Lettres sur l’Égypte/02

La bibliothèque libre.



LETTRES
SUR L’ÉGYPTE.

RÉTABLISSEMENT
De l’ancienne route de l’Inde.

La prise de Constantinople par les Turcs, en rendant à l’islamisme quelque énergie guerrière, et en fermant l’Orient aux Européens, poussa leurs courses aventureuses vers l’Océan Indien. Ils découvrirent la route du Cap de Bonne-Espérance, par laquelle ils pénétrèrent dans l’Inde, et dans toute l’extrémité orientale de l’Asie, que l’islamisme n’avait fait qu’effleurer, et où il n’avait pu établir sa puissance. Lassés des obstacles que leur présentait le croissant dans la Méditerranée, et ne pouvant se détacher de l’Orient, pour lequel la communion violente des croisades leur avait inspiré encore plus d’amour, les Européens firent un circuit énorme pour aller le retrouver, et furent amplement dédommagés de leurs périlleuses fatigues, en nouant avec lui des relations plus intimes et plus larges, en connaissant mieux l’Orient de l’Inde et de la Chine. Depuis trois siècles, la route que suit le commerce européen est encore celle du Cap de Bonne-Espérance.

Cependant l’aspect du monde a bien changé ; l’empire turc est en décadence ; la race arabe tend les bras aux Européens, et leur redemande les arts, la science et la richesse. Déjà Bonaparte, préoccupé de l’établissement des Anglais dans l’Inde, avait voulu reprendre la voie la plus directe et la plus franche vers l’Orient, afin de donner à la France un rôle prépondérant dans cette grande question. La France, maîtresse de l’Égypte, allait rouvrir le canal des deux mers ; la possibilité en fut constatée par la science moderne ; tous les travaux préparatoires furent exécutés par les ingénieurs français ; l’Europe crut un instant que ses navires allaient franchir l’isthme de Suez, et que l’Inde allait être de nouveau conquise par l’Alexandre moderne. Mais vous savez comment il échoua en Syrie.

L’invention des bateaux à vapeur et des chemins de fer a prodigieusement transformé le système des communications humaines. Ce puissant moyen de locomotion, qui ne fut d’abord appliqué qu’à de petites distances, tend aujourd’hui à devenir général, et à être employé au parcours des plus grandes lignes du globe. Pendant que la France est occupée de ses débats intérieurs, l’Angleterre, plus cosmopolite, songe activement à appliquer la vapeur au rétablissement de la ligne commerciale d’Orient, traduction matérielle de la régénération de ces contrées célèbres, et de leur union définitive avec les nations occidentales.

Entre l’Inde et l’Europe, il y a quatre routes différentes. La première, par l’Indus, l’Oxus, la mer Caspienne et la mer Noire ; la seconde, par le golfe Persique, le Tigre, l’Euphrate et l’Oronte ; la troisième, par la mer Rouge et l’isthme de Suez ; la quatrième, par le Cap de Bonne-Espérance. La première est celle du commerce de Constantinople, celle que suit la Russie pour aller dans l’Inde. La seconde ne sert guère qu’à la Perse, à la Syrie et l’Asie Mineure. La troisième route est entièrement abandonnée, mais elle était la plus fréquentée dans l’antiquité et dans le moyen-âge. La quatrième est aujourd’hui à peu près la seule qui soit suivie par toutes les nations de l’Europe.

De ces quatre routes, celle qui convient le mieux pour l’établissement d’une ligne de vapeur, c’est évidemment la troisième. C’est la plus courte et la plus commode, non seulement pour l’Allemagne, l’Italie, la France, l’Espagne, l’Angleterre et la Hollande, mais encore pour la Russie, qui a aujourd’hui des ports et une marine sur la mer Noire. La route de l’Indus est trop orientale, et offre de trop grands intervalles de terre. La route de l’Euphrate, outre qu’elle est plus longue que celle de la mer Rouge, exigerait un canal de jonction, entre l’Oronte et l’Euphrate ; et les Anglais, qui l’avaient destinée à recevoir une ligne de vapeur, ont constaté, par l’insuccès de leur tentative, que Suez est la véritable voie sur laquelle il faut appeler l’attention générale des peuples occidentaux pour l’établissement de la ligne de vapeur qui doit les conduire dans l’Inde.

Quant à la route du Cap de Bonne-Espérance, elle est un non-sens commercial et géographique ; elle ne peut être justifiée, dans le passé, que par les dispositions hostiles de l’Orient, et dans le présent, par les difficultés politiques qu’offrent le rétablissement et la pratique commune de la ligne de Suez.

L’appel doit venir de la France, car elle est la plus désintéressée dans le débat. La France doit proclamer hautement la nécessité politique et commerciale de la ligne de vapeur de l’Inde. Jalouse de ses possessions indiennes, l’Angleterre cherche à résoudre le problème, sans oser ostensiblement le poser. Mais, croyant travailler pour elle seule, l’Angleterre travaille pour tout le monde ; car une loi fatale veut aujourd’hui que, soit que l’on prenne pour point de départ la personnalité, soit que l’on puise ses inspirations dans le dévouement, on arrive toujours au progrès et à l’association. Ainsi nous devons rendre justice à ce que l’Angleterre a déjà fait ; la carte de la mer Rouge, fruit des travaux de cinq années d’une escadrille envoyée par la compagnie des Indes, est un jalon précieux ; l’établissement des paquebots à vapeur de Bombay à Suez est déjà un commencement de pratique. Les Anglais ont aussi fourni à Mohammed-Ali un paquebot à vapeur en fer, pour la navigation du Nil. Matériellement, la question est donc très avancée, puisqu’il ne reste plus que l’isthme de Suez pour compléter la ligne de vapeur.

Ici est le nœud de la difficulté. 1o  Comment l’isthme de Suez doit-il être traversé ? Est-ce par un canal de navigation ? est-ce par un chemin de fer ? 2o  Le genre de travail arrêté, quel est le mode à suivre pour son exécution ? Qui doit en fournir les fonds, et en retirer les profits ? qui doit en être propriétaire et administrateur ?

La question de préférence entre les canaux et les chemins de fer, qui a été agitée pour beaucoup d’autres localités, se présente aussi pour Suez d’une manière bien plus large et bien plus neuve. Pour la résoudre, examinons d’abord le système de canalisation ; nous le comparerons ensuite au chemin de fer.

CANAL DES DEUX MERS.

D’après les plans et les études des ingénieurs français de l’expédition d’Égypte, la jonction de la mer Rouge à la Méditerranée résultait d’un système de canalisation intérieure dans l’isthme et le Delta, jusqu’à Alexandrie. Ce système consistait : 1o  dans le canal actuel du Kaire el kalidj, éclusé, et versé dans l’Ouâdi Toumlâh, avec un bassin de partage à Senekah ; le surcroît des eaux, après avoir rempli l’Ouâdi, aurait servi à entretenir les canaux de Bubaste et de Moezz ; la pente du canal étant le double de celle du fleuve, devait fournir une bien plus grande quantité d’eau, avec moins de dépôts ; 2o  à gauche du bassin de partage, on établissait le premier bief, de 19,490 mètres, rempli à la fois par les eaux du Nil entrant dans le canal de Moezz à Atryb, et par les eaux du bassin ; 3o  à droite, un second bief dans l’Ouâdi, de 72,500 mètres, rempli par les eaux du bassin ; 4o  un troisième bief, formé par l’excavation naturelle des lacs amers, de 40,000 mètres, rempli par les eaux du Nil, et entretenu à la hauteur correspondante des basses eaux de la mer Rouge ; 5o  le canal entre les lacs amers et le golfe de Suez, de 21,439 mètres, rempli par les eaux de la mer Rouge, entretenu au niveau des basses eaux de cette mer, et ayant alors 10 pieds environ de profondeur, et dans les hautes eaux pouvant avoir jusqu’à 16 et 17 pieds.

Voilà ce qu’on appelait le canal des deux mers. À Atryb, on aurait pris le canal de Faraounieh, qui traverse le Delta, et conduit dans la branche de Rosette, où l’on serait entré dans le canal de Rhamanieh, pour arriver à Alexandrie. Ces canaux auraient été recreusés et restaurés. D’Atryb, on pouvait encore se rendre à Damiette ou au Kaire, en descendant ou en remontant la branche de Damiette.

Mais, indépendamment de ce système de canaux intérieurs, il y avait encore un canal de dérivation par l’isthme vers la Méditerranée, entre les lacs amers et l’ancienne Péluse. Cet appendice, comme on voit, était la partie la plus importante du projet, puisqu’il formait le véritable canal de jonction de la Méditerranée à la mer Rouge et qu’il aurait pu être assez profond, par l’affluence des eaux des lacs amers, pour donner passage à de forts navires. Les ingénieurs du projet l’avaient bien senti quand ils s’exprimaient ainsi : « Nous pensons qu’un canal ouvert sur cette direction présenterait un avantage que n’aurait pas le canal de l’intérieur. En effet, la navigation pourrait y être constante, puisqu’il serait facile d’y entretenir une profondeur plus considérable que celle du premier canal, au moyen d’un courant alimenté par l’immense réservoir des lacs amers d’où les eaux, par leur chute, pourraient acquérir une vitesse capable de prévenir les dépôts de sable que les vents y apporteraient du désert. On n’aurait point à craindre qu’il s’y formât de barre, parce que les eaux de la mer, qui alimenteraient les chasses, n’y déposeraient pas de limon, et que l’énergie du courant, qu’on pourra resserrer entre deux jetées, devra entretenir un chenal constamment ouvert et profond. Ce canal restant toujours navigable, on pourrait plus souvent profiter des vents favorables à la sortie de la mer Rouge. J’ajouterai que, si je ne voyais quelques difficultés à recreuser et à entretenir à la profondeur convenable le chenal entre Suez et sa rade, je proposerais d’établir, à l’usage des corvettes et même des frégates, la communication directe des deux mers par l’isthme ; ce qui deviendrait le complément de cette grande et importante opération. »

Comme il ne s’agit point maintenant d’établir un système de canalisation intérieure, nous pouvons, dans le projet actuel, élaguer le canal de Rhamanieh, celui de Faraounieh, celui de Moezz, le bief à droite et le bief à gauche du bassin de partage, et le canal du Kaire lui-même. Il nous restera donc : 1o  les lacs amers ; 2o  le recreusement du canal qui conduit les eaux de la mer Rouge dans les lacs amers ; 3o  le canal de dérivation des lacs amers à la Méditerranée vers Thyneh ; 4o  les travaux accessoires d’écluses, pont, jetées, etc. D’après le devis des ingénieurs français, ces différens travaux ont été estimés :

Recreusement du canal d’eau de mer, sur 11,000 toises de développement 
1,287,000 francs.
Canal de dérivation des lacs amers à la Méditerranée sous l’ancienne Péluse, 14,000 toises 
2,500,000
Écluse double et pont à l’entrée du bief d’eau de mer sur les lacs 
350,000
Écluse de chasse et de navigation, bassin et pont, au débouché du canal dans la mer Rouge, à Suez 
450,000
Écluse de chute à sas, et grand déversoir à la prise d’eau du canal de dérivation des lacs amers 
1,200,000

Deux jetées et ouvrages accessoires au débouché du canal sous Péluse 
1,000,000
Travaux de creusement, écluses, digues, balises, dans le chenal et la rade de Suez 
2,500,000
Coût total 
9,287,000 francs.
Sur un développement de :
Canal de la mer Rouge aux lacs amers 
11,000 toises
Lacs amers 
20,500
Canal de dérivation à la Méditerranée 
34,000
Développement total 
65,500 toises.
ou
130,500 mètres.
CHEMIN DE FER DU KAIRE À SUEZ.

Des ingénieurs français avaient fait le projet du canal, des ingénieurs anglais se sont occupés de celui du chemin de fer. En 1833, le pacha d’Égypte, animé par ses triomphes récens contre le sultan, et parvenu au faîte de sa puissance, conçut le projet de deux grandes entreprises, car, dans l’esprit des musulmans, les triomphes guerriers doivent toujours être le prélude de quelque victoire contre la nature extérieure. Mohammed-Ali voulut dompter le Nil et le désert ; il résolut d’exécuter le barrage et le chemin de fer de Suez. Le pacha, qui a l’intelligence des choses d’Occident, et qui sait bien que l’industrie métallurgique est plus avancée en Angleterre qu’en France, voyant d’ailleurs que les Anglais offraient les fers à meilleur marché, confia l’exécution du chemin de fer de Suez à un ingénieur anglais, Galloway-Bey, dont le frère, négociant à Alexandrie, obtint la fourniture des rails. On se contenta d’indiquer quelques travaux de déblai et de remblai, d’après la distance généralement admise entre le Kaire et Suez, on évalua le nombre de rails, et l’on présenta le devis au pacha, qui l’agréa.

Nous avons parcouru le désert du Kaire à Suez, et il nous semble que la possibilité du chemin de fer ne peut plus aujourd’hui être l’objet d’aucun doute ; vous verrez même, par la topographie que nous allons donner, qu’il n’est pas de localité plus propre à recevoir une ligne de chemin de fer, et qui exige moins de travaux pour son installation.

En sortant du Kaire par Bab-el-Touloun, on traverse des jardins ; on laisse à gauche l’emplacement où campent les caravanes de pélerins ; on se détourne, au nord, pour faire des provisions d’eau à un petit village, sur la lisière du désert ; l’on traverse ensuite une plaine dont l’inclinaison est du sud-est au nord-ouest, et qui se termine au sud-est par de petites collines derrière lesquelles passe la route plus élevée, mais plus courte, que suivent ordinairement les Arabes du désert[1]. Après deux heures de marche, les collines s’abaissent, et on longe une série de dunes de sable situées au nord. On les appelle El-Dama. Ces sables sont poussés et amoncelés là par les vents du sud, par les kamsins. Ils paraissent mobiles. La nuit nous ayant surpris en cet endroit, nous nous détournâmes de la route, et nous allâmes nous coucher contre les dunes, dont le sable nous offrait un lit assez mou. Nous dormîmes enveloppés de nos couvertures, ayant le ciel étoilé pour pavillon, et nos quatre dromadaires pour remparts. — En établissant le chemin de fer dans cette direction, on n’aurait rien à craindre de ces dunes dont la situation au nord de la ligne ne permettrait pas que les sables fussent poussés sur elle par les vents du midi, les seuls qui les soulèvent. Les sables chassés par le kamsin passeraient au-delà de la ligne, et iraient s’agglomérer contre les dunes car ils ne s’arrêtent que là où ils trouvent un point de résistance.

La veille, au soir, nous avions suivi les dunes pendant deux heures environ ; le lendemain, au matin, nous les suivîmes encore pendant une heure, puis nous passâmes au lieu nommé El-Bab. C’est une roche calcaire qui traverse la route du sud au nord et qui est coupée naturellement en cet endroit. Là le sol est moins sablonneux, et on commence à y apercevoir des graviers et des cailloux roulés. Sur ce point il y aurait à faire quelques travaux de déblai, afin de niveler le sol. Après avoir passé cette espèce de gorge fort courte, on entre dans une autre plaine dont le terrain est plus solide, et où l’on aperçoit, dans de légers enfoncemens (vallons en germe qui courent du sud au nord, selon la pente des eaux pluviales), des rudimens de végétation, des herbes, des plantes grasses, des broussailles épineuses. Aux endroits plus élevés, on voit une quantité considérable de graviers, de cailloux, de jaspe veiné, de silex : la surface du sol en est comme parsemée. Il y a aussi quelques pétrifications de palmiers.

Après quatre heures de marche on trouve, sur la route, un arbuste épineux nommé El-Hamra (c’est le mimosa nilotica). Au bout d’une heure, on rencontre un puits creusé dans le roc, mais qui est sans eau. Il est situé à un quart d’heure de la route, au sud : aux environs se trouve un tombeau de cheyk. La route prend ici le nom de Darb-el-Homar, et on voit un autre mimosa nilotica, taillé en forme d’arbre, de six à sept pieds de hauteur. C’est véritablement le seul arbre qui existe entre le Kaire et Suez, le seul qui donne un peu d’ombre. Les Arabes disent qu’il partage la route en deux parties égales. À six heures de distance de cet arbre la plaine se rétrécit, les montagnes du sud s’élèvent, celles du nord s’abaissent vers le nord-ouest. On passe à côté de collines abruptes, et que l’on dirait démolies par le marteau de l’homme. Nous couchâmes près d’une de ces collines, en nous détournant un peu de la route. Il y aurait là divers remblais à exécuter, le sol offrant quelques dépressions, mais peu considérables. – Le lendemain matin, après avoir marché encore une heure dans la vallée, et avoir aperçu au nord, à un quart de lieue de la route, le fort d’Adjeroud, nous entrâmes dans la plaine à l’extrémité de laquelle se trouve Suez. Cette plaine est légèrement inclinée vers la mer. À une lieue avant d’arriver à la ville, on voit le puits nommé Bir-Suez, dont l’eau est saumâtre.

Le relevé de cet itinéraire donne :

De Bab-el-Touloum au village où l’on s’arrête pour faire les provisions d’eau 
1 heure.
Plaine terminée au sud-est par des collines peu élevées 
2
Plaine longée au nord par les dunes de sable 
3
Depuis El-Bab jusqu’à El Hamra, terrain solide et caillouteux 
4
Depuis El-Hamra jusqu’à Darb-el-Homar 
1
Depuis Darb-el-Homar jusqu’aux collines abruptes 
6
Depuis les collines abruptes jusqu’à la hauteur d’Adjeroud 
1
Depuis la hauteur d’Adjeroud jusqu’au Bir-Suez 
1
Depuis le Bir-Suez jusqu’à la ville 
1
21 heures

L’allure du dromadaire est presque aussi régulière que le pendule ; elle peut très bien servir à mesurer la distance, et cette mesure, pratiquée par les Arabes, est d’une exactitude rigoureuse. Par heure, le dromadaire fait une lieue et un tiers, ce qui donne 28 lieues, ou 125,000 mètres, pour la distance totale du Kaire à Suez. Cette distance est aussi celle qui est donnée par les meilleurs géographes, notamment par la grande carte d’Égypte. En suivant la direction ci-dessus indiquée, le chemin de fer n’exigerait que quelques travaux de terrassement très peu coûteux. On peut donc évaluer à 400,000 fr. la lieue de chemin de fer à double voie, ce qui porte la dépense à 11,200,000 fr. Ajoutez à cette somme 600,000 fr. pour l’achat des locomotives, le coût total s’élèvera à 11,800,000 fr. Le chemin n’offrirait que deux courbes d’un immense rayon, et sa pente du Kaire à Suez serait de 0m 107 par lieue, chiffre donné par les ingénieurs de l’armée française.

On a fait deux objections au chemin de fer de Suez : 1o  les attaques des Bédouins ; 2o  la mobilité des sables. À la première objection, Mohammed-Ali s’est chargé depuis long-temps de répondre ; en établissant une police sévère au désert, et en purgeant ces vastes mers de sable des pirates qui les infestaient. C’est un des bienfaits incontestables de son administration. Autrefois, on ne pouvait parcourir la route du Kaire à Suez, qu’en nombreuse caravane ; aujourd’hui, les voyageurs n’ont rien à redouter dans ce trajet. Il est donc peu probable que la cupidité des Arabes du désert fût tentée par quelques rails de fer, que l’on peut d’ailleurs aisément faire garder. Que Mohammed-Ali confie la garde du chemin à une tribu, dont le chef en répondra sur sa tête ; cette mesure suffira pour garantir les rails contre toute attaque. La tribu gardienne sera fidèle, non-seulement par nature et par religion, mais encore parce qu’elle n’ignorera pas qu’aujourd’hui le désert n’est plus une retraite impénétrable aux soldats de Mohammed-Ali.

Quant à l’objection de la mobilité des sables, nous y avons déjà répondu en partie. L’itinéraire que nous avons tracé, ne fait que confirmer l’opinion déjà émise par tous ceux qui ont exploré le désert du Kaire à Suez, touchant la possibilité d’établir un chemin de fer entre ces deux points. En effet, ce chemin ne rencontre dans son trajet aucune montagne, aucun fleuve, aucune forêt ; il n’y a point de percées à faire, point de voûtes à construire. La mobilité du sol ne saurait être un obstacle ; car la route actuellement pratiquée est tellement solide, qu’elle est indiquée, sur presque tous ses points, par un large ruban composé de trente ou quarante sentiers parallèles, tracés par les pieds des bêtes de somme. Ces sentiers ne sont jamais recouverts par les sables ; ils sont suivis invariablement par les dromadaires ; ce sont des espèces de rails étendus dans le désert, sur lesquels passent ces locomotives vivantes[2]. Au reste, tout ce terrain se durcit et se solidifie de jour en jour, par les herbes qui y croissent, et les pluies qui deviennent plus fréquentes. En étudiant le désert, et le travail d’organisation qui s’y fait, on est convaincu qu’il n’est point condamné à rester éternellement stérile et infécond.

COMPARAISON DES DEUX MODES DE COMMUNICATION.

La comparaison du canal au chemin de fer, sous le rapport de l’étendue et de la dépense, donne le résultat suivant :

Développement du canal 
130,500 mètres
Développement du chemin de fer. 
125,000
Différence 
5,000 mètres.
 
Coût du chemin de fer 
11,800,000 francs.
Coût du canal 
9,287,000
Différence 
2,513,000 francs.

Vous voyez que le chemin de fer aurait 5,500 mètres de moins de développement, et coûterait cependant 2,513,000 francs de plus que le canal.

Comparons aussi les deux voies sous le rapport des autres avantages, tels que la célérité et l’économie de transport, soit pour les personnes, soit pour les marchandises.

LIGNE DE VAPEUR PAR LE CANAL.
De Bombay à Suez 
390 heures.
Trajet du canal par les vapeurs 
24
De l’embouchure du canal à Malte 
78
De Malte à Marseille 
79
561 heures.
LIGNE DE VAPEUR PAR LE CHEMIN DE FER.
De Bombay à Suez 
390 heures.
De la rade de Suez au chemin de fer 
1
De Suez au Kaire 
3
De Bal-el-Touloum à Boulak 
1 30 ms
Du Kaire à l’Atfé, par bateau à vapeur 
24
De l’Atfé à Alexandrie 
8
D’Alexandrie à Malte 
73
De Malte à Marseille 
79
569 heures 30 ms

Ce tableau vous montre que, bien que le chemin de fer puisse être parcouru en 3 heures, tandis qu’il en faut 24 pour traverser le canal, à cause des écluses, le trajet total de Bombay à Marseille donne encore 8 heures 1/2 en faveur du canal.

Il y a en outre une considération puissante. La ligne que nous venons d’indiquer par le chemin de fer, suppose quatre déplacemens : 1o  un débarquement à Suez, au moyen d’une chaloupe, et le trajet de la rade à la ville, qui peut quelquefois durer plus d’une heure, si le vent est contraire ; 2o  un transport à dos de chameau ou de cheval, de Bab-el-Touloum à Boulak ; 3o  le débarquement à l’Atfé, et l’embarquement sur le canal d’Alexandrie ; 4o  le débarquement à Alexandrie et l’embarquement pour Malte. Pour le transport des voyageurs et des lettres, cela offre peu d’inconvéniens, et ne cause pas un très grand retard ; mais pour les marchandises, la chose devient plus grave. Ces déplacemens successifs entraîneraient non-seulement des retards considérables, et détruiraient entièrement le calcul ci-dessus établi, mais encore ils occasionneraient des frais de commission, de débarquement et d’embarquement, de transport par terre à dos de chameau, de hangar et de magasinage. Il est évident que cela nécessiterait des entrepôts à Suez, au Kaire et à Alexandrie, entrepôts qui prendraient une extension énorme, si tout le commerce de l’Inde passait par cette ligne, et qui seraient aussi coûteux qu’inutiles, puisqu’il ne s’y ferait aucun travail de division ou de préparation.

La ligne du chemin de fer ne convient donc qu’aux passagers, aux lettres, aux marchandises qui doivent rester en Égypte pour y être consommées, ou pour y subir une opération de division et de distribution. On ne pourrait tout au plus transporter par cette voie que les produits précieux, tels que les valeurs d’or et d’argent, les perles, les châles, les cafés, le thé et autres denrées de l’Inde et de la Chine.

Il y a des personnes qui pensent que là doit se borner le fruit d’une ligne à vapeur par Suez, et qu’il ne faut pas songer au transport de grosses marchandises. Elles estiment que la communication par l’isthme ne doit servir qu’aux voyageurs, aux dépêches, aux objets que l’on porte avec soi, et que les denrées de poids doivent continuer à suivre la route du Cap de Bonne-Espérance. Elles se fondent : 1o  sur les difficultés de la navigation de la mer Rouge ; 2o  sur l’obstacle des moussons ; 3o  sur la cherté du transport des marchandises par la vapeur. Dans cette pensée, elles poussent à l’établissement du chemin de fer, persuadées qu’aucune autre voie ne saurait être tentée, et qu’il remplit le but que l’on doit se proposer. En cela, leur zèle est louable. Il convient pourtant d’examiner leur opinion, et les trois points sur lesquels elle s’étaie ; car elle ne tend à rien moins qu’à détruire la possibilité de ramener le commerce de l’Inde à sa route naturelle, par le moyen d’une ligne de vapeur.

Il est vrai que la mer Rouge passe pour difficile et dangereuse ; mais c’est à l’inhabileté des navigateurs, plutôt qu’à des dangers réels, que cette réputation doit être attribuée. Les Arabes surtout, ignorans dans l’art de la navigation, et n’ayant que des navires mal construits, ont contribué à présenter la mer Rouge comme la plus périlleuse de toutes les mers. Il n’en est rien cependant ; le Golfe Arabique n’a pas plus d’écueils et de tempêtes que les autres mers du globe. Ses côtes, il est vrai, ont des bancs de sable et des bas-fonds ; mais quelles côtes n’en ont pas ? Au reste, ce préjugé était déjà discrédité lors de l’expédition française en Égypte, puisque les auteurs du mémoire sur le canal des deux mers, invoquant le témoignage et l’autorité de l’amiral Rosily, qui avait parcouru cette mer en 1787, s’exprimaient en ces termes : « Ces dangers, enfantés seulement par l’ignorance des navigateurs anciens et modernes, ont été accrédités par l’erreur générale. En jetant les yeux sur la nouvelle carte de cette mer, on voit que la route tenue par la frégate la Vénus en embrasse la largeur dans tous les sens ; on doit donc rester convaincu que tous les bâtimens de commerce n’y trouveront pas des difficultés d’une autre nature que celles qui sont communes à toutes les mers étroites. Les côtes seules offrent des dangers ; mais le nombre des bons mouillages est si considérable que les marins du pays jettent l’ancre tous les soirs, parce qu’ils ne naviguent jamais de nuit. » Les travaux exécutés depuis par la compagnie des Indes confirment l’opinion des ingénieurs français, et doivent effacer jusqu’à la dernière trace du préjugé qui voudrait faire de la mer Rouge un gouffre inabordable, une véritable Charybde engloutissant navires et navigateurs.

L’objection tirée des moussons n’est pas moins dépourvue de fondement. La régularité des vents qui soufflent sur la mer Rouge, ne saurait être un obstacle à la navigation. La direction de ces vents pousse tantôt de Suez à Moka, tantôt de Moka à Suez. La mer Rouge peut être divisée en deux grandes zones atmosphériques : depuis Djedda jusqu’à Moka, la prédominance des courans est pendant neuf mois du sud au nord ; depuis Djedda jusqu’à Suez, elle est pendant neuf mois du nord au midi. Au reste, depuis que la vapeur permet de naviguer contre le vent, cette objection des moussons n’a plus aucune valeur. En fait, les paquebots de la compagnie des Indes arrivent à Suez et en partent, plusieurs fois par mois, par conséquent avec et contre la mousson. Les départs et les arrivées ont été combinés avec ceux des paquebots-postes de la Méditerranée. Cette entreprise, qui fait honneur à M. Waghorn, et qui prouve que toutes les susceptibilités d’amour-propre national s’effacent peu à peu devant les grands intérêts du commerce et de la richesse générale, a été annoncée, pour ainsi dire, officiellement par le gouvernement français. Voici en effet ce qu’on lit dans le Moniteur du 20 juillet 1837 : « Une ligne régulière de paquebots à vapeur s’établit, sous la direction de M. Waghorn entre Suez et Bombay. Les départs de Suez auront lieu trois fois par mois ; ces départs se rapporteront à l’arrivée des paquebots français à Alexandrie. » Dans l’état actuel de la ligne, le résultat, offert par M. Waghorn est 38 jours entre Paris et Bombay :

De Paris à Marseille 
4 jours.
De Marseille à Alexandrie 
10
D’Alexandrie à Suez 
4
De Suez à Bombay 
20
38 jours.

Pour les marchandises, il serait facile d’établir un système de paquebots remorqueurs, ce qui apporterait une grande économie de frais. Les procédés et les avantages offerts par la Compagnie Générale de Navigation trouvent ici naturellement leur place. Ces procédés, aussi simples qu’ingénieux, consistent à former des convois de bateaux-wagons, amarrés les uns à la suite des autres, et traînés par un ou plusieurs bateaux à vapeur. On voit que c’est le système des locomotives appliqué à la marine. Un bateau à vapeur muni d’une machine de 150 chevaux peut faire marcher ainsi dix bateaux wagons de 200 tonneaux chaque ; et sa vitesse n’en est que très peu diminuée. Déjà, aux États-Unis, ce système existe pour de grands cours d’eau, où l’on remorque même contre le courant avec une vitesse de 3 lieues à l’heure. On choisit ordinairement, pour bateaux-wagons, des brigantins ou cutters de construction légère, munis de voiles en cas de mauvais temps. Malgré la longueur des amarres, lorsque les vents seront trop violens, ou qu’ils souffleront dans plusieurs sens opposés (ce qui arrive quelquefois dans la Méditerranée), il deviendra nécessaire de se séparer, pour éviter des chocs dangereux ; mais on se réunira après la bourrasque. Dans l’antiquité, les navires voyageaient aussi en compagnie, comme on le voit par les flottes d’Énée, par celles des Grecs, des Romains et des Carthaginois, et ils étaient également forcés de se séparer quand venait la tempête. Cette association de navires, liés entre eux et obéissant au même moteur, est encore plus complète que la fraternité maritime des anciens, et il sera bien plus facile de se retrouver et de se rejoindre, même dans la nuit la plus orageuse, au moyen de signaux ou de détonations que les anciens ne connaissaient pas. Les avantages qu’offre la Compagnie de Navigation, sont : 1o  la périodicité et la régularité des transports ; 2o  la diminution d’un tiers sur les dépenses actuelles ; 3o  la réduction de moitié au moins sur la durée des parcours. — On établirait donc des convois de ces bateaux wagons ; formant comme un chapelet de navires, et traînés par une force suffisante de chevaux, qui partiraient de Bombay, traverseraient le canal de Suez, et arriveraient à Marseille, ou dans d’autres ports de la Méditerranée. Ce système, qui tend à faire une révolution complète dans la navigation, serait surtout adopté avec fruit pour le trajet de la mer Rouge et de la Méditerranée. La vapeur doit faire abandonner la navigation isolée pour la navigation sociale, principalement sur les lignes où il y a une grande quantité de marchandises à transporter, comme celle de l’Inde.

Ainsi, le même procédé qui fait disparaître la difficulté des moussons, résout la troisième objection, tirée de la cherté du transport des marchandises par la vapeur.

CONCLUSION.

Vous voyez d’après cet exposé, que loin de renoncer à ramener le commerce de l’Inde dans sa voie naturelle, les bons esprits doivent hâter le moment où les travaux nécessaires à cette réinstallation seront effectués. Il ne saurait plus maintenant y avoir aucun doute sur le choix de ces travaux, et sur la question de préférence entre le canal et le chemin de fer. En mettant en parallèle, comme nous l’avons fait, le coût et les avantages de ces deux modes de communication par la vapeur, nous sommes arrivés à démontrer : 1o  que, pour les passagers et les lettres, le canal et le chemin de fer donnent à peu près la même célérité ; 2o  que, pour les marchandises, le chemin de fer exige plus de frais et de temps, et que, sous ce rapport, le canal lui est bien supérieur ; 3o  que le canal coûte deux millions de moins que le chemin de fer, quoiqu’il demande un peu plus de temps pour sa confection.

Enfin, il est une considération politique que nous ne devons pas omettre, et qui sera toute-puissante aux yeux de la nation anglaise. En effet, nous avons vu que le chemin de fer exige, comme complément, une navigation intérieure en Égypte, et même des entrepôts dans ce pays. Or, convient-il à l’Angleterre de laisser ainsi tous ses trésors de l’Inde à la merci du souverain d’Égypte ? La prudence n’exigerait-elle pas, ou qu’elle fût maîtresse du pays, ou qu’elle y eût du moins des forces suffisantes pour assurer la libre circulation de ses marchandises, et garantir leur propriété ? Aussi, l’Angleterre, qui a proposé récemment au pacha de faire le chemin de fer pour son compte, y mettait pour première condition de bâtir trois forteresses, une à Suez, une autre au Kaire, et une troisième à Alexandrie, forteresses qui auraient reçu garnison anglaise. Le pacha a refusé, car il redoute extrêmement la présence des troupes européennes en Égypte, et la regarde comme une sorte de prise de possession de ses états. Ainsi, l’Angleterre ne peut espérer que le souverain d’Égypte lui laisse garder le chemin de fer et la navigation intérieure qui le complète. Quant à la conquête et à l’occupation du pays, la pensée ne peut pas même en venir à l’esprit ; les nations occidentales, et surtout la France et la Russie, ne permettraient jamais une pareille perturbation dans l’équilibre politique du monde. Le cabinet anglais est trop prévoyant pour n’avoir pas pris depuis long-temps son parti sur ce point. Il convient donc à l’Angleterre d’opter pour la canalisation de l’isthme, car alors il ne serait plus nécessaire d’avoir des dépôts de marchandises sur le sol égyptien ; la navigation du canal serait tout-à-fait indépendante du souverain d’Égypte ; et d’ailleurs l’Angleterre, par ses flottes de la Méditerranée et de la mer Rouge, serait plus à même qu’aucune autre nation de veiller à la garde du canal.

Le chemin de fer convient plutôt à l’Égypte et à son commerce intérieur qu’au grand commerce des nations européennes. C’est une œuvre égyptienne, très utile sans doute, dont les Européens pourraient profiter, en l’absence du canal, pour leurs passagers et leurs dépêches. Mais ce n’est pas la solution du problème que nous cherchons, le rétablissement de l’ancienne route du commerce de l’Inde par une ligne de vapeur.

Le canal de Péluse à Suez, telle est la véritable solution du problème. Ce canal sera le complément naturel de la ligne de vapeur actuellement existante ; il présente trois grands avantages sur le chemin de fer : 1o  avantage physique, puisque la communication sera de même nature, c’est-à-dire par eau ; 2o  avantage économique et commercial, puisque les frais d’établissement seront moins considérables, qu’il n’y aura pas de transbordemens, et que la célérité sera plus grande ; 3o  avantage politique, puisque le passage appartiendra à toutes les nations, et sera indépendant du souverain d’Égypte. Dans l’intérêt politique du monde, comme dans l’intérêt général du commerce, il vaut mieux pousser les paquebots à travers l’isthme que de faire rouler des wagons au désert.

Ainsi, le genre de travail une fois arrêté, il nous reste à examiner les bénéfices auxquels l’entreprise donnera lieu, et le mode à suivre pour son exécution.


Auguste Colin.
  1. Cette route se nomme Darb-el-Tarabin ; nous l’avons prise au retour. Elle est plus inégale que l’autre, plus montueuse, et moins propre à un chemin de fer.
  2. Nous avons vu sur la route, dans les endroits sablonneux, les traces des roues de la voiture d’une princesse égyptienne, que nous retrouvâmes ensuite aux sources de Moîse, où elle prenait les eaux. On rencontre aussi fréquemment sur le sable des empreintes de pieds de gazelles.