Lettres à Sophie Volland/133

La bibliothèque libre.
Lettres à Sophie Volland
Lettres à Sophie Volland, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierXIX (p. 338-340).


CXXXII


Au Grandval, le 2 novembre 1770.


Rendons à mes amies un petit compte de ma conduite. Vous savez, mesdames et bonnes amies, ce que je suis devenu depuis le 9 d’octobre, jour de ma fête. La veille, joli concert et grand souper ; j’ai fait des miennes tant qu’on a voulu ; j’ai réconcilié, par occasion, deux êtres qui se méprisaient injustement, et qui, pour s’estimer, n’avaient qu’à se mieux connaître : c’est Mlle Bajon et le petit maître de ma fille. Je fis jouer un concerto à celui-ci ; l’autre l’entendit, et trouva qu’il jouait comme un ange. Je fis jouer et chanter la demoiselle, à présent dame ; elle chanta et joua comme un ange, et l’autre en convint. Kobaut, ce luth que je vous ai nommé quelquefois, y fut conduit par sa curiosité maligne, qui fut trompée en ne trouvant pas de quoi s’exercer. Il comptait bien boire du bon vin la veille, et faire de moi et de mes convives un bon conte le lendemain ; il n’y eut pas moyen, car tout alla bien. Je me couchai à trois heures du matin ; j’étais levé à six heures et demie ; à onze heures, j’avais environ cinq heures de travail par devers moi ; et j’étais à la Comédie-Italienne à une répétition à laquelle j’étais invité. Ma petite bonne est moins tourmentée de ses vomissements ; ils se passent, ils reviennent ; avec tout cela je n’en suis pas moins inquiet. Philidor me vint voir, il y a quelque temps ; je fus curieux de savoir ce qu’il penserait de son talent harmonique ; il l’entendit préluder pendant une demi-heure et plus ; et il me dit qu’elle n’avait plus rien à apprendre de ce côté ; qu’il ne lui restait qu’à manger tout son soûl, qu’à se repaître sans fin de bonne musique. Quelques jours après la Saint-Denis, je suis parti pour le Grandval, où j’ai apporté une besogne immense, et où j’en ai trouvé de la bien plus difficile à faire. J’ai commencé par celle sur laquelle je ne comptais pas. Il est impossible que l’on ne soit heureux où l’on fait le bien. J’ai fait retirer vos volumes de la chambre syndicale, avant que de quitter la ville. Je n’ai vu qu’une fois l’abbé ; je ne sais s’il vous aura écrit la lettre en question ; mais de retour à Paris, soyez sûres que j’y veillerai. Nous reviendrons le lendemain de la Saint-Martin tous ensemble. À présent que je suis hors de danger, et que je me porte bien, il faut que vous sachiez que j’ai pensé mourir d’une indigestion de pain ; cela ne pouvait ni remonter ni descendre : j’ai gardé sur mon estomac pendant plus de quinze heures un poids effroyable qui m’étouffait, et qui ne se laissait pas ébranler par l’eau chaude, de quelque côté que je la prisse. J’en suis encore à vivre de régime, chose difficile ici, où les repas sont énormes, et où l’on désoblige sérieusement la maîtresse de la maison quand on n’use pas de la bonne chère qu’elle vous fait d’aussi bonne grâce qu’elle y en met. J’ai profité de l’extrême liberté de cette indisposition qui m’a affranchi de toutes les petites servitudes de bienséance, pour me renfermer davantage dans mon appartement, et pour travailler davantage. J’ai mis au net, pour la seconde fois, le Traité d’harmonie du petit-maître de ma fille[1] Je vous dirai en passant que le petit Allemand, pour avoir voulu me suivre le jour de ma fête, et faire les honneurs de ma table et de son pays, en a pensé mourir. Je suis après la Mère jalouse de M. Barthe, comédie nouvelle. J’ai encore deux ou trois autres petits projets pour lesquels il me faudrait plus de temps qu’il ne m’en reste. Je m’étais si bien fait à la vie de province que je l’ai regrettée. Je suis si bien fait à la vie de campagne, qu’il ne m’en coûterait rien pour renoncer à la ville, à présent surtout que vous n’y êtes pas ; combien on y a de temps, et comme on l’emploie ! De ce temps que j’ai ici à profusion, j’en ai donné à Grimm quelques moments. Nous recevons de temps en temps des transfuges de Paris : l’abbé Morellet nous est venu ; oh ! le plaisant corps ! comme je vous en amuserais, si j’en avais le temps ! Il m’a laissé le seul exemplaire de son ouvrage, qui a été supprimé, contre les Dialogues de l’abbé Galiani ; je ne l’ai pas encore ouvert ; le Baron, qui l’a parcouru, m’a dit qu’il était plein d’amertume.

Adieu, mes amies, mes bonnes, tendres et respectables amies ; ne soyez inquiètes ni de ma santé, ni de mon amitié. Écoutez bien : je ne suis ni injuste, ni fou ; je vous aime et vous aimerai toute ma vie, toute la vôtre. Il faudrait, pour le mieux, mourir tous le même jour ; mais comme il ne faut pas s’y attendre, je jure de rester aux deux qui auront le malheur de survivre ; je jure de rester à celle qui survivra. Bonjour, mademoiselle Volland, mon cœur est le même ; je vous l’ai dit, et je ne mens pas.



  1. Bemetzrieder. Voir ce Traité, tome XII.