Lettres à Sophie Volland/134

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Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 340-341).


CXXXIII


Paris, le 20 novembre 1770.
Mesdames et bonnes amies,

J’ai fait un second voyage au Grandval. J’y ai passé la vie la plus agréable ; des jours partagés entre le travail, la bonne chère, la promenade et le jeu ; et puis cette liberté illimitée qu’accorde la maîtresse de la maison à ses hôtes, et qu’en vérité l’on n’a pas chez soi.

Je suis revenu à Paris quatre ou cinq jours après la Saint-Martin, l’âme pleine d’inquiétude. Si j’étais homme à pressentiments, je vous dirais que j’en avais. Il est inouï tout ce que j’ai souffert depuis mon retour ; sans la distraction d’un travail forcé, je crois que j’en serais devenu fou. Premièrement, une scène violente entre le Baron et moi ; scène dans laquelle le tort était de mon côté. Secondement, toutes sortes de commissions déplaisantes du prince de Galitzin, de Grimm et d’autres. Troisièmement, mes attaques de néphrétique, plus faibles, mais toujours fort incommodes. Quatrièmement, et cela est à la lettre, le remords continuel de me dire perpétuellement : Il faut écrire à mes amies, elles sont inquiètes ; ce silence les trouble ; et d’arriver d’un jour à l’autre au lendemain sans l’avoir fait. Cinquièmement, le désagrément d’avoir donné tout mon temps, tous mes soins, toute ma peine à l’ouvrage de l’abbé Galiani, et de n’en recueillir que chagrin par une petite femme tracassière qui se mêle de tout et qui brouille tout, parce qu’elle se croit bonne à tout, et que dans le vrai, elle n’est bonne à rien. Sixièmement, l’indisposition de ma fille, qui est tourmentée par un vomissement opiniâtre, qui me désespère. Septièmement, d’avoir tout fait au monde pour prévenir un grand malheur et de n’avoir pu l’empêcher : l’homme que j’estimais s’est, il y a huit jours, cassé la tête de deux coups de pistolet ; et la mienne n’en est pas encore remise.

Je pourrais ajouter un huitièmement, c’est une alarme terrible qu’on ignore ici, parce que j’ai pu seul remédier à tout : je travaille la nuit, comme vous savez ; je travaillais donc, et j’étais si las de fatigue et de peine, que je me suis endormi la tête sur mon bureau ; tandis que je dormais, soit que ma lumière soit tombée sur mes papiers, ou autrement, le feu a pris à tout ce qui m’environnait ; la moitié des livres et des papiers qui étaient sur ma table ont été brûlés ; heureusement je n’ai rien perdu d’essentiel. Je me suis tu de cet accident, parce qu’un mot indiscret là-dessus aurait suffi pour ôter à jamais le repos à ma femme. J’ai si bien pris mes précautions, qu’il n’est pas resté le moindre indice de l’accident qu’elles ont couru et moi aussi.

Pardonnez-moi ; recevez mes respects, plaignez-moi, et revenez toutes trois, si vous voulez voir combien vous êtes sincèrement respectées, et tendrement aimées.