans.
Un des principaux ennemis de ces ridicules livres [139] fut surnommé le dénicheur des saints.
Il en chassa plus du Paradis, que vingt pontifes n’y en ont pû placer. Les moines étoient au désespoir de voir l’autorité qu’il exerçoit sur ces prétendus bienheureux. Ils en étoient d’autant plus surpris, qu’il étoit de la croyance du souverain pontife, qui avoit pris la plupart de ces saints sous sa protection. Elle ne leur servit de rien : il leur fallut déguerpir du céleste séjour : & le pis pour eux fut que les raisons évidentes de leur adversaire convainquirent même les nazaréens les plus entêtés, & lui acquirent l’estime du souverain pontife. Tu seras peut-être curieux de savoir les principales actions de la vie de quelques-uns de ces illustres exilés.
L’un [140] resta quarante ans droit sur une colonne, ainsi qu’une statue. Il eut seulement pour se délasser le même privilege que les oyes, qui se tiennent tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre. Avant qu’il fût déplacé, on l’invoquoit pour les maux de jarrets.
L’autre [141] s’amusoit avec le démon : il savoit le réduire au point où il vouloit ; & un jour que cet esprit infernal avoit voulu s’émanciper avec lui, il le saisit par le nez avec des tenailles, & le châtia de façon que le diable ne voulut plus avoir aucun commerce avec lui.
Je ne finirois jamais ma lettre, si je t’écrivois tous ceux qui ont été déplacés. Ces deux premiers te donneront idée des autres.
Il seroit à souhaiter qu’il s’élevât parmi nos rabbins quelque docteur semblable au dénicheur nazaréen. Nous lui aurions l’obligation de ramener notre religion à sa premiere simplicité, & d’ôter à nos ennemis des armes dont ils se servent pour la combattre. Quelques peines & quelques oppositions qu’il trouvât d’abord, la vérité prendroit le dessus dans les suites ; tôt ou tard on reconnoîtroit l’obligation qu’on lui auroit.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & ne parle à personne des sentiments que je dépose dans ton sein. Ils ne manqueroient pas de m’attirer la haine des idiots. Que le Dieu d’Israël te donne les richesses & la santé.
De Paris, ce…
Lettre XXV.
[modifier]Je dois partir demain, ou après demain, pour me rendre à Genes : ainsi c’est ici la derniere lettre que je t’écrirai de Rome. Les édifices modernes que j’ai vus dans cette ville ne le cédent ni pour le goût, ni pour la grandeur, aux bâtiments antiques. Le morceau le plus entier des anciens Romains est le Panthéon, autrefois le temple de tous les dieux, aujourd’hui celui de tous les saints. Une partie du colisée est détruite par la mauvaise foi du neveu d’un souverain pontife. Il demanda à son oncle la permission d’enlever du cirque, pendant vingt-quatre heures de tems, quelques pierres dont il avoit besoin. Il employa près de trois mille ouvriers ou paysans qui détruisirent dans cinq ou six heures une partie de cet édifice ; & si l’on ne les avoit pas empêché de continuer, il eût été entierement démoli.
Ce n’est pas la seule fois que le népotisme a causé des dommages considérables à la ville de Rome. Elle est, comme je te l’ai déja écrit, perpétuellement en proie à l’avarice des avides neveux. Le feu pontife pensa priver l’Italie, & l’univers entier, des plus beaux morceaux qu’il y ait en peinture. Raphaël, ce fameux peintre qui remporta le prix de son art, a peint trois chambres dans le Vatican [142].
Il n’y a d’autres tapisseries dans ces appartements que les ouvrages qu’il a fait sur les murailles. Comme parmi quelques sujets tirés des histoires nazaréennes, il en est quelques-uns pris dans l’antiquité, le pontife voulut faire effacer ces chefs-d’œuvres, pour y faire peindre l’histoire d’une paire de moines à qui l’on avoit expédié depuis peu un brevet de canonisation [143].
C’étoit un peintre de Bénévent qui devoit être le destructeur de ces morceaux parfaits. Heureusement quelques cardinaux ayant appris l’intention du pontife, s’opposerent fortement à ce dessein. Il se rendit à la fin, & consentit de ne point faire autant de mal à la ville de Rome, que les barbares qui l’avoient autrefois saccagée.
Les colonnes Trajane & Antonine sont les plus belles choses qu’ont épargné les malheurs arrivés à cette capitale du monde. On a placé sur toutes les deux la statue des deux principaux docteurs nazaréens. Les pontifes prétendent être leurs successeurs en droite ligne, & tenir d’eux leur infaillibilité. Mais ce qu’il y a de particulier, c’est que l’un de ces deux docteurs reprit l’autre, & qu’ils ne crurent jamais eux-mêmes être infaillibles, ayant expressément expliqué dans leurs écrits, que c’étoit Dieu seul à qui ce droit étoit réservé, & non à l’homme, qui n’est rien auprès de lui, dans quelque état relevé qu’il soit.
La sûreté & la justesse des décisions pontificales sont dans ce pays les articles les plus essentiels de la croyance des nazaréens. L’inquisition est attentive à assurer les maximes de ce dogme ; lorsqu’elle a fait arrêter quelqu’un qui a osé soutenir le contraire, il est rare qu’elle se laisse fléchir, & ne le punisse de mort. Il seroit beaucoup moins dangereux à Rome d’offenser Dieu que le pontife. Un homme qui fait un péché mortel en est quitte en donnant un ou deux testons pour brûler de la cire en l’honneur de S. François : mais si quelqu’un refusoit de croire que les deux doigts allongés du pontife purifient un million d’ames à la fois, il seroit peut-être bien & duement brûlé en place publique ; le tout par motif de conscience & de religion.
Les souverains pontifes nazaréens furent élus autrefois par les suffrages du peuple, qui cependant n’avoient lieu qu’autant qu’ils étoient confirmés par la volonté des empereurs. [144] Dans la suite des temps, cette maxime changea. Actuellement, ce sont des pontifes qui portent un habillement rouge [145], & un rang distingué dans l’église nazaréenne, qui jouissent de ce droit.
Ils ont peine quelquefois à s’accorder sur le choix d’un sujet, par les divers intérêts qu’ils prennent à certains princes dont ils sont les créatures. Ils se diviserent entr’eux pendant près d’un siecle, & chaque parti eut un souverain pontife : en sorte qu’il s’en trouva deux & même trois à la fois qui se retirerent dans les états des prince qui les protégeoient. Ils s’excommunioient réguliérement l’un l’autre tous les matins. C’étoit là leur premier soin dès qu’ils étoient éveillés [146].
Enfin, dans une assemblée générale, on détermina le véritable souverain pontife. Il y fut décidé que son autorité étoit inférieure à celle des assemblées générales. Ils ont condamné cette décision ; & elle n’a été reçue qu’au-delà des Alpes, & non point en Italie, ni en Espagne.
Ces électeurs du pontife sont appellés cardinaux. La plupart sont des Seigneurs, ou des fils de princes. Plusieurs demeurent auprès des souverains à qui ils sont attachés : il n’en reste qu’un certain nombre à Rome. Ceux-là sont très-utiles aux habitans : sans eux le peuple seroit excessivement pauvre. L’argent qu’ils déposent est le seul qui se répand sur tous les particuliers. Celui qui vient des pays étrangers entre dans la bourse des prêtres & des moines. Les neveux & les ministres des pontifes régnans en ont une bonne partie ; la plupart du tems ces sommes restent entassées dans des coffres, ou sortent du pays. Ce qui vient d’arriver au cardinal Coscia servira d’exemple aux futurs favoris. Ils auront plus de soin de cacher leur or, & la crainte d’être recherchés les rendra plus circonspects.
Ce Coscia, sous le pontificat précédent, vendoit tout, honneurs, dignités, graces, &c. Jugez s’il étoit difficile sur le chapitre des permissions & des indulgences.
Il en eut vendu, non seulement à toute l’Europe ; mais il auroit voulu pouvoir établir des comptoirs dans les autres parties du monde, pour débiter sa marchandise. Le pontife, dont il étoit ministre, étant mort, ses ennemis, avides des trésors qu’il avoit amassés, lui susciterent une cruelle persécution. Après plusieurs années de prison, il a été obligé de donner une partie de l’argent qu’il avoit amassé.
Si la coutume de rendre compte au ministre favori passoit de pontificat en pontificat, l’argent de Coscia circuleroit peut-être de neveu en neveu pendant quatre ou cinq cens ans.
Les cardinaux & les grands seigneurs ont auprès de Rome des maisons de campagne, qu’ils appellent vignes. Elles sont ornées de statues antiques & modernes, & décorées par des peintures faites par les maîtres de l’art. La vigne Borghese est une des plus belles. [147]
Elle renferme un grand nombre de morceaux curieux. Celle qui appartient aux princes Pamphiles est aussi magnifique ; mais la plûpart des statues sont mutilées & gâtées par un incident fort particulier. Ce n’est ni le tems, ni les ravages que Rome a soufferts qui sont cause de ces ruptures. Un moine a seul occasionné ce dommage. Je vais t’éclaircir de ce fait.
Le pere du prince Pamphile s’étant fait excessivement dévot, choisit un moine [148] pour son directeur. C’est un usage établi entre les nazaréens. Ils croient qu’un homme ne sauroit faire son salut sans le secours d’un prêtre.
Dès que ce moine eut acquis quelque crédit sur l’esprit de son nouveau pénitent, il se fit faire des legs pieux. Il se fit donner des aumônes destinées pour le secours des pauvres Indiens, pour le soulagement des missionnaires, pour la propagation de la foi, &c. Il fit chasser quelques domestiques de la maison, qui ne paroissoient pas assez attachés à son ordre, & qui avoient négligé de se faire recevoir des congrégations qu’il dirige. Il éloigna tous les parens qui avoient pu nuire à ses desseins.
Lorsque le moine ne put plus agir sur les gens, il voulut étendre son pouvoir sur les choses inanimées. Il fit un crime au prince Pamphile de la nudité des statues de sa maison de campagne. Il y en avoit près de quatre cens dans les jardins. Aussitôt il fut ordonné que, malgré les chaleurs de l’Italie, elles seroient habillées & vêtues sans pouvoir désormais se montrer nues, leurs vêtemens dussent-ils les défigurer. On couvrit donc tout ce peuple statuaire de draperies de plâtre : & pour qu’il s’attachât davantage au marbre, on le fit déchiqueter avec le ciseau en plusieurs endroits. Cinq ou six mois après que la dépense de ces habits avoit été faite, le prince Pamphile vint à mourir. Son fils voulut faire ôter les chemises de plâtre ; mais quelque soin qu’on prît à réparer les maux qu’avoient causés le zele du directeur, il y eut plusieurs statues de mutilées ; & ce moine fit ainsi lui seul autant de mal qu’une armée de Goths & de Vandales.
Je considere souvent combien un homme qui s’abandonne aux conseils pernicieux d’un esprit fanatique, est exposé à faire des choses extraordinaires. Le zele outré du prince Pamphile me rappelle un autre trait arrivé dans ce pays.
Un peintre Italien, nommé Sébastien Couchi, avoit acheté pour un souverain d’Allemagne, deux tableaux de Jules Romain. L’un représentoit l’enlevement des Sabines, & l’autre l’amour & Psyché. Un moine qui dirigeoit sa femme, l’étant allé voir chez elle, eut la curiosité d’examiner les tableaux de son mari. Cette femme le mena dans l’attelier, où malheureusement le peintre ne se trouvoit point alors. A peine ce moine eut-il apperçu les deux tableaux, qu’il s’écria comme un furieux. Vous serez damnée : il n’est point de rémission pour vous, pas même in articulo mortis ; point d’absolution, point d’absolution. Hélas ! mon Dieu ! s’écria la femme : qu’ai-je donc fait ? Ce que vous avez fait ? répondit le moine. Vous voyez de semblables peintures ? Vous souffrez que votre mari s’occupe à de pareils ouvrages ! Ce n’est point mon mari, repliqua-t-elle, qui a peint ces tableaux : c’est un autre peintre. N’importe qu’ils soient faits par un autre, répondit le zélé directeur, Point de salut pour vous, ou il faut dans le moment effacer & déchirer ces infamies._ La femme séduite par la peur de l’enfer, alloit faire cette belle expédition, lorsque le peintre arriva.
Il frémit du risque qu’avoient couru ses tableaux. Le prince pour qui ils étoient les avoit payés deux mille écus la piéce : le pauvre Sébastien Conchi eût été ruiné, s’il n’eût prévenu la fureur du moine. Il le chassa de chez lui, & défendit à son épouse de rentrer de sa vie dans son attelier.
Dans le pays où tu vis, mon cher Monceca, tu as souvent l’occasion aussi bien que moi, de voir de ses éclats d’une dévotion immodérée qui ressemble a la folie. Ils doivent cependant être plus rares en France qu’en Italie ; les moines y ayant infiniment moins de crédit : mais comme ils sont par-tout les mêmes, il est impossible qu’ils se contraignent assez pour ne point laisser échapper quelques-uns de leurs traits.
Dès que je serai arrivé à Genes, je te donnerai de mes nouvelles. Je ne sais si j’y ferai un long séjour ; mais je crois que je serai obligé d’aller passer quelque tems à Turin.
Porte-toi bien, mon cher Monceca, & que ton commerce puisse toujours prospérer, & tes richesses s’accroître.
De Rome, ce…
Lettre XXVI.
[modifier]Je t’ai écrit plusieurs lettres de suite sur des matières sérieuses, & peut-être te plaindras-tu que je n’ai rien à t’apprendre qui puisse t’amuser. J’aurois souhaité pouvoir joindre l’agréable à l’utile ; mais les derniers sujets que j’ai traités, étoient peu susceptibles de gaieté. Je voudrois, pour te plaire, répandre dans mes écrits un certain enjouement rempli de ces saillies vives & heureuses, qui forment le caractere général des François. Cette vivacité brillante ne se trouve dans aucune autre nation. Il y a peut-être chez les Anglois, les Allemands & les peuples du Nord, plus de bon sens & autant de science ; mais il n’y a point autant d’esprit.
Je ne saurois deviner la raison qui procure cet avantage aux François. Il est inutile de l’attribuer au climat. Si la chaleur du Soleil excitoit l’imagination, quels sont les peuples en Europe qui dussent avoir plus de feu de vivacité que les Portugais ?
Leurs livres ne sont pourtant en général, qu’un amas confus, indigeste & énorme de quelques ouvrages théologiens & scholastiques, ou de quelques romans remplis d’enchantemens, de combats & d’enlevemens. Ce n’est pas avoir l’imagination vive, que d’inventer de pareilles chimeres : c’est l’avoir extravagante. Avant que le bon goût, se fût établi en Allemagne, quelques moines & quelques autres auteurs, y avoient composé des livres aussi peu sensés. La différence de climat de ces deux pays est cependant bien différente.
Si l’air & la chaleur du soleil donnoient de l’esprit, il y auroit toujours dans le même pays le même génie, à quelque chose près. Quelle différence néanmoins des Grecs d’aujourd’hui, à ceux de la savante Athènes ? Les Levantins donnent dans des idées outrées & gigantesques. Peut-on faire le même reproche aux auteurs de l’ancienne Grèce ? Où voit-on plus de simplicité, plus de grandeur & d’éloquence en même tems, que dans Démosthène ; plus de naturel que dans Euripide ; plus de majesté & de sublime que dans Homère & Sophocle ; plus de netteté, plus de précision, plus d’exactitude que dans Xenophon ? Ces auteurs vivoient dans le même pays que les poëtes Grecs & Turcs d’aujourd’hui. Le même soleil qui échauffoit les uns, échauffoit les autres. Cependant où trouve-t-on plus d’extravagance que dans les poésies d’Achmet Chelibi [149], & d’impertinences que dans les ouvrages d’Ibrahim, qui sont regardés néanmoins comme les oracles & les chefs-d’œuvres de leur siecle ?
Le bon goût, les maîtres, l’usage, la lecture des bons auteurs, influent véritablement à donner de l’esprit ; mais ils ne peuvent être une raison décisive pour déterminer la cause de cette vivacité, & du feu qu’ont les François au-dessus des autres nations.
Les Anglois ont le discernement excellent. Ils ont chez eux, dans toutes sortes de genres des auteurs distingués, & qui peut-être l’emportent sur les François ; mais ils n’atteignent point leur façon brillante de s’énoncer.
Les Allemands ont produit des ouvrages d’une érudition surprenante. Leurs livres sont faits pour les savans. Le bon & l’utile s’y trouvent. L’agréable s’y rencontre rarement.
Pour mettre mon sentiment dans un jour évident, je comparerai deux auteurs dont tu connois, mon cher Isaac, les ouvrages & le mérite : tous deux estimés mutuellement par toutes les nations qui se piquent d’aimer les sciences. Locke a écrit un livre digne de l’admiration de l’univers [150].
Le bon sens, la pénétration, la force du raisonnement, tout s’y rencontre. On devroit élever à un aussi excellent ouvrage philosophique, un temple & un autel. L’on y brûleroit pour victimes, dans certains jours de l’année, la philosophie Thomistique, Scotique, Loyolitique : il n’y auroit pas même de mal que les commentateurs d’Aristote eussent le même sort, & que l’on otât le texte Grec d’une compagnie aussi mauvaise.
Quelle que soit la gloire de l’auteur à qui je veux élever ce temple par la maniere dont ses ouvrages sont écrits, plusieurs personnes ne peuvent en connoître le mérite. Uniquement occupé de plaire aux savans, il n’a point trouvé l’art de traiter les matieres d’une façon brillante & aisée, & de les rendre à la portée de bien des gens, qui ne peuvent goûter un ouvrage dont les idées leur paroissent embrouillées. C’est dans le talent de rendre les choses les plus relevées d’une maniere nette, précise & brillante, que Bayle a excellé. Ses écrits pleins de force, soutenus d’une imagination vive & d’une érudition étonnante, sont à la portée de tout le monde. Une femme peut apprendre plus de physique & de métaphysique dans ses Pensées sur les cometes, que dix régens de philosophie en ont appris dans tout le cours de leur vie.
Plus je cherche, mon cher Isaac, à pénétrer la cause de l’imagination & du feu François, moins j’apperçois quelque raison qui me paroisse décisive.
Je te prie de vouloir m’écrire quels sont là-dessus tes sentimens : je les attendrai avec impatience. Je ne doute pas que l’usage que les voyages t’ont donné ne facilite beaucoup tes idées.
Je n’ai rien de nouveau à t’apprendre. Depuis huit ou dix jours il n’est point arrivé d’aventure à Paris. Cela paroit extraordinaire. C’est ici le théatre de la folie, de l’amour & de la galanterie. Le chevalier de Maisin m’a raconté une histoire arrivée, il y a déjà quelques temps à une fille de l’opéra, qui m’a paru plaisante.
Un jeune homme, nommé le chevalier de S***, officier dans le régiment de C***, devint amoureux d’une chanteuse, nommée la Petit-pas. Il étoit aimable ; mais selon l’usage, il avoit peu d’argent comptant. L’or n’incommode pas ordinairement les jeunes-gens ; & sans ce métal on avance peu ses affaires avec les filles de l’opéra. La difficulté d’être heureux, & l’envie d’être auprès de sa maîtresse, le firent recourir à un expédient assez extraordinaire. Il n’avoit jamais parlé à la Petit-pas, & n’en étoit point connu : son cœur s’étoit enflammé en la voyant représenter. Il résolut de se mettre domestique chez sa maîtresse. Ce projet lui parut excellent : il ne douta pas qu’il ne pût profiter de quelque occasion, & de se faire connoître dans la suite à son avantage. Il entra chez elle en qualité de laquais, & devint de capitaine dans le régiment de C***, premier domestique d’une chanteuse.
Il la servoit avec une attention infinie ; elle s’applaudissoit d’avoir fait une aussi bonne acquisition. Pierrot ne bougeoit de la chambre de madame : il prévenoit ses souhaits : elle étoit obéie avant d’avoir commandé.
Quatre ou cinq jours s’écoulerent sans que le chevalier fût plus avancé. Le bonheur même qu’il avoit de voir la Petit-pas, étoit troublé par bien des amertumes. Il venoit un nombre de petits-maîtres visiter la chanteuse : il falloit que Pierrot restât dans l’anti-chambre, où il entendoit rire, chanter & folâtrer. Quel supplice pour un amant tendre ! Il étoit pourtant obligé d’avaler ces couleuvres. Point d’argent, point de Suisse : point d’or, point de fille de l’opéra. Il étoit pénétré de la vérité de ces deux proverbes, & croyoit le dernier beaucoup plus vrai que l’autre. L’amour eut pitié de ses peines. La Petit-pas étoit priée à souper dans une maison de campagne auprès de Paris. Au sortir de l’opéra, Pierrot partit avec elle pour la servir à table ; mais quelle fut la surprise du chevalier, lorsqu’il reconnut que celui qui donnoit ce soupé étoit le lieutenant-colonel du régiment dans lequel il étoit capitaine. Il ne savoit à quoi se déterminer.
S’il s’absentoit, il se mettoit dans le cas d’être renvoyé : s’il servoit à table, il craignoit d’être reconnu. Il prit ce dernier parti : il crut que déguisé de la façon qu’il étoit, le lieutenant-colonel ne feroit aucune attention à la ressemblance de Pierrot et du chevalier de S***. Il fut cependant reconnu. La Petit-pas lui sut bon gré de son stratagême. Il étoit venu pour la servir ; il se mit à table avec elle : & après le soupé, elle le reconduisit dans son carosse. Pierrot passa la nuit avec sa maîtresse, qui le trouva apparemment aussi habile amant que zélé domestique. Ils furent dans la suite très-unis tous les deux ; & l’officier jouit d’un bonheur paisible, jusqu’au moment qu’il fut obligé de retourner à sa garnison.
Il s’est trouvé quelquefois des courtisanes susceptibles de l’envie d’acquérir de la gloire, & capables de ressentir une passion délicate. Cela arrive rarement ; mais on en voit plusieurs exemples. Elles aiment plus fortement que les autres femmes, lorsqu’elles ont le cœur sensible, les traits dont elles sont blessées étant infiniment plus forts puisqu’elles surmontent le penchant qui les porte à la débauche & l’habitude qu’elles s’en sont faites. Elles ne sont capables que de grandes passions : ou elles deviennent insensibles, ou elles aiment jusqu’à l’excès. Il n’est point de milieu dans leur cœur. On a vu dans ce pays des femmes dont la vie avoit été très-déréglée, prendre dans la suite des mœurs pures. L’amour avoit fait sur elles plus d’effet que les exhortations & les discours de vingt prédicateurs. Un auteur, imitateur d’Esope, & aussi original que son modele [151], conte l’histoire d’une courtisane Romaine, qui paya à l’amour le tribut d’un cœur délicat.
Il en est encore plusieurs autres qui ont été dans le même cas ; & si nous en croyons l’antiquité, la célébre courtisane Laïs prodigua des faveurs à Diogene, qu’elle vendoit si cher aux Grecs les plus distingués [152].
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & réponds-moi le plus exactement que tu pourras.
De Paris, ce…
Lettre XXVII.
[modifier]Je t’ai écrit dans mes dernieres lettres ce que j’avois remarqué de plus particulier dans le caractere des nobles, des courtisans & des ecclésiastiques. Il me reste à te donner une idée juste du peuple.
Il n’est point esclave de la noblesse dans ce royaume ainsi qu’en Allemagne ; mais aussi n’est-il pas aussi libre qu’en Angleterre. Sa situation est un juste milieu qui les garantit des persécutions d’un nombre de petits tyrans, qui le retient dans de justes bornes, & l’empêche de donner dans les insolences & les brutalités où la populace se laisse si aisément entraîner. Les priviléges trop vastes des Anglois les rendent insupportables. Le peuple, toujours maître de ses volontés, accoutumé à voir tout fléchir sous lui, est sujet à causer des changemens & des catastrophes semblables à celles que produisent les révoltes des janissaires.
En France, le peuple est soumis à l’obéissance qu’il doit au souverain : il est sujet du roi sans être esclave du noble. Un seigneur dans ses terres n’a aucun droit sur les biens ni sur la personne de ses vassaux. Moyennant qu’ils lui payent les rentes, les dîmes, &c. qu’ils lui doivent, il n’est point en droit de les inquiéter. Ils sont sujets du roi & sous sa protection. Si l’on veut les violenter ; exiger d’eux quelque chose d’injuste, ils ont recours à la justice réglée ; & il arrive très-souvent qu’un vassal fait condamner son seigneur.
Quelque attention cependant qu’on ait dans ce pays pour éviter que le peuple ne soit point foulé par la noblesse, on lui inspire toujours le respect qu’il doit avoir pour les personnes que leur naissance a placées dans un rang distingué.
On lui apprend à conserver les attentions qui leur sont dues : si on ne veut pas qu’il soit esclave, on veut qu’il soit soumis aux bienséances, & qu’il observe une certaine subordination nécessaire à la tranquillité & au bien de l’état.
La trop grande puissance du peuple est un excès aussi vicieux que le pouvoir despotique d’un roi. Je suis persuadé, mon cher Isaac, qu’il faut pour entretenir l’harmonie d’un royaume, qu’il y ait un commerce ou un retour de devoirs du souverain à ses sujets, & de ceux-ci au souverain. [153] Mais je crois aussi que cette bonté, cette équité, cette justice que doit avoir un prince, ne diminue en rien la subordination, & l’obéissance du peuple.
Si un bon roi doit être le pere de ses sujets, ils doivent avoir pour lui la soumission des enfans : les devoirs des uns sont aussi sacrés que ceux des autres. Aussi voit-on que tout prospere, que tout réussit, que tout abonde dans une monarchie où le prince confond ses intérêts avec ceux de son peuple.
Quand on donne à un souverain le titre de grand, d’auguste, d’invincible, je regarde tous ces noms-là comme des marques d’une ambition démesurée, comme des blessures cachées dont l’état se ressent par la dépense que lui a coûté son prince, avant que d’acquérir une gloire aussi mal fondée.
Lorsqu’on appelle un souverain pere du peuple, ce titre seul fait son éloge : il renferme en lui seul toutes les qualités qui sont nécessaires pour rendre les hommes heureux.
Personne n’est véritablement grand qu’autant qu’il est juste. Cette maxime commune & applicable à tous les hommes, est encore plus pour les princes que pour les simples particuliers. Quelle justice y a-t-il d’abuser du rang & de la naissance que le ciel lui a donnés pour rendre un million d’hommes malheureux ?
Il est des souverains qui réduisent leur dureté en maxime. Ils font un art de leur tyrannie. Loin de sentir toute l’horreur de leur conduite, ils s’en applaudissent & croient devoir une partie de leur gloire imaginaire à la dureté de leur cœur, & à leur peu de sensibilité pour les hommes.
Ces principes aveugles sont d’autant plus à plaindre, qu’il est presque impossible qu’ils soient désabusés de leur erreur. Les gens dont ils sont entourés, vils esclaves de leur grandeur, sans cesse occupés à flatter leurs vices & à les déifier, sont bien éloignés de vouloir leur faire entrevoir d’importunes vérités.
Peu de personnes ont autant besoin d’avis salutaires, que les souverains : ils s’attirent souvent la haine & l’inimitié de leurs peuples, par des accidens & des occasions qu’ils eussent pu éviter, si on leur eût fait connoître les fautes qu’ils commettoient. Mais les favoris & les courtisans, toujours plus attentifs à la fortune qu’à la gloire de leur maître, ne le garantissent point des égaremens dans lesquels ils le voient se plonger. On regarde à la cour les conseils & les avis d’une amitié sincere envers le souverain, comme un rude & périlleux essai.
Si les princes connoissoient combien leurs droits légitimes sont bornés, ils regarderoient leur rang comme un état plus pénible que gracieux, & plus brillant que solide. S’ils sont les premiers juges de leurs sujets, ils en sont aussi les peres. Voilà les titres de leur institution. Quel pouvoir leur donnent-ils, à quel devoir les engagent-ils ? Comme juges, ils doivent sans cesse veiller à faire observer les loix dont ils sont les dépositaires, & auxquelles ils doivent être eux-mêmes inviolablement attachés. Comme peres, ils sont obligés de veiller aux besoins de leur peuple, de prévenir leurs nécessités, de les assister, de ménager leur vie, de ne point les sacrifier à la folle ambition de faire des conquêtes, &c.
Si l’on réfléchissoit sérieusement sur la foiblesse des hommes, on s’étonneroit qu’il y en eût qui se figurassent être dignes de commander aux autres. Ce fut dans sa colere que Dieu donna autrefois des rois à Israël.
Un enfant dans le berceau est révéré comme un Dieu dès le moment de sa naissance. A peine quelquefois a-t-il atteint l’âge de raison qu’il devient l’arbitre du sort de plusieurs millions d’hommes qui sont les victimes de ses caprices. S’il aime la guerre, il va faire périr un nombre infini de ses sujets. S’il est magnifique & qu’il se plaise à construire des palais & à faire bâtir des édifices publics, il les ruinera.
Ainsi ils sont toujours destinés à servir de victimes à ses différents caprices. Huit ou dix mille hommes de moins sont à un souverain comme huit ou neuf cents mille livres dont il achete une place. S’il paroît quelquefois balancer dans ses projets, s’il épargne leur vie, il ressemble à celui qui marchande, & qui est mieux instruit qu’un autre du prix & de la valeur de l’argent.
Un philosophe regarde avec étonnement cent mille hommes rangés sur trois lignes, qui vont se battre & s’acharner contre cent mille autres pour contenter l’ambition de deux personnes. Est-il rien de plus extraordinaire que de voir deux hommes nés à quatre cents lieues l’un de l’autre, qui n’ont rien à démêler entr’eux, fondre mutuellement l’un sur l’autre comme des enragés, & être animés dans toutes les actions d’un esprit étranger qui les fait agir & qui les conduit ? Leur haine consiste dans celle de leur souverain. Elle s’éteint telle que celle du prince finit.
Je comprends comment dans les guerres justes, les sujets entrent avec plaisir dans les intérêts de leur roi : je sens aisément que des républicains défendent avec ardeur leur patrie, puisque leur liberté & leurs droits résident dans sa conservation : mais dans le despotisme il n’est point de patrie. Sous un roi tyran & contempteur des loix, il n’y a que des esclaves au lieu de sujets. De pareils soldats devroient être plutôt des troupes avilies qu’une armée prête à se distinguer. Cependant il est d’autres choses qui suppléent au défaut de l’amour du pays. L’intérêt particulier, le désir de la gloire, le service du prince, font le même effet dans un état despotique.
Le peuple ne distingue guères les intérêts de la patrie. Ce sont ceux qui sont chargés de le conduire qui doivent les lui faire connoître. Dans un royaume monarchique, un bon roi, pere de ses sujets, doit prendre conseil des plus expérimentés & dans un état républicain, ceux qui sont à la tête des affaires ne sauroient assez prendre des précautions pour ne point se laisser aisément emporter à des pensées qui pourroient les tromper.
Le grand art de commander est la plus difficile des sciences. On péche en violant les loix ; mais on péche aussi en les observant quelquefois trop exactement. Il faut pour le bien du peuple & de la patrie, savoir les accommoder aux tems & aux situations. Quelquefois on a laissé sagement prescrire certaines coutumes : il est dangereux de vouloir les ramener à leur naissance.
Si l’on remontoit à la source de tous les usages, on rameneroit souvent des vices qui sont abolis, & pour lesquels ces usages avoient été établis.
On ne doit pourtant point établir une jurisprudence arbitraire : elle entraîneroit après elle un nombre de malheurs & d’inconvéniens. L’équité n’est point écrite clairement dans le cœur des hommes. Chacun ne peut la voir qu’à travers le voile de ses passions, qui la déguisent infiniment.
La justice saine & exacte doit être exempte de préjugés & des mouvements du cœur : il faut la contenir dans des bornes réglées, & la mettre à l’abri des idées fausses & des fantaisies. Entre les deux excès, de trop s’attacher à la loi, & de ne point assez s’y arrêter, il est un juste milieu. C’est-là le point le plus nécessaire au bonheur du peuple & à la gloire de ceux qui le conduisent. C’est de cette sage connoissance que résulte la tranquillité & le bien d’un état.
Porte-toi bien, mon cher Isaac, & vis content & heureux.
De Paris, ce…
Lettre XXVIII.
[modifier]Jacob Brito à Aaron Monceca.
Je suis arrivé depuis quinze ou seize jours à Genes, & les beautés de Rome ne me font point dédaigner celles que je vois dans cette ville. Elle est remplie de palais magnifiques ; il y a des morceaux d’architecture d’une grande noblesse : l’on y voit des tableaux & des statues des plus grands maîtres [154]
Je trouve ici une partie des choses que j’ai vues dans l’ancienne capitale du monde. Je suis plus frappé de la différence des mœurs des Génois & des Romains, que de tous les objets qui s’offrent à ma vue. Je trouve extraordinaire que l’humeur & l’inclination des deux peuples qui habitent le même royaume ou le même climat, soient aussi éloignées & aussi dissemblables.
Les Romains sont naturellement fainéans, ennemis du travail, partisans outrés d’une molle oisiveté. Les Génois sont industrieux, attachés à leur commerce, prêts à tout entreprendre & tout souffrir s’ils entrevoient que leurs peines puissent leur apporter le moindre profit. La campagne de Rome est un terrein excellent, facile à cultiver : il n’y croît que des ronces & des herbes sauvages qui servent de retraite aux serpens, aux viperes, & à mille autres sortes de bêtes vénimeuses. Les montagnes qui sont autour de Gènes sont couvertes d’oliviers, d’orangers, de citroniers, qu’on force la nature à produire malgré elle. L’industrie des Génois a fait d’une chaîne de rochers affreux le plus beau jardin de l’Europe.
Les Romains ont une fierté insupportable, & qui leur attire sans cesse des démêlés avec tous les souverains. La Cour de Rome toujours attentive à s’aggrandir, ne laisse échapper aucune occasion pour arriver à ses fins. Les Génois, loin de vouloir augmenter leur état, ne pensent uniquement qu’à conserver ce qui leur appartient. Sans songer à empiéter sur les droits des autres souverains, ils ne sont occupés que de la conservation des leurs. C’est-là leur unique étude, & à quoi s’attache toute leur politique. Ils sont dans une situation épineuse. La France est pour eux un voisin redoutable qu’en secret ils haïssent beaucoup, étant obligés de dissimuler leurs sentiments. Avant les derniers changements arrivés en Italie, ils regardoient l’empereur comme un soutien contre la France. Quoiqu’ils n’osassent pas favoriser publiquement ses intérêts, il étoit aisé d’appercevoir ce qui se passoit au fond de leur cœur. Depuis la perte du Milanois, ils sont presque devenus esclaves de la France [155].
Dans leur malheur ils ont eu un sort pareil à celui du vieux lion malade : il n’est aucun prince d’Italie qui ne les ait insultés indirectement, & n’ait exigé d’eux quelque chose qu’il n’eût point demandé dans un autre tems [156].
Pour surcroît d’infortunes, l’Isle de Corse qui leur appartient, s’est de nouveau révoltée contre eux. Ils ont soufferts plusieurs échecs, & ne sont pas plus avancés qu’au commencement de la guerre. Si les Génois avoient eu autant de politique pour les affaires de l’intérieur de la république, que pour celle qu’ils ont à démêler avec les couronnes étrangeres, jamais la Corse n’eût pris les armes. Ces peuples au lieu de se révolter, contens de leur état, eussent exposé leurs biens & leur vie pour le salut de la république. Mais la vexation qu’ils ont soufferte des gouverneurs qu’on leur envoyoit : la dureté & la hauteur des nobles Génois, les ont forcés à prendre un parti violent.
Cet endroit de ma lettre me conduit insensiblement à la forme du gouvernement républicain. On dispute depuis long-tems sur la préférence qu’il doit avoir sur le monarchique. Ceux qui sont partisans de la liberté soutiennent qu’il est dangereux d’être uniquement soumis au caprice d’un homme, & qu’il est dur d’être dévoué aux volontés d’une seule personne qui ne peut être remise dans le bon chemin lorsqu’elle veut s’en égarer. La puissance absolue leur paroît quelque chose de contraire au droit des gens & à la nature, ils souffrent à regret que les humains n’aient d’autre part dans leur gouvernement & dans leur conduite que celle qu’on veut bien leur laisser prendre. Ceux, au contraire, qui sont pour le pouvoir monarchique, se récrient sur les inconvéniens qui naissent d’être soumis à la volonté de cent particuliers différents. C’est, selon eux ; avoir cent rois au lieu d’un ; c’est être le sujet d’un nombre infini de souverains, que de naître simple républicain. S’il faut que l’on soit soumis, autant vaut-il obéir à un prince qu’à plusieurs. Qu’importe qui je serve, s’il faut que je sois réduit à cette condition ? D’ailleurs, lorsqu’un roi est bon, il rend tout son état heureux ; il ne faut que sa seule vertu pour rendre un Royaume fortuné : mais dans un état libre, la vertu d’un sénateur est balancée par le vice de l’autre, & le désintéressement d’un homme en charge par l’avidité d’un de ses collégues. Ainsi il y a toujours un conflit entre les premiers de la république qui porte préjudice aux simples particuliers.
Ce défaut se rencontre principalement dans le gouvernement Génois. Les nobles sont des sangsues & des tyrans du bas peuple.
Sous le vain prétexte d’une liberté imaginaire qu’ils lui font entrevoir, ils le dépouillent de toutes ses richesses, & partagent le fruit de ses travaux.
La république de Hollande n’est point dans un cas pareil. Son gouvernement sage & mesuré a placé des bornes entre le pouvoir des magistrats & les privileges des simples particuliers : les uns ont par les loix de l’état une puissance nécessaire, mais bornée ; & les autres dans l’obéissance qu’ils rendent n’ont rien qui tienne de l’esclavage. Une espéce d’égalité, qu’on a eu soin de conserver, fait la base d’une aussi sage harmonie. Mais comme il n’est rien qui n’ait quelque léger défaut, du trop de crédit qu’a le peuple Hollandois il s’ensuit une espece de brutalité, qui ne tombe pourtant que sur les gens de la derniere classe.
Lorsqu’on examine, prévention à part pour les coutumes du pays où l’on est né, les différentes formes des gouvernemens, on ne sait à laquelle donner la préférence : il y a dans tous les pays le moins bon & le moins mauvais ; & l’on ne sait pas trop pour quel parti se déterminer. L’état monarchique conduit sagement, est un état heureux & fortuné. Le gouvernement républicain, lorsqu’il est prudemment partagé entre le peuple & les magistrats, ainsi que celui des Provinces-Unies, assure une éternelle liberté. Mais aussi ces différens gouvernemens sont sujets à de terribles retours. Un Néron fait plus de mal lui seul, que dix Titus ne sauroient faire de bien. Il fut impossible à Henri IV, de réparer la centieme partie des maux qu’avoit causés Henri III, son prédécesseur. Il arrive dans les républiques des événemens aussi préjudiciables au bien de l’état. La haine de quelques particuliers plonge tout le peuple dans des calamités étonnantes. Sylla & Marius, Pompée & César, Auguste & Marc-Antoine firent plus périr de citoyens, que cent ans de guerre contre les ennemis de la république, La derniere division des Suisses leur a causé des maux dont ils se ressentiront pendant long-tems.
Il est moralement impossible de trouver une forme de gouvernement qui n’ait son bien & son mal. La meilleure est celle qui est la moins mauvaise. On voudroit en vain décider sur l’état monarchique & le républicain. Leur valeur & leur mérite ne consistant que dans certaines circonstances ; d’abord qu’elles ne s’y trouvent pas, on est en droit de donner alternativement la préférence à l’un & à l’autre, suivant les diverses occurrences.
On peut cependant décider hardiment qu’il est parmi les états monarchiques & républicains des gouvernements moins mauvais les uns que les autres. Il est aisé d’appercevoir que la France n’est point sujette aux troubles & aux bouleversements de l’empire Ottoman. Les loix qui ont fixé le pouvoir du monarque François, sont les plus sûrs garants de sa durée, & le soutien de son autorité. Au contraire, la volonté despotique des sultans fait souvent leur perte : ils seroient plus assurés sur le trône, s’ils étoient moins les maîtres d’y contenter tous leurs caprices.
Il y a encore plus de différence entre le gouvernement Hollandois & le gouvernement Génois, qu’il ne s’en trouve entre celui de la cour de France & celui de la Porte Ottomane. Le peuple à Genes n’a que l’image de la liberté. Sous un beau nom, il est esclave de tous les sénateurs. [157]
Un bourgeois a autant de déférence & de soumission pour un magistrat du conseil secret ou du grand conseil, qu’un Parisien en a pour Louis XV. Les nobles lui font sentir tous les jours qu’ils sont les maîtres de l’état & qu’eux seuls peuvent aspirer aux charges & aux dignités.
Un simple Génois, quelque mérite qu’il ait, est borné toute sa vie à vieillir dans les honneurs obscurs de quelque emploi subalterne. Une loi sévere la bannit pour jamais des postes considérables de la république, où la seule noblesse peut prétendre. La vertu, le courage, la fermeté sont bien mieux récompensés dans un état monarchique ; elles peuvent y conduire au plus haut rang ; & si les simples particuliers ont plus de peine à y parvenir que les grands, du moins n’en sont-ils pas exclus par les loix.
Le gouvernement Hollandois a réglé les droits de ses citoyens avec une justice & une équité qui les encourage tous à défendre leur patrie, dans laquelle ils trouvent le repos, la tranquillité & le chemin des honneurs ouvert à leur ambition, lorsqu’ils en sont susceptibles. Quiconque a du mérite, peut parvenir à tout. Lorsqu’il s’agit de remplir un poste éminent, on ne consulte point de vieux parchemins mi-moisis, où sont écrits les titres des ancêtres : on n’a aucun égard aux qualités de ceux qui vivoient il y a deux cents ans.
On donne à la vertu présente le prix qu’elle mérite : & quiconque en Hollande veut être grand, doit être vertueux. Dans un état aussi bien policé, tous les citoyens sont des enfans de la patrie. Dans la république de Genes, le bas peuple se regarde presque comme un enfant trouvé : à peine connoît-il sa mere. Aussi le gouvernement trouve-t-il peu de ressources dans son cœur. Les souverains les plus absolus sont beaucoup plus chers à leurs sujets, que les chefs de cette république ne le sont à leurs concitoyens. Si dans le despotisme il n’est point de patrie, l’intérêt propre, l’envie de parvenir aux honneurs, & de contenter son ambition, espérances défendues aux Génois, suppléent à l’amour du pays, & à l’envie de soutenir sa liberté & ses privileges. Le courrier va partir, & je suis contraint de finir ma lettre.
Porte-toi bien, & que le ciel te protége contre tes ennemis, & fasse prospérer ton commerce.
De Genes, ce…
Lettre XXIX.
[modifier]Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
Je t’ai parlé de plusieurs moyens que les moines ont inventés pour attraper l’argent du peuple ; mais je ne t’ai encore rien dit de celui sur lequel ils fondent leur principal revenu. Ils ont persuadé aux nazaréens qu’il y avoit un lieu où les ames, après la mort, alloient expier certaines fautes légeres qui ne méritoient point la colère de Dieu. [158]
Ils se sont approprié le droit de délivrer ceux qui étoient condamnés à rester dans cet endroit expiatoire : & moyennant une certaine somme d’argent, ils reglent quelle étendue doit avoir la justice céleste. Ils disposent de l’être souverain à leur volonté : l’on diroit qu’ils ont passé un bail avec lui, par lequel ils sont les maîtres d’ordonner de ceux qui doivent être admis à jouir de sa vue.
Il est des nazaréens qui n’ont point voulu se soumettre à cette croyance. Ils ont soutenu qu’après la mort, Dieu décidoit dans un instant de notre sort. Les moines se sont élevés contre eux : ils les ont déclaré séparés de leur communion ; & ils leur eussent plutôt passé de nier qu’il y avoit un enfer, que de se déchaîner contre ce prétendu purgatoire. L’enfer, en effet, est fort inutile aux prêtres. Quand un homme est damné, il n’a plus besoin de prieres : les oraisons, les chandelles, les aumônes, tout cela ne change rien à son sort. Mais quand il est en purgatoire, pour peu que ses héritiers soient riches, ils n’en sont pas quittes à fort bon marché : il lui faut plus de cinq quintaux de cire, des aumônes pour bâtir la chapelle de quelque saint ancien ou nouveau, des prieres chantées à grands chœurs, &c.
Lorsqu’une âme, condamnée au feu expiatoire rend considérablement, les moines se gardent bien de la délivrer tout-à-coup. C’est une bonne pratique qu’ils perdroient. Ils la soulagent seulement quelque peu : ils rendent le feu qui la nétoie moins ardent ; ordonnent à leurs forgerons de donner la dose de chaleur plus ou moins forte, selon qu’ils reçoivent plus ou moins d’argent. Il arrive souvent que les moines permettent à quelques-unes de ces ames, pour la délivrance desquelles les parents oublient de faire des aumônes, de venir faire un tour de promenade dans ce monde pour avertir quelqu’un de leurs amis de vouloir bien pour une légere somme d’argent, ne point les laisser dans un endroit aussi incommode. Lorsqu’elles viennent se présenter aux hommes, elles sont vêtues d’une robe de couleur de feu, qui marque l’état de souffrance dans lequel elles sont : au lieu que les ames des damnés, quand elles font leurs apparitions, ont des habits noirs & lugubres. Celles des bienheureux ont de longues robes de lin, blanches comme de la neige. Et pour peu qu’on ait lu les livres de miracles des nazaréens [159], on connoît à fond les habits de toutes les ames : on sait même distinguer à leur ton de voix dans quel état elles sont dans l’autre monde. [160]
Ce que je te dis de la crédulité des nazaréens te paroîtra étrange tu penseras que je charge les portraits que je fais. Je t’assure pourtant qu’ils sont d’après le naturel, conformes à la vérité. Tu croiras aisément ce que je te dis, si tu considéres qu’il n’est que le bas peuple qui donne dans ces chimeres.
Les gens à qui les réflexions, l’étude ou la simple raison, font connoître le ridicule de ces fourberies, ne vont point s’amuser à désabuser les sots & les imbéciles pour ne pas s’attirer une foule d’ennemis. Ils se contentent de gémir en secret de l’erreur du vulgaire. S’il n’est point de religion au monde où le peuple soit aussi superstitieux que dans la nazaréenne, il n’en est point non plus où les gens d’un certain état aient moins de persuasion pour la moitié des contes que les moines débitent.
Les prédicateurs déclament perpétuellement à Paris contre la négligence des préceptes nazaréens : ils annoncent un changement considérable prêt d’arriver dans leur religion, si l’on n’a plus de docilité & plus de croyance pour leurs sentiments. Leurs discours, cependant n’augmentent guere leur crédit. La raison portant son flambeau dans les cœurs, met au grand jour leurs impostures.
Dans le dixieme siecle, les moines s’aviserent de prêcher la fin du monde. Ils persuaderent au peuple que la terre devant bien-tôt retourner dans le néant, il n’avoit plus besoin de rien. Chacun couroit porter son bien aux ecclésiastiques : les prêtres étoient les héritiers universels de toute l’Europe ; dans moins de trente à quarante ans, ils eurent en France, en Italie, en Espagne, en Portugal, &c. la moitié des revenus de ces Royaumes. On ouvrit enfin les yeux ; & dans les siecles qui vinrent après celui où l’imbécillité avoit choisi son regne, le bandeau qui cachoit la vérité tomba peu-à-peu.
Il y a environ deux cents ans que deux hommes illustres [161] vengerent le bon sens opprimé.
Appuyés de la raison, ils lutterent contre l’ignorance de leur siecle, furent les restaurateurs des sciences, & préparerent cette foule de grands hommes qui les suivirent. On les regarda comme des perturbateurs du repos public, par les guerres & les désordres que causerent leurs sentiments. Mais outre que ce titre odieux ne convient légitimement qu’à leurs persécuteurs, doit-on regretter des troubles qui conduisent à un calme stable, qui rendent l’homme à lui-même ; & qui l’arrachent à l’ignorance, dans laquelle il croupissoit ?
Les nazaréens, qui sont ennemis des sentiments de ces deux docteurs, leur rendent la justice d’avoir dégagé la raison des préjugés, & d’être les auteurs du retour des sciences bannies & exilées : ils les condamnent seulement d’avoir poussé trop loin leur opinion sur certains articles de la croyance nazaréenne, & d’avoir rendu la religion trop simple, en voulant remonter jusqu’à sa premiere institution. Ils prétendent que les coutumes & les cérémonies prennent leur autorité de la possession & de l’usage ; qu’il est dangereux de vouloir les ramener à leur naissance. Les loix & les préceptes selon eux sont comme les rivieres qui grossissent & s’ennoblissent en courant. Ceux qui n’ont d’autre regle que l’institution d’une coutume qui a vieilli plusieurs siecles, & qui veulent sans cesse renoncer à sa source, sont sujets à s’égarer.
Ces opinions me paroissent vraies dans ce qui ne regarde pas la religion ; mais en matiere de croyance & de foi, plus celle que nous professons est simple, plus elle me paroît louable. Il eût été heureux pour nous d’avoir eu deux docteurs qui eussent fait dans le judaïsme, ce que ceux-là ont fait dans le nazaréisme. On nous auroit délivrés d’un joug de cérémonies, qui me paroît tous les jours plus inutile.
Je t’avouerai confidemment que plus je me livre à l’étude & à la philosophie, & moins je suis persuadé des visions de nos rabbins. Je t’ai déjà écrit ce que j’en pensois. Il seroit à souhaiter pour le bien d’Israël qu’ils fussent tous aussi sages que toi. On ne nous reprocheroit pas ces opinions, qui n’ayant rien qui porte préjudice au fond de notre religion, à laquelle elles n’appartiennent point, ne laissent pourtant pas de nous faire du tort dans l’esprit de ceux qui n’approfondissent pas les choses. On devroit, lorsqu’on veut juger d’une religion, en ôter l’écorce, & n’en examiner que le fonds, & ce qui en fait la base. C’est là en quoi consiste la croyance ou la foi. Mais que peut-on décider sur un ramas de maximes & de coutumes qui ne signifient rien, qui ne sont à la religion que ce qu’un habillement est à un homme ? Elles ne servent qu’à couvrir les défauts ou la beauté d’une loi.
Je suppose pour un instant qu’un philosophe Chinois, un sectateur de Confucius qui n’a aucune idée de l’Europe, y soit transporté.
On le rend juge de la beauté du judaïsme. Un nazaréen lui en fait d’abord un portrait vrai mais pourtant un peu ridicule. « La loi, lui dit-il, des Israélites consiste à ne point couper du pain qu’avec leur couteau, à ne point manger de certaines viandes, quand même ils devroient mourir de faim ; à chanter avec de certaines grimaces ; à saigner les animaux eux-mêmes ; à ne point boire de vin pressé par ceux d’une autre religion ; à croire qu’ils peuvent tromper tous ceux qui ne sont pas de leur communion, &c. » Que pensera ce philosophe Chinois à ce récit ridicule ? Mais si un Israélite, dépouillant sa religion de l’extérieur, vient à la montrer toute nue ; qu’il lui expose qu’il croit un Dieu, esprit immense, éternel & souverainement puissant, qui de rien a tout fait, qui soutient tout par sa volonté, qui punit le mauvais & récompense le bon ; le philosophe alors charmé de ces idées, étonné de la vérité dont il se sent frappé, reconnoît que le juif croit & suit ce que la raison la plus épurée démontre évidemment. Si dans le reste de la loi judaïque, il apperçoit des erreurs, il les rejette sur les hommes qui les ont introduites, il distingue l’essentiel du superficiel.
La foi des nazaréens, démontrée telle que la prêchent leurs docteurs de la premiere classe, a encore plus de brillant que la nôtre. Ils ont tous nos premiers principes ; mais il semble qu’ils en aient épuré les suites. Notre morale a quelque chose de farouche ; la leur semble dictée par bouche divine. La bonne foi, la candeur, le pardon des ennemis, toutes les vertus que le cœur & l’esprit peuvent embrasser, leur sont étroitement commandées. Rien ne sauroit les dispenser de leur devoir. Un véritable nazaréen est un philosophe parfait. Dans les autres religions, l’homme, vil esclave, semble ne servir Dieu que par intérêt. Les nazaréens sont les seuls qui aient le cœur d’un fils pour un aussi bon pere. Ils le servent pour lui, & non pas dans la vue des récompenses. Nous autres juifs, le but de nos prieres est la richesse, l’abondance & les biens de la terre. De tous tems, nous avons peu songé à l’autre monde. Lors de la gloire de Jérusalem, nous avions parmi nous, dans notre communion, une partie de nos freres [162] qui croyoient la mortalité de l’ame.
S’ils prioient Dieu, s’ils lui demandoient des graces, ce n’étoit pas à coup sûr pour après la mort. Ils n’en avoient que faire : ils pouvoient même, lorsque la vie leur étoit à charge, & quand ils étoient trop malheureux, empêcher Dieu de continuer leurs infortunes en se donnant la mort. Regarde, je te prie, combien étoit grande une erreur qui admettoit un Dieu, & bornoit sa puissance.
Porte-toi bien, mon cher Isaac. Il y a long-tems que je n’ai eu de tes nouvelles.
De Paris, ce…
Lettre XXX.
[modifier]Isaac Onis, rabbin de Constantinople, à Aaron Monceca.
La mort du bacha Osman [163], dont tu es si curieux de savoir les particularités est une nouvelle qu’on avoit annoncée à Constantinople & dont à présent tout le monde connoît ici la fausseté.
Ce bacha est toujours dans la Bosnie. Une maladie dangereuse qui l’a réduit aux portes du trépas, avoit occasionné le bruit de sa mort. Sa santé n’est point encore trop rétablie, & l’on craint toujours qu’il n’ait quelque rechûte dangereuse.
La constance avec laquelle Osman a envisagé l’approche de la mort, lui a attiré l’estime de tous les gens à qui les sentiments hardis ont acquis le droit de plaire. Dès que les médecins eurent désespéré de pouvoir lui conserver la vie, lui-même, sentant qu’il étoit dans un état duquel il ne devoit point espérer de revenir, partagea les biens dont il pouvoit disposer en faveur de ceux qui le servoient. Il dicta une lettre pour le grand-visir, dans laquelle il l’instruisoit de l’état où il laissoit la province qu’on avoit confiée à ses soins. Il écrivit aussi à Paris à la comtesse de Bonneval son ancienne épouse, & à un de ses amis avec qui il avoit toujours entretenu un commerce de lettres depuis qu’il étoit passé en Turquie. Ensuite il s’entretint familiérement avec son secrétaire sur les principaux événements de sa vie.
Ma mémoire, lui dit-il sera un exemple du malheur le plus accompli, & de la constance la plus ferme. Toutes les traverses que j’ai essuyées n’ont pu me distraire du soin de me venger de mes ennemis ; si je n’ai pu être assez fortuné pour voir réussir mes desseins, l’embarras & le trouble que je leur ai causé par la crainte des maux que j’ai voulu leur faire, me console de ceux dont je n’ai pu les accabler.
Pendant le cours de la maladie du bacha, il est arrivé plusieurs événemens qui ont fait connoître la fermeté de son génie, au milieu de l’accablement où il étoit. Un prêtre nazaréen, persuadé que le bacha seroit sensible dans ses derniers momens, aux préjugés de l’enfance, se déguisa en Turc, & demanda à lui parler pour un cas important. Osman, pendant le cours de sa maladie, a toujours réglé par lui-même toutes ses affaires. Comme son mal n’étoit qu’une espece d’épuisement & de langueur, les douleurs aiguës ne le tourmentoient pas. Il ordonna qu’on fît entrer dans sa chambre la prétendu Turc qui disoit avec des secrets de conséquence à lui révéler.
A peine le prêtre se vit-il avec Osman, qu’il lui avoua son déguisement, le pria de vouloir se ressouvenir qu’il étoit nazaréen, & qu’il alloit être perdu pour jamais, s’il ne revenoit à la loi qu’il avoit abandonnée. Il fit ensuite un long discours que le bacha écouta avec beaucoup de tranquillité.
Lorsque le prêtre eût achevé la longue harangue qu’il avoit étudiée : Je veux, lui dit Osman, vous donner des avis aussi salutaires que ceux que vous venez de me prodiguer en abondance. Gardez-vous à l’avenir de hasarder des démarches pareilles à celle que vous faites aujourd’hui. Les Turcs entendent peu la plaisanterie sur ce qui regarde la religion. S’ils savoient que vous voulez leur débaucher un prosélyte, vous ne vous tireriez pas aisément d’embarras. Tous les musulmans ne regardent pas les intérêts de Mahomet avec autant de sang-froid que moi. Ainsi ne vous risquez plus à vous faire empaler.
Le prêtre nazaréen voulut encore presser Osman ; mais il lui répondit : En voilà assez pour aujourd’hui : l’audience que vous avez demandée a été assez longue. Je n’aurai donc pu rien gagner sur votre ame, reprit le prêtre ? Non, dit le bacha ; mais sur ma bourse. Je crois que la derniere vous est plus chere que l’autre._ Il ordonna à son secrétaire, qui avoit été le seul témoin de cette conversation, de donner cent pieces au nazaréen, & de le congédier.
On m’a raconté encore un trait d’Osman, dont j’ai été frappé, & qui prouve quelle liberté d’esprit il avoit conservé pendant sa maladie. Son iman [164], qui aimoit infiniment l’argent, & qu’on taxoit d’être un peu frippon, l’ennuyoit souvent du récit des rares qualités de Mahomet, & du bonheur qu’il étoit prêt d’aller goûter avec les bien-aimés du prophête.
Ecoute, lui dit le bacha. ; comptes-tu après ta mort d’être au nombre de ses bien-aimés ? Sans doute, répondit l’Iman ; & ayant eu le bonheur de servir le prophête dans ce monde, j’aurai dans l’autre une place distinguée. Tant pis, dit le bacha : je serois en fort mauvaise compagnie avec les bienheureux musulmans, puisqu’il y va d’aussi grands frippons que toi. Il vaudroit mieux que j’allasse avec les nazaréens, que tu crois être damnés : car il y a beaucoup d’honnêtes-gens parmi eux.
On raconte vingt autres traits d’Osman dont je ne ferai point le récit. Tous les philosophes le regardent ici avec plus de vénération, que l’antiquité ne regarda Séneque. Ils tiennent que l’un mourut en regrettant la vie, & que les discours de ce philosophe payen marquoient un chagrin secret d’être obligé d’abréger ses jours : au lieu que l’autre sans craindre la mort & sans la desirer, l’a contemplée de près avec un œil sec & une mâle assurance. C’est ainsi que Pétrone regarda les horreurs du trépas : ses derniers discours, ses derniers sentimens ne démentirent point les premiers. Il porta la joie & la tranquillité au milieu du bain qui recevoit le sang qui couloit de ses veines. Selon moi, Pétrone mourut en philosophe ; & Séneque en homme condamné à la mort.
Nous voyons tous les jours des gens destinés au dernier supplice, conduits sur un échaffaut faire de longs discours, débiter un long tissu de sentences morales. La chose est fort commune en Angleterre, où il est peu de pendus qui ne haranguent tant soit peu le peuple. Mais où trouve-t-on des génies assez forts pour vaincre dans les derniers momens les préjugés, & soutenir, ainsi qu’Osman, son ame dans cette égalité de sentiments ?
Je t’avouerai, mon cher Monceca, que quelque philosophe que je sois, je ne voudrois pas mourir hors du Judaïsme. Je sens que je ne résisterois pas aux premieres idées que j’ai reçues dans l’enfance ; & que j’ai cultivées depuis.
Je sais qu’Osman est peu persuadé du nazaréisme. C’est un reproche qu’on lui faisoit lors même qu’il professoit cette loi. Il n’est pas à coup sûr, plus touché du mahométisme. Mais enfin dans cette incertitude de religion, s’il fait tant que de croire qu’il doive y en avoir une, n’est-il pas probable qu’il doit pencher dans son cœur pour la nazaréenne ? Quelques personnes qui ont de fréquentes conversations avec lui, m’ont voulu assurer qu’il penchoit vers le judaïsme. Si cela est vrai, je ne m’étonne plus de sa tranquillité. J’entrevois même qu’il y a quelque apparence qu’il soit de ce sentiment ; & j’ai cru l’appercevoir dans les lettres qu’il a écrites à la comtesse sa femme, & à son ami, dont on a fait courir des copies à Constantinople. Je t’en envoie des extraits.
Lettre DU COMTE DE BONNEVAL A SON EPOUSE.
[modifier]« Souffrez, Madame, que j’emploie les derniers momens qui me restent, à vous marquer combien j’ai été sensible à la douleur & à la peine que peut vous avoir causé mon changement de religion. Je sais que parmi les grands on a considéré mon action comme une suite de la fermeté de mon caractere : mais les génies foibles, le bas peuple, enfin un nombre infini de particuliers, n’ont point assez de discernement pour dévoiler des mysteres qui lui sont éternellement cachés, & vous avez souffert d’un crime dont j’étois l’auteur. La vengeance me fit turc. Cette même passion me retient dans ce parti & m’y fait persévérer jusqu’au trépas. Quelle que soit cependant ma mort, je ne la crois pas plus périlleuse qu’au milieu de Paris. Il y a ici beaucoup de gens qui plaignent ceux qui meurent en France : on plaint où vous êtes ceux qui perdent la vie à Constantinople. Les uns & les autres prétendent avoir raison. En attendant que je sois éclairci de cette dispute, j’attens du ciel & de sa miséricorde, qu’il nous comblera, vous de bonheur dans ce monde, & moi dans l’autre. »
Lettre DU COMTE DE BONNEVAL ; A M. LE DUC DE ***
[modifier]« Je vais bientôt faire un grand voyage, mon cher duc ; & j’ai déja graissé mes bottes. Mes héritiers seront dispensés de faire des présens aux hôpitaux, de donner aux curés, aux moines & aux marguilliers. Mon iman me conduira dans mon caveau sans autre formalité, & assurera toute l’Asie que je suis avec Mahomet dans le séjour des bienheureux. Il fera une pompeuse description du serrail céleste, & des femmes que les bons anges m’auront préparées. Il assurera qu’elles sont toujours vierges, & que je goûterai avec elles des plaisirs délicieux : tandis qu’en France & en Allemagne, les moines s’enrhumeront à force de déclarer contre mon changement. L’un racontera les coups du fouet qu’Astaroth m’a donnés en arrivant dans l’infernal séjour. L’autre comptera les tisons que Beelzébut a fait enflammer pour me griller, les différentes chaudieres d’huile bouillante où j’ai été plongé. Par un effet bizarre de l’esprit humain, je serai, après ma mort, heureux en deçà du Danube, & malheureux au delà. Vous, cher duc, dont je connois la tranquillité sur mon sort, & qui frappé de l’immense puissance de Dieu, en connoissez la bonté, conservez le souvenir d’un ami, qui, malgré ses malheurs, mérite votre estime, & même celle de ses ennemis. »
Un Juif, mon cher Monceca, mourant dans le sein d’Israël, n’écriroit pas autrement. Quoique le bacha ne se déclare point ouvertement, on apperçoit aisément ses sentiments. Si pourtant il étoit véritablement juif, ce seroit une foiblesse impardonnable de n’en avoir pas fait un aveu autentique. D’ailleurs, notre loi épurée n’admet point de pareils déguisements. Si le bacha est juif, il faut qu’il soit de cette secte établie à Paris [165], dont tu m’as parlé dans ta quatriéme lettre, qui n’a pas en usage la circoncision, & qui ignore même d’être dans la croyance judaïque. Le bacha, ainsi que ceux de Paris, n’a aucun culte extérieur, & n’observe aucune cérémonie.
Cependant il faut nécessairement, mon cher Monceca, que Dieu ait ordonné un culte à l’homme : & puisqu’il l’a créé pour le servir, sans doute il lui a tracé les regles & la façon dont il vouloit l’être. Quel cahos affreux ne s’ensuivroit-il pas si chacun avoit une façon de penser différente sur le culte qu’on doit à la divinité ? L’esprit de l’homme sujet à s’égarer, retomberoit bien-tôt dans les erreurs de l’idolatrie. On le verroit encore, l’encensoir à la main, offrir son hommage aux animaux les plus vils, déifier des oignons, & faire naître tous les jours mille divinités dans son jardin potager.
Depuis ma lettre écrite, on assure que le bacha a recouvré une parfaite santé. Porte-toi bien, mon cher Monceca, & prospere de plus en plus.
De Constantinople, ce…
Lettre XXXI.
[modifier]Aaron Monceca, à Isaac Onis, rabbin de Constantinople.
J’ai fait voir à quelques savans de mes amis, la lettre que tu m’as écrite sur la maladie d’Osman bacha. Ils ont parfaitement reconnu son caractere dans les traits que tu m’en a appris. Les uns ont blâmé son acharnement à vouloir détruire une religion dans laquelle il étoit né, & l’ont taxé d’être malhonnête-homme, ils ont soutenu que sa conduite l’avoit déshonoré entiérement. Les autres ont prétendu le contraire : ils ont cru que le changement de religion occasionné uniquement par la politique étoit véritablement un crime irrémissible aux yeux de Dieu, mais qui n’influoit pas sur le caractere de galant-homme. La dispute s’est échauffée de part & d’autre, & il est arrivé ce qui arrive ordinairement après avoir bien disputé : chacun est resté dans son opinion, Quant à moi, je t’avouerai, mon cher Isaac, que je croirois pouvoir décider cette question ; & je la trouve très-aisée lorsque je l’examine. La croyance de la Divinité est, sans doute, nécessaire à l’honnête-homme. Cette divinité a établi un culte pour être servie. On doit donc, par une suite nécessaire de la croyance de la Divinité, être attaché au culte qu’elle a institué : & l’on ne peut quitter celui où l’on est né, que pour entrer dans un autre qu’on croit être meilleur.
On condamne dans le monde la dissimulation comme un crime : & n’est-ce pas une dissimulation continuelle que la feinte croyance d’une chose dont on se rit dans le fond du cœur ? Je blâmerois moins un athée, s’il est vrai qu’il y en puisse avoir, qu’un homme qui croit la Divinité, & qui l’honore d’une façon qu’il sait lui déplaire. L’un offense un être, de la grandeur & de la puissance duquel il est persuadé ; l’autre ne fait d’autre crime que de ne point sortir de son aveuglement. Un roi de France seroit, sans doute, moins fâché contre un Ethiopien ignorant, qui assureroit qu’il n’y en eut jamais, que contre un Espagnol qui viendroit l’insulter par des discours qui lui déplairoient. D’ailleurs, je suis assuré qu’il n’est aucun athée véritablement convaincu de son opinion ; & je ne puis croire que ceux mêmes qui ont passé dans le monde pour les chefs de l’athéisme, fussent persuadés de leurs sentiments. Plus ils avoient de génie, plus ils trouvoient de raisons pour prouver leur systême, & plus ils devoient en connoître le faux ; puisqu’ils devoient incessamment réfléchir combien il étoit impossible à la matiere de s’élever jusqu’à un point de perfection assez haut pour produire des idées aussi spirituelles que les leurs.
Est-il rien de si ridicule, rien de si absurde, que de s’imaginer que la confusion & le désordre puissent produire l’arrangement de l’univers ; qu’un amas d’atômes en s’accrochant mutuellement les uns aux autres, ait pu former une matiere pensante, qui prévoit l’avenir, qui lit dans le cours des astres, qui mesure l’immense étendue des cieux, qui communique ses pensées, ses sentimens, tous ses mouvemens intérieurs à une autre matiere pensante formée de la même façon ? En vérité, un homme peut-il réfléchir mûrement sur un sujet si parlant en faveur de la divinité, & être persuadé véritablement qu’elle ne subsiste pas ! Non, mon cher Isaac, je croirai toujours le contraire. Quelque entêté que soit un epicurien du concours des atômes & de leur assemblage fortuit ; au milieu de ses méditations, le flambeau de la vérité vient luire à ses yeux. S’il les ferme pour n’être point éclairé, il en a pourtant toujours apperçu la lueur ; & ç’en est assez pour faire naître des doutes.
Je t’avoue qu’au moment que je t’écris, si j’étois épicurien, je ne pourrois m’empêcher de réfléchir combien il est impossible que cent millions de particules ou d’atômes assemblés par hasard, eussent produit ma lettre.
Eh quoi ! dirois-je, un second principe, tiré conséquemment du premier, une justesse dans le raisonnement, des idées claires & distinctes, sont formées par un caprice, soutenues par un caprice, & continuées par un caprice ! L’arrangement n’est établi que sur la confusion, & que sur le hazard ![166] S’ il y a toujours quelque chose de divin, qui mérite des honneurs suprêmes & des sacrifices, d’avoir si bien fait le personnage de la sagesse & de la prévoyance infinie, en formant & conservant le monde.
Si je croyois le systême d’Epicure, chaque jour, en examinant le cours du soleil, en le voyant paroître sur notre horizon, & s’acheminer à grands pas vers les Antipodes, je m’écrierois : Je te salue, ô hazard éternel, dérangement incompréhensible, confusion admirable qui maintiens l’ordre & l’arrangement, qui conserves & perpétues cette divine & surprenante harmonie qu’on voit, & qu’on sent dans toutes les parties de l’univers ! Souffre que je te rende des honneurs que d’autres mortels aveuglés rendent à un Dieu tout bon, tout-puissant & tout sage.
Crois-tu, mon cher Isaac, qu’il y ait des Epicuriens, qui, considérant la nature, ne reconnoissent, malgré leur prévention, qu’il y a un premier principe qui conserve & maintient cette regle & cet ordre qui regne dans l’univers ? Et quel que soit leur entêtement, sois certain, qu’ils ne sont point aussi assurés qu’ils le disent, que d’un principe aveugle & sans connoissance, puisse émaner le maintien & la conservation de la clarté & de l’entendement.
On peut renger les gens qui nient la divinité dans deux différentes classes. La premiere est composée d’un nombre de philosophes qui se sont égarés dans leurs raisonnemens.
Las de ne pouvoir comprendre toute l’étendue de la divinité, & rebutés de certaines difficultés dont ils ne pouvoient trouver la solution, ils ont cru qu’ils étoient en droit de nier l’existence d’un Dieu, parce qu’ils ne pouvoient sonder son immense profondeur ; comme si notre ignorance des opérations d’un être étoit une raison pour nier son existence. Nous voyons tous les jours des effets & des productions dans la nature dont nous ne connoissons pas les causes. Nous ignorons, comment le bled germe dans la terre. On pourroit donc nier que le bled germât. Les opérations de la puissance d’un Dieu paroissent à nos yeux aussi clairement que les épis qui sortent de la terre. Nous ne pouvons connoître entierement sa grandeur, son pouvoir, son essence : j’en conviens. Mais pénétrons-nous le secret du germe ?
La seconde classe des athées est la plus nombreuse. Elle contient ce ramas de libertins & d’esprits-forts, dont la débauche, au lieu de l’étude & de la méditation, décide de la croyance. Il en est peu qui, au milieu de leurs égaremens, n’aient, malgré eux, des retours vers la vérité. Il faut, pour éviter les remords, qu’ils se résolvent à ne point faire usage de leurs yeux. Dès qu’ils les ouvrent, tout leur annonce la gloire du tout-puissant. S’ils les tournent vers les cieux, ils y contemplent, malgré eux, sa grandeur. S’ils les fixent sur la terre, ils y découvrent sa sagesse & son pouvoir. Comme ils n’ont pas la ressource des philosophes, & qu’ils ne peuvent pas comme eux, étourdir leur raison par de vains argumens, ils sont perpétuellement le jouet de leurs doutes. La crainte, les remords, les troubles où les jette leur incertitude vengent sans cesse la divinité outragée dans leurs cœurs.
Il est peu de personnes parmi le bas peuple qui soient souillées d’athéisme. Ce crime est plus commun chez les gens d’un haut rang. Les premiers ennemis de la divinité ont été les premiers princes du monde. Leur pouvoir & leur grandeur occasionnoit leur aveuglement. Ninus, roi des Assyriens, se vantoit de n’avoir jamais vû les étoiles ni avoir envie de les voir, & de mépriser le soleil & la lune, & tous les autres dieux. Sardanapale, un des successeurs de Ninus, forcé de se donner la mort pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis, fit écrire cette inscription sur son monument.
SARDANAPALE vécut beaucoup d’années en peu de tems, n’ayant rien refusé à ses plaisirs. Il bâtit deux villes en un jour, Anchiale & Tarse. Il fit en vingt-quatre heures un ouvrage de plusieurs années. Lecteur, suis son exemple, mange, bois & jouis de toi-même. Après la mort il n’y a ni plaisir ni douleur.
Ninus & Sardanapale ont été des athées, tranquilles & paresseux. Contens de nier la divinité, ils n’ont pas songé à la mépriser ; mais il y en a eu plusieurs autres qui ont poussé plus loin leur égarement. Diagore le sophiste mit au feu un Hercule de bois pour faire bouillir son pot, en lui disant : Courage, Hercule, après tes douze travaux pour le service d’Euristhée, il en faut un treizieme pour moi. Un certain Denys, roi de Sicile, dépouilla la statue de Jupiter Olympien de sa robe d’or, & lui en donna une de laine. Pour excuser ce sacrilége, il disoit que changer n’étoit pas dérober, qu’il falloit prendre soin de la santé du dieu, & l’habiller commodément pour l’été & pour l’hyver. Le même Denys servit de barbier à la statue d’Esculape, & lui coupa sa barbe d’or ; prétextant pour raison, qu’Apollon son pere étant sans barbe, il convenoit que le fils, le fût aussi. Ce trait d’histoire m’en rappelle un autre, arrivé de nos jours, & que je tiens du chevalier de Maisin.
Il y a en France une maison illustre qui porte le nom de Lévi, qui prétend sortir de la tribu d’Israël qui portoit ce nom. Le marquis de Lévi, capitaine de vaisseau de guerre, aborda pendant les dernieres guerres, dans une petite ville d’Espagne qui tenoit le parti des ennemis. Il y débarqua quelques soldats, l’obligea à contribuer. Il alloit se rembarquer, lorsqu’un soldat lui raconta qu’il avoit vu dans une église une figure d’argent de la hauteur de quatre à cinq pieds. Ce marquis fut tenté de se saisir d’un aussi riche trésor. Il alla à l’église, demanda à voir la statue ; & s’informa qui elle représentoit. On lui répondit que c’étoit sainte Magdelaine, Juive de naissance au commencement de la religion nazaréenne Messieurs, dit le marquis aux prêtres : je suis charmé que vous m’appreniez des nouvelles de ma cousine. Je suis, tel que vous me voyez, de race Juive, & fort allié de la sainte dont vous gardez le portrait. Ainsi, je vous prie de ne point trouver mauvais que j’emporte cette statue en France, où j’aurai soin de lui faire bâtir un temple digne d’elle.
A ces mots il se saisit de sa chere cousine, & la fit transporter dans son bâtiment. En arrivant en France, il eut ordre de la cour, qui avoit été instruite de sa conduite, de renvoyer sa cousine en Espagne à ses frais & dépens : & s’il n’eût pas eu autant de protection qu’il en avoit, il eût été entiérement perdu.
Quoique l’action de cet officier François ne soit point une offense à la divinité, elle étoit toujours très-criminelle, puisqu’il manquoit à un point essentiel de sa religion, en violant le respect qu’elle l’obligeoit d’avoir pour leurs saints. Ceux qui sont nés dans une religion, & qui, la croyant véritable, en violent certains principes, & se jouent de leur foi, s’acheminent à grands pas à ce malheureux étourdissement qui conduit à l’athéisme. Un homme n’est en droit de blâmer un principe, & d’agir en conséquence, qu’autant qu’il le croit faux.
Porte-toi bien, mon cher Isaac prospere dans toutes tes affaires.
De Paris, ce…
Lettre XXXII.
[modifier]Aaron Monceca à Jacob Brito.
Je fus avant-hier chez un Juif Vénitien nouvellement arrivé dans cette ville, & dont la réputation y fait beaucoup de bruit. Il vend des phosphores & des essences qu’il distile pour des causes différentes. Il en a pour blanchir la peau, & d’autres pour la rendre unie. Il a plusieurs machines pour des expériences physiques qui sont très-curieuses. Mais ce qui attire chez lui la foule du monde, & excite le plus la curiosité, c’est l’idée qu’on a conçue de lui. On le croit un grand cabaliste ; l’on assure dans tout Paris qu’il possede à fond cette science. La curiosité & l’envie de m’éclaircir d’une chose dont j’ai toujours douté, a occasionné la connoissance que j’ai faite avec lui. Je lui ai demandé s’il étoit vrai qu’il sût l’art de prévoir les choses futures & qu’il eût la puissance de commander aux esprits ? Il m’a avoué franchement que toute sa science consistoit dans ses expériences chymiques.
J’ai, m’a-t-il dit, entendu parler toute ma vie de cabalistes ; & quelque recherche que j’aie faite pour en connoître quelqu’un, il m’a été impossible ! J’ai parlé à bien des gens que le public croyoit exceller dans cette science, ils m’ont tous avoué qu’ils n’étoient point fâchés qu’on leur crût ce talent, par l’intérêt & le profit qu’ils en retiroient ; mais qu’au vrai, tout leur savoir se réduisoit, ainsi que le mien, à quelques compositions chymiques, dont les effets étoient connus de peu de gens.
J’ai eu, mon cher Brito, autant de soin de m’instruire de la vérité de la cabale, que ce Juif Vénitien. J’ai trouvé aussi peu de réalité que lui dans tous les contes qu’on en débite avec une ferme assurance. La bonne philosophie m’avoit déja convaincu que la science de lire dans l’avenir étoit réservée à Dieu seul ; il ne me restoit d’incertitude que sur le prétendu pouvoir qu’on donne aux cabalistes sur certains génies toujours prêts à leur obéir.
J’ai examiné en vertu de quoi les sectateurs de la cabale s’attribuoient cette puissance sur les esprits. J’ai trouvé leurs raisons si foibles & si pitoyables, que j’ai placé leur art au rang de l’astrologie judiciaire.
Peut-on pousser le ridicule plus loin que de prétendre que par l’arrangement de certaines lettres, par la prononciation de quelques mots, on peut faire changer de face aux choses humaines, en arrêter le cours, & s’attribuer une puissance égale à celle de l’auteur de la nature.
Dans toutes les religions il y a un nombre de gens qui sont avides de la réputation d’avoir commerce avec les esprits. Il en est plusieurs qui s’attribuent le droit & le pouvoir de les exiler des lieux où ils font leur résidence. Le peuple nazaréen est fort persuadé de la puissance des genres : & les prêtres de cette religion s’attribuent sur les démons un pouvoir despotique. Ils assurent qu’ils les connoissent tous par leurs noms & surnoms ; qu’ils savent quand & dans quelle occasion ils ont le droit de s’emparer de la maison, & quelquefois du corps d’un particulier. Le bas peuple & les génies foibles donnent dans tous ces égaremens à force d’entendre débiter des histoires de possession & d’obsession ; il en est plusieurs qui croient être possédés, & qui deviennent attaqués d’une folie dont on leur renouvelle sans cesse l’idée.
Tous les livres de religion, chez les nazaréens, semblent la continuation des Amadis. On n’y voit qu’enchanteurs, que sorciers, que démons, que diableries. Au jugement d’un de leurs pontifes [167], la vie de leurs saints est écrite avec moins de dignité que celle des anciens philosophes payens par Diogène Laërce. Que peut dire en effet un homme de bon sens, lorsqu’il lit les folies que fait un démon pour tenter un solitaire dans le désert ?[168] Que peut-il penser lorsqu’il voit dans un autre endroit qu’un moine s’amuse à brûler avec un flambeau les pattes du démon ? [169]
Quel ridicule ne trouve-t-il pas dans une grande quantité d’autres livres, bizarre ramas de toutes les folies & extravagances que peut produire le déréglement de l’esprit humain [170] ?
Ces contes pernicieux sont approuvés par les prêtres nazaréens : ils sont même les inventeurs de la plûpart. Leur vanité est flattée de la réputation qu’ils ont de chasser ces prétendus démons. Ils composent pour leurs exorcismes, une eau dans laquelle ils mettent un peu de sel. [171]
Après plusieurs grimaces & contorsions qu’ils font sur le vase qui contient cette eau miraculeuse, ils chantent quelques airs, prononcent quelques paroles qui perfectionnent la vertu du charme. Ils réservent ensuite cette eau pour chasser tous les malins esprits. Ils prétendent que les démons sont obligés de fuir dès qu’ils en sont touchés.
Quand un homme est atteint de la folie démoniaque, & frappé d’une erreur aussi pernicieuse, les prêtres guérissent un mensonge par un autre. La même prévention qui cause l’extravagance des misérables qui croient être possédés, leur persuade que le remede qu’on leur donne est infaillible : leur mal cesse par le calme qui revient dans leur imagination, & qui succede à l’égarement dans lequel la crainte l’avoit plongée. Ainsi ils sont toujours le jouet de leurs préjugés : leur repos & leur tranquillité en sont une suite nécessaire.
Quelque étonnant que soit l’aveuglement du peuple, de recevoir avidement l’impression de pareilles chimeres, on en est moins surpris lorsque l’on considere que ces erreurs sont consacrées par la foi & par la religion. Les temples nazaréens sont remplis de monumens qui transmettent d’âge en âge les histoires de ces sortiléges.
Il y a dans une ville peu éloignée de Paris [172], une chandelle miraculeuse surnommée le flambeau sans fin, qu’on montre dans certain jour au peuple, & qu’on prétend ne s’éteindre jamais & ne point se consumer.
Elle est enfermée dans un long tuyau, ne déborde que d’un pouce de cet étui : en sorte qu’on est toujours le maître de la tirer à la même hauteur lorsqu’elle est brûlée jusqu’à l’embouchure de l’étui ; & d’en mettre une autre à sa place lorsqu’elle est consumée. Quelque visible que soit cette mommerie, il seroit dangereux d’en parler ouvertement devant les gens qui sont persuadés de la vérité de ce miracle. On s’attireroit leur mépris, peut-être même leur haine ; tel nazaréen pardonneroit une offense sensible, qui n’entendroit point plaisanterie sur la réalité du miracle de la sainte chandelle.
L’histoire qu’on raconte de ce flambeau miraculeux, est fondée sur la prétendue délivrance d’un nazaréen, qui s’étoit donné au diable. Cet homme, nommé Christofle, las d’avoir bien de la peine, fort peu d’argent, & de travailler perpétuellement dans ce monde, prit le parti d’être moins bien dans l’autre, & plus commodément dans celui-ci. Il entendoit tous les jours son pasteur parler de la grande puissance du démon & du nombre de gens qui se donnoient à lui. Ce prêtre s’enrhumoit à force de raconter tous les mauvais esprits qu’il avoit vus lui-même se prêter à l’envie criminelle de bien des particuliers. Ces discours persuaderent le paresseux Christofle : il voulut, avec l’aide de l’enfer, avoir de l’argent, & se débarrasser des soins que lui donnoit le travail où il étoit obligé de s’occuper une partie de la journée. Il appella plusieurs fois le diable ; mais soit qu’il eût pour lors d’autres affaires, soit qu’il prévît ce qui lui arriveroit, il ne s’empressa pas d’accourir à la voix de Christofle. Cependant, lassé de toutes les prieres que lui faisoit l’avide nazaréen, il vint un jour dans la maison, & lui apparut sous la forme d’un fort beau sapajou.
Que veux-tu de moi, lui dit-il ? Depuis long-tems tu m’appelles. Parle : que puis-je pour ton service ? Monseigneur, lui répondit Christofle, on dit que votre grandeur dispense les biens & les richesses à son gré. Je lui serois fort obligé si elle vouloit m’accorder quelque part dans ses faveurs. Mais que me donneras-tu ? lui demanda le diable. Hélas, monseigneur ! répondit Christofle, je n’ai rien : je suis un pauvre charpentier qui vis de mon métier. Je vais, lui dit Belzébut, te donner pendant trente ans autant d’or que tu en pourras souhaiter. Mais après ce tems, j’ai besoin d’un charpentier dans l’infernal séjour, pour quelque réparation que je prévois qu’il y aura à faire à mon palais, ainsi je viendrai moi-même te chercher à la fin de notre bail.
Christofle & le diable signèrent mutuellement leur engagement. Cela fait, Belzébut-sapajou fait une gambade, & passe par la cheminée. Le nazaréen souhaite six mille pistoles, & six mille pistoles aussi-tôt se trouvent dans ses poches. Il quitte son rabot & son ciseau, & achette une maison. Les six mille pistoles consumées, six mille autres sont demandées, & six mille nouvelles il obtient. Cette somme est employée en meubles & en vaisselle. Dès qu’elle fut consumée, un autre souhait. A peine est-il formé qu’aussi-tôt il est exécuté. Jamais diable ne fut plus exact : & Christofle fort content de sa bonne-foi, n’approuvoit pas ceux qui le taxoient d’en manquer.
Quinze ans du bail s’étoient déja écoulés lorsqu’un soir le nazaréen, donnant à souper à quelques-uns de ses amis, (car depuis sa fortune, il n’en manquoit pas) ordonna à sa servante de descendre à la cave, & d’aller chercher d’un certain vin qu’il réservoit pour les bonnes occasions. Jeanneton obéit. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’elle apperçut sur un tonneau un grand homme habillé de noir, qui lui ordonna d’aller avertir son maître de venir lui parler, & de ne point différer, ou de se résoudre d’avoir le cou tordu en présence de tous ceux avec qui il étoit. La servante fort étonnée vint apprendre à Christofle de quoi il s’agissoit. Au portrait qu’elle lui fit, il se douta que le grand homme noir étoit le diable. Il se munit de son contrat, bien résolu de lui faire voir qu’il anticipoit le bail de quinze ans. Eh bien, dit le phantôme, dès qu’il fut entré dans la cave, je viens t’avertir que tu n’as plus qu’une heure à vivre.
Monseigneur, répondit Christofle, votre grandeur se trompe de quinze ans. Voici mon contrat. Combien t’ai-je promis de vie ? dit Belzébut. Trente ans, reprit Christofle. Et bien, repartit le démon, quinze ans de jours, & quinze ans de nuits, n’est-ce pas là le compte ? C’est notre façon de supputer ; & pour te complaire, nous n’irons pas changer la maniere de calculer les années infernales.
Christofle fort surpris, remonta dans la salle où étoient ses amis. Ils lui demandent le sujet de sa tristesse & de son accablement. Il leur apprit sa malheureuse situation. Ayez bon courage, lui dit un prêtre Normand, qui, par bonheur, se trouva parmi les convives,descendez à la cave, & dites au démon de prolonger votre vie de la durée de cette chandelle.
Christofle alla présenter sa requête au démon, qui pour lui donner des preuves qu’il étoit bon diable dans le fond, quoiqu’il supputât les années autrement que dans ce monde, lui accorda sa demande. Le nazaréen rapporta la chandelle au prêtre, qui, sans perdre de tems, la plongea dans l’eau-bénite, pour que le diable ne pût point s’en saisir, & l’éteignit ensuite. Ce trait, auquel Belzébut ne s’attendoit pas, rendit toutes ses ruses inutiles. Il rentra dans l’infernal séjour par un trou profond qu’il forma en retournant aux enfers, & dont on n’a jamais pu sonder la profondeur. Le nazaréen fit une longue pénitence de son crime. La chandelle bénite fut remise entre les mains des moines ; & elle leur a rapporté plus d’argent que Christofle n’en avoit tiré du diable Sapajou.
Examine la crédulité du peuple ; & juge si les excès où son imbécillité le fait tomber, doivent être attribués à sa seule ignorance, ou à la fourberie de tous ceux qui le trompent & l’abusent.
Porte-toi bien, & donne-moi, si tu le peux, quelques nouvelles galantes de Gènes.
De Paris, ce…
Fin du premier Volume.
- ↑ Les aventures qui sont insérées dans ces Lettres sont conformes à la plus exacte vérité.
- ↑ A Châlons sur Saône
- ↑ Mot Turc qui signifie Martre Zibéline.
- ↑ L’Auteur veut dire Loges.
- ↑ C’est le Parterre.
- ↑ C’est l’Orchestre.
- ↑ Voltaire.
- ↑ Les lettres philosophiques.
- ↑ Bannissement de dix ans, auquel les Athéniens condamnoient ceux de leurs citoyens qui étoient trop puissans.
- ↑ M. Arnauld.
- ↑ Port-Royal.
- ↑ Furetiere.
- ↑ Les comédiens François.
- ↑ Le pape.
- ↑ Bulles.
- ↑ Lieutenant ou vicaire de Dieu en terre
- ↑ Vie mystique d’une sainte.
- ↑ Voyez les mémoires de mademoiselle de Mainville, pages 214 & suivantes.
- ↑ Les journalistes de Trévoux.
- ↑ Les jésuites.
- ↑ Les nouvelles ecclésiastiques.
- ↑ L’infaillibilité du pape.
- ↑ Diocèse.
- ↑ Les bulles des évêchés.
- ↑ Les grands-seigneurs apprennent tous un métier.
- ↑ Les grands pénitenciers.
- ↑ Les confessionnaux.
- ↑ Il n’est aucun Romain qui n’assure le fait pour véritable : & en mémoire de ce prétendu miracle, l’église a retenu le nom de CHIESA DI SAN GIACOMO SCOSSA CAVALLI.
- ↑ M. Paris. Il n’étoit que diacre.
- ↑ Les convulsions de l’abbé Becheran sur le tombeau de l’abbé Paris.
- ↑ Du cimetière où étoit le tombeau du prétendu saint.
- ↑ Dole. Pages a78 & a79
- ↑ Le pere Girard, jésuite.
- ↑ Il est dans une chapelle auprès d’une fenêtre.
- ↑ Lorsqu’on enterra à Dole le pere Girard, le peuple coupa des morceaux de sa robe, pour en faire des reliques.
- ↑ Les chevaliers de Malthe.
- ↑ Par le terme d’unité de foi & de croyance, Aaron Monceca n’entend que les points principaux de la croyance Judaïque. C’est pourquoi il ne fait aucune attention à la différence qu’il y a entre les sentimens des Juifs Allemands, Portugais, Asiatiques & Afriquains.
- ↑ Aaron Monceca fait allusion à ces paroles de l’office des morts : Dona eis requiem, & lux perpetua luceat eis.
- ↑ L’eau-bénite que les prêtres jettent sur les morts, pour éloigner les mauvais esprits.
- ↑ Le comte de Bonneval.
- ↑ Les Turcs regardent le Messie comme un grand prophete : ils ont même beaucoup de respect pour les prophetes.
- ↑ Chelibi, jeune seigneur Turc.
- ↑ Conducteurs des églises.
- ↑ Fontenelle.
- ↑ En cérémonie.
- ↑ Sur le maître-autel de l’église de S. Pierre.
- ↑ Celui d’Arles.
- ↑ Le Luxembourg.
- ↑ Le Palais royal.
- ↑ Ci-devant comte de Bonneval.
- ↑ Les jacobins.
- ↑ Ce crime énorme fut commis par Jacques Clément, moine jacobin.
- ↑ Les jésuites.
- ↑ Jésuite qui fut pendu, pour avoir trempé dans un assassinat commis contre Henri IV, par Jean Châtel, jeune écolier que ses régens avoient séduit.
- ↑ Maimbourg, jésuite.
- ↑ Le Schisme d’Occident.
- ↑ Le pape avoit écrit une lettre à Maimbourg, pour le féliciter sur son Histoire du schisme des Grecs.
- ↑ L’abbé de S. Pierre.
- ↑ L’abbé de S. Pierre semble désapprouver les remontrances des parlemens.
- ↑ L’abbé des Fontaine.
- ↑ Le pere Daniel.
- ↑ M. Rollin.
- ↑ M. de Marivaux.
- ↑ M. de Crébillon fils.
- ↑ L’Ecumoire.
- ↑ Les Jésuites.
- ↑ En l’année 1589, la Sorbonne eut l’insolence de rendre un décret sanglant contre Henri III. Il ne tint pas à elle que la couronne ne passât dans la maison des Guise, ou qu’elle ne devînt le butin des Espagnols, que la révolte, couverte du voile de la religion, avoit attirés dans le cœur de la France. ………Sœpius olint Religio peperit scelerosa atque impia facta, Lucret. de rerum Nat. lib. 1, ver. 84.
- ↑ L’école des Thomistes.
- ↑ Aïmati men ouk to loutron, atorruptetas tê kath’ êmas teleïôseïn tou musous antithiteïs.*
(* Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération du texte grec de l’ouvrage original)-- Gregorii Nazianzeni, invectiva in Julianum, pag. 58. - ↑ Oute ôs upsêla phroneï upertaï kosmimia ; aksiamata upoduo manduos. E, Doukhênarios mallon ê Episkopos thelan kaleïsthaï kaï soboun kala tas agoras. Kaï epis(t)olas anaginoskan kaï upagoreôn badidzôn dêmosia kaï doruphoru manduos tôn men ephepomanduo pollôn ton arithmon ôs kaï p(a)sin phthoneisthaï kaï miseisthaï dia to og(k)on autou kaï tên uperêphanian to kardias.*
- (Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération du texte grec de l’ouvrage original)
- ↑ Oukh(i) oi edokeï ph(th)onos anthropou eïnaï ên ke mê tês aitïas dokês oï teleutôntes tukhoïen ontes.*-- Procopius, in Anekdotoïs, pag. 60
*(Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération du texte grec de l’ouvrage original) - ↑ Préface du droit de la nature & des gens, page xlvj.
- ↑ Barbeyrac, préface du Droit de la nature & des gens, pag. xxxvj.
- ↑ Recherche de la vérité, liv. 3. chap. 6, pag. 199.
- ↑ Qui solus vivificas omnia ; qui creasti omnia ; qui ubique es, & ubique totus ; qui sentiri potes, videri non potes ; qui nusquam dees ;… qui ubi non es per gratiam, ades per vindictam ; qui omnia tangis ;… quaedam enim tangis ut sint & vivant, non tamen ut sentiant, & discernant ; quaedam vero tangis, ut vivant & sentiant, & discernant ;… & omnia contines sine ambitu, & ubique es praesens sine situ & mora. August. Hiponens. Ep. Médit. cap. 29, n. 3 & 6. Les Bénédictins de S. Maur ont prétendu que cet ouvrage n’étoit point de S. Augustin cependant les éditeurs de Louvain des œuvres de ce pere, n’ont pas pensé de même. Bien des théologiens attribuent constamment ces méditations à S. Augustin. Un Jésuite de Cologne a publié une édition particuliere de cet ouvrage, à la tête duquel il a mis une préface qui prouve qu’il est fermement persuadé que S. Augustin en est l’auteur. Quoiqu’il en soit enfin, on retrouve presque dans les mêmes termes le passage que je cite ici, dans les confessions de S. Augustin, ainsi que ceux que j’ai extraits des Soliloques. Il est donc toujours certain que je ne fais parler & penser S. Augustin, que comme il a réellement pensé et parlé.
- ↑ L’art de penser, 1, par. chap. 1. pag. 12.
- ↑ Ego erravi sicut ovis, quae perierat, quaerens te exterius qui es interius ; & multum laboravi, quaerens te extra me, & tu habitas in me…… Misi nuncios meos omnes sensus exteriores, ut quaererent te, & non inveni : quia malé quaerebam foris, quod erat intus. Video enim, lux mea Deus,qui illuminasti me, qui malé te per illas quaerebam, quia tu es intus, & tamen ipsi ubi intraveris nescierunt. August. Soliloq. cap. 31. n. 1.
- ↑ Nam oculi dicunt, si coloratus non fuit, per nos non intravit. Aures dicunt, si sonitum non facit, per nos non transivit. Nasus dicit, si non oluit, per me non venit. Gustus dicit, si non sapuit, nec per me introivit. Tactus etiam addit, si corpulentus non est, nihil me de hac re interroges… Absit ut ista crederim Deum meum, quae etiam à brutalium sensibus comprehenduntur… Augustinus, ibid. num. 2.
- ↑ Locke, de l’entendement humain, liv. 4, chap. 2, pag. 513.
- ↑ Interrogavi terram, si esset Deus meus ? & dixit mihi quod non ; & omnia quae in ea sunt, hoc idem confessa sunt. Interrogavi mare, & abyssos, & reptilia, quae in his sunt, & responderunt : « Non sumus Deus tuus ; quaere super nos : Interrogavi stabilem aerem & inquit universus aër cum omnïbus incolis suis : Fallitur Anaximenes, non sum ego Deus tuus. Interrogavi caelum, lunam & stellas : Neque nos sumus Deus tuus, inquiunt. August. Soliloq. lib. cap. 31. num. 4
- ↑ Et dixi omnibus his quae circumstant fores carni meae, Dixistis mihi de Deo meo, quod vos non estis, dicite mihi aliquid de illo. Et clamaverunt omnes voce grandi, Ipse fecit nos. Interrogavi denique mundi molem. Dic mihi si es Deus meus an non ? Et respondit voce forti ; Non sum, inquit, ego ; sed per ipsum sum ego. Quem quaeris in me, ipse fecit me… Interrogatio creaturarum profunda est consideratio ipsarum : responsio earum attestatio ipsarum de Deo. Augustin. Soliloq. lib, cap. 225.
- ↑ Locke, essai philosophique sur l’entendement hum. liv. 4., chap. 2, pag. 520.
- ↑ Et redii ad me, & intravi in me, & aio ad me : Tu qui es ? Et respondi mihi ; Homo rationalis & mortalis. Et incepi discutere, quid hoc esset, & dixi : Unde hoc tale animal, Domine Deus meus ? Unde, nisi abs te ? Tu fecisti me, & non ego ipse me. Quis tu per quem vivo ego ; tu per quem vivunt omnia ?… Dic, quaso per miserationes tuas, unde hoc animal, nisi abs te ? An quisquam sese faciendi erit Artifex ? An aliunde quam a te, traditur esse & vivere ? Nonne tu es summum esse, à quo est omne esse ? Quidquid est, à te est, quia sine te nihil est ? August. Soliloq.lib. cap. 31, num. 3& 4
- ↑ Nihil est quod sic Dei similes faciât, ut malignis atque laedentibus esse placabilem. Chrysostom. Homil.XX. in Matthaeum.
- ↑ La Lettre précédente.
- ↑ Attamen cum Deum meum quaero, quaero nihilominus quamdam lucem super omnem lucem, quam non capit oculus ; quamdam vocem super omnem vocem, quam non capit auris ; quamdam odorem super omnem odorem, quam non capit naris ; quamdam dulcorem super omnem amplexum, quem non capit tactus. Div. August. Soliloq. lib. cap. 31, num. 3.
- ↑ Ista lux quidem fulget ubi locus non capit. Ista, vox sonat ubispiritus non capit. Odor iste redolet ubi status non spargit. Sapor iste sapit ubi non est edacitas. Amplexus iste tangitur ubi non devellitur. Idem, ibid.
- ↑ An aliqua necessitas coegit, ut altissimus sic se humiliaret, & omnipotens ad faciendum aliquid tantum laboraret ? Sed omnis nécessitas & impossibilitas ejus subjacet voluntari : quippe quod vult necesse est esse ; & quid non vult impossibile est esse. Solo ergo volente, & quoniam omnis ejus voluntas semper bona est. Solâ fecit hoc voluntate, non enim Deus egebat ut hoc modo hominem salvum faceret ; sed humana natura indigebat ut hoc modo Domino Deo satisfaceret. Non egebat Deus ut tam laboriosa pateretur ; sed indigebat homo, ut sic de profundo inferni erueretur divinâ naturâ… Haec omnia humanam naturam, ut ad hoc restitueretur, propter quod facta erat necesse erat facere. Sed nec illa, nec quidquid Deus non est poterat ad hoc sufficere ; nam homo ad quod institutus est non restitutur, si non ad similitudinem angelorum, in quibus nullum est peccatum, provehitur. Anselmi, Archiepisc. Cantuarensis, Medit. de Redemptione generis humani, cap. 3. num1.
- ↑ Quid sum ego ? Homo de humore liquido. Fui enim in momento conceptionis de humano femine conceptus. Deinde spuma illa coagulata. modicum crescendo caro facta est. Divi Bernardi meditationes devotissimae ad humanae conditionis cognitionem, chap. 2, num. 1.
- ↑ On doit pardonner la licence de ce passage Italien, en faveur de la ressemblance avec celui de S. Bernard.
- ↑ i>Sunt quaedam vitia, quae libenter sive frequenter speciem virtutis praetendunt, ut cum vere vitia sint, credantur esse virtutes, sicut severitas putatur esse justitia, amaritudo mentis dicitur maturitas…… Dissolutio creditur spiritualis mentis laetitia, pigritia sive inordinata tristitia judicetur morum gravitas, &c. Alberti Magni Paradis. Anim. de Virtut. libr. Prolog. Cette énumération des vices, auxquels on donne le nom des vertus, contient deux grandes pages, & va bien de pair avec les longues antithèses de S. Augustin.
- ↑ Amor confracta solidat, depressa sublevat, nutantem animum constantem reddit. Amor docet, & addiscit, & inimicum nescit. Amor laudat, amor reprehendit, amor pravâ suspicione caret. Ubi amor defuerit, nihil valet quidquid agitur : contra, omnia valent quae cum amore aguntur. Amor hominem loetificat, & à terrenis sublevat. Amor nunquam est otiosus, sed semper aliquid operatur, semper & crescit & augetur. Amor vita est animae, & qui non amat mortuus est. Verus amor non requirit praetium etsi mereatur… Amor hominem perficit, omnia sustinet, omnia patienter portat, &c. Idiotae, viri docti & sancti, contemplationes de amore divino, cap. 1.
- ↑ Arma procul, currusque virûm miratur inanes. Stant terrâ de fixae hastae passim solutis Per campos pascuntur equi, quae gratia curruum. Armorumque fuit vivis, quae cura nitentes Pascere equos, eadem sequitur tellure repostos. Virg. Aeneid. lib. 6 vers. 707.
- ↑ Jeu Turc qui se joue avec de petites coquilles.
- ↑ Les évêques.
- ↑ Les évêques.
- ↑ Les parlemens.
- ↑ Le conseil privé.
- ↑ Les bulles.
- ↑ L’évêque d’Apt, dont le mandement fut brûlé & le temporel saisi.
- ↑ Elle subsiste encore.
- ↑ Arnauld.
- ↑ Les réformés.v
- ↑ Les jésuites.
- ↑ Claude.
- ↑ Monsieur de Meaux.
- ↑ Monsieur de Cambrai.
- ↑ Rohault.
- ↑ Descartes.
- ↑ Mallebranche.
- ↑ Bayle.
- ↑ Jurieu.
- ↑ Jaquelot, Bernard & le Clerc.
- ↑ Basnage de Beauval.
- ↑ Abbadie.
- ↑ L’auteur des Anecdotes historiques, galantes & littéraires.
- ↑ L’auteur des Mémoires historiques & politiques.
- ↑ L’apologie contre la parodie d’Alcibiade.
- ↑ Corneille et Racine.
- ↑ Cette lettre a été écrite pendant la campagne qui suivit le siege de Philipsbourg.
- ↑ Genus hominum, potentibus infidum, sperantibus fallax. Tacit. Historiar. lib. I
- ↑ Le chant.
- ↑ La danse.
- ↑ Le bailiff de M***.
- ↑ Rousseau.
- ↑ La Motte.
- ↑ Le comte de Forcalquier.
- ↑ Le duc de Villars.
- ↑ Le duc de Mortemart.
- ↑ Le duc de Vaujour.
- ↑ Le duc de Richelieu.
- ↑ Le lecteur s’apperçoit sans doute, que, dans le nombre de ces habiles ministres, on n’a pas eu l’intention de comprendre Chamillard & le cardinal Dubois.
- ↑ Monsieur de Louvois.
- ↑ Monsieur de Colbert.
- ↑ Cela a besoin d’explication : car le moine Jacobin qui assassina Henri III, le jésuite Guignard, Jean Chastel & Ravaillac qui conspirerent contre la vie de Henri IV, n’ont guere respecté la personne des souverains. Il faut donc supposer qu’Aaron Monceca n’entend parler que des chefs de différens partis.
- ↑ S. Bernard assure que S. Paul hermite resta pendant soixante ans dans un désert, où il fut nourri miraculeusement par un corbeau, qui chaque jour lui apportoit la moitié d’un pain. Eia, inquit Paulus… sexaginta jam anni sunt, quod accipio dimidii semper panis fragmentum. (Hieronimi Epist. de vitâ Pauli heremitae, lib. 3).Il est donc certain qu’il y a eu des saints qui se sont dispensés pendant toute leur vie de prendre part aux sacremens & aux fêtes de l’église. Les moines Dominicains, qui ont écrit la vie de Magdelaine ont suppléé à cet inconvénient.Ils disent que les anges venoient tous les jours apporter la communion à la sainte dans sa grotte. S. Jérôme, sans avoir recours au même expédient, auroit pu faire communier également S. Paul. Il lui en auroit coûté très-peu de chose de supposer que la moitié du pain qu’apportoit le corbeau, avoit été auparavant consacrée par un prêtre. Un mensonge un peu plus gros, ou un peu plus petit, ce n’étoit pas là une grande affaire.
- ↑ Pirke Eliez, chap. 9, pag. 11.
- ↑ Lexicon Heb. Buxtorsii, pag. 228.
- ↑ M. Baillet.
- ↑ Simeon stylite.
- ↑ Dunstan.
- ↑ Ce sont les trois salles qui sont auprès des loges peintes par Raphaël.
- ↑ J’ai entendu dire à Rome, à plusieurs personnes, que ce pontife appelloit les tableaux de Raphaël, porcheria, une cochonerie.
- ↑ Le nom de sainteté, qu’on donne aujourd’hui au pape seul, étoit commun autrefois à tous les évêques. La cour de Rome a grand tort de vouloir faire valoir ce titre comme une marque de son indépendance des princes : car, il est constant et avéré, par toutes les histoires, que, plus de trois cents ans après Constantin, les empereurs de Constantinople ont toujours eu le droit de confirmer l’élection des papes. Quant au nom de sainteté, anciennement il étoit donné à tous les évêques. « Ce mot, dit Pasquier, fut spécialement adopté aux évêques. Sidonius, au quatrieme livre de ses épîtres parle de l’élection d’un évêque, en laquelle il y avoit eu de grandes brigues. S. Patian & S. Euphrone ont enfin élu, dit-il, S. Jean, personne recommandable en toute honnêteté, humanité & douceur. S. Jerôme écrivant à Florentius, dit, S. Evagre, prêtre, vous présente ses respects. Et de la suite de ceci vient que, quand on parloit aux évêques, c’étoit avec cet honnête éloge, votre sainteté. Ainsi le trouvez-vous par exprès en toutes les épîtres de Cassiodore, toutes & quantes fois que Théodoric, Atalaric, Théodat, ou Vitige, rois d’Italie, écrivoient à quelques évêques de leur royaume. S. Grégoire, écrivant aux patriarches d’Antioche, use tantôt de ces mots : vestra beatitudo, tantôt vestra sanctitas ; à l’évêque de Milan, qui tenoit grand lieu dedans l’Italie, vestra sanctitas ; aux autres communs évêques, vestra fraternitas. Socrate au VI. livre de son histoire ecclésiastique, s’excuse de ce que parlant des évêques, il ne les avoit honorés de cette épithete de sanctissime, ou de telle autre sorte de titre que l’on avoit accoutumé de leur bailler. Au contraire, Théodoric, par tout le discours de son histoire, ne parle guere des évêques, qu’il ne les accompagne de ces mots : saints ou béats, encore, qu’ils fussent vivans. » Pasquier, Recherche de la France,liv. 2, chap. 3, page 157. Voilà l’origine du fastueux titre de sainteté que la cour de Rome fait sonner si haut aujourd’hui. Elle ne convient pas de cela. Mais quoiqu’elle ne trouve pas ces preuves valables, je crois qu’elle souhaiteroit d’en avoir qui fussent la moitié seulement aussi bonnes pour autoriser la prétendue donation imaginaire de Constantin.
- ↑ Les cardinaux.
- ↑ Je voudrois bien savoir ce que faisoit alors le Saint-Esprit, qui ne cesse d’éclairer les papes. Etoit-il devenu contraire à lui-même, & détruisoit-il par les actions d’un pape ce qu’il établissoit par celles d’un autre ! Frà Paolo a dit, en parlant d’une valise tombée dans l’eau, & dans laquelle étoient les instrumens qui venoient de Rome pour les légats qui présidoient au concile,que « l’esprit de Dieu étoit porté sur les eaux. » ; Spiritus Dei ferebatur super aquas. Ne pourroit-on pas dire aussi que lors du schisme d’Occident, il sembloit vouloir ramener l’ancien cahos, & bouleverser toutes choses. Frigida pugnabant calidis, humentia ficcis. Un pape accordoit des indulgences aux mêmes personnes, qu’un autre pape excommunioit.
- ↑ C’est dans la vigne Borghese que sont les superbe statues de Séneque mourant dans le bain, du gladiateur & de l’hermaphrodite.
- ↑ Un jésuite.
- ↑ Poëte Turc moderne, qui a composé plusieurs poëmes à la louange des différentes maîtresses qu’il a eues. Dans une piece de vers, dont je lui ai entendu faire la lecture à lui-même dans le palais de France, étant à Constantinople, il comparoit le visage d’une belle à un parterre émaillé de mille fleurs, & ses regards au vent du midi, qui brûle & détruit les plus riches moissons. C’étoient-là les termes dont l’interprete se servoit. Mais il nous assuroit que les paroles originales étoient cent fois plus outrées.
- ↑ Quoique tous les ouvrages qui sont de l’illustre Locke soient excellens, je crois que son Essai philosophique sur l’entendement humain l’emporte sur tous les autres.
- ↑ La Fontaine.
- ↑ Un domestique d’Aristippe, fâché des dépenses que faisoit son maître pour la courtisane Laïs, lui dit un jour : Vous payez si cher cette femme, & elle se livre sans réserve à ce cynique de Diogène qui ne lui donne pas un sou ! Je la paye, répondit Aristippe, non pas pour qu’elle ne couche point avec les autres, mais afin qu’elle couche avec moi.
Oneïdidzomanos upo oïnetou, oti suman autê t(o)souton argurion didôs ê de proïka Diogeneï tô kuni sugkulietaï apekrinato egô (L)aïdi khorêgô polla ina autos autês a(p)olauô, oukh ina mê allos.*
Athenaei Deipnos, lib. 13, page 188.
- (Voir note en tête de la table des matières au sujet de la translittération du texte grec de l’ouvrage original)
- ↑ Il y a, dit le sage la Bruyere, un commerce ou un retour des devoirs du souverain à ceux de ses sujets, & de ceux-ci aux souverains. Quels sont la plus assujettissans & les plus pénibles ? Je ne le déciderai pas.
- ↑ Les plus superbes tableaux qui sont à Gènes, sont ceux du fameux Solimène, placés dans une des principales salles du palais du doge.
Les deux magnifiques statues que le célébre Puget a faites à Gènes, sont dans l’église qui est bâtie au bout de Ponte-Carignano. Cette église est remplie de beaux tableaux. Mais le plus beau temple de cette ville est celui de l’Annonciade. - ↑ Cette lettre a été écrite avant la paix de 1736.
- ↑ Le roi de Sardaigne a profité des conjonctures avantageuses que la derniere guerre lui a données pour obtenir des choses des Génois, qu’il n’eût jamais eue, sans l’alliance de la France & de l’Espagne. Je dirai ici en passant, que je ne crois pas qu’il y ait deux peuples qui se battent davantage que les Génois & les Piémontois.
- ↑ Il l’est encore plus des moines & des inquisiteurs.
- ↑ Le Purgatoire.
- ↑ Voyez l’institution de la fête des morts.
- ↑ Voyez le livre intitulé : Pensez-y-bien : la vie de S, Bruno, &c.
- ↑ Luther & Calvin.
- ↑ Les Saducéens.
- ↑ Le comte de Bonneval.
- ↑ Prêtre Turc.
- ↑ Les déistes.
- ↑ Nam simul ac ratio tua caepit vociferari
Naturam rerum haud divina mente coortant :
Diffugiunt animi terrores, moenia mundi
Discedunt, totum video per inane geri res………
Nusquam apparent Archerusia.
Lucret. de Rerum. Nat. lib. 3. vers. 14, &c.
Dès que la sagacité & la pénétration de notre esprit, dit Lucrece en parlant d’Epicure, nous a découvert les secrets de la nature, tout nous a crié pour ainsi dire, que le monde n’étoit point l’ouvrage d’une intelligence divine. Les craintes qui nous obsédoient se sont évanouies, les limites du monde ont été ôtées, nous avons vu que l’enfer & l’acheron n’étoient que des fables. - ↑ Le cardinal Beffarion.
- ↑ La tentation de S. Antoine.
- ↑ Vie de S. Dominique.
- ↑ Exorcisme des religieuses de Louviers, histoire de Madeleine de la Palu, &c.
- ↑ L’eau-bénite.
- ↑ Amiens.