Lettres sur l’Égypte/04

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LETTRES
SUR L’ÉGYPTE.

Industrie Manufacturière.

D’après sa constitution physique et géologique, l’Égypte est-elle appelée à avoir des manufactures ? Mohammed-Ali n’a-t-il pas commis une erreur économique en voulant y importer la fabrique européenne ? Ne devait-il pas s’occuper exclusivement de la réforme agricole ? Ces questions ont été le texte de nombreux commentaires. Pour nous, il nous semble que l’industrie agricole et l’industrie manufacturière sont si intimement liées, qu’on peut bien, il est vrai, les scinder par l’esprit, par la science, mais non dans la réalité vivante, dans la pratique. Mohammed-Ali, qui n’est élève ni d’Adam Smith ni de Jean-Baptiste Say, mais de la nature et de l’expérience, a senti cette solidarité entre les deux grandes branches de l’industrie humaine ; et comme il ne pouvait agir immédiatement sur l’industrie agricole, parce qu’en Égypte, plus encore que dans tous les autres pays du monde, cette industrie est celle qui a le plus d’étendue et de profondeur dans le corps social, qu’elle est par conséquent livrée aux mains les plus routinières, et présente le plus d’obstacles et de difficultés dans sa réforme ; Mohammed-Ali, disons-nous, a importé dans son pays les résultats les plus saillans de l’industrie manufacturière européenne, bien convaincu que cette industrie, créée ainsi de toutes pièces en Égypte, réagirait sur sa sœur aînée, et amènerait tôt ou tard sa régénération. L’éducation des peuples, comme celle des individus, est un fait progressif ; le maître ne doit donner à l’élève que ce qu’il peut porter. Si Mohammed-Ali, qui a pris le rôle d’éducateur et d’initiateur de l’Orient, tandis que tant d’hommes politiques se font traîner à la remorque par les peuples, eût voulu tout à coup réformer les méthodes de culture sur cette terre d’Égypte où elles ne paraissent pas avoir subi la plus légère modification depuis quatre mille ans, il eût infailliblement échoué ; il s’est contenté de changer la nature des plantations, de substituer des produits riches à des produits pauvres, et de généraliser la propriété du sol entre ses mains. Mais, en introduisant en Égypte l’industrie manufacturière de l’Occident, en montrant à son peuple la puissance des machines, en l’habituant à s’en servir pour dompter le monde extérieur, il a sagement préparé la réforme des méthodes d’agriculture.

Sans doute, sur notre globe, il est des contrées plus spécialement agricoles, d’autres plus spécialement manufacturières, et tout le monde conviendra que l’Égypte doit être rangée dans la première catégorie. Nous reconnaissons aussi que, dans les pays dont la population est restreinte proportionnellement à l’étendue et à la fertilité des terres cultivables, il faut appliquer tous les bras à la culture. Toutefois, il est impossible que les localités mêmes dans lesquelles le travail agricole est le plus prédominant, ne possèdent pas une certaine industrie manufacturière. Ce sera, si l’on veut, la manutention des produits primitifs ayant pour objet de les mettre en état d’entrer dans la circulation, en un mot, la manufacture qui touche le plus immédiatement à l’agriculture. Nous ne prétendons pas que les fellahs aillent perdre leur temps à confectionner des ressorts de montres, des objets de mode et de luxe ; il faut laisser cette industrie aux localités dont la population est exubérante et sédentaire. Il n’y a pas assez de bras en Égypte pour qu’on les détourne de la terre. Mais si l’on considère que, sur deux millions et demi de population, Mohammed-Ali n’a guère employé, pour ses fabriques et ses chantiers, que quarante mille ouvriers, on reconnaîtra que le reproche d’avoir sacrifié l’agriculture à la manufacture n’est vraiment pas mérité, et que ce léger prélèvement de forces actives est plus que compensé par les avantages qui doivent résulter, pour l’agriculture elle-même, de l’initiation du peuple arabe aux procédés industriels de l’Occident. Qu’on blâme le pacha de ses levées militaires, et non de ses levées industrielles ; les cadres de ses manufactures ne sont rien à côté des cadres de ses armées, où sont compris aujourd’hui plus de cent vingt mille hommes enrégimentés, pied de guerre vraiment monstrueux, puisqu’il donne un soldat sur vingt-une personnes, tandis qu’en France la proportion n’est que de un sur quatre-vingt-sept !

Il y a un autre point de vue que les économistes n’ont pas aperçu, et dont ils auraient pu tirer grand parti contre le pacha réformateur. Ils auraient pu lui dire « Nous vous accusons de n’avoir appelé l’industrie européenne en Égypte que pour la mettre au service de la guerre. » En effet, à l’exception des filatures, toutes les autres fabriques ont été consacrées à la création du matériel nécessaire pour équiper l’armée à l’européenne. Le système militaire européen exige, comme on sait, un grand développement industriel ; et c’est précisément ce fait, d’une portée immense, qui rend chaque jour la guerre plus impossible. Or, dès l’instant que Mohammed-Ali eut résolu d’adopter ce système, il sentit la nécessité, ou bien d’être tributaire des nations occidentales pour son matériel militaire, ou de le créer lui-même.

D’abord il demanda à l’industrie européenne les produits militaires tout confectionnés ; il acheta des cargaisons de fusils, de sabres, de gibernes ; il acheta de l’artillerie et des navires de guerre tout armés. Mais bientôt il comprit que, pour être indépendant, il lui fallait des tacticiens nationaux et un matériel militaire fabriqué en Égypte. Il envoya en Europe de jeunes Arabes apprendre les mathématiques, le génie militaire, l’art de fondre les canons. Il fonda des écoles d’artillerie, de cavalerie. Il avait besoin de chirurgiens pour ses régimens ; il fonda une école de chirurgie et de médecine. Il avait besoin de draps pour habiller ses troupes, de tarbouchs pour les coiffer ; il établit une manufacture de draps et une fabrique de tarbouchs. Il avait besoin de cuirs et de peaux pour le fourniment militaire ; il établit une tannerie au Vieux-Caire et une autre à Rosette. Avec l’aide de quelques ouvriers européens, il organisa des fonderies de canons, des fabriques de fusils, de sabres, de gibernes, de havresacs, d’instrumens de musique militaire, de salpêtre et de poudre, enfin de tous les objets nécessaires à la guerre, telle qu’on la fait en Europe. Ce n’est pas tout ; il créa un arsenal, des chantiers de construction, des écoles de marine, et des vaisseaux à trois ponts furent lancés dans le port d’Alexandrie. C’est ainsi que Mohammed-Ali, pour avoir une armée de terre et de mer, a été obligé d’avoir des chantiers, des ateliers, des fabriques et des écoles ; car aujourd’hui le soldat ne peut exister que par l’ouvrier et le savant, et les victoires des princes ne sont que les triomphes de la science et de l’industrie.

Il est donc vrai que Mohammed-Ali a fait principalement servir l’industrie européenne à la guerre. Mais, quand on lui reproche cette politique, il répond : 1o qu’en Orient, le principe de la force étant encore prépondérant, et consacré par la religion même, il devait, avant tout, s’entourer d’une force imposante, pour réprimer les ambitions rétrogrades et faire face aux préjugés qui ne manqueraient pas de se soulever contre lui ; 2o que cette force, il l’a trouvée naturellement dans le système militaire européen ; 3o que l’adoption de ce système a amené deux résultats très avantageux : le premier a été d’établir l’unité de pouvoir, la sécurité du pays, une certaine homogénéité nationale dans le peuple égyptien ; le second, d’initier et de façonner ce peuple à une industrie bien supérieure à la sienne. Nous laissons apprécier cette justification aux hommes politiques ; toutefois, en supposant qu’elle soit admise, il resterait toujours ce fait important, que Mohammed-Ali paraît avoir exagéré le moyen même de civilisation qu’il employait, et tendu outre mesure le ressort dont il se servait pour pousser son peuple dans la voie du progrès.

La race arabe est aujourd’hui une race de travailleurs pacifiques plutôt que de travailleurs guerriers. Quand le pacha fait les levées pour les travaux publics, les fellahs marchent avec plaisir, quoiqu’ils soient mal payés et obligés de se nourrir eux-mêmes ; mais, lorsqu’on procède aux levées pour l’armée, ils se cachent, se coupent les phalanges du doigt indicateur, se crèvent l’œil droit avec de la chaux : et pourtant les troupes sont en général mieux vêtues, mieux nourries et mieux logées que les cultivateurs. Non-seulement les Arabes d’Égypte sont intrépides, sobres, infatigables dans les travaux en plein air, mais ils ont montré encore la plus grande aptitude, l’intelligence la plus heureuse pour les arts mécaniques et les ouvrages de goût. Voilà à peine une vingtaine d’années que le pacha les a mis en apprentissage, et déjà sont sorties de leurs mains dix de ces puissantes machines que Voltaire regardait comme la seconde merveille de la civilisation moderne. Les Égyptiens ont tout confectionné, tout fait dans ces grandes créations industrielles qui résument à la fois les arts et les sciences, tout, jusqu’aux boussoles, aux peintures et aux ornemens. Les ateliers de la citadelle du Caire fournissent des fusils d’une aussi belle apparence que ceux de Saint-Étienne[1]. Sans doute, un examen attentif ne peut manquer de faire reconnaître que les produits de l’industrie militaire égyptienne sont d’un travail moins fini et moins solide que les produits analogues de l’industrie anglaise ou française ; mais ils remplissent le but que l’on se propose, et, chose remarquable, les ouvriers et le pacha, qui connaissent ces imperfections, semblent n’être que fort médiocrement disposés à les corriger, et nourrir plutôt je ne sais quelle arrière-pensée sur le peu de durée de tout cet appareil militaire.

Quant aux produits de l’industrie pacifique, les Égyptiens paraissent mettre plus de zèle et de goût à leur confection ; mais, soit que Mohammed-Ali ait voulu économiser sur les moniteurs européens et abandonner trop tôt les ouvriers à eux-mêmes ; soit que les machines, les outils et les procédés d’Occident aient quelque chose en sens inverse du génie arabe ; soit, enfin, que le gouvernement égyptien ait le même défaut que la plupart des producteurs européens, et préfère la quantité à la qualité, il est constant que ces produits sont encore plus inférieurs à ceux d’Europe que les produits de l’industrie militaire. Aussi l’importation des tissus et autres objets manufacturés, loin de diminuer depuis l’établissement des fabriques en Égypte, a suivi, au contraire, une progression ascendante. En 1836, sur 71 millions d’importation totale, les tissus figurent pour plus de 25 millions. La supériorité est demeurée aux manufactures d’Europe, non-seulement pour les qualités, mais encore pour le bon marché des produits. Il est évident que cette double supériorité est due surtout à la perfection des mécaniques et des procédés, et à l’emploi de la vapeur.

Ce n’est pas que le pacha industriel n’ait cherché à s’approprier la puissance de cet agent physique, et à appliquer l’invention de Watt, non-seulement aux filatures de coton et à la fonte des métaux, mais encore à certains usages plus spéciaux à l’Égypte, par exemple à l’égrènement du riz. Mais, d’abord, les machines qu’il a fait venir d’Angleterre lui ont coûté énormément ; ensuite, il est obligé de payer très cher le combustible pour les alimenter, et d’avoir constamment des mécaniciens anglais pour les soigner et les surveiller. Malgré toutes ces précautions, la plupart se sont dérangées, et, sur sept à huit machines à vapeur qui sont aujourd’hui en Égypte, à peine une ou deux peuvent-elles régulièrement fonctionner. Quand nous visitâmes les fabriques de Boulak, en 1834, nous fûmes surpris de trouver toutes les machines à vapeur immobiles et silencieuses, et des bœufs, grossièrement attelés au plus barbare des mécanismes à roue, remplacer les chevaux de vapeur pour mettre en mouvement les métiers. À Rosette, la superbe machine pour battre et écosser le riz, qui a, dit-on, coûté plus de 2 millions de francs, n’est pas non plus en état de fonctionner, et l’on a été obligé de revenir aux anciens procédés égyptiens. On éprouve une espèce de serrement de cœur en voyant tant de travail inutilement perdu, et en contemplant ces hautes cheminées en briques rouges, qui n’envoient plus dans les airs ces colonnes de fumée qui signalent au loin la présence du mouvement producteur. Le pacha semble reprocher aux négocians anglais de lui avoir fourni de mauvaises machines, et aux mécaniciens de ne les avoir pas convenablement soignées et surveillées ; de leur côté, les fournisseurs et les ingénieurs rejettent la faute sur l’impéritie des ouvriers égyptiens, sur la stupidité des nazirs, et même sur le climat. Ils disent que la poussière, le soleil et l’humidité sont des obstacles insurmontables que la nature même du pays oppose à l’introduction et au succès des machines en Égypte. Cette opinion a été surtout répandue en Europe, et paraît même y avoir acquis une certaine consistance. Il faut bien reconnaître pourtant que ces difficultés ont été grossies et exagérées, peut-être afin de se tirer d’embarras. En effet, il y a bien plus de poussière en France ou en Italie qu’en Égypte, qui est un pays inondé et couvert d’eau pendant un tiers de l’année ; et certes, les brouillards de l’Angleterre sont bien autre chose que la légère humidité de l’atmosphère égyptienne. Quant au soleil, on s’en garantit très bien dans un bon bâtiment bien construit, et quoiqu’il soit sans doute plus fort et plus ardent qu’en Europe, il ne l’est pourtant point assez pour percer des murs de pierre.

Les bâtimens des manufactures égyptiennes ont presque tous été construits par Mohammed-Ali, sur des plans européens. Ce sont des parallélépipèdes allongés, à un seul étage, percés d’une série de larges croisées, et recouverts d’une toiture plate. Quelques-uns pourtant ont un certain grandiose, mais tenant à la dimension du bâtiment et à sa position sur la rive du Nil, plutôt qu’à la construction elle-même. Les filatures de coton sont disséminées sur divers points : il y en a 15 en tout, logeant 1,459 mules-jenni, dont 115 en gros et 1,314 en fin. Les métiers à tisser, au nombre de 1,215, donnent, en hiver, 3,645 pièces par jour, et 6,075 pièces en été.

Outre ces grandes fabriques de toiles de coton, il existe dans les villages de la Basse-Égypte beaucoup de métiers pour les toiles de lin : le pacha en a également le monopole. Il retire chaque année 3 millions de pièces de toile de lin, dont les négocians européens exportent une assez grande quantité à Trieste et à Livourne. Cet avantage est dû uniquement au bas prix de la main d’œuvre. Le chiffre annuel des toiles de coton ne s’élève qu’à 2 millions de pièces ; la fabrique d’indiennes produit 25,000 pièces, et celle de mouchoirs imprimés 12,000. La fabrique de soieries donne 15,000 pièces coton, soie et or. Les deux tanneries fournissent 100,000 cuirs. Les fabriques de nitre par l’évaporation donnent 160,000 quintaux de cette substance[2].

Depuis sept à huit ans, telle est la situation de l’industrie manufacturière en Égypte. Privée du secours de la vapeur, cette branche du travail humain reste stationnaire sur les bords du Nil. Faut-il en conclure, avec certains économistes, que l’Égypte doit être exclusivement agricole ? Nous ne le pensons pas. Il est vrai que l’Égypte n’a ni fer, ni houille, qu’elle n’a pas d’ingénieurs pour construire ou raccommoder ses machines ; mais ces difficultés ne sont que relatives, car on peut très bien découvrir des mines de fer et de houille en Syrie, et de bons ingénieurs peuvent se former avec le temps. Dans l’état actuel des choses, l’Égypte, dont le sol donne le coton, le lin, la laine, la soie, fabrique déjà elle-même une partie de ses matières premières, et, bien que les produits de ses manufactures n’atteignent pas à la perfection de ceux des manufactures anglaises, françaises, italiennes, suisses, autrichiennes, et n’empêchent par conséquent pas l’importation croissante de leurs tissus, ces produits, disons-nous, ont leur utilité, et nous ne voyons pas pourquoi on voudrait en interdire la confection sous prétexte que l’on fait mieux ailleurs. La fabrication humaine ne peut pas être également parfaite sur tous les points du globe ; il faut que l’on fasse du bon et du moins bon ; cette gradation dans la qualité des produits manufacturés est nécessaire, et nous la retrouvons dans les produits primitifs de la nature. Les fabricans de Manchester, qui ont craint un instant que leurs toiles de coton ne trouvassent plus de débouché en Égypte, ont accrédité en Europe l’opinion que le pacha ferait mieux de fermer ses filatures, et qu’il ne trouvait aucun avantage dans ce genre d’exploitation. Il est vrai que jusqu’ici les bénéfices sont peu considérables, cela tient à la concurrence de la fabrique européenne ; mais cette nouvelle masse de produits jetés dans la consommation par la fabrique égyptienne, et que le gouvernement distribue en grande partie aux fellahs, en contre-valeur des produits agricoles, n’en est pas moins profitable à tous, puisqu’elle augmente d’autant la richesse de l’état et les jouissances de chaque individu[3].

L’Égypte doit être essentiellement et principalement agricole ; c’est le vœu manifeste de la nature, qui lui a donné une terre si grasse, si fertile, et le Nil, cette admirable machine hydraulique, qui lui apporte sans effort son arrosage périodique. Néanmoins, de ce que l’Égypte doit être principalement agricole, il ne faut pas conclure qu’elle ne doive avoir sa fabrique : non qu’elle pense jamais à se suffire à elle-même (il est démontré aujourd’hui qu’aucune nation ne le peut, et qu’elles ont toutes besoin les unes des autres), mais parce qu’il est certaine nature de fabrication qui, se rattachant plus immédiatement à l’agriculture, ne saurait être mieux établie que sur le lieu même de la production agricole. Ainsi, qui trouvera mauvais qu’il y ait en Égypte des fabriques de rhum, de nitre, de soude, des indigoteries, des tanneries, et même des fabriques de tissus de coton, de lin et de soie ? Pourquoi voudrait-on que l’on transportât les produits à mille lieues de là pour les ouvrer, et les rapporter ensuite dans le lieu même de la production ? N’est-ce pas là un temps et une peine gratuitement perdus, et que, dans l’intérêt de la production générale, il convient d’économiser ? Il est vrai que l’on pourrait objecter que l’Égypte, en tirant de l’Occident les métaux bruts et les travaillant chez elle, est tombée dans la même faute économique ; mais on répond que l’Égypte ne renvoie pas les produits métalliques ouvrés à l’Occident, qu’elle n’en crée que pour elle, pour sa consommation intérieure, tandis que les nations européennes transportent chez elles les produits égyptiens, et les lui renvoient avec la main-d’œuvre de plus, qui est, il est vrai, une valeur réelle, mais aussi avec les frais de transport, qui sont en pure perte. Une pareille combinaison n’est-elle pas diamétralement opposée à la saine économie politique ? Au reste, ce fait ne surprendra point si l’on considère que les rapports commerciaux et industriels du globe sont à peine ébauchés ; que jamais ils n’ont été réglés par une vue générale, et qu’ils ont été livrés jusqu’ici aux caprices du hasard, de la force militaire ou du mercantilisme.

C’est parce que Mohammed-Ali a senti cette anomalie industrielle, qu’il a cru pouvoir lutter avantageusement avec les manufacturiers d’Occident, et travailler en Égypte même tous les cotons que le pays produit. Mais, après avoir fait d’énormes dépenses pour construire des manufactures, monter des métiers, acheter des machines à vapeur, former des ouvriers et des ingénieurs, il n’a pu réussir dans ses projets. Cet insuccès lui a enseigné la haute valeur du génie et du talent, puisqu’ils suffisent pour balancer toutes les circonstances favorables de la nature et du sol. Pourtant Mohammed-Ali persiste dans son système de monopole industriel. On ne peut établir en Égypte une manufacture, une usine, installer un travail industriel quelconque, sans son approbation expresse ou tacite. Convaincu de la puissance du génie et des capitaux, le pacha semble en redouter la concurrence, ou, du moins, il veut en soumettre l’action et le développement à sa direction unitaire. On dirait qu’il a peur qu’en laissant les Européens pratiquer l’industrie en Égypte, ils ne se montrent supérieurs à lui, et qu’ils n’arrivent par conséquent à miner sa puissance politique, fondée sur l’industrie agricole et manufacturière.

Nous voulons bien croire que Mohammed-Ali tire tout le parti possible des ressources industrielles de l’Égypte, puisqu’il y est lui-même le plus intéressé ; nous reconnaissons qu’il serait difficile d’avoir plus d’activité, d’intelligence et de pénétration, plus d’habileté pour connaître et diriger les hommes, que n’en montre le pacha à un âge où bien d’autres ont donné leur démission des affaires : mais il faut dire aussi que, malgré toutes ces bonnes qualités, Mohammed-Ali est seul, qu’il ne peut tout voir et tout faire par lui-même ; il faut enfin reconnaître que le monopole industriel empêche l’apport des capitaux européens en Égypte, et effraie les hommes qui voudraient fonder des établissemens durables dans le pays. Les capitaux européens ne font, pour ainsi dire, qu’effleurer l’Égypte, nais n’y entrent pas, n’y séjournent pas. Si l’industrie était libre sur les bords du Nil, si la constitution politique du pays offrait de la stabilité et des garanties au travail, nul doute que les capitaux d’Occident, dont l’emploi et le maniement resterait aux mains européennes, ne vinssent chercher dans cette contrée favorisée du ciel des bénéfices qu’ils ne pourraient trouver nulle autre part sur le globe. Il est certain que des manufactures de toiles de coton, en Égypte, fondées et dirigées par des Européens, au milieu des champs de cotonniers, et alimentées par des capitaux suffisans, donneraient d’abord des profits énormes ; car 1o on économiserait les frais de transport du coton d’Égypte en Europe, et des tissus d’Europe en Égypte, commissions, assurances maritimes, agios, etc. ; 2o on aurait la main-d’œuvre à bien meilleur marché (ce qui n’a pas lieu en Amérique) ; et, en supposant même que l’on fit venir des ouvriers européens, le même salaire que celui qu’ils reçoivent en Occident représenterait une valeur double, puisque tous les objets de première consommation sont moitié moins chers[4] ; 3o on serait en position d’approvisionner toute la partie orientale de la Méditerranée de tissus de coton, et l’on gagnerait encore tous les bénéfices que font les négocians des ports de cette mer, sur la distribution et la répartition de ces tissus. Les mêmes avantages existeraient pour la fabrication des soies.

Jusqu’à ce que les capitaux et l’industrie d’Occident trouvent en Égypte sécurité et liberté, le pacha, qui ne peut lutter avec les Européens dans les travaux où le génie et l’adresse ont la plus grande part, semble vouloir prendre sa revanche sur certaines industries qui touchent de plus près à l’agriculture, et qui, transformant les produits au moment où ils se détachent du sol, peuvent plus difficilement être suppléés dans des pays lointains. Ainsi, tandis que les filatures restaient stationnaires, il a cherché à améliorer les indigoteries, les magnaneries, la fabrication du sucre et du rhum, celle du nitre par l’évaporation, la culture et la préparation de l’opium.

Mohammed-Ali, en propriétaire habile, visant toujours aux produits riches, se souvint qu’autrefois l’opium de la Thébaïde jouissait, sur les marchés d’Europe, d’une réputation justement méritée. Il voulut donner un nouvel essor à la culture de ce végétal, depuis long-temps tombée dans l’oubli. Il fit venir de Smyrne des Arméniens habitués à cultiver l’opium de l’Asie Mineure ; après divers essais, voici le mode de culture et de préparation qu’on adopta. Vers la fin du mois d’octobre, lorsque les eaux du fleuve se sont retirées, on donne deux labours à la terre, qui doit être de bonne qualité, forte et de couleur jaunâtre ; on dépose, dans les sillons tracés par le second labour, les graines de l’opium, mêlées avec une portion de cette même terre pulvérisée. Ce mélange suffit pour enterrer les graines, sans passer la herse. Au bout de quinze jours, la plante commence à pousser ; en s’élevant, elle forme une tige de la grosseur d’un chalumeau ; en deux mois, cette tige a atteint sa hauteur naturelle de quatre pieds environ. Elle est couverte, dans toute sa longueur, de feuilles larges et ovales ; son fruit, d’une couleur verdâtre, a l’aspect d’un petit citron. On voit des tiges qui en portent jusqu’à quatre, placés à distance ; quand il n’y a qu’un seul fruit, il est situé à la sommité de la tige. Alors, chaque matin, avant le lever du soleil, on fait de légères incisions sur les côtés du fruit ; la liqueur blanche qui en découle est reçue dans un vase ; bientôt cette liqueur prend une couleur noire, et acquiert de la consistance. On la pétrit en petits pains, que l’on enveloppe dans des feuilles arrachées à la tige. Ainsi préparé, on livre l’opium au commerce. Avec la graine, on fait de l’huile bonne à brûler ; les tiges servent de combustible. Année commune, la récolte de l’opium est de 15 à 20 mille okes.

Aux alentours du Caire, dans la plaine située sur la rive droite du Nil, près des jardins d’Ibrahim-Pacha, on a enlevé de nombreux monceaux de décombres, et agrandi les exploitations de nitre par l’évaporation. L’opération par laquelle on obtient ce produit, est extrêmement simple. Presque toutes les terres d’Égypte contiennent une quantité plus ou moins grande de nitre, et celles de la plaine dont nous parlons en sont tellement chargées, que lorsque le vent y soulève la poussière, on ressent dans les yeux un prurit qui va presque jusqu’à l’ophtalmie. Il suffit d’établir des excavations en plein air, de quelques pieds de profondeur, où l’on dépose cette terre détrempée d’eau ; la dessiccation s’opère promptement, surtout en été, et l’on recueille le nitre sur les parois et à la surface du fossé. Sur divers autres points de la Haute-Égypte, le pacha a fait établir des exploitations de ce genre, qui sont du reste peu coûteuses. Il obtient aujourd’hui annuellement 100 mille quintaux de nitre, qu’il réserve pour ses fabriques de poudre, et il peut encore en vendre 60 mille quintaux pour l’exportation.

Depuis 1820, la vallée nommée Ouâdi-Toumlat (l’ancienne terre de Gessen), qui s’étend de la Basse-Égypte au désert de Syrie, avait été couverte d’un million de pieds de mûriers ; dans la plaine de Chobra, on élevait aussi des vers à soie. Pourtant les quantités récoltées n’étaient même pas suffisantes pour alimenter les fabriques, et la Syrie devait parfaire le chiffre de la consommation. Mais le pacha, voulant affranchir l’Égypte de l’importation de la soie, ordonna de nouvelles plantations de mûriers ; 300 feddans de la grande plaine de Syout furent destinés à la culture de cet arbre ; dans chaque département, dans chaque district de la Basse-Égypte, on y consacra aussi d’assez grandes portions de terre. Les mûriers commencent à boutonner en janvier ; ils sont en plein rapport vers le 15 février. Afin d’empêcher l’éclosion des graines jusqu’à cette époque, on les place dans les puits et les lieux frais. On ne lave les semences ni dans le vin, ni dans l’eau. Il s’écoule soixante jours environ entre l’éclosion des vers et le moment où ils commencent à filer. En vingt jours, le cocon est parfait. Une once de semence donne ordinairement 720 cocons. Il faut 250 à 260 cocons pour faire une livre de soie. On compte aujourd’hui, en Égypte, 4 millions de pieds de mûriers ; la plupart ont déjà atteint un assez grand développement, car en Égypte les végétaux croissent avec une étonnante rapidité. Cependant on remarque qu’ils ne viennent jamais très grands, et qu’ils ne donnent qu’une quantité médiocre de feuilles, plus petites qu’en Europe. Les fellahs montrent en général peu de soin et d’aptitude pour l’éducation des vers ; et malgré toutes les améliorations de détail que le pacha a fait apporter dans ses magnaneries par quelques Européens, cette branche d’industrie est encore très peu avancée en Égypte. Les procédés pour la filature ne sont pas moins arriérés. Aussi, importe-t-on toujours des tissus de soie d’Europe. Cet article figure, dans les importations de 1836, pour 2,322,000 francs. La récolte des soies égyptiennes s’élève, année commune, à 20,000 okes environ ; cette quantité est suffisante pour alimenter les fabriques égyptiennes. Le pacha paraît se contenter de cet état de choses. Il aurait pu profiter de la dernière crise qui a affligé l’industrie lyonnaise, pour attirer des ouvriers en soie ; plusieurs projets bien conçus lui ont été présentés à cet égard ; mais, comme nous le dirons tout à l’heure, Mohammed-Ali semble vouloir ajourner toute amélioration dans l’industrie plus spécialement mécanique, jusqu’à ce qu’il soit en position d’installer en Syrie tout son appareil manufacturier.

La Haute-Égypte produit beaucoup de cannes à sucre ; mais les moyens d’extraction employés jusqu’ici étaient tellement imparfaits, que l’on n’obtenait qu’une quantité très peu considérable de matière saccharine. Aussi, la culture de la canne, de jour en jour abandonnée, se trouvait réduite à un minimum insuffisant pour les besoins du pays. La qualité du sucre égyptien était tellement inférieure, qu’il ne pouvait servir qu’à la consommation locale. Depuis l’établissement de la prime en France, on importait même en Égypte des quantités de sucre raffiné assez considérables. Dans l’année 1836, cette importation s’est élevée à 564,000 fr. Le sucre raffiné de Marseille était à meilleur marché en Égypte qu’en France. Cet état de choses éveilla la sollicitude du pacha. Récemment il avait appelé en Égypte M. Allard, raffineur de Marseille, qui, par l’amélioration des procédés, a pu obtenir immédiatement 70 à 80 pour 100 de plus de l’extraction de la canne, et en qualité bien supérieure. Le pacha a été tellement satisfait des échantillons présentés par M. Allard, qu’il a donné l’ordre de confectionner au Caire une machine à vapeur pour le raffinage, d’après les plans de cet industriel, et qu’il a fait de nouvelles plantations de cannes dans la Haute-Égypte ; mais le raffineur marseillais n’ayant pas voulu attendre que la machine fût confectionnée, croyant d’ailleurs qu’elle ne pouvait l’être convenablement par des ouvriers égyptiens, a préféré retourner en France. Il ne se dissimulait pourtant pas que, si un raffineur européen pouvait établir une raffinerie dans la Haute-Égypte, il ferait des bénéfices dix fois plus considérables qu’en Europe, même en doublant et triplant le salaire des ouvriers.

La plantation du coton opéra en Égypte une révolution industrielle et politique. Mais ce n’était point assez que la vallée du Nil fournît chaque année, concurremment avec l’Inde et l’Amérique, un aliment aux filatures occidentales ; comme le soleil de l’Inde et de l’Amérique, le soleil des Pyramides pouvait aussi mûrir ce végétal précieux, dont la tige macérée donne cette fécule qui bleuit comme la mer par un beau jour d’été. La culture de l’indigo devait suivre la culture du coton ; la couleur de l’un devait teindre les tissus de l’autre ; et puisque l’Égypte versait dans la consommation 400,000 quintaux de coton, elle devait y verser aussi l’indigo nécessaire pour les colorer. Propriétaire de l’Égypte, Mohammed-Ali songea à planter l’indigo dans ses terres ; il fit choix des plus grasses, des plus limoneuses, de celles qui, pouvant être arrosées toute l’année, sont plus en harmonie avec la nature de ce végétal, et bientôt, dans plusieurs provinces, des champs d’indigo mûrirent pour l’industrie. Les fellahs le préparaient grossièrement ; ils le détrempaient à l’eau chaude, et mêlaient avec la fécule un tiers de terre glaise ; ils faisaient sécher les pains en plein air, de telle sorte que le vent y introduisait du sable et d’autres substances hétérogènes. L’indigo égyptien avait dans le commerce une réputation d’impureté, et il était moins estimé que celui du Bengale. Mohammed-Ali fit venir de l’Inde des indigotiers qui enseignèrent aux Arabes les procédés suivis dans ce pays pour la manipulation de l’indigo. Ce fut M. Botzari, frère du médecin du pacha, qui les amena en Égypte. Aujourd’hui le gouvernement a établi des indigoteries à Chôbra, dans les provinces de Charkyeh, de Kélyoub, à Menouf, à Achmoun, à Mekaleh-el-Kébir, à Birket-el-Kessab. Il en existe aussi à Fayoum et à Bénissouef. Les produits de la récolte s’élèvent de 25 à 30 mille okes. Mais les fellahs n’ont pu désapprendre tout de suite leurs procédés routiniers, et les indigos d’Égypte, contenant toujours beaucoup de substances hétérogènes, n’ont pu encore conquérir une meilleure réputation commerciale. En 1833, le pacha en avait dans ses schounas 200 mille okes, que personne ne voulait acheter. M. Rocher, chimiste français, en a purifié une partie. Après cette opération, le gouvernement a fait des lots composés des diverses qualités, et, de cette manière, il a pu trouver des acheteurs aux enchères d’Alexandrie. L’exportation de cette denrée, qui, en 1835, n’avait été que de 928,000 fr., s’est élevée, en 1836, à 1,591,000 fr. Évidemment, le meilleur système que peut adopter le pacha pour l’amélioration de ses indigoteries, c’est de mettre à leur tête des chimistes européens. Il serait également indispensable de faire construire des séchoirs, pour que les pains d’indigo fussent à l’abri de la poussière et des autres corps légers que le vent y introduit quand on les fait sécher en plein air.

Nul doute que, chimiquement, l’Égypte n’est point exploitée comme elle pourrait l’être. On laisse perdre une foule de substances dont l’industrie pourrait tirer un très bon parti. La vallée du Nil est une contrée éminemment propre aux travaux de la chimie ; les compositions et les décompositions s’y opèrent avec rapidité ; les agens naturels y sont puissans ; l’eau, la chaleur, l’état hygrométrique et électrique de l’atmosphère, les produits du sol, le système végétal et animal, tout fournit à la chimie de vastes ressources. Il y a constamment en Égypte une masse considérable de matières en putréfaction, dont la chimie pourrait s’emparer avantageusement. Elle tendrait ainsi une main secourable à l’hygiène et à la santé publique. Des noyaux de dattes, on pourrait extraire de l’huile ; les os, qu’on y trouve en si grande abondance, pourraient donner de la colle, du noir, de la gélatine ; avec les écorces de pastèques, qui pourrissent partout, on ferait d’excellentes confitures ; avec les feuilles de maïs, on ferait du papier, dont on pourrait fournir tout l’Orient[5] ; enfin, on trouverait beaucoup d’autres produits qui, observés seulement avec quelque attention, ne manqueraient pas de donner lieu à des découvertes utiles aux arts et à l’industrie. Les Arabes sont peu observateurs et peu entreprenans ; ils sont plus aptes à recevoir l’impulsion qu’à la donner. Quant aux Européens, la plupart de ceux qui sont au service du pacha se laissent aller assez volontiers à l’indolence, parce qu’ils ne sont pas excités par le mobile auquel l’Européen est aujourd’hui habitué d’obéir, l’intérêt. Au reste, si un Européen voulait fonder une entreprise manufacturière, il ne pourrait guère compter sur l’avenir ; car, l’exploitation n’existant que sous le bon plaisir du pacha, celui-ci serait maître de s’en emparer quand il le voudrait, ce qu’il ne manquerait pas de faire, s’il apercevait qu’il y eût des bénéfices. Cet état de choses paralyse tout développement spontané d’une industrie un peu large, et les Européens ne peuvent exercer en Égypte que des métiers, comme les ouvriers des bazars et des corporations, que Mohammed-Ali n’a pu faire entrer dans sa grande unité. Nous examinerons plus tard quel est l’état de ces petites industries restées libres, et nous jetterons un coup d’œil sur l’organisation de ces corporations musulmanes, intéressantes à étudier pour l’Europe industrielle de nos jours.

Si maintenant on nous posait cette question : Mohammed-Ali, le pacha industriel, fait-il mieux que ne feraient les Européens ? Nous répondrions avec impartialité : Techniquement, les Européens feraient mieux, puisque Mohammed-Ali ne fait que par les Européens, et que si, à leur supériorité naturelle, on ajoutait l’aiguillon puissant de l’intérêt personnel et de la propriété, on ne pourrait manquer d’obtenir encore de plus grands résultats. Mais, politiquement, il faut convenir que Mohammed-Ali fait mieux que ne feraient les Européens ; car il serait à craindre que, par l’effet de la concurrence, agissant d’ailleurs sur des populations façonnées de longue main à l’obéissance, ils ne fussent entraînés, malgré eux, à exploiter cruellement les Égyptiens et à reproduire sur les bords du Nil un état de choses que la philantropie cherche à faire cesser en Amérique[6]. Il faudrait donc que l’Égyptien fût soutenu par un gouvernement national, et pût stipuler librement son salaire. De pareilles combinaisons politiques ne sont point impossibles, et tôt ou tard elles devront se réaliser ; car il est évident que l’Égypte a besoin du génie et des capitaux des Européens, et l’on peut même dire que toute l’œuvre de Mohammed-Ali a consisté à savoir les y appeler, mais en les contenant, en les dominant, et en les faisant servir à son avantage. Mohammed-Ali ne peut leur ouvrir une plus large voie, sans courir le risque d’être débordé. Mais c’est parce qu’il défend indirectement les fellahs contre l’esprit de concurrence et d’envahissement des Européens, que son système a conservé encore quelque nationalité. L’Égypte se trouve donc placée entre le danger de l’anarchie et de la personnalité européennes, et l’inconvénient de voir son industrie stationnaire et incomplète. Nous le répétons, de hautes combinaisons politiques pourront remédier à cet état de choses, et assurer à l’industrie européenne et à l’Égypte les avantages d’un progrès utile à toutes deux, sans faire craindre au fellah l’exploitation outrée de l’industrialisme moderne.

Nous avons dit que Mohammed-Ali, sentant son infériorité industrielle, surtout sous l’aspect mécanique, laisse ses filatures et ses fabriques dans l’état où elles se trouvent, et ne fait rien pour les relever. C’est qu’il nourrit la pensée d’une grande translation. En Égypte, tous les avantages physiques et commerciaux semblaient être de son côté ; il pensait que le fer devait plutôt venir chercher le coton que le coton aller trouver le fer, et pourtant il n’a pu lutter victorieusement contre la fabrication européenne. Mais il ne se tient pas pour battu ; il croit devoir réussir par un changement de plan. C’est en Syrie qu’il veut transporter le théâtre de son industrie, c’est là qu’il espère triompher. Il y a dans cette ténacité un bon sens économique éminemment vrai, et que nous avons déjà fait ressortir. Le pacha ne peut souffrir que les deux tiers des cotons et des teintures qu’il envoie en Europe lui reviennent en tissus. Il voit là une absurdité commerciale qui le tourmente. Aussi n’attend-il que le moment où il sera mieux assis en Syrie pour y transporter toute son industrie manufacturière. Il espère y trouver des métaux et de la houille, et n’avoir plus qu’à faire venir des ingénieurs d’Europe. En effet, des recherches ont constaté la présence de la houille dans la chaîne du Taurus, sur une longueur de quinze à seize lieues, de l’est-nord-est à l’ouest de Tarsous. La houille a été trouvée, par la sonde, à quarante pieds de profondeur, dans une couche de schiste bitumineux. Mais malheureusement cette houille est d’une qualité très inférieure, et peu propre aux usages de l’industrie. Déjà, depuis 1833, alors que Mohammed-Ali, vainqueur du sultan, réclamait, dans les négociations diplomatiques, la cession de la province d’Adana, riche en bois et en mines, il était sous la préoccupation de ses pensées industrielles. Maître de cette province, il y fit faire des recherches minéralogiques. On y constata l’existence de huit mines déjà exploitées et fournissant différens métaux[7]. On évalua à vingt le nombre de hauts-fourneaux qui pourraient être établis, à cent cinquante mille quintaux la fonte qu’ils pourraient produire annuellement, à douze ou quinze millions de piastres les valeurs métalliques que la province pouvait donner chaque année. Jusqu’à présent, ce qui a entravé et différé les projets de Mohammed-Ali, c’est l’état de qui vive continuel sur la frontière de Syrie et les révoltes périodiques des habitans. Voilà pourquoi il est pressé d’en finir, même par la guerre. Si plus de stabilité lui permettait d’exécuter ses projets, l’Égypte rentrerait alors dans sa spécialité agricole ; l’industrie manufacturière serait établie en Syrie ; les deux contrées se compléteraient industriellement, l’une plus spécialement vouée à l’industrie agricole et chimique, l’autre plus spécialement adonnée à l’industrie manufacturière et mécanique. C’est ainsi que se réaliserait ce que nous avons dit touchant les destinées industrielles de l’Égypte.


Aug. Colin
  1. En 1834, époque on Edhem-Bey nous fit visiter ces ateliers, on fabriquait 25 fusils par jour. Comme on construisait alors de nouveaux moules à couler les canons de fusil, ce chiffre doit avoir été porté depuis à 35 ou 40.
  2. Il y a, à la citadelle du Caire, une fabrique de plaques de cuivre, des ateliers de menuiserie, de sellerie, de coutellerie et d’instrumens de chirurgie, et toutes les autres fabriques pour la confection du matériel militaire.
  3. Un fait analogue se passe aux États-Unis ; on n’y consomme guère qu’un cinquième de la récolte des cotons pour les manufactures du pays. Ces manufactures ne peuvent lutter avec celles d’Angleterre, bien qu’elles possèdent des machines à vapeur. Elles produisent surtout, pour l’habillement des esclaves et des classes pauvres, des tissus grossiers qu’autrefois on tirait d’Angleterre ; et, bien que la consommation des manufactures locales suive une progression ascendante que l’Égypte ne peut imiter, cela a peu d’influence sur les importations des tissus anglais, et même sur l’exportation des cotons en laine, dont les récoltes augmentent dans une progression encore plus rapide.
  4. Prix des comestibles au Caire en 1835 :

    1 Paire de poulets 
    »  fr. 38 cent.
    1 Oie 
    » 88
    1 Canard 
    1 »
    1 Dinde 
    3 60
    1 Oke de bœuf (2 livres 1/2) 
    » 50
    1 Rotle de mouton (1 livre 2 onces) 
    » 23
    1 Rotle de poisson frais 
    » 25
    1 Douzaine d’œufs 
    » 14
    1 Litre de lait 
    » 5
    1 Rotle de beurre 
    » 23
    1 Rotle de fromage 
    » 10
    1 Oke de pois frais 
    » 13
    1 Oke de fèves fraîches 
    » 10
    1 Rotle de haricots verts 
    » 8
    1 Rotle de haricots noirs 
    » 4
    1 Rotle de navets 
    » 1
    1 Paquet de carottes 
    » 1/2
    1 Paquet de petits oignons 
    » 1/2
    1 Rotle de dattes fraîches 
    » 4
    1 Rotle de raisins frais 
    » 12
    1 Rotle de figues fraîches 
    » 12
    1 Grenade 
    » 4
    1 Melon 
    » 12
    1 Pastèque 
    » 10
    1 Orange 
    » 1/2
    1 Limon 
    » 1/2
    1 Douzaine de petits citrons 
    » 4
    1 Oke de sel 
    » 4
    1 Oke de charbon 
    » 12
    1 Voie d’eau, pendant que le Kalidj est plein (quatre mois de l’année) 
    » 4
    Pendant le reste de l’année 
    » 12

    Dans les campagnes, la plupart de ces objets valent 50 pour 100 de moins.

  5. En 1836, le chiffre du papier importé à Alexandrie s’est élevé à 
    1,166,000 francs.
    À Beyrout 
    284,300
    1,447,300 francs.

    L’établissement d’une papeterie de maïs en Égypte, ou, mieux encore, en Syrie, où l’on trouverait des cours et des chutes d’eau très propres à ce genre de fabrication, serait une entreprise qui enrichirait en peu d’années son fondateur.

  6. Mohammed-Ali a dit : « La première piastre que dépensent les Européens quand ils arrivent en Égypte, c’est pour acheter un Kourbach. »
  7. — 1. Dans la province de Cozan-Oglou, le minerai de fer (hydroxide de fer) de Manzerli, en exploitation depuis long-temps, a donné 59 pour 100 en bonne gueuse. Le fer qu’on en obtient est de très bonne qualité.

    2. Le minerai (péroxide de fer) de Corumgi, dont l’exploitation est également ancienne, a donné 62 pour 100 en bonne gueuse. Le fer en est aussi très bon.

    Ces deux mines approvisionnent Cozan-Oglou et une partie de la province de Marach.

    3. À Emi-d’Epezi, un minerai, dont l’extraction est abandonnée, faute de bras, a produit, sur des essais en grand, 75 pour 100 en excellente gueuse. Le fer en est toujours de première qualité.

    4. D’autres mines en exploitation près d’Adana et de Tarsous, qu’elles approvisionnent de fer pour instrumens aratoires, fers de cheval et clous, ont donné jusqu’à 60 pour 100 en bonne gueuse. La nature du minerai est la même que celle de Cozan-Oglou.

    5 et 6. Cette principauté a en outre deux mines de plomb sulfuré argentifère, dont les échantillons ont donné, l’un 42 pour 100 de plomb et 2/1000 d’argent, l’autre 29 pour 100 de plomb et 4/1000 d’argent.

    7. Aux environs de Corumgi, des échantillons extraits d’une mine de cuivre sulfuré avec cuivre carbonaté, ont donné 15 1/3 pour 100 de cuivre et 1/1000 d’argent aurifère.

    8. Près du village nommé Manca, des échantillons de cuivre pyriteux (sulfure de cuivre et fer) ont donné 25 pour 100 de cuivre avec des traces d’or.