Lettres sur les symptômes du temps/01

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Lettres sur les symptômes du temps
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 300-306).
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LS SYMPTÔMES DU TEMPS.




I.

Dans une époque aussi pleine de mouvemens et de révolutions, il est inutile de prédire. Abstenons-nous donc de toute prophétie, et, dégageant l’idée du milieu du tumulte et les lignes principales du brouillard qui les voile, notons les signes les plus apparens, décrivons les symptômes de santé et de maladie du corps social. Peut-être, dans cette simple étude de la réalité et du présent, découvrirons-nous quelques lueurs d’idéal et d’avenir.

La science des signes et des symptômes, dans l’ordre politique, semble avoir été inconnue à la plupart des hommes d’état. Tous entièrement livrés à leur système, à des idées préconçues, ils dédaignent cette astrologie politique. Lorsqu’une idée leur est un obstacle et les arrête, ils regardent son costume, et, si ce costume n’est pas strictement officiel, ils passent, rient et croient avoir franchi la difficulté. Franchi, oui, mais non pas conquis. Ils tâtent le pouls aux affaires matérielles et croient connaître les symptômes de santé et de maladie du corps social, lorsqu’ils savent au juste quels sont les cours de la Bourse, la hausse et la baisse des fonds. Hélas ! ce ne sont là que les signes superficiels. Mais les hideuses maladies du cœur qu’on ne peut observer et qui minent sourdement, mais les défaillances et les phthisies de l’ame qui ne contrarient en rien la santé du corps, et qui même servent quelquefois à l’engraisser et à lui procurer un sommeil sans trouble, ils ne s’en inquiètent pas. Quand donc nous arrivera un gouvernant qui ne demandera pas comment se sont faits les paiemens de la fin du mois, mais bien plutôt quel a été durant ce dernier mois le bilan moral de la patrie ? A sa place, je ne m’enquerrais pas des signes extérieurs, mais je m’informerais de toutes les vérités perdues et de toutes les idées nouvelles conquises. Je ne dédaignerais pas les plus légers signes ; je m’informerais de toutes les plaisanteries, de tous les motifs de larmes, de tous les sujets d’éclats de rire, de toutes les sensualités, de toutes les folies, de tous les changemens de mœurs, car rien ne se perd jamais dans ce monde. Cette plaisanterie, en apparence frivole, et qui porte cependant sur tel sujet sérieux, qu’indique-t-elle ? Que le respect de telle ou telle chose est bien près de se perdre ; que cette plaisanterie, d’abord comique et tout individuelle, répétée par mille bouches imprudentes, écoutée par mille oreilles oisives, se changera peu à peu en un bon mot vulgaire et ayant cours légal, qu’elle laissera sa trace bonne ou mauvaise dans l’ame, qu’elle passera dans les mœurs et alors prendra une forme distincte, et puis qu’elle sera raisonnée, qu’elle s’établira en syllogisme, en système, au sein de la société ; car, de même que rien ne se perd ici-bas, on peut dire que rien non plus n’est à mépriser, tant sont étranges les évolutions et les métamorphoses de la plupart des choses de ce monde. Oui, si la hausse et la baisse se faisaient à la Bourse d’après la hausse ou la baisse morale, l’agiotage aurait bien mérité de la patrie. Et cependant la chose essentielle à se demander chaque matin, n’est-ce pas celle-ci : Quelle nouvelle vérité est devenue depuis hier une illusion ? Quelle idée est traitée de mensonge aujourd’hui ? Le respect d’une chose sacrée naguère encore s’est-il perdu dans l’intervalle de la nuit ? Une chose essentielle aux mœurs, aux croyances et à la durée de l’état a-t-elle succombé, baisse ; une idée raisonnable, juste, sage et humaine s’est-elle présentée, hausse : car alors il n’y a pas à désespérer de l’humanité.

Quels sont donc les signes nouveaux et prophétiques dans l’ordre social, politique, dans le monde philosophique, religieux et poétique ? J’en signalerai trois aujourd’hui : l’indifférence, l’utopie, le désir du bien-être.

Quelles que soient les apparences et les clameurs extérieures, on peut affirmer que, dans les esprits, l’indifférence règne. Il y a véritablement dans les intelligences contemporaines la table rase de l’école sensualiste. Cette indifférence ne signifie pas absence de convictions, mais absence de réalités auxquelles on puisse s’attacher et croire fortement. D’un autre côté, elle signifie l’absence d’amour pour les institutions détruites, l’impossibilité d’un retour vers le passé. Ne blâmez pas cette indifférence, elle seule nous sauvera. Politiquement parlant, elle indique un parti pris très définitif ; elle veut dire que toutes les fleurs du passé ont été définitivement extirpées, qu’aucune de ses tiges ne peut plus reverdir, et que, de ce côté, la pensée est tranquille, sinon enthousiaste. Que parie-t-on de réactions légitimistes et autres ! Cela est impossible, à jamais rendu impossible par l’absence de foi et de respect à ces institutions. La révolution de février a froissé bien des intérêts, bien des crises passagères peuvent résulter de ce fait, mais aucun principe, aucune idée n’ont été atteints, et dès-lors toute réaction est impossible. Considérez bien le caractère complexe de cette indifférence, elle marque la fin de beaucoup de choses, elle enveloppe le commencement de beaucoup d’autres ; elle marque la fin des principes et des institutions battus en brèche depuis un demi-siècle, signifie qu’ils sont usés définitivement et que l’ère des transitions dans laquelle nous sommes et serons long-temps encore est finie, au moins quant aux passions politiques et aux institutions à détruire. Cette indifférence enveloppe le commencement de beaucoup d’autres choses, ai-je dit ; oui, c’est l’absence de prosélytisme, de croyance en des idées mal définies, c’est la délibération avant l’action, ou, pour mieux dire, le recueillement silencieux qui est nécessaire avant la méditation. Qu’elle soit donc la bienvenue ! Que les énergumènes l’attaquent, que les têtes creuses la calomnient sans savoir quelle est sa cause morale, intrinsèque, profonde : cette indifférence signifie que l’intelligence est maintenant déblayée comme le sol politique, que le champ est libre et peut recevoir toutes les semences bonnes ou mauvaises qu’on voudra y jeter, et qui en sortiront changées en riches moissons ou en plantes vénéneuses, selon la main qui les y sèmera. Non, l’indifférence ne veut pas dire que le champ de l’intelligence soit infertile, mais, au contraire, qu’il est dégagé de toutes les ruines qui y étaient éparses et de toutes les plantes qui poussent dans les terrains incultes. Cette indifférence des esprits que j’entends blâmer souvent autour de moi, je l’accepte, au contraire. C’est elle qui, sous la dynastie qui vient de tomber, avait pour forme l’absence de croyance et de foi aux institutions régnantes c’est elle qui, en février, ayant pour forme l’inactivité, a précipité les événemens. Et, dans les événemens, quel fait vous a frappé ? Hélas ! l’indifférence, qui, dès la première heure, s’est appelée l’abandon, l’absence de sympathie pour les personnes, l’absence de respect sans lequel aucune institution ne se soutiendra jamais. Cette indifférence, je la crois utile dans les circonstances actuelles, elle ne contrariera aucun essai, elle laissera faire toutes les expériences, elle regardera long-temps, les yeux tout grands ouverts et l’esprit incertain, les théories subtiles, les projets singuliers, les bizarreries et les excentricités, sans y trop rien comprendre jusqu’à ce qu’un beau jour une réalité vienne la frapper et la faire sortir de ce demi-sommeil, jusqu’à ce qu’elle se sente métamorphosée et prononce un mot inconnu à ses lèvres : je crois, jusqu’à ce que cette réalité la passionne et lui fasse dire le contraire de ce qu’elle dit : je pense, je travaille, et la force à sortir du royaume du néant.

Le second symptôme que j’aborde, c’est le règne de l’utopie. Or, l’utopie est le terme corrélatif de l’indifférence. Expliquons-nous.

L’indifférence n’est pas l’égoïsme, car jamais l’égoïste n’a dit que le plaisir fût désagréable et qu’il ne souhaitait pas de voir prospérer ses intérêts. L’indifférence n’est pas non plus une négation ; elle ne nie rien, de même qu’elle n’affirme rien. Métaphysiquement parlant, elle est supérieure à l’affirmation et à la négation ; elle est l’absence de toutes choses. L’homme indifférent est, comme le Dieu du théisme, toujours dans son repos. Cette nullité complète ne date pas d’hier ; c’est elle qui a donné naissance à la chimère et à l’utopie. Les systèmes singuliers qui nous assiègent sont nés de cette indifférence. Le terme corrélatif du sommeil n’est-ce pas le rêve ? En vérité, les utopistes et les indifférens ne se sont jamais compris ; ils se complètent les uns les autres. Toutes les fois qu’un esprit ne croit pas à une forte réalité, toutes les fois qu’il n’agit pas et ne sent pas la fatigue de l’action, l’utopie est près de lui. La rêverie n’est que le résultat de l’oisiveté, du statu quo de l’ame, lorsque, le vide se faisant autour d’elle, elle crée des châteaux aériens et des édifices de nuages dans les espaces déserts. Avez-vous jamais réfléchi à ce fait : que la vie est une création perpétuelle ; que le principe de la vie, qui est en nous subjectif et inconnu, se répand objectivement sans intermittence ? Chaque flot de notre existence qui passe ainsi demande à être employé. Eh bien ! si cette partie de nous-mêmes qui s’écoule n’est pas dirigée par la volonté ferme, utilisée par le travail, maintenue dans la réalité, elle ira créer des chimères. Voici quinze ans que cet état dure, il durera encore, car, en dépit des événemens, nos sens sont plus agités que nos ames. Mais voulez-vous avoir l’image vivante de l’indifférence unie à l’utopie ? voyez cette secte anglaise qui s’appelle l’église millénienne. Le millénien s’assied près de son feu, inactif et plongé par anticipation dans la béatitude. Que fait-il et à quoi est-il bon ? À cette question, il lève la tête, et, d’un son de voix particulier : « J’attends le règne des mille années, le Seigneur reviendra. » Il reste indifférent à tout jusque-là. Ainsi, lorsque vous interrogez un utopiste : « J’attends, répond-il, que les hommes soient meilleurs ; J’attends que telle forme de gouvernement ait succombé, j’attends le moment propice à la réalisation de mes théories. » Jusque-là il regarde en pitié tout ce qui se fait et tout ce qui passe autour de lui.

Oui, l’utopie est le terme corrélatif de l’indifférence ; l’ame, paresseuse dans son repos, dans son statu quo, aime à rêver qu’elle est en mouvement Sans bouger de place, elle établit un monde à elle, un monde futile ; elle satisfait ses instincts de charité par quelques efforts imaginaires, et, comme il lui a fallu moins de temps pour se promener dans l’espace que pour tracer un sillon et pour remuer un caillou, elle croit avoir fait beaucoup plus. Le grand caractère de l’utopie, c’est de tromper et de se tromper elle-même, absolument comme dans les rêves l’ame se trompe et trompe les sens. Notre sommeil a été long, et les rêves ont été nombreux. Les vingt années qui viennent de s’écouler sont une des périodes les plus curieuses de l’histoire métaphysique de l’homme. Nous pouvons dire que nous avons vécu véritablement dans le monde des rêves. Aujourd’hui nous discutons, nous voyons mieux et plus distinctement. Les fantômes commencent déjà à s’effacer, et, au premier chant du coq, le chimérique royaume et ses fantastiques habitans disparaîtront. Nous sommes bien près de nous réveiller, lorsque nous rêvons que nous rêvons, dit Novalis. Maintenant nous connaissons ces rêves. Assez long-temps ils ont passé devant nous, tantôt nous effrayant comme de sinistres présages, ou nous attirant comme des visions séduisantes. Aujourd’hui ils ne nous effraient plus et nous séduisent moins. L’enfant s’effraie des rêves, mais plus tard il s’habitue à leur aspect terrible, rit au nez des sorcières, et même, dit un écrivain anglais, Charles Lamb, s’avise d’éteindre leurs torches et leurs flambeaux. Nous pouvons dès aujourd’hui donner à ces utopies le nom de rêves, et même à certaines celui de songes impurs.

Grace à l’absence complète de croyances, d’idées, de réalités en un mot, l’utopie a pu facilement nous entourer de ses leurres, en nous montrant ses espaces colorés. Comme l’homme qui, au milieu du désert, est séduit par le mirage, et pense qu’il serait doux d’aborder à l’oasis qui n’existe que dans l’atmosphère vide ; comme le promeneur qui, apercevant l’horizon, y dirige ses pas, pensant que là-bas existe une terre féerique et mystérieuse, ainsi nous nous sommes laissé tromper par l’utopie, qui nous a menés pendant vingt ans, déplaçant à chaque pas sa perspective et nous conduisant à travers précipices et fondrières, sans pouvoir jamais conclure le voyage. Maintenant elle crie : Nous y voilà, nous touchons le but, nous tenons le pays du bonheur et l’Éden terrestre. Nous ouvrons les yeux cependant, et n’apercevons pas grand’chose. Le désenchantement commence ; notre bonne maîtresse, l’utopie, commence à nous sembler vieille. Nous comprenons que, dans nos amours avec elle, il y a eu plus de goût que de passion, beaucoup d’enfantillage et pas mal de curiosité. J’espère que, lorsque nous serons tout-à-fait réveillés, nous lui reprocherons, entre autres choses, de nous avoir pris beaucoup plus par les sens que par l’ame, d’avoir fait passer sous nos yeux plus d’images séduisantes que de symboles vrais, et que nous laisserons pour ce qu’elles valent toutes ces théories de réhabilitation de la matière, de femme-messie, de bacchantes, de travail attrayant et autres philosophies gastronomiques et lesbiennes, dignes tout au plus (en dépit du talent qui y a été dépensé) de Brillat-Savarin et de Casanova de Seingalt.

Mais, quelle que soit la valeur des utopies et des théories qui se trouvent aujourd’hui en présence, il est un mot qu’elles ont toutes prononcé, et ce mot est celui de bien-être. On peut dire que c’est là le mot de notre siècle, comme celui du XVIIIe siècle fut liberté. Des sectes sans nombre, des livres à remplir une maison jusqu’au faite, des journaux de toutes les couleurs, des théories économiques de tout genre, affirmatives et négatives, des utopies sensuelles, des philosophies hystériques, des romans socialistes, des poésies désespérées, des peintures fouriéristes et que sais-je encore ? nous ont répété ce mot sous toutes les formes et par tous les langages, depuis celui de la science jusqu’à celui de l’argot, avec tous les sons de voix, depuis le son joyeux jusqu’au son plaintif et mélancolique, et l’ont exprimé par toutes les poses, celui-ci avec un air grave, celui-là d’un ton prophétique, cet autre avec un aspect sybillin, et cet autre encore par un jeu de prédicateur tranchant du Savonarole. Chacun mettant son bonheur là où il trouvait le sien, il en est résulté une Babel criarde pleine de clameurs confuses, mais où les dernières syllabes des mots bien-être et bonheur ont pu toujours être entendues. Voyez-vous par là ce poète qui maudit les cloches catholiques, leur trouvant un son triste et sourd, et demande qu’elles soient remplacées par la musique de Rossini : il va répétant partout dans ses chansons et ses rêves fantasques, non plus « la paix soit avec vous, » mais « le bonheur soit avec vous. » Vite une république d’Aspasies dont il sera l’Alcibiade, où les maigres dîners en commun de Lacédémone seront remplacés par des fêtes somptueuses ! vite un idéal de société où l’on n’aura plus à s’inquiéter de charité, de travail et de dures souffrances, mais de bons repas, de belles fleurs et de jolies femmes ! Et cet utopiste de la personne duquel s’échappe, non l’onction évangélique, mais la douceur voluptueuse, que dit-il ? Qu’est-ce que la patrie en présence du cosmopolitisme ? Créons un univers qui ne soit qu’une vaste société où d’un pôle à l’autre coure le fluide du plaisir, où la navigation à vapeur et les chemins de fer servent seulement à transporter le plaisir et les voluptés saintes. Allons, désarmons la guerre, et, pour mater l’orgueil de l’homme (ceci en remplacement de l’humilité chrétienne), que le dieu Mars, sous quelque costume qu’il se présente, l’épée ou l’outil du travail à la main, soit toujours sous la dépendance de Vénus

Eque tuo pendet resupini spiritus ore.

Voici maintenant un grand penseur, un admirable génie que l’existence du mal tourmente et rend triste. La prostitution est un mal, la misère est un mal, et le mal le plus grand, c’est le mal moral, les passions sans règle qui font rage au dedans de nous. Abolissons le mal ! Et pour l’abolir, il l’étend ; pour abolir la prostitution, il crée des régimens de bacchantes et des armées de bayadères, il se raille du moralisme et du familisme ; pour abolir les passions, il énumère leurs forces et leur demande d’agir, leur promettant l’harmonie. Que dire, sinon que voilà un homme de génie qui se trompe et qui trompe, et que tout ce système n’est qu’un cercle vicieux ? Un Bentham plus pratique et plus net vient ensuite, et démontre que peu importe le mal, pourvu qu’il soit utile ; peu importe le vice, s’il procure le bien-être, et si, au lieu de gêner le bien-être du voisin, il l’étend au contraire ! L’homme a des vices, le tout est de les diviser par catégories d’utilité. Bravo ! peut répondre Malthus, qui se trouve à portée pour tendre la main au philosophe de l’utilité, laissez faire, laissez passer ! Laissez passer quoi ? Ce qui est bon et juste sans doute, car pour ce qui est injuste et mauvais !…

J’ai cité à peu près toutes les utopies qui ont une valeur philosophique, utilitairisme, fouriérisme, saint-simonisme, réhabilitation de la matière sous toutes les formes imaginables. Quant à celles qui nous occupent à cette heure, qui s’exposent sous nos yeux, qui sont au pouvoir et divaguent néanmoins, en vérité est-ce la peine d’en parler ? Voici un homme de talent qui demande l’égalité des salaires sans différence aucune en faveur de l’activité, du talent et de la perfection. Est-ce que nous ne sommes pas tous frères ? est-ce que tu n’es pas homme au même titre que moi ? est-ce que je n’ai pas aussi des nerfs, un palais et un ventre ? Tu es un homme, je suis un homme, nous sommes des hommes ; nous conjuguerions le verbe dans tous les temps et dans tous les modes imaginables, qu’il serait impossible à ce titre de découvrir aucune différence entre nous. O perfection évangélique ! ton règne va venir et le millenium approche. Tu vaux mieux que moi, donc tu dois davantage ; tu es plus actif, donc travaille pour moi. Est-ce que l’Évangile ne fait pas appel à la bonne volonté de tous ? Les aristocraties sont détruites : pourquoi donc ferais-tu partie de l’aristocratie dite de l’intelligence ? Nous trouvons moyen de l’atteindre, afin qu’il n’y ait plus de hiérarchie, affreux mot grec qui, bien compris, signifie ordre, rang, échelle sociale. — Frère, tu es un aristocrate, tu travailles moins et plus mal que moi, et cependant tu reçois le même salaire, donc je te suis inférieur en fait, ma dépense plus grande de force, d’activité et de talent restant sans rémunération. Mais, si je te suis inférieur en fait, il faudrait cependant qu’en droit tu me fusses supérieur. O mon pauvre frère abusé ! est-ce que tu ne vois pas qu’il y a dans ce monde une loi d’équilibre et de compensation qui seule maintient l’égalité, et que, par conséquent, tout travailleur est digne d’un salaire égal à son mérite ? Malheureusement, cette doctrine est peu appréciée de ceux auxquels elle s’adresse. Ne pensez-vous pas que c’eût été un beau spectacle que de voir la paresse, la bêtise et l’ignorance venant réclamer leurs droits ; un spectacle récréatif et surtout instructif pour les âges futurs ? — L’égalité des salaires, reprend quelqu’un tout à côté, sans doute, mon frère, et de tout mon cœur ; cependant, si j’ai l’appétit plus fort et les sens plus développés que toi, comment ferai-je, consommant davantage et ne recevant que le même salaire ? Proposons donc la répartition, non d’après le principe d’égalité absolue, mais d’après le besoin. Mais comment établirons-nous cette base du besoin ? car il est des besoins de plus d’une espèce. Alors proposons que, dans chaque arrondissement, un registre sera ouvert, où chacun viendra inscrire la nature de ses besoins. Le recensement étant opéré, il sera formé des catégories, et, d’après ces catégories, la société se trouvera établie sur une hiérarchie de besoins.

Voici à peu près le bilan des utopies. Moins les deux dernières qui comptent simplement au nombre des bizarreries économiques, je demande si toutes les autres, qui comptent et ont droit de compter au rang des philosophies, ne peuvent pas se résumer ainsi : le luxe est une chose agréable, le plaisir est une chose agréable ; donc répandons le luxe et recommandons le plaisir. Notre siècle est sensuel, mais de plus il est hypocrite. Nous avons jeté sur nos voluptés et sur nos besoins matériels, devenus plus nombreux et plus pressans à mesure qu’ils étaient plus artificiels, un manteau mystique. Jouissons de notre triomphe. Allons et accumulons la somme de nos désirs, de nos besoins, de nos jouissances. C’est en visant à ce seul but, entendez-vous bien, que le travail devient une chose sacrée. C’est par là seulement qu’on peut mesurer le degré de civilisation d’un peuple. Plus la cuisine est raffinée, plus un peuple est civilisé. Et si les désirs augmentent, la perfectibilité humaine ordonne et exige qu’ils soient satisfaits, sinon crime de lèse-civilisation. Oh ! vous tous dont j’ai souvent admiré le talent, ne savez-vous pas que le désir est une souffrance, et qu’en accumulant la somme des désirs, nous accumulons la somme de nos misères ? Ne savez-vous pas que chaque fois qu’un désir est satisfait, un désir inconnu encore hait dans l’ame, et avec lui une nouvelle douleur ? Allez donc, parlez sans cesse de bonheur au lieu de parler de justice. Eh bien ! il arrivera un moment, je vous l’assure, où, en suivant vos conseils, l’homme sera devenu non plus un être créé par Dieu et sorti du sein de la nature qui a souffert pour le produire, mais une créature artificielle dont l’unique moteur sera la jouissance, où les besoins d’imagination, d’invention et d’imitation remplaceront les besoins légitimes et les plaisirs naturels. Alors il ne se contentera plus de prendre le plaisir sur sa route comme un véritable luxe au milieu de l’univers de Dieu, mais il le cherchera et le réclamera comme étant la chose utile entre toutes. La société pressant sur lui et faisant entrer le désir par tous ses pores, il en résultera une irritation d’épiderme telle que le malheur le serrera de plus près que jamais. Alors les jouissances artificielles s’accumuleront, mais le bonheur existera-t-il davantage ?

Oui, le mot bien-être est le mot de notre siècle, mais il s’agit de le comprendre. J’accepte ce mot non comme satisfaction accordée aux sens, mais comme libération de l’ame, comme moyen de moralisation. Je l’accepte non pas pour qu’il y ait un plus grand nombre d’heureux, je ne crois pas à l’âge d’or sur la terre, et je ne pense pas qu’on puisse faire reverdir l’Éden en augmentant les jouissances, les sensualités, c’est-à-dire en augmentant la curiosité, qui le fit perdre au premier homme d’après la légende biblique, car toute sensualité, tout désir est dans son principe une curiosité. Je veux plus de bien-être simplement pour qu’il y ait un plus grand nombre de mes semblables sur lesquels pèse moins la malédiction. Je veux plus de bien-être, non pour que le plaisir et le luxe enivrent l’ame d’un plus grand nombre, mais afin que la souffrance n’égare pas l’ame de ceux qui travaillent et souffrent cependant, afin que la fièvre n’agite pas leurs cerveaux et n’y fasse pas monter les pensées de crime, de vice et de suicide sous toutes les formes, afin que l’ignorance disparaisse davantage, que les mauvais instincts s’évanouissent, que les facultés morales, ayant le dessus le plus possible, puissent dégrossir l’homme primitif et en faire sortir un homme nouveau plus pur et meilleur. Je veux le bien-être et je le demande, afin que l’ame misérable, lorsqu’elle remontera vers Dieu, ne puisse pas accuser les ames ses sœurs de l’avoir laissée par leur faute croupir dans l’ignorance et se flétrir dans la corruption, afin qu’elle ne puisse pas dire : Mon Dieu, vous m’aviez créée libre, capable de délibération et susceptible d’augmenter le bien et l’ordre sur la terre, et cette liberté ne m’a servi qu’à y augmenter le désordre et le mal.


E. MONTEGUT.