Lettres républicaines/Lettre 12

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XII.

LES SOCIALISTES SANS LE SAVOIR.


PHILOSOPHIE POPULAIRE DE M. COUSIN.

À M. Anselme Petetin.


12 septembre.

Le socialisme, que ses adversaires croient vaincu parce que les sectaires et les théoriciens du parti sont en pleine déroute, le vrai socialisme qui n’est ni une secte, ni une théorie ni un système, poursuit son œuvre et gagne chaque jour du terrain dans les régions intellectuelles. Il obtient, je me permettais de le faire remarquer dans une de mes précédentes lettres, le seul succès auquel il doive raisonnablement prétendre ; il force tous les esprits sérieux, tous les hommes de bonne foi, à chercher la solution des problèmes qu’il a posés.

Mais, allez-vous me dire avec l’inflexible rigueur de votre grand sens, quel est donc, selon vous, ce socialisme où vous ne voulez voir ni un système, ni une théorie, ni une secte ? Définissons les termes, s’il vous plaît ; rien de vague, point d’équivoque ; parlons français et soyons sincères. Qu’entendez-vous par socialisme ?

Une définition du socialisme devient aujourd’hui chose d’autant plus malaisée que le terme même dont il se faut servir est impropre et tombé en discrédit. Cependant, je pense être suffisamment exact et compréhensible en disant que le socialisme est une conviction fondée sur l’histoire et le raisonnement, selon laquelle le génie initiateur de la civilisation qui, aux époques antérieures, a résidé plus particulièrement au sein des classes théocratiques et aristocratiques, anime aujourd’hui le peuple ; et que ce génie populaire a pour mission d’instaurer et de faire régner dans les lois le principe de la fraternité humaine.

Toute formule qui prétendrait préciser davantage est prématurée. Tout projet d’application immédiate et universelle est utopie. Tout ce qui tente de précipiter par la voie des armes la progression pacifique des idées est faction, et périra par les armes. Pareil au christianisme dont il s’inspire en partie, le socialisme puise sa force dans la persuasion ; il est de sa nature de convertir les cœurs et non de violenter les consciences.

Der Weltgeist hat keine Eile[1].

Le génie populaire procédera lentement, organiquement, comme toutes les forces créatrices. Pendant que les énergies désordonnées et stériles qui usurpent son nom, s’entre-détruiront à grand bruit, il croîtra, il se développera en silence. Pendant que l’esprit de secte armera le bras contre le bras, lui, le génie invisible, innommé, insaisissable, prendra doucement, sans éclat ni tapage, possession des âmes.

Absorbé par l’attention de pure curiosité que surexcite, depuis la révolution de Février, le mouvement tumultueux des choses dans l’ordre politique tout oreille et tout yeux pour les brusques péripéties et les changemens étourdissans de ce drame européen dont nous avons vu le prologue, mais dont nul d’entre nous, peut-être, ne connaît le dénoûment, le vulgaire laisse inaperçues les transformations qui s’opèrent dans l’ordre philosophique et moral. Il ne daigne pas constater les métamorphoses accomplies dans le règne des idées.

Et non seulement le vulgaire, mais les intelligences d’élite qui, peu après la révolution, confessaient n’avoir pas soupçonné l’existence du socialisme, le supposent aujourd’hui rentré dans le néant. Elles ferment une seconde fois les yeux à l’évidence. Les faits les plus significatifs, dans cet ordre de choses, n’obtiennent pas d’elles un moment d’examen.

Je pourrais vous signaler un nombre considérable de ces faits qui tendent à prouver l’action continue de l’idée socialiste et ses conquêtes latentes sur l’esprit de ses adversaires. Je me borne à un seul ; le plus récent. Bien que personne n’y ait trouvé matière à réflexion, il me frappe plus que tous les autres et je vous en fais juge. En cela, comme en beaucoup de points, je me flatte que nous tomberons aisément d’accord, non seulement quant à l’importance du fait en lui-même, mais surtout quant aux conséquences qu’il est rationnel d’en faire ressortir.

Vous n’ignorez pas que, au lendemain des journées de juin, le chef du pouvoir exécutif, alarmé des ravages de l’esprit de secte qui, bien plus que l’esprit de parti, plus même que la misère, avait soulevé la population fanatisée, s’adressa à l’Académie des sciences morales et politiques pour lui demander de contrebalancer l’effet désastreux des prédications communistes et athéïstes par des publications à l’usage du peuple, où seraient exposées et développées les saines doctrines religieuses et morales.

On reconnaît dans cette démarche le sens hiérarchique, l’amour de la règle et de la discipline qui caractérisent l’esprit militaire et, en particulier, la personne pleine de droiture du général Cavaignac.

Comprenant que la vraie politique et la vraie morale commandent impérieusement désormais l’enseignement des classes laborieuses trop longtemps négligé, le président du conseil a recours au pouvoir qu’il trouve constitué, au pouvoir représentatif des sciences morales et politiques afin que celui-ci ait au plus vite à y pourvoir. L’Académie répond en se mettant immédiatement à l’œuvre.

À tout seigneur, tout honneur. C’est le plus illustre des académiciens, le chef de l’école philosophique, c’est M. Victor Cousin qui ouvre la série des publications projetées, par la réimpression d’un chef-d’œuvre du dix-huitième siècle qu’il fait précéder d’une préface où, dans son beau langage platonicien, il expose le plan général de l’Académie et le motif particulier qui détermine son premier choix.

« Oui, dit en commençant M. Cousin, et une telle affirmation, sortie de sa bouche, tranchera bien des doutes à cet égard. Oui, on peut, on doit même enseigner au peuple la philosophie. »

Puis, après avoir défini la philosophie universelle qui réside dans le bon sens de l’homme le plus borné, tout aussi bien que dans le cerveau d’un Descartes ou d’un Leibnitz ; M. Cousin s’adresse aux instituteurs du peuple et leur trace en ces termes la méthode dont il convient de faire usage pour enseigner cette philosophie :

« Ouvrez au peuple, dit M. Cousin, de vastes horizons où se puisse dilater son âme, qu’oppriment ordinairement d’étroites et dures nécessités. Parlez lui des grands objets qui vous occupent vous-mêmes ; parlez-lui de la vraie fin de la vie, de la beauté de la destinée humaine, de l’éternelle justice et de l’inépuisable bonté qui a créé le monde et le gouverne, qui a fait l’homme et qui le recueillera. Mais en l’entretenant de l’âme et de Dieu, gardez-vous d’employer avec lui le style de la philanthropie à la mode, ce style à la Berquin, qui veut être simple et qui n’est que ridicule, alambiqué et maniéré dans le genre niais, et dont l’effet est de gâter et d’efféminer la vérité. Il est à remarquer que ces écrits puérils, si vantés dans un certain monde, n’ont jamais eu de succès populaire. Quels sont les livres qui ont été le plus lus par le genre humain ? Ceux qui contiennent les vérités les plus hautes et les plus saintes dans un style naïf et sublime. Même à parler littérairement, on ne peut méconnaître dans la multitude un goût naturel qui la rend sensible à la beauté de la forme, et lui fait aimer et applaudir avec transport les grandes choses grandement exprimées. Traitons le peuple comme une créature raisonnable, si nous voulons cultiver et fortifier sa raison. Respectons-le, pour lui apprendre à se respecter lui-même ; élevons-le dans sa propre estime en ne craignant pas de lui adresser un langage simple mais vrai, clair mais sérieux. »

Ou je m’abuse singulièrement, ou bien vous estimerez comme moi que cet hommage un peu tardif, mais d’autant plus éclatant, rendu par le chef de l’école éclectique au génie populaire, mérite d’être pris en considération. Certes, ce n’est point une chose sans gravité de voir une des plus hautes intelligences de ce temps-ci, le philosophe qui a creusé avec tant d’art et de soin la source où les doctrines politiques du dernier règne se sont alimentées, proclamer la grandeur du Peuple. Ce n’est pas un faible courant de l’opinion qui amène le chef de l’école la plus dédaigneuse qui fut jamais à consacrer, comme il le fait en ce moment, sa rare capacité à la glorification et à l’enseignement de la philosophie populaire. Jamais, assurément, les adulateurs du Peuple n’ont rien imaginé de plus propre à caresser son orgueil. Et plus on mettrait en doute la sincérité d’une telle conversion, plus on voudrait se montrer sévère envers un homme qui, pendant une si longue période, aurait pu accomplir tant de choses et en a fait si peu pour l’instruction des classes pauvres, plus on devrait reconnaître qu’il y a là une justice providentielle qui s’exerce à sa divine manière, en faisant ployer au souffle des révolutions les plus superbes esprits. Mais avançons d’un pas encore, et voyons quel est l’auxiliaire que M. Cousin va réveiller dans sa tombe pour lui demander aide et concours dans la mission qu’il s’est donnée ? quel est le défenseur qu’il choisit à la société en péril ? quel est le livre auquel il vient en quelque sorte donner une autorité nouvelle, en l’entourant du prestige de sa propre renommée et en l’invoquant comme une arche de salut ? On croit rêver, tant la chose devient invraisemblable.

En l’année 1762, le 9 de juin, le parlement de Paris condamne, comme pernicieux et funeste aux mœurs, un livre brûlé huit jours après à Genève sur la place publique, en vertu d’un arrêt du grand conseil, qui le déclare impie et athée. Les magistrats genevois portent cette sentence dans l’intérêt de la religion chrétienne, du bien public, des lois et de l’honneur du gouvernement.

Un mandement de monseigneur l’archevêque de Paris affirme que l’auteur dudit livre « s’est fait le précepteur du genre humain pour le tromper, le moniteur public pour égarer tout le monde, l’oracle du siècle pour achever de le perdre. » Il déclare l’ouvrage « également digne des anathèmes de l’Église et de la sévérité des lois. » Sa vertueuse indignation s’écrie : « Malheur à vous, malheur à la société, si vos enfans étaient élevés d’après les principes de l’auteur d’Emile ! ». Il condamne enfin ledit livre comme « contenant une doctrine abominable propre à renverser la loi naturelle et à détruire les fondemens de la religion chrétienne. »

Eh bien, mon ami, c’est précisément ce livre funeste, pernicieux et abominable, anathématisé par l’Église catholique et l’Église protestante, réprouvé en 1762 au nom de la loi divine et de la loi humaine, dont M. Cousin extrait en 1848 les pages les plus incriminées, la Profession de foi du Vicaire savoyard, pour les placer en tête d’un cours de philosophie populaire. Il ne trouve rien de mieux, pour raffermir sur ses bases la société ébranlée, que cet ouvrage décrété, il y a un siècle à peine, d’impiété et d’athéisme. Qu’en dites-vous ? N’est-ce point là une leçon plus saisissante que l’enseignement du vicaire savoyard loi-même, y compris la préface de M. Cousin ? Ce simple rapprochement de date et de jugemens ne nous fait-il pas toucher du doigt l’incohérence et la contradiction des principes qui, depuis un siècle, prétendent gouverner la société officielle ? Ne projete-t-il pas une lueur effrayante sur l’anarchie au sein de laquelle cette société, livrée à tous vents de doctrine, s’agite et s’abîme chaque jour davantage ? Que peut-elle attendre de l’avenir, cette société aveugle, quand les hommes qu’elle investit du soin de la conduire rallument et prennent pour fanal la torche incendiaire qu’en un temps si récent on éteignait du pied, de peur qu’elle n’embrasât le monde ?

Que va dire le clergé de France d’une telle insulte, d’un mépris si ouvertement affiché de ses décisions ? Peut-il ne pas protester, ne pas fulminer de nouveaux anathèmes contre le philosophe déiste et le philosophe éclectique ? Peut-il demeurer indifférent au danger que vont courir les populations confiées à sa garde, quand une propagande officielle s’établit pour répandre des doctrines qu’il juge impies, athées, abominables ?

Comment, lorsque le chef de l’Etat fait appel à toutes les forces conservatrices de la société, prend-on si peu de souci du sacerdoce, c’est à dire de la plus solide, de la seule véritablement constituée des institutions sociales ? Serait-ce oubli de la part de l’Académie des Sciences morales et politiques ? Ne faut-il pas plutôt, dans ce procédé offensant pour l’Église, reconnaître une vieille rancune universitaire ?

Quoi qu’il en soit, le fait en lui-même ne perd rien de sa gravité. C’est un signe éclatant, irréfragable, de l’impossibilité d’un accord sérieux entre les hommes de l’ordre ancien, quelle que soit l’épouvante qui les pousse en certaines circonstances les uns vers les autres. En vain des évêques catholiques et des pasteurs protestans tendraient-ils aujourd’hui la main à des philosophes, à des hommes d’Etat éclectiques ou sceptiques ; en vain voudraient-ils se rallier sous une commune bannière et se croiser contre le génie de l’avenir ; ces alliances pusillanimes ou hypocrites n’auront pas un jour de durée. Le vent de la dispersion soufflera sur leur bannière faite de mille pièces, et jonchera le sol de ses lambeaux.

Je n’ai pas besoin de vous dire que je ne prétends point ici juger ni condamner M. Cousin. En ce qui touche Jean-Jacques, je ne me range à l’opinion ni du Parlement de Paris, ni du grand conseil de Genève, ni même de Mgr de Beaumont. Je pense avec l’Académie qu’un chef-d’œuvre tel que la profession de foi du Vicaire savoyard doit être mis entre les mains du peuple, et que les âmes simples y trouveront le plus noble et le plus excellent sujet de méditation, en même temps qu’un de ces parfaits modèles du grand style par qui s’épure le goût et s’élève l’intelligence.

Mais je demeure frappé, et j’y insiste à dessein, de cette mystérieuse conduite des choses qui fait converger aujourd’hui toutes les pensées vers le peuple. Je vois avec une joie indicible toutes nos sagesses chancelantes, déconcertées, rendre un involontaire hommage au génie populaire, et les plus grands esprits attirés, absorbés dans ce courant immense, dont nul n’a sondé encore la profondeur ni ne soupçonne la force irrésistible.

Ceux qui croient, de nos jours, élever le peuple sont à leur insu et dans le sens le plus étendu du mot, élevés par lui à des idées, à des sentimens supérieurs à ceux qu’ils avaient conçus dans leur sphère isolée.

Oui, mon ami, chaque jour me pénètre davantage de cette conviction, c’est au sein du peuple que couve le feu sacré des vérités qui éclaireront l’avenir. C’est dans la simplicité du bon sens populaire, et non dans les systèmes que l’on prend la peine de fabriquer à son usage, que se révèle aujourd’hui l’éternelle sagesse.

M. Cousin et bien d’autres, tout en le niant peut-être dans leurs discours, se confessent implicitement dans leurs actes. Le génie populaire, autrement dit le socialisme puisque nous l’avons nommé ainsi, sans s’inquiéter des querelles dont il est l’objet, ni des disputations du communisme contre l’éclectisme, du déisme contre l’athéisme, suit ses voies à lui, et accomplit son œuvre.

Ceux qui savent prêter l’oreille entendent déjà, au-dessous des clameurs confuses, discordantes et blasphématoires d’un monde qui s’écroule, le chœur pieux, l’hymne sacré, la triste mais divine harmonie des catacombes.


  1. L’Esprit du monde n’a point de hâte.
    hegel