Lettres sur l’Inde anglaise/02

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LETTRES SUR L’INDE ANGLAISE ;
PAR M. LE L. COLONEL BRIGGS,
ancien résident britannique à Satara.

LETTRE DEUXIÈME[1].

Division de la population en castes – Composition des armées – Nouvelles observations sur les Cipayes – Idiomes – Objets susceptibles de souillures – Rixe sanglante.

Une connaissance sommaire de l’histoire et de la géographie des contrées que vous allez parcourir, ainsi qu’un aperçu des mœurs de leurs habitans, sont pour vous d’une telle importance, que je crois superflues toutes les recommandations que je pourrais vous adresser à cet égard. Je vais donc me borner à vous donner quelques légères indications dont j’espère faire autant de jalons pour marquer les points sur lesquels doivent porter vos recherches ultérieures.

Le continent de l’Inde est borné au nord par le royaume de Cachemire ; à l’est, par la chaîne de l’Himalaya ; au sud, par l’Océan Indien, et à l’ouest, par l’Indus. Subjuguée dans le onzième siècle par les Musulmans, qui forment aujourd’hui à peu près un dixième des habitans, cette immense et populeuse contrée a si bien conservé, dans toute leur étendue, ses institutions, ses rites et ses idiomes, que les Hindous de nos jours sont à peu de chose près ce qu’ils furent aux époques les plus reculées de leur histoire.

Pendant plus de six cents ans consécutifs, les Musulmans affermirent leur puissance et reculèrent les bornes de leurs conquêtes. Mais une des nations de l’Inde, les Mahrattes secouèrent enfin le joug, renversèrent l’empire du Grand-Mogol et établirent sur ses ruines un gouvernement informe, que de continuelles dissensions intérieures ébranlèrent jusqu’au moment où il fut presque anéanti par les Anglais qui en sont maintenant souverains de fait.

Ainsi que je viens de vous le dire, aucune révolution morale n’ayant accompagné ou suivi ces révolutions politiques, il est aisé de se former les idées les plus précises sur les mœurs, le caractère et les usages des Hindous. Vous savez que ces peuples sont subdivisés en castes, qui n’ont entre elles aucun rapport social. La plus noble, celle des prêtres appelés Brames, a surtout le plus grand soin de se préserver du mélange des autres, dont le simple contact est une souillure qu’un bain pris avant le repas doit immédiatement effacer. À l’exception du beurre et du lait, les brames ne mangent que des substances végétales, et parmi ces dernières, les oignons leur sont interdits, ainsi que toutes les espèces de liqueurs fermentées. Lorsqu’ils prennent leurs repas en plein air, ils tracent avec de la fiente de vache, une petite enceinte de cinq ou six pieds carrés dans laquelle ils préparent et mangent leurs alimens, qui sont souillés et rejetés si un Indien, apartenant à une autre caste, vient malheureusement à pénétrer dans l’intérieur.

La seconde caste, appelée Kshetri, était exclusivement composée de la race royale, et le Rana d’Odipore a la prétention d’y appartenir encore, quoiqu’on la considère comme à peu près éteinte. Les Rajpoutes, race guerrière, et dont les mœurs se rapprochent de celles de nos paladins, au temps de la chevalerie, prétendent aussi en descendre. Ils partagent les idées des Brames, quant à la souillure que leur imprime le contact des individus des autres castes, et se nourrissent des mêmes alimens. Il leur est cependant permis de manger du mouton, du sanglier, du daim et quelques espèces de poissons ; mais la volaille leur est interdite.

Les négocians et artisans forment la troisième classe, qui, comme celle des brames, s’abstient de se nourrir de tout ce qui appartient au règne animal.

La quatrième classe, appelée shoudre, se compose des laboureurs et cultivateurs. Il leur est permis de manger de tous les animaux, excepté du bœuf ; mais leur pauvreté, et l’exemple des autres classes, contribuent à rendre cette permission presque superflue.

Il est une cinquième caste, celle des Parias, qui forment une partie de la population de chaque village, mais auxquels il n’est point permis d’habiter l’enceinte des murs. À ces individus, considérés par les autres classes comme étant hors la loi, on peut ajouter les nettoyeurs d’égoûts, les braconniers, les forgerons, les faiseurs de nattes et les charlatans, qui partagent la haine et le mépris attachés au nom de Paria. Tous ensemble composaient, selon quelques personnes, la population aborigène du pays, avant l’invasion des Hindous. Ils se nourrissent indistinctement de toutes sortes d’alimens, et mangent même des serpens, des lézards, des grenouilles et des rats ; aussi ils sont tellement impurs qu’un brame est obligé de se baigner aussitôt s’il a le malheur de marcher seulement sur leur ombre.

Les Musulmans forment une autre grande division de la population de l’Inde ; ils habitent principalement les environs de Delhi, ancienne capitale de l’empire du Mogol, et quelques parties du Bengale et de Malva. Dans le sud, il en est quelques faibles restes à Guzarate, Candeish, Bijapore et dans les principales villes du Décan. Quelques individus épars se rencontrent encore sur le territoire soumis jadis aux Nababs d’Arcate, à Masulipatam, Kornoul et Mysore, fameux par les souvenirs d’Hyder-Aly et de son fils Tippoo-Saheb.

Ces différentes classes de la population de l’Inde à l’exception de la première cependant, concourent à la formation des armées, qui, conduites par des chefs anglais, combattent pour la gloire et la puissance de la Grande-Bretagne.

L’armée du Bengale, infanterie et cavalerie, est en général formée d’Hindous, et particulièrement de Rajpoutes, soldats doués d’un excellent esprit militaire, et qui ne le cèdent en bravoure à aucune troupe du monde.

Des Musulmans d’Arcate, Madras et Trichinopoli, composent presque entièrement la cavalerie de l’armée de Madras, dont l’infanterie compte deux tiers d’Hindous et un tiers de Musulmans. Jadis cette infanterie se recrutait presque entièrement de Parias qui en sont exclus depuis 1806. Il suffit, pour se faire une idée de la bravoure et de la discipline de l’armée de Madras, de jeter un coup d’œil sur l’histoire de l’Inde anglaise ; on verra qu’il est peu de guerres où les Cipayes de cette présidence n’aient joué un rôle honorable et brillant.

L’armée de Bombay est composée de Rajpoutes, de cultivateurs hindous et de quelques Parias : ceux-ci se sont toujours montrés bons soldats, et ont fait disparaître, par leur valeur, la tache et la défaveur de leur naissance. Je vous ai déjà parlé de la brillante conduite du bataillon de grenadiers au siége de Mangalore, en 1784, et de la défense de Corygaum, en 1818, par un autre bataillon de la même arme[2] : ce sont des faits qui rendent le plus éclatant témoignage du courage de cette armée. Encore une fois, il n’est pas d’expéditions au golfe Persique, à la mer rouge, et aux côtes de l’Arabie, où les Cipayes de Bombay n’aient pris part pour y combattre sur la même ligne que les soldats anglais, et mériter le titre de leurs camarades.

Des officiers anglais sont attachés à ces armées, à raison d’un ou de deux par compagnie ; mais souvent les incidens d’une campagne ont tellement réduit ce nombre, qu’on a vu des régimens conduits au combat par deux ou trois officiers seulement. Les Cipayes ont cependant toujours montré la même résolution ; et il est douteux que les meilleurs soldats du monde, privés ainsi de ce qui fait la force et le nerf d’une armée, eussent conservé au même point la discipline la plus sévère.

Les principaux traits du caractère militaire des Cipayes sont la propreté, la sobriété, le dévoûment à leurs officiers, et la fidélité envers le gouvernement qu’ils servent : la désertion, la désobéissance sont très-rares dans leurs rangs. On a renoncé heureusement à l’usage de les frapper : on en fit jadis un tel abus dans l’armée des Indes, qu’il était extrêmement difficile d’enrôler d’autres individus que ceux qu’on prenait parmi les plus basses classes.

N’oubliez pas surtout, je ne saurais trop vous le répéter, que vous ne devez rester étranger à rien de ce qui concerne les lois, les mœurs et la géographie des contrées dont la population compose ces armées, et où vous devez passer une partie de votre carrière. Vous avez commencé, je n’en doute pas, par prendre un maître de langue, pour connaître l’idiome du pays, dont la singularité vous promet d’assez grandes difficultés. En effet, il n’en existe pas sur la terre où l’on se serve d’autant de figures et de métaphores que dans ceux de l’Orient. En Europe, la manière dont on prononce une phrase en détermine souvent la signification, et il en est de même dans presque toutes les langues ; mais dans l’Orient, c’est l’expression elle-même qui change la pensée, selon qu’elle s’adresse au prince ou au paysan. Cette distinction, du reste, plus ou moins universelle, est encore plus sensible dans les îles de l’Inde que sur le continent. Vous aurez déjà remarqué qu’on ne vous parle qu’à la troisième personne, ainsi que nous usons en Europe envers les personnes titrées que nous appelons : Votre Altesse, Votre Excellence, Votre Seigneurie. Telle est la forme adoptée dans l’Inde parmi les gens bien-élevés, qui n’emploient la seconde personne qu’envers des inférieurs et des subalternes. Quand aux classes moyennes de la société, et d’un rang égal à celui de la personne qui leur parle, la politesse exige qu’on ne s’adresse à elles qu’en les appelant par leur nom, et si on l’ignore, on doit chercher adroitement le moyen de le leur faire prononcer. L’usage de donner aux individus des titres qui ne leur appartiennent pas est beaucoup plus général dans l’Inde que parmi nous. Ainsi, presque toujours on appellera un simple soldat capitaine, et un paysan hoh patail, c’est-à-dire monsieur le fermier. Ces nuances, qu’à la rigueur on pourrait regarder comme des futilités, ne sont observées en Europe que par les hommes qui se piquent d’éducation et de savoir vivre ; mais dans les pays que vous allez parcourir, elles sont, pour ainsi dire, innées avec les habitans, identifiées dès l’enfance avec toutes les délicatesses du langage.

L’hindoustani primitif n’est usité que dans l’Indostan proprement dit ; savoir, les contrées qui avoisinent Delhi. Les musulmans instruits de quelques villes de Décan l’emploient d’autant plus facilement que c’est le dialecte importé par cette nation losqu’elle s’empara du sud de la péninsule. Quoique les descendans de ces conquérans aient adopté l’idiome local des peuples au milieu desquels ils sont établis, ils se servent de l’hindoustani si généralement qu’il n’est pas de musulman des deux sexes qui ne parle encore cette langue dans toute sa pureté. Cette considération doit vous engager à l’apprendre immédiatement ; mais je vous invite à vous familiariser plus tard avec l’idiome particulier de la province où se trouve votre régiment, pour pouvoir converser non seulement avec les Hindous qui sont dans le corps, mais encore avec les gens du peuple qui n’entendent pas l’hindoustani.

Il vous sera facile, à votre âge, de connaître en peu de temps et la langue et les usages des personnes au milieu desquelles vous allez vivre. Vous obtiendrez aisément la confiance des sous-officiers indigènes qui seront placés sous vos ordres, en les questionnant quelque fois sur leur pays et sur les événemens auxquels ils ont assisté. Rien ne gagne le cœur d’un vieux soldat comme de lui parler de ses anciens services. Je n’ai pas à craindre que vous vous laissiez jamais emporter jusqu’à frapper un habitant, et moins encore un militaire. Il vous suffira, pour vous en détourner, de considérer comme une lâcheté impardonnable d’outrager un homme qui, retenu par sa position ou par la discipline militaire, ne peut exercer aucune vengeance.

Il est donc indispensable que vous vous mettiez au fait des usages et des rites de vos soldats ; vous les respecterez, toutes les fois qu’ils ne seront pas en opposition avec le service. Ainsi, vous savez déjà[3] que vous devrez permettre, au camp ou au bivouac, que les Cipayes éloignent de la ligne le petit cercle où ils font leur cuisine, et vous abstenir alors de toucher à leur personne ou aux vases dont ils se servent. Cette condescendance vous en impose une autre, c’est de connaître les objets dont le contact imprime une souillure, et ceux qu’on peut toucher impunément. Au nombre des premiers, sont les vases de terre de toute espèce, l’eau dans les pots, et tous les alimens préparés. Si un étranger pénètre dans le cercle consacré à la cuisine, sa présence souille non-seulement le local, mais tous les objets qui s’y trouvent. Les fruits secs, les grains, et en général les végétaux qui n’ont pas été soumis à la cuisson, ne sont pas susceptibles d’être profanés.

Un Hindou, quelle que soit la caste à laquelle il appartienne, ne touche jamais à des alimens apprêtés par un Musulman, quoique celui-ci ne se fasse aucun scrupule de manger ce qu’a préparé un Hindou. Mais en général cependant, les Musulmans ont tellement adopté les préjugés de castes, qu’ils ne permettront jamais à un Paria de toucher à leurs ustensiles de cuisine, ou de leur porter de l’eau. Les Européens, qui dédaignent avec raison ces distinctions, sont placés par les Hindous et les Musulmans, sur la même ligne que les Parias, et malgré leur puissance et leur autorité, sont regardés comme aussi impurs que ces infortunés. Il est cependant quelques Musulmans au-dessus de ces préjugés, et qui sans difficulté prennent place dans un repas à côté des chrétiens, après s’être assurés cependant qu’il n’y a aucun Paria, ni parmi les cuisiniers, ni parmi les domestiques.

En passant auprès des habitations des indigènes, et surtout de celles des Cipayes, il faut s’abstenir de regarder dans l’intérieur, de chercher à y pénétrer, et de faire quelques observations sur aucun des membres de la famille. Ainsi, il est de la dernière impolitesse de demander à un Hindou ou à un Musulman, comment se porte sa femme, eût-on la certitude qu’elle est à la dernière extrémité. Il est également inconvenant de parler à un homme de ses enfans, et surtout des petites filles au-dessus de l’âge de trois ans. Mais si les cipayes éprouvent une pareille répugnance à admettre des Européens dans l’intérieur de leur domicile, ils sont au contraire flattés de la présence de leurs officiers à leurs cérémonies religieuses ; ils les y invitent avec instance et vous serez sans doute dans la nécessité d’assister à ces solennités païennes, si ce n’est par curiosité, du moins par un sentiment de condescendance. Vous y remarquerez sans doute que, grâce aux distinctions de castes et de familles, et à l’influence qui en résulte, souvent un simple soldat préside à ces assemblées, tandis qu’un officier indigène peut en être exclu. Du reste, cette circonstance se présente bien moins fréquemment depuis que les Anglais se conforment pour la distribution des rangs à la hiérarchie des castes.

Vous ne devrez pas avoir, dans l’Inde, des relations bien fréquentes avec les personnes d’une condition élevée. Leurs mœurs ; leurs usages, leurs amusemens diffèrent tellement de ce que nous connaissons, que des affaires urgentes et indispensables peuvent seules nous mettre en contact ; mais précisément, par la même raison, vous aurez souvent besoin des services des gens du peuple. Dans ce cas, vous pouvez exiger et commander sans doute, mais croyez que des formes polies et de légères récompenses pécuniaires vous feront obtenir d’une manière plus sûre et plus prompte ce que vous aurez à demander. Plus d’une fois, la violence a causé des malentendus et des rixes qui se sont terminés d’une manière fâcheuse. Je pourrais vous en citer une foule d’exemples : voici le premier qui s’offre à ma mémoire.

Un officier, qui ne connaissait pas la langue du pays, voyageait, il y a quelques années, avec une faible escorte de Cipayes, dans les contrées que vous allez parcourir. Il eut besoin d’un guide et se disposa à le demander dans le premier village qu’il traversa. Mais les habitans, qui plus d’une fois avaient été contraints par des officiers européens à porter des fardeaux et à subir d’autres corvées du même genre, s’apercevant cette fois que la garde n’était pas suffisante pour les faire marcher, fermèrent leur porte et se disposèrent à la résistance. On ne put rien obtenir, ni par les prières ni par les menaces des Cipayes. Enfin un de ceux-ci pénétra dans le village, saisit un vieillard et le traîna avec violence à son officier. C’était malheureusement un chef aussi vénéré pour ses fonctions que pour son âge. En un instant la population accourut en foule, armée de bâtons et de pieux, demandant à grands cris qu’on lui remit son chef ; quelques pierres atteignirent même la garde, et un jeune homme s’avançant le premier s’efforça d’arracher le vieillard aux soldats qui cherchaient à le retenir. L’officier crut que cette espèce d’insurrection l’autorisait à se défendre ; il ordonna de faire feu, et quelques habitans périrent dans cette échauffourrée. De ce nombre fut le jeune homme, fils du vieillard qu’il venait secourir et qui le vit tomber à ses pieds. L’officier maudit, comme vous pouvez croire, sa funeste précipitation et surtout son ignorance des usages du pays. Il est certain que l’offre qu’il eût pu faire d’une légère récompense lui aurait aisément procuré un guide parmi cette classe d’individus qui habitent à l’entrée de chaque village et dont la profession est d’accompagner les voyageurs. Il eût évité par là les malheurs dont il fut la cause, et se fût épargné de longs et douloureux regrets.

Le colonel Briggs.


  1. Voir le cahier de février.
  2. Voyez la première lettre.
  3. Voir la première lettre