Lettres sur la Guadeloupe/02

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LETTRES
SUR
LA GUADELOUPE[1].


La Guadeloupe… 1826.


No IV.


Monsieur,

Je vous ai annoncé dans ma dernière lettre la suite de ma conversation avec M. S***. Ayant pu le soir nous isoler au bout d’une vaste galerie, je le priai de me dire comment il se faisait qu’avec cette richesse de produits, les colonies, à ce que j’avais entendu répéter si souvent, coûtassent plus au gouvernement qu’elles ne profitaient au commerce.

C’est encore une bien grande erreur, me dit-il. Remontons, non à une époque perdue dans la nuit des temps, mais au milieu du seizième siècle : alors la Guadeloupe, achetée 80,000 francs, fut livrée à une compagnie qui jouissait de grands priviléges et était encouragée par des primes et des sacrifices que s’imposait le roi pour la soutenir et couvrir ses pertes. Sans doute la colonie coûtait plus alors qu’elle ne rapportait ; mais c’était, à bien dire, la dépense d’établissement, et Louis xiv ne regrettait pas les sommes qu’il donnait de sa cassette, parce qu’il voulait hâter le moment où le commerce national pourrait trouver de véritables avantages à trafiquer avec la Guadeloupe. En effet, dès 1774, les négocians de la métropole recueillirent le fruit des bienfaits du roi jusqu’en 1789. S’est-on plaint que les colonies coûtassent plus à la France qu’elles ne donnaient de bénéfice à notre commerce ? Aurait-on osé comparer la dépense pour les garnisons, les fortifications et l’administration, avec les richesses qui affluaient de chez elles dans la métropole ?

Après une horrible révolution, la Guadeloupe a été rendue à la France non pas dans l’état prospère où elle était en 1789, puisqu’elle a été le théâtre des plus affreux désastres, mais avec des colons sages et laborieux. Grâce à eux, cette colonie renaît aujourd’hui de ses cendres ; la valeur de ses établissemens est de plus de 300,000,000 fr. Elle donne à notre commerce un mouvement annuel d’affaires de 39,000,000 fr., sans comprendre les bénéfices qu’il fait sur les ventes, et ce dont il profite sur les frais énormes et charges imposés aux colons par la métropole qu’il faut payer. Pense-t-on que ces avantages souffrent la comparaison de la dépense pour 2,000 hommes de garnison, et de 120,000 francs que coûte l’administration ? Tout le reste est à la charge de la colonie. Ces faits ne sont pas des suppositions, ils sont basés sur des calculs faciles à vérifier. — J’avoue que j’ai peine à concevoir… Mais quel intérêt peut-on avoir à déprécier cette colonie, une des plus productives des Antilles, d’après les renseignemens que vous me donnez ? — Je l’ignore comme vous, mais je présume que l’opinion publique est loin d’être éclairée sur la véritable position de cette île. On ne la connaît, ainsi que la Martinique, que par ce qu’on en dit aux chambres, et ceux qui en parlent dans le monde sont souvent mal inspirés. La teinte de philantropie qui colore leurs discours y attache un intérêt puissant ; l’opinion se forme, se prononce, et le gouvernement est obligé de suspendre les effets de ses intentions bienveillantes pour les colons.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette accusation, si souvent reproduite, contre les colonies, d’être à charge à la mère-patrie, et qui leur a été si fatale, est cependant bien facile à détruire. Je ne vous demande pour cela que de jeter les yeux sur le tableau ci-joint du mouvement du commerce de la Guadeloupe et de la Martinique avec la métropole ; il vous convaincra, je l’espère, de l’importance de ces deux possessions extra-continentales de la France. Il est difficile en effet d’argumenter contre des chiffres. En Angleterre, on a des idées bien opposées à celles que l’on cherche à faire prévaloir en France sur les colonies. Son gouvernement ne dédaigne pas le moindre coin de terre, fût-il placé aux antipodes ou sous les glaces du pôle. Il étend sa sollicitude jusque sur le plus meurtrier rocher de l’Atlantique, et trouve moyen de tout utiliser par ses convicts et ses marchands.



APERÇU DU COMMERCE DE LA MÉTROPOLE AVEC LA MARTINIQUE ET LA GUADELOUPE, ET DES CHARGES SUPPORTÉES PAR LES CONSOMMATEURS FRANÇAIS.


IMPORTATION
des
marchandises nationales.
VALEUR
des Marchandises
dans le royaume.
FRAIS
commission d’expédition,
Fret et Assurances.
VALEUR
des Marchandises
à l’arrivée
dans les colonies.
FRAIS DANS LES COLONIES,
droits d’entrée,
bénéfice net sur les marchandises,
et commission.
VALEUR
en gros
des Marchandises
importées.
EXPORTATION
des
denrées coloniales pour la france.
VALEUR
des denrées dans
dans les colonies.
DROITS,
frais, commissions,
Fret et Assurances.
VALEUR
des
denrées à l’arrivée
en France.
FRAIS,
commissions, courtage
et dû croire.
vente en gros
des denrées coloniales,
sans comprendre
les droits d’entrée.
Frais de chargemens et autres 
700,000 f.
Frais de débarquement, magasinage et autres 
800,000 f. Sucre. Café. Coton. Articles
divers
Droits de sortie 
427,600 f.
Frais de déchargement et autres 
1,000,000 f.
Commission d’expédition 
640,000
Droit d’entrée 
400,000 De la Martinique 50,000,000 2,000,000 400,000 1,200,000
Frais de chargement et autres 
4,000,000
Commission de vente, courtage et dû croire 
3,670,000
À la Martinique 
17,000,000
Fret de 66,000 tonneaux chargés en marchandises 
3,300,000
Bénéfice net sur les marchandises 
6,400,000 De la Guadeloupe 66,000,000 3,000,000 400,000 800,000
Commission d’expédition, fret pour les denrées 
2,138,000
À la Guadeloupe 
15,000,000 f.
Assurances de marchandises 
640,000
Commission de vente 
1,350,600 La valeur de ces produits est calculée d’après des prix qui seraient satisfaisans pour les colons, mais qu’ils obtiennent très-rarement, savoir :
Assurances des denrées 
855,200
32,000,000 f. 32,000,000 5,280,000 f. 37,280,000 8,950,600 f. 46,230,600
à 130 fr. le quintal de sucre
à 100 fr. le quintal de café
à 120 fr. le quintal de coton
40,760,000 fr.
et pour divers articles……… 2,000,000 fr.
42,760,000 10,956,800 f. 53,716,800 4,670,000 f. 58,386,800
Prix des denrées en France 
32,000,000
Prix des denrées dans la colonie 
42,760,000
Perte supportée par les colons 
14,230,000
Différence supportée par les consommateurs 
15,626,800
Il résulte que le montant des échanges avec les colonies de la Martinique et de la Guadeloupe est en valeur réelle desdites marchandises aux lieux d’expédition, de 
74,760,000 f. N.B. Malgré les énormes frais que supportent les denrées, et la perte de leur déchet et de la différence de tare, le sucre acheté 40 francs le quintal ne revient, en entrepôt, qu’à 44 francs, et peut être vendu, droits acquittés, 80 fr. ; mais comme nos colons ne sont pas en position d’expédier leur sucre pour leur propre compte, ils n’obtiennent, sur les lieux, le prix de 30 francs, que lorsque la denrée se vend en France 74 et 75 francs ; le surplus des 70 francs est alors le bénéfice du négociant spéculateur. Ainsi on risque peu de se tromper en portant le bénéfice que fait le commerce national sur le sucre de nos îles, à 4 fr. par quintal ; ce qui doit donner sur les 116,000,000 de sucre de la Martinique et de la Guadeloupe, 4,640.000 fr. net.
Que le mouvement de ce commerce donne aux négocians de la métropole et à leurs agens dans lesdites colonies pour les divers frais, commissions, etc. 
22,284,200 f.
Pour bénéfice sur les marchandises françaises importées dans lesdites colonies 
6,400,000 f.
Pour bénéfice sur les denrées coloniales vendues en France 
 Mémoire.
»  »
103,44,200 f.
No V.


Monsieur,

À cinq heures du matin, je me suis rendu chez M. S***. Nous sommes montés à cheval et sortis de la ville par le champ d’Arbot. Le soleil aux Antilles offre un tableau imposant. À mesure que nous nous élevions, nous découvrions de nouvelles richesses. À nos pieds, la rade où flottaient les pavillons de divers navires ; au-dessus de nous de hautes montagnes, couvertes de la végétation la plus belle, se perdaient dans les nues ; des torrens en descendaient avec fracas. Tout était coloré des feux du soleil. Des camélias, des cactus nuancés des couleurs les plus vives parfumaient le chemin. Les oiseaux-mouches, les sucriers planaient avec rapidité au-dessus de leurs calices, et leur brillant plumage reflétait l’or et l’azur.

Eh bien ! me dit M. S***, vous admirez ce ciel des tropiques ? La nature fut-elle jamais plus belle, plus parée ? — Non, je l’avoue, mais je frémis quand je songe que les plus grands fléaux pèsent sans cesse sur ce magnifique pays, et qu’il est peuplé d’esclaves. — Puisque vous revenez sur ce chapitre, veuillez écouter quelques observations sur le caractère des colons et sur leur position. J’ai été à même de les apprécier, et bientôt, j’espère, votre propre expérience vous convaincra qu’elles sont fondées.

Le colon est généralement bon, humain, généreux, à ce point qu’il fera des sacrifices pour venir au secours de celui dont il aura à se plaindre, et qu’il ira même le soigner lorsqu’il sera malade. Le nègre n’a jamais connu ce beau sentiment pour son semblable : il s’éloigne du nègre souffrant, et ne s’en rapproche que pour le porter en terre, parce qu’alors ce triste devoir n’est pas pour lui sans plaisir. Le colon est très-susceptible. Blessé dans son amour-propre, il se croirait déshonoré de le souffrir. Sa vengeance est noble, mais jamais cruelle ; quels moyens n’a-t-on pas de donner à ces sentimens la meilleure direction ! On n’a à combattre chez lui aucuns mauvais principes, aucune opinion politique contraire au gouvernement. Il sent le besoin de la religion, et se plaît à ses exercices autant par conviction que par mœurs et par habitude, et pour donner le bon exemple ; les colons sont probes et intègres dans les fonctions honorables qui leur sont confiées. Juges, ils sont invariables dans leur conduite, quoiqu’ils ne soient pas inamovibles.

On ne saurait donc trop appeler la sollicitude du gouvernement sur une partie estimable de la société qui ne demande qu’à être utile à la métropole, qui l’est réellement, et qui le serait encore davantage, si l’on excitait son émulation et ses travaux, et si l’on assurait sa tranquillité.

Sans doute des entrepreneurs de canaux, de routes, méritent d’être encouragés ; mais ils spéculent à coup sûr, et ni leur fortune ni leur personne ne sont en danger.

Les colons, au contraire, ont toutes les chances contre eux. Ils sont exposés à toutes les calamités qui détruisent ou rendent leurs propriétés sans valeur. Ils ont toujours à craindre la guerre, les révoltes, les ouragans, les pénuries ; sans sûreté pour leurs familles, sans garantie de la conservation de leurs biens, ne devraient-ils pas regretter de s’être expatriés pour venir habiter un pays où le fruit de leurs travaux et de leurs sacrifices peut d’un instant à l’autre être perdu, où de mauvaises inspirations données à leurs esclaves peuvent en faire leurs assassins. Ces malheureux colons ont été encore plus victimes de la révolution qu’aucun propriétaire de France, et à leur retour de l’émigration, ils n’ont trouvé sur leurs habitations que des ruines et des cendres. C’est à force de dépenses et de labeurs qu’ils avaient réussi en partie à réparer leurs pertes, mais de nouvelles calamités viennent s’appesantir sur eux. Au mois de septembre 1824, un coup de vent ravage leurs plantations ; au mois de juillet 1825, un ouragan, le plus terrible qu’on ait éprouvé dans les Antilles, anéantit leurs établissemens et leur ville, et c’est alors que la reconnaissance de Saint-Domingue leur parvient, et les plonge dans la plus sombre inquiétude.

Mais j’aperçois l’habitation de M. V***. Que dites-vous de ce point de vue ?

Tout entier aux détails que me donnait M. S***, je n’avais pas aperçu l’aspect vraiment enchanteur d’un petit village adossé à une haute montagne. Des maisons dispersées çà et là étaient chacune entourées d’un petit jardin couvert de fleurs et de fruits. Ces petites chaumières, me dit M. S***, sont les cases à nègres ; et ces bâtimens que vous voyez là-bas sont le moulin, la purgerie, et près de ces ruines, c’est l’hôpital. Je cherchais partout la maison du colon : il me fit remarquer un amas de décombres sur lesquels on avait élevé à la hâte une grande cabane en bois qui n’était pas entièrement couverte. Nous y arrivâmes et demandâmes M. V***. On nous dit qu’il était occupé à l’hôpital, et qu’on allait l’avertir.

Chaque sucrerie a-t-elle un hôpital, demandai-je à M. S*** ? — Oui, sans doute ; un médecin y vient faire sa visite trois fois par semaine ; les autres jours, le maître le supplée et donne ses soins aux nègres souffrans.

Un homme d’un extérieur noble et agréable vint à nous. Il accueillit mon compagnon avec beaucoup de cordialité. Lorsqu’il sut qui j’étais, il m’offrit tout ce qui dépendait de lui pour satisfaire ma curiosité, et me fit promettre de passer la nuit chez lui, en s’excusant du trop modeste appartement qu’il pourrait me donner. Mais l’ouragan, dit-il, nous a tellement maltraités, que nous sommes obligés de camper.

Il nous pria d’entrer dans une vaste salle où étaient sa femme jeune et jolie, et ses enfans jouant avec des négrillons. Elle nous reçut avec beaucoup de grâce et de modestie. Sa tête, couverte d’un madras noué négligemment, d’où s’échappaient de grosses boucles de cheveux noirs, l’expression fine et spirituelle de son regard, un abandon général dans toute sa personne, lui donnaient cette physionomie piquante et gracieuse qui appartient aux créoles. Elle réitéra d’une manière très-aimable l’invitation que son mari nous avait faite, et me présenta ses deux fils, qui étaient charmans. On fit servir à déjeûner. Les attentions de cette dame et de son mari, leur conversation agréable, leurs manières distinguées, la joie peinte sur la figure de leurs domestiques, l’empressement qu’ils mettaient à prévenir les ordres de leurs maîtres et à donner leurs soins aux enfans, me faisaient comparer ce que je voyais et ce que j’entendais avec les rapports infidèles qui défigurent totalement le caractère, l’éducation et les mœurs des colons.

Après le repas, M. V*** me conduisit dans les bâtimens de la sucrerie, et me fit remarquer qu’ils étaient entièrement reconstruits. Ce que l’ouragan n’avait pas enlevé, me dit-il, était tellement lézardé ou ébranlé, qu’il a fallu l’abattre. Je voulais aller voir les plantations, mais M. V*** me conseilla de laisser passer la forte chaleur, et de ne faire ma promenade qu’après-dîner. Nous revînmes chez lui, et il m’obligea de me reposer dans le modeste appartement où je devais passer la nuit. Il vint deux heures après me réveiller, et m’invita à faire une partie de tric-trac. Sa femme nous sépara pour aller dîner. Après avoir pris le café, je témoignai à M. V*** le désir de me promener seul, ne voulant pas le déranger de ses occupations. J’eus beaucoup de peine à l’y faire consentir. Il me donna un nègre pour me conduire.

Je partis avec mon cicérone couleur d’ébène, qui me montrait en souriant deux rangées de belles dents blanches. Il s’appelait Apollon, et était très-content de son sort. Je voulus d’abord voir les cases à nègres. En un demi-quart d’heure nous y fûmes : le bruit qu’on y faisait eût suffi pour guider notre marche, car les sons d’une espèce de tambour et de callebasses remplies de pois qu’ils agitent fortement, s’entendaient de fort loin. Je fus témoin du spectacle le plus bizarre que l’on puisse imaginer : cent cinquante à deux cents nègres ou négresses habillés d’une manière grotesque, couverts de chaînes ou d’anneaux de cuivre doré ou d’argent, dansaient avec une coquetterie trop plaisante ; les autres, comme des frénétiques, étaient animés par cette musique bruyante et barbare. Je demandai à Apollon à quelle occasion se donnait cette fête ; il m’apprit que deux fois la semaine, les nègres dansaient la bamboula.

Apollon considérait ce spectacle avec envie, il n’osait me demander la permission de se mêler aux danseurs. Je prévins ses désirs, et en deux bonds il fut au milieu d’eux.

Je m’éloignai de l’habitation ; je me plaisais à être seul. Je jouissais en silence de la fraîcheur de l’air, du murmure des ruisseaux et des dernières harmonies des lumières et des ombres, car le soleil dorait encore la cime des forêts qui bornaient l’horizon. Ces sites sauvages et pittoresques m’attachaient, je laissais errer mes pensées sur ce peuple, ce pays si neuf encore ; je commençais à me persuader que les nègres étaient loin d’être malheureux.

L’accueil plein d’aménité et de franchise du colon détruisait en partie mes injustes préventions, et me rappelait presque ces temps fabuleux de l’âge d’or, ces patriarches vertueux près d’une nombreuse famille, vivant dans leur simplicité première. En effet, un colon isolé avec sa famille, éloigné du faste des villes, occupé sans cesse de culture, de travaux dans sa fabrique et du régime de ses noirs, ayant sous les yeux le spectacle continuel des beautés de la nature, spectacle qui élève l’âme, agrandit les idées, ne peut être foncièrement cruel ni méchant. Il doit sentir le besoin de s’attacher les cœurs, et de fonder son plus grand bonheur sur l’amour de ceux qui l’entourent[2].


Je fus tiré de mes réflexions par des chants d’une mélodie douce et plaintive. Je suivis un sentier, au bout duquel se trouvait une case à moitié cachée par des lianes et des mangotiers. Les chants qui avaient cessé un instant furent remplacés par de grands éclats de rire, et bientôt reprirent leur première mesure. Plusieurs nègres et négresses entouraient un corps couvert d’un linceul. Des couïs dans lesquels étaient quelques bananes, des verres et des bouteilles étaient dispersés près d’eux. Le ton douloureux s’arrêta de nouveau, ils vidèrent chacun à leur tour un grand verre de tafia, rirent aux éclats et recommencèrent leur air mélancolique. Ils se turent à mon aspect et m’apprirent qu’ils rendaient les derniers devoirs à un nègre qui avait été empoisonné par la jalousie d’un de ses camarades, qui s’était enfui marron dans la crainte du supplice.

Je les quittai. Cette manière de rendre hommage aux morts, ce mélange de religion et de débauche, d’ivresse et de douleur, avaient quelque chose que je ne pouvais concevoir. Comment des sentimens si incompatibles chez les nations civilisées pouvaient-ils être réunis dans le cœur des noirs ?

Je regagnai le lieu des danses, qui dissipèrent les idées sombres que m’avait données l’aspect du deuil. Apollon m’apprit que la bamboula allait cesser. Nous entendîmes une cloche qui sonnait l’heure de la prière. Hommes, femmes et enfans se rendirent dans le plus profond silence au pied d’une croix où étaient agenouillés le colon et sa famille. Les étoiles scintillaient au milieu d’un ciel pur, l’atmosphère était embaumée. À peine l’écho répétait-il le murmure des palmistes dont les longues flèches étaient balancées par les vents. Ce fut sous ce dôme de verdure que le maître et l’esclave se prosternèrent devant le Créateur. Après la prière, les nègres s’en allèrent reposer dans leurs cases, et bientôt tout fut calme comme la nature !

Eugène Sue

Les esclaves au Cap de Bonne-Espérance[3].


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Les fermes au Cap sont toutes cultivées par des esclaves, et quoique ici l’esclavage ne se présente pas sous la forme la plus dégradante, quelques-uns de ses traits sont encore révoltans : le pas timide et silencieux de la jeune esclave lorsqu’elle entre dans la maison, le ton humble et soumis avec lequel elle s’acquitte d’un message, et cet air d’apathie où semble éteinte l’ardeur de la jeunesse. Lorsque j’ai contemplé ces yeux noirs et ternes, nés pour lancer des regards de feu ; ces membres mous et nonchalans, nés pour bondir de joie, je n’ai pu m’empêcher de sentir que cet être était courbé sous le joug, et que ses facultés, que la liberté aurait mises en jeu, étaient anéanties par la dureté de son sort.

» Un jour, en voyage, je m’arrêtai à la porte d’un planteur, et je remerciai une jeune esclave d’un léger service qu’elle m’avait rendu. Elle se tourna vers sa compagne d’un air qui exprimait plus que de la surprise, et toutes deux éclatèrent de rire sans pouvoir se retenir. Mais leur rire était pour moi sans gaîté : il annonçait un état où le refus d’obéir aurait pu être suivi d’un châtiment corporel, et où les remercîmens étaient un langage inconnu. Ces traits sont caractéristiques de l’esclavage, et frappent un Anglais par leur contraste avec les manières respectueuses, mais aisées, des domestiques de son pays.

» Les partisans de ce système, avec cette sécheresse de sentiment commune dans les contrées où règne l’esclavage, et qui calcule froidement la valeur d’un être humain, allèguent que l’esclave est bien nourri, afin qu’il puisse bien travailler ; qu’il est traité avec douceur, parce qu’il est de l’intérêt de son maître de le maintenir en santé, et qu’on le ménage comme on ménage un cheval, afin qu’il puisse aller jusqu’au terme du voyage. Et ce sont là, je pense, les motifs les plus nobles qui influencent la conduite d’un planteur hollandais. Mais il y a assez de place pour la cruauté sans toucher à la vie ou aux membres, et l’intérêt lui-même n’est pas toujours capable de réprimer les passions d’une race d’hommes qui, vivant dans les parties les plus reculées de la colonie, méprisaient naguère les ordres d’un gouvernement éloigné, et se révoltaient lorsqu’il voulait les faire exécuter.

» Je sais qu’il y a des familles où les esclaves sont traités avec douceur, mais cela tient au caractère particulier du maître ; c’est une exception au système généralement suivi, loin d’en être la conséquence, car toute organisation sociale dans laquelle on compte beaucoup sur la bonté de l’homme doit être mauvaise. On dit, et cela est vrai, que les esclaves sont presque toujours vicieux. C’est un argument que les maîtres devraient se garder de prodiguer : ce sont eux qui donnent souvent aux jeunes filles la première leçon du crime ; et quant à l’ivresse, le vice des hommes, elle est presque pardonnable dans une race abrutie par des traitemens cruels, et qui n’échappe au sentiment de ses maux qu’en se réfugiant dans une insensibilité dégradante. On allègue encore qu’ils sont ingrats. Pauvres malheureux ! ils n’en ont pas souvent l’occasion. Ce qu’un maître regarde comme de la bonté pour un esclave n’est souvent que l’effet d’un caprice passager, n’influence en rien la suite de sa conduite, et ne mérite aucune reconnaissance.

» La servitude a pourtant quelques avantages pour compenser une foule de maux. L’esclave ne connaît jamais cette extrême misère à laquelle est exposée la classe ouvrière de l’Irlande, et quelquefois aussi celle de l’Angleterre ; et, quand la vieillesse arrive, entouré de ses enfans, il est entretenu par la famille où il a passé sa jeunesse ; il ne connaît ni la mendicité ni les maisons de travail : voilà le beau côté de la question. Mais voici une ombre au tableau : souvent le maître est ruiné et ses biens vendus ; le vieil esclave est acheté pour une bagatelle, et condamné à passer le reste de sa vie dans une nouvelle famille, où il trouve peu de pitié pour ses infirmités ; il est entouré de gens indifférens, et n’est point aidé dans son travail par de plus jeunes bras, car ses fils ont trouvé d’autres maîtres. Tous les liens qui l’attachaient à la vie, et qui la lui rendaient douce, sont rompus.

» Lorsqu’il n’est plus sous les yeux de son maître, l’esclave devient une tout autre créature, joyeux en proportion de sa tristesse habituelle. J’ai été plusieurs fois témoin de leurs divertissemens, je m’en amusai surtout un jour. La famille s’était rendue à une église éloignée, et les esclaves, profitant de l’absence de leurs maîtres, se procurèrent un violon, et se mirent à danser dans un hangar. Je les regardais danser, et j’étais enchanté de leurs grotesques attitudes dans les valses et dans les quadrilles, dont les mouvemens gracieux étaient admirablement travestis par des Hottentots et des nègres de Mozambique. Le café circulait, et avec lui la gaieté ; mais au moment où la joie et la bonne humeur étaient au comble, on entendit les roues d’un chariot. Le violon cessa, les lumières disparurent, et tout fut plongé dans le silence et l’obscurité. Jamais dans conte de fée, le chant du coq n’eut un effet plus prompt.»



  1. Voyez les numéros d’octobre et novembre.
  2. Les opinions libérales de notre jeune collaborateur sont trop connues pour qu’on puisse voir dans ces réflexions un plaidoyer en faveur de l’esclavage. Nous ferons observer à cet égard que ces lettres n’étaient pas destinées à être publiées ; qu’elles n’ont pas été écrites dans des vues systématiques, mais, pour ainsi dire, comme une confidence et sous l’impression du moment. Peut-être l’auteur s’est-il trop laissé entraîner à cette chaleureuse imagination qui lui a inspiré Plik et Plok, mais par cela même que c’est là l’opinion d’un homme de talent et de conscience, elle mérite une plus sérieuse attention. On nous saura gré sans doute d’exposer ici les argumens de l’opinion contraire ; nous les puiserons dans le voyageur anglais Cowper Rose, dont l’ouvrage a été traduit avec bonheur par M. Cabanis. Le voyage de Cowper Rose (Quatre années de séjour dans l’Afrique méridionale), publié tout récemment, se trouve à Paris, chez Cherbuliez. Voyez à la fin de cette lettre le fragment que nous en citons.

    (Note du D.)
  3. Voyez la note ci-dessus.