Lettres à Mademoiselle Jodin/11

La bibliothèque libre.
Lettres à Mademoiselle Jodin
Lettres à Mademoiselle Jodin, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierŒuvres complètes de Diderot, XIX (p. 399-401).


XI

À LA MÊME, À DRESDE.
11 juillet 1768.

Vous ne me persuaderez jamais, jamais, mademoiselle, que vous n’ayez pas attiré vous-même le désagrément qui vous est arrivé sur la route. Quand on veut être respectée des autres, il faut leur en donner l’exemple par le respect qu’on se porte à soi-même. Vous avez commis une autre indiscrétion, c’est d’avoir donné à cette aventure de la publicité par une poursuite juridique. Ne concevez-vous pas que c’est une nouvelle objection que vos ennemis ne manqueront pas de vous faire, si, par des événements qu’il est impossible de prévoir, vous étiez malheureusement forcée à revenir à votre état ? Et puis vous vous réclamez de moi dans une circonstance tout à fait scandaleuse. Mon nom prononcé devant un juge ne peut alors donner meilleure opinion de vous et ne peut que nuire à la bonne opinion qu’on a de moi. J’ai touché les 200 livres de votre pension sur le roi. M. de Van-Eycken a payé le billet tiré sur lui, et M. Baure a accepté la lettre de change que vous savez. J’ai donc entre mes mains une bonne somme d’argent dont je disposerai comme il vous plaira. J’ai aussi le portrait de M. le comte et la copie du vôtre. Surtout, mademoiselle, ne parlez point de cet argent à madame votre mère. La pension que vous lui avez assignée lui sera exactement payée ; mais si elle me savait un fonds, dissipatrice comme elle l’est, nous en serions perpétuellement harcelés, et bientôt il vous resterait peu de chose. J’attends toujours qu’on expédie le contrat de vos rentes viagères constituées sur le roi. Cela ne peut plus guère souffrir de délai. L’hôtesse de l’hôtel de la rue Saint-Benoît prétendait obliger votre mère à rester trois mois ; il y a eu un procès que nous avons gagné. Soyez sage, soyez honnête, soyez douce ; une injure répondue à une injure faite sont deux injures, et l’on doit être plus honteux de la première que de la seconde. Si vous ne travaillez pas sans relâche à modérer la violence de votre caractère, vous ne pourrez vivre avec qui que ce soit, vous serez malheureuse, et personne ne pouvant trouver le bonheur avec vous, les sentiments les plus doux qu’on aura conçus pour vous s’éteindront, et l’on s’éloignera d’une belle furie dont on s’ennuiera d’être tourmenté. Deux amants qui s’adressent des propos grossiers s’avilissent tous deux. Regardez toute querelle comme un commencement de rupture. À force de détacher des fils d’un câble, quelque fort qu’il soit, il faut qu’il se rompe. Si vous avez eu le bonheur de captiver un homme de bien, sentez-en tout le prix ; songez que la douceur, la patience, la sensibilité sont les vertus propres de la femme, et que les pleurs sont ses véritables armes. Si vos yeux s’allument, si les muscles de vos joues et de votre cou se gonflent, si vos bras se raidissent, si les accents durs de votre voix s’élèvent, s’il sort de votre bouche des propos violents, des mots déshonnêtes, des injures grossières ou non, vous n’êtes plus qu’une femme de la halle, une créature hideuse à voir, hideuse à entendre, vous avez renoncé aux qualités aimables de votre sexe, pour prendre les vices odieux du nôtre. Il est indigne d’un galant homme de frapper une femme, il est plus mal encore à une femme de mériter ce châtiment. Si vous ne devenez pas meilleure, si tous vos jours continuent à être marqués par des folies, je perdrai tout l’intérêt que je prends à vous ; présentez mon respect à M. le comte, faites son bonheur puisqu’il se charge du vôtre.