Lettres sur les hommes d’État de France/03

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LETTRES
SUR
LES HOMMES D’ÉTAT


DE LA FRANCE.

TROISIÈME LETTRE.


Paris, le 15 septembre 1833.


Un singulier incident s’éleva dans la chambre des députés, pendant la session de 1821. Un officier d’état-major, le colonel Alix, adressa une pétition à la chambre pour engager ses membres à respecter la charte et à abroger toutes les lois qui lui étaient contraires. Jamais pétition n’avait été plus opportune : M. de Villèle était à la veille d’arriver au pouvoir.

Quelques députés s’emportèrent, et coururent, tout irrités, à la tribune pour demander justice de cette insolence. N’avaient-ils pas juré obéissance à la charte, en même temps qu’ils avaient prêté serment de fidélité au roi ? Les croyait-on capables de violer leurs serments ? Il y eut beaucoup de bruit et de colère. Les ministres qui se trouvaient là protestèrent, la main sur le cœur, de leur attachement à la constitution ; l’opposition gronda et fit entendre sa voix menaçante, et la lutte s’engageait avec acharnement entre les deux partis, quand M. Villèle, qui siégeait au banc des ministres, comme membre du conseil, sans titre et sans portefeuille, vint poser ses coudes sur la balustrade de marbre de la tribune, avec cette nonchalance et cette froideur qui le distinguaient de ses collègues, les députés du midi. Je vis alors, pour la première fois, ce petit corps maigre, affublé d’un habit bleu brodé d’argent, et cette longue figure jaunâtre où l’on ne distinguait, à quelque distance, qu’un nez en saillie, grotesquement recourbé vers la bouche, et la cachant si bien, qu’il semblait usurper ses fonctions et produire seul une parole saccadée et nasillarde, à laquelle on avait quelque peine à s’habituer. On l’écouta avec beaucoup de déférence. M. Villèle était déjà une puissance morale. Il dirigeait, avec son ami M. Corbière, une grande partie du côté droit de la chambre, et, depuis peu de temps, il s’était introduit presque de vive force dans le conseil, d’où l’avait repoussé jusqu’alors le défiant duc de Richelieu. M. Villèle ne se fâcha pas, ne s’irrita pas, ne parla pas de ses sermens, ne se montra pas offensé pour sa part, parce qu’on soupçonnait la chambre de se prêter à la violation de la charte ; il fit seulement observer que les questions que plusieurs orateurs avaient élevées à propos de cette pétition, devaient venir dans la discussion du budget, que ce n’était ni le jour ni l’heure de s’échauffer ainsi, et d’un ton très naïf, très simple, demanda la clôture. Vous avez vu quelquefois l’effet d’un seau d’eau froide lancé au milieu d’un combat de dogues. M. Villèle produisit cet effet-là.

Casimir Périer seul, ce volcan toujours bouillant, ne s’apaisa pas sous cette pluie de paroles glacées. Il s’élança à la tribune que gravissait en même temps le général Donadieu. Tandis que d’un côté s’élevait tout à coup la tête noire et crépue qui surmontait cette haute stature, de l’autre côté se montra le visage colère et hautain de Périer ; et M. Villèle, sans perdre rien de son calme, se trouva entre les deux orateurs les plus fougueux de la droite et de la gauche. Madame de Staël, parlant de Cambacérès adjoint au consulat de Sièyes et de Bonaparte, disait que c’était du coton placé entre deux vases de porcelaine. En cette occasion, M. Villèle ressemblait à une mince feuille de papier entre deux marteaux de fer.

Casimir Périer, qui devinait déjà que le pouvoir allait se concentrer dans cette main qui posait sur la tribune, près de la sienne, dédaigna de combattre le ministère, et s’attacha uniquement à M. Villèle. M. Villèle n’avait pas attendu son tour pour parler. De quel droit lui avait-on accordé la préférence ? « C’était donc comme ministre qu’il avait obtenu la parole ? » disait Périer en le regardant avec une feinte surprise. « Ministre ! reprit-il d’un ton retentissant, il faut alors commencer par établir une question. Devons-nous souffrir qu’un ministre qui n’a aucune fonction, qu’on ne sait comment qualifier, puisqu’il n’a pas de portefeuille, puisse ainsi prendre la parole et intervertir l’ordre de la discussion ! J’avoue, messieurs, que je ne sais comment appeler ces sortes de ministres ; voudraient-ils donc, dit-il en se tournant vers M. Villèle, voudraient-ils donc qu’on les appelât les ministres de la clôture ? » À ce trait spirituel, M. Villèle, au grand étonnement de la chambre, sembla un peu embarrassé et confus.

Périer, avec sa sagacité habituelle, avait deviné à la fois et le ministre et la nature de son ministère. Pendant ses sept années de puissance, M. Villèle ne fut rien autre chose que le ministre de la clôture, échappant toujours au dernier mot d’une discussion, remettant sans cesse la décision au lendemain, ennemi de toute conclusion, et ne subissant un résultat quelconque qu’après avoir bien regardé autour de lui s’il ne voyait pas quelque sentier pour s’enfuir. Telle a été la politique constante de M. Villèle. Elle a fait durer sept ans son ministère, mais elle a diminué peut-être d’autant d’années le règne des Bourbons.

M. Villèle était un de ces caractères rares que le malheur n’aigrit point, un de ces hommes peu communs dont la misère ne fausse pas les idées, et qui ne s’efforcent pas de rendre la société tout entière responsable de leur mauvaise fortune. Un tel caractère, joint à un immense savoir-faire, devait triompher de toutes les petites adversités qui l’assaillaient. Il les surmonta et mena, comme on l’a vu, celui qui le possédait à une haute fortune ; mais, là s’effacèrent et devinrent inutiles toutes ces qualités si brillantes dans une basse condition, et se fit sentir l’absence des hautes vues et des larges conceptions que le génie seul conserve et nourrit au milieu des embarras d’une vie étroite. Une fois installé dans la haute et vaste sphère où l’avaient porté sa ruse et sa patience, M. Villèle ne se trouva rien de plus que cette patience et cette ruse pour s’y maintenir. Où le génie d’un Napoléon n’eût pas suffi pour diriger vers un noble but cette sève de liberté qui animait toute la jeune génération, et contenir cet amour furieux du despotisme qui éclatait parmi les fougueux vieillards de la monarchie, n’apparut qu’un Mazarin, spirituel aussi, gai, roué, habile, dont l’esprit fin et conciliant eût certainement terminé la Fronde et fait face aux grandes intrigues et aux petites émeutes de cette joyeuse époque, mais qui n’était pas de taille à dominer les violentes passions qui luttaient alors. On a dit de M. Villèle que ce fut un grand ministre ; M. Villèle n’a été qu’un grand homme d’affaires. On s’est fondé, pour louer son ministère, sur la prospérité du pays. L’Angleterre prospéra aussi sous Walpole ; mais avec toute cette prospérité, si Chatam n’était venu la régénérer, elle périssait de gangrène. Pour la France, elle est encore dévorée, à cette heure, par la lèpre dont le ministère de M. Villèle l’a couverte.

La destinée politique de M. Villèle était déjà assurée, quand son nom fut prononcé pour la première fois en public et dans les alentours du trône. À peine connu dans son département par une brochure contre le projet de la charte, encore moins connu hors des limites de la Garonne par sa nomination à la mairie de Toulouse, siégeant depuis peu de temps à la chambre, il s’était déjà créé le centre d’une foule de petites intrigues, et s’était fait la base d’un grand nombre d’espérances. Déjà aussi M. Corbière s’était attaché à sa fortune. M. Corbière était, ainsi que M. Villèle, un de ces bourgeois déliés, qui avaient uni leur sort aux intérêts aristocratiques de la restauration, et qui n’ayant perdu, par la révolution, ni titres, ni terres, ni fortune, lui demandaient cependant avec aigreur toutes ces choses, en dédommagement de l’obscurité et de la nullité où ils avaient vécu jusqu’à leur âge mûr, pendant tout le temps où il fallait acheter sa noblesse et sa fortune, non par des intrigues et des faux-semblants de piété et de dévouement, mais par des fatigues sans nombre, de vrais services à la patrie, des blessures reçues sur le champ de bataille. M. Corbière était aussi opiniâtre que M. Villèle l’était peu ; car M. Villèle ne voyait que le résultat, et peu lui importait la route qui devait y conduire. Il comptait ses ennemis, les haïssait et les persécutait, tandis que M. Villèle fermait les yeux et ne haïssait personne, parce qu’il savait très bien que dans un système politique comme le sien, l’ennemi de la veille pouvait être l’ami du lendemain. Enfin M. Corbière s’était laissé échauffer au jeu qu’il avait d’abord joué par calcul et par circonstance. L’opposition lui donnait des transports de rage, et la presse le mettait hors de lui ; il eût voulu la traiter tout entière comme il traita Magalon ; et sous sa paupière à demi endormie, sous ces façons insouciantes et bonasses, avait germé une sorte de férocité qui embarrassa souvent son ami Villèle, l’homme des voies détournées, des moyens conciliateurs et des transactions douces. On voit que l’association de ces deux hommes n’était fondée ni sur une parité de vues, ni sur une conformité d’humeurs. Elle dura long-temps toutefois, parce que le hasard ne sépara pas leurs intérêts ; mais ils avaient une trop haute opinion l’un de l’autre pour douter qu’aucun d’eux eût jamais hésité à sacrifier l’attachement qu’il professait pour son ami, à la moindre combinaison politique. L’un des deux n’en pouvait douter du moins, car vingt fois, pendant son ministère, M. Villèle fit offrir à ceux de ses adversaires qu’il voulait apaiser, le portefeuille de son collègue Corbière.

Les amis de M. Villèle étaient en majorité à la chambre, le discours du trône était soumis par les ministres à son approbation, et Louis xviii ne connaissait pas encore personnellement M. Villèle, tant celui-ci mettait de sobriété et de retenue dans ses démarches. Un jour enfin, M. de Richelieu écrivit à M. Villèle que le roi voulait le voir. La conférence fut singulière. M. Villèle vint accompagné de son ami Corbière. Louis xviii, le gentilhomme le plus aristocrate de sa cour, reçut d’abord avec froideur et presque avec une nuance de dédain ces deux représentants bourgeois du parti aristocratique. Quelques momens auparavant, le roi avait parlé malignement à ses intimes de la tournure et des prétentions de M. de Cazalès à l’assemblée nationale. À la vue de M. Villèle et de son collègue M. Corbière, il redoubla de cette dignité hautaine qu’il affectait presque toujours, et leur demanda, non sans humeur, où s’arrêteraient les prétentions des royalistes, et quelle sorte de ministère ils avaient dessein de lui imposer. M. Corbière, tout spirituel qu’il était, ouvrait déjà la bouche pour répondre sérieusement au roi, quand M. Villèle, avec cet enjouement et cette bonhomie apparente qui diminuent l’expression peu attrayante de son visage, se hâta de faire bon marché de ses amis, et se moqua, avec tout l’aplomb d’un homme de cour, de l’aveugle opiniâtreté des gens les plus emportés de son parti. Le roi, homme d’esprit aussi, et dont les convictions étaient également fort légères, comprit aussitôt M. Villèle. Le lendemain, M. Corbière fut nommé président du conseil de l’instruction publique, et M. Villèle entra avec M. Lainé dans le conseil.

M. Villèle avait refusé de se laisser faire ministre à portefeuille, car on ne lui avait encore offert qu’une direction, celle des contributions directes, qu’on voulait ériger pour lui en ministère ; il aimait mieux essayer le banc des ministres dans une position douteuse, et laisser le ministère de M. de Richelieu se compromettre vis-à-vis des deux partis, sans prendre la responsabilité de ses actes. Jamais situation ne dut plaire davantage à M. Villèle ! Les chefs de l’opposition royaliste venaient chaque matin conférer avec lui dans son appartement de la rue de Provence, et lui dérouler le plan de leurs attaques contre ce ministère dont on lui avait livré tous les secrets, et au sein duquel il s’était introduit comme dans une place ennemie. M. Villèle se laissait doucement gronder de son inertie, disait d’un air pensif à ses partisans qu’il n’était pas encore temps de saisir le pouvoir, les engageait mollement à modérer leurs agressions, défendait ses collègues du conseil par de mauvaises raisons, découvrait comme par mégarde leur côté faible ; et quand, à la chambre, M. Castelbajac avait lancé des paroles furieuses à M. Pasquier, quand M. de Richelieu, M. Roy et M. Siméon étaient sortis de la séance tout meurtris par l’éloquence acérée de M. de Bonald et de M. Delalot, M. Villèle abordait la larme à l’œil ses collègues, et se plaignait à eux du caractère indisciplinable de ses amis. Un jour, M. de Richelieu se lamenta en présence de M. Decazes, et lui parla avec candeur des embarras de ce bon M. Villèle avec son parti, et des efforts inutiles qu’il faisait pour le calmer. M. Decazes connaissait de longue main M. Villèle ; il dessilla les yeux de M. de Richelieu, qui refusa long-temps de le croire. Mais, peu de temps après, les actes de son ministère ayant excité de nouvelles et violentes sorties de M. Castelbajac et de M. de Sallaberry, M. de Richelieu se pencha vers M. Villèle, qui se trouvait au banc des ministres, et lui dit : « Vraiment, ils vous attaquent trop fort ! Je vois qu’il faut que je me dévoue pour vous : je me retire ! » Le soir même, M. de Richelieu alla trouver le roi, et lui présenta, avec sa démission, une nouvelle liste de ministres, en tête de laquelle figuraient M. Villèle et M. Corbière. À toutes les instances que lui firent le roi et son frère pour rester, il répondit que les amis de M. Villèle l’avaient trop grièvement offensé ; mais il garda noblement le silence sur les soupçons qu’il avait formés contre M. Villèle lui-même. Les royalistes et leur chef, le comte d’Artois, principal auteur du nouveau ministère, crurent que la contre-révolution était faite.

La situation de la France est bien simple aujourd’hui : elle n’a pas d’amis, et toutes les puissances sont armées contre elle. Sa position était plus compliquée au moment où M. Villèle entra dans le ministère, et s’en fit le chef. Le congrès de Vérone venait de s’ouvrir ; et, pour la première fois depuis la restauration, la France était appelée à faire sentir le poids de son épée dans la balance des pouvoirs européens. Sous un gouvernement qui n’aurait pas eu des engagemens de reconnaissance et de sympathie avec l’étranger, la circonstance était bien favorable pour ressaisir un immense crédit en Europe. L’insurrection grecque, à laquelle s’intéressaient ardemment tous les peuples, et que combattaient presque ouvertement tous les souverains, avait créé des centres d’opposition et de résistance dans la plupart des états de la sainte-alliance. Le Piémont et Naples, volcans mal éteints, venaient de produire une irruption nouvelle, qui occupait une partie des forces de l’Autriche et tenait en éveil toute son attention ; l’Angleterre surveillait avec inquiétude la Russie, qui n’avait jamais cessé d’exécuter sourdement le testament politique de Pierre Ier, et semblait déjà mettre le pied sous ce fameux arc de triomphe de Cherson, qu’elle a franchi depuis, où Catherine avait fait inscrire ces trois mots insolens : Route de Constantinople ! La Pologne et l’Allemagne frémissaient sous les baïonnettes qui les maintenaient avec tant de peine ; et l’Espagne, qui d’un bond avait dépassé la France, appelait, par son exemple, les peuples plus arriérés à une complète régénération.

M. de Metternich et lord Castlereagh avaient cherché à entraîner le ministère français dans une alliance contre la Russie, dont les armées couvraient déjà les rives du Pruth. M. de Metternich mettait à ce projet toute l’activité et la finesse dont il est doué ; mais sa grace et ses séductions échouaient contre le duc de Richelieu, qui devait à la Russie sa fortune politique, et dont le cœur était sincèrement dévoué à sa patrie adoptive. Aussi M. de Metternich apprit-il avec joie la retraite de M. de Richelieu et la nomination de M. Villèle. Déjà il se croyait assuré de la triple alliance, quand lord Castlereagh s’avisa de se couper la gorge pour sortir des embarras où l’avait jeté sa politique imprévoyante et hautaine. Georges Canning lui succéda, et l’Angleterre échappa pour toujours à l’influence de M. de Metternich.

M. Villèle, installé dans son fauteuil de ministre, demanda de quoi il était question, et eut bientôt pris son parti : celui de ne rien faire. Il était cependant difficile d’exécuter ce projet entre deux hommes tels que Canning et M. de Metternich.

Jeté d’un mince comptoir sur un vaisseau qui le laissa, par une belle matinée d’été, sur la plage de l’Île-Bourbon, avec les vêtemens qu’il portait pour tout bien, M. Villèle, qui avait été fort heureux d’être agréé comme régisseur dans la sucrerie de M. Panon, était successivement devenu son gendre, membre de l’assemblée coloniale, riche planteur, puis, à son retour, homme influent dans sa province natale, puis encore chef de parti dans la chambre, puis membre du conseil, et enfin premier ministre. Toutes ces choses, M. Villèle les avait tour à tour obtenues par l’application d’une seule pensée ; il était bien fondé à placer quelque confiance dans cette pensée et à y persévérer. Il résolut donc d’appliquer à l’avenir ce système d’inertie, qui lui avait si bien réussi pour le passé. M. Villèle avait eu trop souvent besoin de la Fortune pour badiner avec elle ; il la traitait sérieusement, ne s’adressait à elle qu’avec timidité, et ne risquait jamais de la compromettre en soumettant à son caprice ces grands coups hasardés qui ont souvent ruiné ses plus anciens favoris. Étonné de se trouver si haut, M.  Villèle tâchait de ne pas bouger, par crainte d’un vertige ; et, au lieu de regarder au-dessus de lui, il voyait sans cesse à ses pieds l’immense abîme d’où il s’était si laborieusement élevé à la place qu’il occupait. Un homme saisi par cette constante préoccupation ne pouvait prendre un grand essor politique. Aussi la crainte que M. Villèle, homme nouveau, avait inspirée à M. de Metternich cessa bientôt ; il vit d’un coup d’œil tout le parti qu’on pourrait tirer d’un caractère tel que celui de M. Villèle, et se mit en devoir de le faire marcher malgré lui.

M. de Metternich avait une immense supériorité sur M. Villèle, il possédait des convictions. Il avait en outre l’avantage d’une position décidée. M. de Metternich s’est dévoué gaiement au parti de la monarchie absolue à laquelle se rattachent naturellement tous les intérêts de la caste où il est né. Ce n’est pas qu’il croie à la durée du système qu’il défend ; au contraire, il prévoit sa chute, et ne dissimulait pas au congrès de Vienne, qu’on en avait bien tout au plus pour vingt ans ; mais il accepte franchement la chance de s’ensevelir sous les ruines de l’édifice qu’il soutient, et ne regarde jamais autour de lui pour voir s’il ne pourrait se ménager une issue secrète. Doux et conciliant, M. de Metternich devient impitoyable et cruel quand ses projets sont menacés. Comme il sait très bien qu’il risque sa tête au jeu, il ne ménage pas celles de ses adversaires, et signe un arrêt de mort ou d’éternelle détention avec l’amabilité de ce prince d’une tragédie de Lessing, qui disait en pareil cas en prenant la plume que lui tendait son chancelier : « avec plaisir ! » Le despotisme a trouvé en lui un défenseur froid, mais sûr, qui ne s’emporte pas, qui ne s’épuise pas en frais d’éloquence ; mais qui dit aux juges : «  La cause de mon client est la mienne ; si vous le condamnez, condamnez-moi avec lui. » Il ne gagnera peut-être pas le procès, mais il l’aura fait durer long-temps, du moins ; et il ne s’esquivera pas à l’heure décisive.

De son côté, M. Canning avait aussi parfaitement deviné M. Villèle ; mais il était poète, c’est-à-dire d’une race irritable, et philosophe whig, quoiqu’il différât de principes avec M. Hume et sir Robert Wilson, toto cœlo, comme il le disait dans son langage classique. Or, il n’était pas dans la nature d’un tel homme d’agir comme un diplomate allemand. Canning s’était fait le chevalier errant du whigisme modéré, et ceci est un éloge sincère, car j’ai toujours éprouvé pour Don Quixote une admiration sérieuse et profonde. Il s’était mis franchement sur la brèche comme Metternich, et il était beau de le voir opposant son front calme et dépouillé par les soucis, aux attaques furieuses de toute l’aristocratie anglaise. Il y avait une noble jactance dans les défis que Canning lançait à tout moment aux hommes et aux préjugés. À ceux de ces dédaigneux ennemis qui lui reprochaient les écarts et les distractions de son esprit poétique, il répondait par des citations de Milton et de Shakspeare ; quand les feuilles d’opposition lui rappelaient sa naissance obscure, il conviait autour de lui ses plus chétifs parens ; il se plaisait à parler à la chambre haute de son ami Moore, de son ami Sismondi, de son camarade Francis d’Ivernois ; sa joie était de braver quelqu’un ou quelque chose, mais cette joie était l’expression d’une douleur profonde, et il n’éprouvait le besoin de porter des coups que parce qu’il avait lui-même le cœur déchiré par les coups de ses adversaires.

Un désespoir d’honnête homme saisit cette ame probe, à la vue de tous les obstacles qui s’élevaient autour d’elle. Placé entre les lords unis d’intention au roi qui le haïssait, et l’avait choisi malgré lui, et le pays qu’il voulait sauver, à peu près comme M. Villèle entre le parti royaliste effréné et la nation, Canning sentait chaque jour que la puissance d’accomplir ses vues lui échappait, et son amertume devint extrême en voyant ce ministère de rouerie et de corruption qui allait le priver du concours de la France. Il ne sut pas se contenir, et tandis que M. de Metternich travaillait sourdement à jeter, quoi qu’il en eût, le paisible M. Villèle dans les embarras de la guerre d’Espagne, Canning rompit la glace, et prononça en plein parlement, contre la monarchie des Bourbons, ses terribles paroles d’anathème, qui achevèrent de nous précipiter dans les voies de la sainte-alliance. Voyez un peu ces trois hommes ! Canning, dévoré par ses passions politiques, est mort à la peine. Villèle, échappé prudemment aux orages, prévoyant comme l’hirondelle, a quitté l’édifice qui menaçait de s’écrouler sur lui, et vit avec insouciance, tranquillement caché dans sa richesse. Metternich seul est resté debout. Soutenu par sa froide conviction, il a résisté à une effroyable tempête, et maintenant le voilà face à face avec son ancien adversaire Talleyrand, éternel comme lui, et donnant tous deux à l’historien le curieux spectacle de deux vieillards à demi mourans, dont les mains tremblantes, étendues d’un bout de l’Europe à l’autre, se disputent l’empire du monde.

M. de Metternich s’était emparé de l’esprit du pieux et borné vicomte de Montmorency, et lui avait fait envisager la guerre d’Espagne comme une sainte croisade. M. de Montmorency, lancé par l’habile Metternich près de l’empereur Alexandre, s’était porté garant, en sa qualité de plénipotentiaire au congrès et de ministre des affaires étrangères, que la France étoufferait la révolution espagnole ; toutes les lettres du ministre à ses amis de Paris et aux femmes influentes dont il était entouré dans ses dernières années, annonçaient la guerre, une guerre d’enthousiasme et de foi ; et M. Villèle, pressé de tous côtés, se débattait d’une façon presque comique contre les idées belliqueuses de son parti. À tous, M. Villèle faisait une seule et même objection. La guerre d’Espagne devait faire baisser les fonds ! M. de Metternich lui-même n’aurait pu répondre à cet argument. Il fallut cependant céder, et marcher à la croisade.

Ce n’était rien que de faire la guerre malgré lui, M. Villèle était encore appelé à une tâche plus pénible. Il dut venir à la chambre défendre le principe de cette guerre contre l’opposition, se faire martial, et combattre Foy et les généraux, qui l’accusaient d’entraîner le pays dans une entreprise désastreuse ; essuyer enfin les reproches de ceux dont il partageait secrètement l’opinion, et subir de la part de ses amis des éloges peut-être fort peu sincères. M. Villèle apportait toutefois une grande consolation avec lui. La rente n’avait pas éprouvé de baisse.

C’est que déjà toute la politique de M. Villèle s’était concentrée à la Bourse. Sans doute, la politique spéculative de Locke et de Bodin, et les idées vagues et abstraites qui ont produit jadis l’Utopie de Thomas Morus, l’Oceana d’Harrington, et les principes de gouvernement d’Algernon Sidney, ne seraient plus de mise dans un siècle comme le nôtre ; mais, sans sortir des choses positives, un ministre placé à la tête d’un État comme la France devait se tenir, pour la gouverner dignement, à une certaine hauteur de vues philosophiques, qui n’a pas manqué même à M. de Polignac, et dont, il faut le dire, M. Villèle était incapable. Grace à lui, toute la France était attirée à la Bourse, et l’agiotage remuait avec fureur toutes les classes, comme au temps de la rue Quincampoix et du Perron ; on y voyait chaque jour accourir les cultivateurs, les manufacturiers, les généraux, les magistrats, les gens de lettres. Les danseurs de l’Opéra et les femmes elles-mêmes y avaient leur coin, et, comme le disait spirituellement à la chambre M. de Girardin, qui jouait beaucoup lui-même, on trouvait là le maître et le valet se coudoyant et se rudoyant pour tâcher d’arriver un peu plus tôt près du crieur qui proclamait le cours. Pour M. Villèle, il s’étonnait très naïvement du peu de faveur que l’agiotage obtenait dans les chambres ; et, comme Périer se plaignait un jour, à la tribune, de n’être entouré à la Bourse que de comtes, de ducs, et même de grands officiers de la couronne « Hé ! c’est l’égalité que vous demandez tant ! » lui répondit gaiement M. Villèle.

Le ministre fut très applaudi par les bancs du centre droit ; il est vrai que sur ces bancs siégeaient ces amis du matin qui venaient chaque jour exploiter les nouvelles du télégraphe que leur livrait le ministre, complaisance coupable qui ne contribua pas peu à le maintenir au pouvoir.

Il faut dire à la justification de M. Villèle qu’il était trop complètement homme d’affaires pour bien sentir la force du blâme qui pouvait rejaillir sur lui, et qu’il ne comprit certainement pas la portée de cette phrase que lui adressa M. de Mosbourg dans une de ses fameuses lettres, lorsqu’il lui annonça « que la vengeance des chiffres et des principes n’est jamais incertaine. » Cette singulière innocence de M. Villèle était telle, qu’il parla un jour à la chambre sans le moindre détour, et comme de la chose la plus naturelle, des gros bénéfices qu’il procurait sur les emprunts. Hâtons-nous de le dire, un cri de pudeur et d’indignation s’éleva dans cette chambre corrompue et vénale : « Vous voulez augmenter les bénéfices sur les emprunts ! s’écria une voix de la gauche. Mais depuis quand les emprunts ne sont-ils plus considérés comme des malheurs publics ? Depuis quand ne sont-ils plus une douloureuse obligation à laquelle les nations sont assujéties par impérieuse nécessité ! Des bénéfices sur les emprunts ! La tribune nationale avait été vierge jusqu’à présent d’un pareil langage. Les bénéfices des emprunts, messieurs, sont pour les juifs, et les charges sont pour les peuples. Ainsi, vous êtes bien avertis, vous l’êtes par le gouvernement lui-même. »

Devant ces attaques qui furent souvent terribles, au milieu de l’animosité des partis, quand la gauche bondissait sur ses bancs, quand Périer ou Foy lui lançaient du haut de la tribune les plus rudes apostrophes, le comparant tantôt à Law et tantôt à Terray, invoquant contre lui l’opinion et la morale publique, M. Villèle montrait une patience admirable, si elle avait pris sa source dans une conscience satisfaite et pure. Il demandait paisiblement la parole d’un signe de tête, gagnait la tribune en se dandinant, laissait s’écouler une pause pour calmer l’agitation, et commençait sa réplique d’un ton de voix très bas afin de commander le silence. Jamais il ne se lassait de paraître à cette tribune, et d’y succéder à ses adversaires. Il y montait vingt fois dans une séance, répondant à tout, ou plutôt ne répondant à rien, car dans ses ambages prolixes, il était à peu près impossible de trouver un fait, et tout l’esprit de logique et de finesse dont il était armé, il l’employait à faire perdre de vue le but véritable de la question, et à dérouter sur l’intention des propositions ministérielles ; et toujours relevé par Foy, par Périer, par Benjamin Constant, par Sébastiani, leur échappant toujours par mille ruses et mille détours, comme un renard poursuivi par une meute, il revenait aussi comme le renard au point d’où il était parti, et reprenait sa place sur son banc, en se frottant les mains, heureux d’avoir encore rendu inutile une discussion de deux heures.

Tracer le tableau des évènemens politiques du ministère de M. Villèle, ce serait écrire l’histoire presque complète des finances sous la restauration. Ne craignez pas que je vous fasse ce récit dans une simple lettre. Cette histoire serait curieuse cependant. On verrait le ministre contrarié successivement dans toutes ses grandes mesures financières par la nécessité de satisfaire le parti auquel il obéissait bien malgré lui, déployant l’intelligence la plus merveilleuse et la plus rare pour rendre moins désastreuses les opérations qu’il n’était pas maître de ne pas exécuter, s’appliquant à réparer par quelques bonnes institutions commerciales les désastres effroyables que produisait l’agiotage, sur lequel reposait toute sa vie politique ; en un mot, tâchant de s’isoler dans les chiffres, pour se mettre à couvert de la terrible responsabilité que faisaient peser sur sa tête les actes d’un parti dont il était l’instrument, tout en se raidissant contre lui. La vie ministérielle de M. Villèle ne fut, en effet, qu’une lutte contre la congrégation, qui ne se sentait pas encore assez puissante pour saisir le pouvoir à visage découvert. C’est elle qui, placée derrière lui, comme la Mort que dépeint Bossuet, le poursuivait en lui criant incessamment : Marche ! marche ! C’est elle qui le contraignit à faire la guerre à l’Espagne, et, par suite des frais immenses de cette guerre, aux emprunts qui le jetèrent dans les mains des banquiers agioteurs et dans les intrigues scandaleuses du syndicat ; c’est elle qui l’enlaça dans les inextricables embarras du trois pour cent, en lui demandant un milliard d’indemnité pour sa rançon de ministre ; et loin de le laisser libre après qu’il l’eut payée de si bonne grace, elle l’entraîna impitoyablement de la loi du sacrilège à la loi des journaux, de la loi des journaux à la loi du droit d’aînesse, aux persécutions de la presse, aux largesses sans nombre envers le clergé, et ne cessa de le gourmander et de l’entraîner sans relâche, jusqu’à ce qu’elle l’eût fait marcher dans le sang et tremper dans les massacres de la rue Saint-Denis. Alors l’homme fut bien à elle. Il avait reçu le baptême du fanatisme et de la vengeance, mais ce baptême de feu et de sang l’avait tué. Elle le laissa tomber sans regret, et le repoussa du pied comme un cadavre inutile. Telle a été la destinée de M. Villèle, en même temps si brillante et si déplorable, de celui que Foy, injuste ce jour-là, appelait avec fureur un maître insolent, et qui n’était qu’un pauvre esclave garotté de mille liens. On peut dire, sans crainte de se tromper, que de tous les actes ostensibles de son long ministère, la loi de septennalité fut le seul qu’il fit volontairement ; et il la proposa uniquement parce que c’était un moyen d’immobilité qu’il se donnait, et qu’il espérait échapper ainsi au génie turbulent et exigeant de la congrégation. Dans ses actes secrets, l’achat et la corruption des journaux furent aussi un effet de sa libre volonté. Mais des voies si douces et si paternelles ne convenaient pas à la congrégation ; elle le força de présenter la loi de la presse, qui répugnait à toutes ses idées. Quel autre que M. Villèle eût supporté ce supplice de sept ans ? Ce ne fut cependant que de vive force qu’on l’arracha de son siège, et encore fit-il des efforts inouis de persévérance et d’adresse pour y rester.

Beaumarchais fait dire à son joyeux Figaro qu’il lui a fallu plus d’esprit et de capacité pour subsister seulement, qu’il en faut pour gouverner les treize royaumes de la monarchie. M. Villèle pouvait en dire autant. Qui voudrait contester l’incontestable supériorité de cet esprit heureux et délié, en songeant que son crédit reste le même auprès de Louis xviii et de son successeur Charles x ? M. Villèle avait été porté au ministère par le comte d’Artois lui-même, qui avait pris la peine de vaincre la répugnance qu’éprouvait son frère contre l’habile chef du parti royaliste ; mais il était impossible de se maintenir au pouvoir en plaisant à la fois au roi et au comte d’Artois. M. Villèle courut au plus pressé, et plusieurs fois il s’exposa au ressentiment de Monsieur, qui ne lui ménagea pas l’expression hautaine. Les amis du comte d’Artois, M. de Polignac, M. de Montmorency, M. de Rivière, tous écartés des grandes affaires par M. Villèle, s’étaient déclarés presque ouvertement ses ennemis personnels. Le duc d’Angoulême et sa femme n’aimaient pas non plus le premier ministre, qui n’affecta jamais, il faut lui rendre cette justice, ni la dévotion, ni le fanatisme du parti religieux. En peu de jours, cependant, ce ministre haï, repoussé, contre qui on avait de justes motifs de défiance et de mécontentement, devint l’homme nécessaire. Le roi répondait avec humeur à ceux de ses intimes qui attaquaient la personne et le caractère de M. Villèle ; le Dauphin allait partout disant qu’on l’avait méconnu, et qu’il était rempli des meilleures intentions, et la Dauphine gardait un bienveillant silence. C’était beaucoup pour elle. Quelques paroles dites à propos, par M. Villèle, à l’oreille de la congrégation, avaient opéré tous ces heureux changemens.

L’ordre de présentation de quelques projets de lois de la session, expliquera suffisamment la nature de ces paroles.

Indemnité des émigrés.

Loi du sacrilège.

Loi en faveur des communautés religieuses.

M. Villèle se dévoua complètement. Sa loi d’indemnité fut attaquée par l’opposition libérale avec une chaleur et une verve brillantes qui font de cette discussion une des pages les plus curieuses de notre histoire constitutionnelle. — « Un milliard ! s’écriait le général Foy. Un milliard, messieurs ! mais c’est vingt fois le montant de ce déficit de 1789, qui fit éclater la révolution ; c’est le tiers en sus de la rançon de guerre à laquelle nous condamna, en 1815, la victoire de l’étranger. C’est plus qu’il n’en faudrait pour restaurer toutes nos routes, achever nos canaux, reconstruire nos prisons, élever les forteresses qui manquent à la dépense du territoire… Et ceux qui dévoreraient ce milliard sont déjà de beaucoup les plus riches et les plus rétribués… et ce ne sont pas seulement les nationaux et les régnicoles qui prendront part à cette large curée ; ce seront des hommes, jadis français, que les hasards de l’émigration ont fixés et naturalisés sur la terre étrangère ; ce seront des généraux de l’Autriche et de la Russie, qui ont déjà eu leur part du butin fait sur la France. »

M. Villèle, l’orateur spécial, qui avait toujours une réplique prête pour une question de chiffres, et qui ne se dérangeait jamais de son banc pour répondre à des sentimens, prit cette fois le rôle de M. de Peyronnet et de M. Corbière ; il monta les degrés de la tribune d’un air attendri : « Si l’auguste monarque, fondateur de la charte, dit-il d’une voix lugubre, si le roi qui règne sur nous aujourd’hui n’avait pas émigré… » Là, M. Villèle s’arrêta, laissant deviner par son silence le sort qui eût attendu les deux frères de Louis xvi ; et le côté droit lui répondit par un profond gémissement. « Mais nous-mêmes, reprit un moment après M. Villèle, qui n’était pas homme à s’oublier long-temps, nous-mêmes, que serions-nous devenus sans l’émigration de nos princes ? Sans l’émigration de nos rois, qu’aurions-nous eu, en 1814 et après les cent jours, à opposer aux armées de l’Europe, établies dans la capitale ? Notre affranchissement de l’étranger, nos libertés publiques, la prospérité et le bonheur dont nous jouissons, nous les devons à l’émigration qui nous a conservé nos princes ! Qu’on cesse donc de faire un crime de leur dévouement et de leur fidélité à ceux qui ont tout perdu pour les suivre ! »

C’est par de tels argumens qu’on arracha un milliard aux chambres : il est vrai qu’une belle partie de ce milliard devait tomber dans les mains d’un grand nombre de membres de ces assemblées.

Dans la discussion de la loi qui avait pour but l’autorisation par simple ordonnance des couvens de religieuses, et qui accordait à ces communautés le droit de recevoir des donations, M. Villèle justifia ainsi son projet : « En vain voudrait-on s’en tenir à l’ancienne législation, qui défendait toute libéralité de la part des religieux au profit des communautés où ils entraient ; les circonstances ne sont plus les mêmes aujourd’hui : les communautés, loin qu’on puisse craindre l’excès de leurs richesses, ont besoin qu’on les prémunisse contre le dénuement absolu qui les menace. La loi que nous vous apportons est une loi de franchise et de loyauté, proposée dans l’intérêt de l’éducation des pauvres et du soulagement des malades. »

Ainsi, cette candide et bénigne restauration ne produisait que des lois de franchise et de loyauté, de réparation et de tendresse, de justice et d’amour, régime vraiment primitif et paternel, qui réalisait la comparaison de la société et d’un troupeau de brebis, dont M. Villèle et ses collègues étaient les innocens bergers. Sans les acrimonieuses attaques de l’opposition libérale, qui renversa ce ministère, avant peu le Lignon eût coulé à la Bourse !

En présentant la loi du sacrilège à la chambre des pairs, le garde-des-sceaux n’avait pas manqué d’une certaine franchise, car il avait dit que la loi n’était pas de nécessité ; mais M. de Labourdonnaye et M. de Bonald prononcèrent des paroles fanatiques et terribles. Le premier voulait, disait-il, venger la Divinité en tuant le déicide ; l’autre était allé plus loin. Selon lui, la mort du sacrilège n’était qu’un simple renvoi du coupable devant son juge naturel. Il se trouve pourtant des gens qui vantent ces hommes et ce régime !

Selon d’autres, la loi du sacrilège était une haute leçon de piété qu’on voulait donner aux peuples. Il est impossible de se faire aujourd’hui une idée de cette discussion, tant elle est déjà loin de nous ; on est tenté de fermer le Moniteur, et de l’accuser de mensonge, en lisant les discours de M. Duplessis de Grénedan et de quelques autres députés qui venaient, au sortir de la séance, prendre place à la table somptueuse et élégante du palais Rivoli ou de la chancellerie, et fournir avec aisance leur part d’une conversation douce et spirituelle, après avoir demandé le matin, d’une voix forcenée, des bourreaux et des supplices. M. Villèle, cette fois, eut le courage de ne pas prendre part à tous ces débats ; il ne se prononça ni pour le voile noir, ni pour le voile rouge qu’on devait jeter sur la tête du supplicié ; il ne demanda ni la section du poing, ni la torche expiatoire, et s’en alla tranquillement, pendant toute cette orgie législative, disputer sa loi de conversion de rentes à la chambre des pairs. On aime à retrouver M. Villèle dans sa situation naturelle, et ne forçant pas son caractère. Il avait fait assez pour la congrégation d’ailleurs, elle ne pouvait plus douter de son zèle.

M. Villèle songeait cependant à se débarrasser de la congrégation. Il avait trop de sens et d’esprit, pour ne pas voir que la France finirait par se lever tout entière contre ce système d’asservissement religieux auquel on tentait de la soumettre, et il réfléchit sérieusement aux moyens de rester encore debout au milieu des ruines qui se prépareraient autour de lui. Son collègue Frayssinous, emporté par une sainte fureur, avait avoué à la chambre l’existence d’un certain nombre de congrégations jésuitiques, et toute l’opposition libérale s’était emparée des aveux du ministre des affaires ecclésiastiques pour animer le pays contre ce ministère de mensonge, qui avait toujours nié l’existence des jésuites. Un second mémoire de M. de Montlosier, accompagné d’une dénonciation devant les cours royales, parut alors, et quelques personnes, qui voyaient fréquemment M. Villèle à cette époque, crurent savoir qu’il ne fut pas étranger à ces publications. À qui plus qu’à M. Villèle pesaient la congrégation et les jésuites ? Ils avaient toujours étendu la main sur lui, mais jamais ils ne l’avaient appuyée aussi rudement. Chaque jour, ils lui demandaient de nouvelles concessions, et il devait se trouver trop heureux quand ils n’exigeaient que des concessions secrètes, et non de ces démarches éclatantes qui le menaient si rapidement au moment de sa chute. Un de leurs délégués, M. Renneville, était établi jusque dans son cabinet, comme ces émissaires des tribunaux secrets du moyen âge, qui forçaient les grands coupables à les prendre sur la croupe de leur cheval et à les admettre dans leur lit. Faut-il s’étonner que M. Villèle ait cherché à s’affranchir de cette tutelle ? Le mémoire de M. de Montlosier, en appelant la décision des chambres sur cette question, devait renverser la congrégation ou consolider légalement son existence. Or c’est là ce que demandait M. Villèle. Il ne s’agissait pour lui que de savoir où était le pouvoir ; il le cherchait de bonne foi et avec ardeur, non pour le combattre, mais pour lui tendre la main.

Dans l’indécision où il se trouvait, il fallut cependant faire violence à ses sentimens, et soutenir devant les chambres cette fameuse loi de la presse, que le parti religieux lui arracha. La discussion de cette loi fut traversée par un petit incident qui augmenta encore l’impopularité de M. Villèle. L’ambassadeur d’Autriche, par ordre de sa cour, sans doute, avait ordonné à ses gens de ne pas annoncer, dans son salon, les maréchaux de l’empire avec leurs titres nobiliaires. Le comte Appony consentait volontiers à recevoir chez lui le maréchal Oudinot, le maréchal Soult et le maréchal Mortier ; mais il refusait absolument d’ouvrir sa porte aux ducs de Reggio, de Dalmatie et de Trévise. L’opposition, en masse, prit fait et cause pour les maréchaux ; et M. Villèle fut sommé, à la chambre, de demander réparation de cette offense faite à la nation. M. Villèle, très débonnaire de sa nature, ne ressentait nullement l’offense. Il répondit qu’un ambassadeur, dans son hôtel, est censé dans son pays, et que c’était aux maréchaux français à ne pas aller en Autriche. Mais cet argument fut très peu goûté par la chambre. M. Hyde de Neuville lui répondit avec beaucoup de noblesse ; et M. Sébastiani, qui depuis s’est montré moins susceptible, parla, avec l’enthousiasme d’un soldat de la révolution, du sentiment national attaché à ces titres qu’on livrait à la merci d’un laquais. M. Villèle, voyant la tournure que prenait cette affaire, revint dire à la chambre qu’il était heureux d’annoncer (ce furent ses termes) que le maréchal qui avait été l’objet des refus de l’ambassadeur, avait reçu une ample et complète satisfaction. Deux jours après, on sut que M. Appony avait nettement refusé de reconnaître les titres du maréchal Soult et du duc de Trévise, et qu’il avait admis seulement celui du duc de Reggio ; mais la clôture était prononcée, la chambre avait passé outre, et le génie fertile de M. Villèle avait encore triomphé de cet obstacle.

La loi de la presse augmentait à la fois le timbre et le port des journaux ; M. Villèle déclara qu’il ne voulait pas tuer les journaux, comme on l’en accusait, mais qu’il prétendait seulement associer l’administration à leurs bénéfices. Puis il se mit à énumérer fort au long ces bénéfices, prenant pour but de ses calculs un journal de 20,000 abonnés, tel que l’était alors le Constitutionnel. Il compta par francs et par centimes les frais d’impression et de papier, qui montaient, dit-il, pour le premier mille a une somme de 48,960 fr. ; puis il fit remarquer que les dix-neuf autres mille coûteraient bien moins, et fit apprécier les causes de cette différence. Les frais du timbre, il les compta à 6 centimes, quoique, dit-il, ils ne soient dans la réalité que de 5 centimes 9/10es ! Les 2 centimes de frais de port pour les deux tiers de l’abonnement sont de tant, ajouta-t-il, la totalité des frais de tant, le produit des abonnemens de tant. Et il comptait toujours les centimes. Les frais de rédaction de tant, reste telle somme pour les bénéfices. Le capital nécessaire pour l’exploitation fut cité avec la même apparence d’exactitude. Il se montait, selon le ministre, à 15,000 francs. On lui fit objecter qu’une seule presse mécanique coûtait 25,000 francs ; mais il n’en tint pas compte. Ses calculs étaient faits, il n’en voulut pas démordre.

M. Villèle, dont la franche corruption déconcerte toujours, continua ainsi d’étaler avec complaisance, lui premier ministre, les résultats du plus bas espionnage ; car tous les comptes qu’il fournissait, quoique dénaturés, avaient été soustraits dans les bureaux du Constitutionnel. On n’ose le dire, mais il paraît certain que le personnage qui les livra, reçut de sa main la croix de la Légion-d’Honneur. Vraiment, c’était traiter la France avec trop de mépris.

Le lendemain, Périer accourut à la tribune, y déroula tous les comptes rectifiés du Constitutionnel, donna à son tour les chiffres, montra qu’ils avaient été surchargés, et prouva la fausseté des assertions de M. Villèle, qui se contenta de lui répondre : « L’orateur qui m’a reproché hier de porter ici une investigation immorale sur une industrie particulière, fait justement ce qu’il m’a reproché. » — « J’y ai été autorisé moi ! » s’écria Périer d’une voix foudroyante. M. Villèle n’avait pas senti cette nuance-là.

Que vous dirai-je que vous ne sachiez déjà ? Suivrai-je M. Villèle de nécessité en nécessité, depuis la dissolution de cette chambre qui l’avait si fidèlement servi dans toutes ses fautes, le licenciement de la garde nationale, et cette fournée de pairs dont il disait dans son spirituel cynisme : « J’en ferai tant qu’il sera honteux de l’être, et honteux de ne l’être pas ; » jusqu’à cette boucherie de la rue Saint-Denis, faite au moment des élections, et dont on n’ose sonder la source, tant on frémit de trouver des taches de sang à des mains qui n’étaient encore qu’impures. Dans cette terrible journée et dans cette plus terrible nuit, M. Villèle se montra ce que nous nommons un politique consommé, et ne s’occupa que de donner des ordres pour faire mander aux départemens le péril où se trouvait le trône et pousser les préfets à reporter toutes les voix sur les candidats royalistes. Avec les nombreux visiteurs qui affluaient à l’hôtel des finances, M. Villèle ne s’occupait que des élections. — Faudrait-il se jeter sans réserve dans le parti royaliste, passer vers le centre gauche, modifier son ministère en y faisant entrer M. de Polignac ou M. de Martignac, renvoyer M. de Peyronnet ou son vieil ami Corbière ? M. Villèle était décidé à tout. À tout, non ; car il ne pouvait se décider à quitter le ministère. Chaque courier changeait ses projets et ses opinions. Il y eut une certaine dépêche qui les modifia tellement, qu’il fit proposer secrètement à Casimir Périer le portefeuille de l’intérieur et du commerce. M. de Pastoret, M. Portalis, une foule d’autres furent tentés tour à tour ; enfin il fallut bien reconnaître que la place n’était pas tenable. M. Villèle se résigna donc à entrer dans la chambre des pairs ; car ses successeurs refusaient les portefeuilles, s’il persistait à rester dans la chambre des députés.

Rendu dès ce moment à lui-même, M. Villèle a pu exercer librement la plus haute qualité qui le distingue, la prudence. On ne l’a pas vu prendre la parole dans la chambre des pairs, où, sur toutes les questions, il eût couru le danger de se compromettre ; les élections, où il pouvait jouer un rôle actif, n’ont pas été pour lui une occasion de développer son influence ; il a su se soustraire à cette exaspération de dévouement, qui a précipité M. de Peyronnet dans la prison de Ham ; et s’il ne lui a pas été permis de refuser la visite de quelques illustres victimes de son parti, dans son magnifique domaine de Morville-la-Basse, où il vit retiré, et dont il a triplé les revenus par son habile gestion, il n’a du moins pris nulle part à toutes les intrigues légitimistes du moment. Il est des hommes qui sortent découragés des luttes politiques, maudissant le pays qui les repousse, se tordant les bras avec désespoir, en songeant au bien qu’ils n’ont pu faire, ou au mal qu’ils ont fait involontairement, qui expirent de douleur dans leur retraite. M. Villèle, après avoir fait tous les efforts humains pour rester au pouvoir, en est sorti le sourire sur les lèvres, et calme comme il y est entré. Ce n’est pas une de ces organisations qui périssent à la peine, et laissent leur raison dans ces combats cruels ; il s’était chargé de faire les affaires de la restauration, il les a gérées avec zèle, et en véritable intendant, n’oubliant pas en même temps de faire les siennes, et se consolant un peu de la chute de la maison de Bourbon, en songeant que la maison de Villèle n’a pas été renversée avec elle. M. Villèle n’a-t-il pas raison de mépriser les passions politiques, de quelque nature qu’elles soient, lui qui se promène paisiblement sous les beaux ombrages de Morville, tandis que Périer et Canning pourrissent dans leur tombe !

Maintenant, au moment de terminer cette lettre, je crains bien de m’être abandonné à quelques vieux restes de ces fâcheuses passions, et de n’avoir pas parlé du ministère de M. Villèle avec tout le calme et l’impassibilité que doit inspirer une époque entièrement séparée de nous par la révolution qui a éloigné sans retour tous ces hommes. C’est que, je l’avoue, la restauration représentée par Charles x, et tous les dévots personnages qui l’entraînaient à se perdre et à mentir au pays ; la restauration représentée par M. de Labourdonnaye qui voulait venger Dieu, par M. de Bonald qui disait à propos du sacrilège : « Si les bons doivent leur vie à la société comme devoir, les méchans la lui doivent pour exemple ; » cette restauration ainsi faite, je m’accoutume à la voir avec indulgence, car, toute folle et odieuse qu’elle ait été, elle exprime une religion et une croyance, deux sentimens qu’on m’a toujours appris à respecter. Mais la restauration des roués, telle qu’elle s’est formée sous le ministère de M. Villèle, flairant le vent, se pliant à tout, prenant tous les masques et toutes les robes, sans pudeur, sans morale, sans conviction, se faisant commode et facile pour plaire à ceux-ci, cruelle et furieuse pour sympathiser avec ceux-là ; ce régime et les hommes qui l’ont créé m’inspirent une mauvaise disposition que le temps n’a pas affaiblie, car de ce fumier sont nés les doctrinaires. C’est là le legs que M. Villèle a fait à la France. Son souffle agite encore la surface du pays ; à son école se sont formés tous ces petits hommes d’état qui jouent aujourd’hui, comme lui, avec les pensées les plus saintes, et prennent le langage de la liberté comme il a pris le langage monarchique, pour arriver, non pas à des résultats énergiques, car ils n’osent pas plus rêver le despotisme que M. Villèle n’osait y songer, mais pour gagner, ainsi que lui, le lendemain, pour jouir et pour vivre. École funeste qui ramènera le pays en peu d’années au point où M. Villèle l’avait laissé, et qui essaie vainement, à force de ruses et d’intrigues, d’endormir et de détourner de leur voie les sentimens les plus généreux et les plus nobles qui aient jamais animé un peuple.


(West-End-Review)