Leurs figures/IX

La bibliothèque libre.
Nelson, Éditeurs (p. 173-197).

CHAPITRE IX

LA PREMIÈRE CHARRETTE

(20 décembre 1892)
Le peintre David, le pied appuyé contre une borne, dessinait les scènes du carnage aux massacres de La Force, le 3 septembre 1792. Un jeune représentant de l’Hérault, Reboul, lui fit de sanglants reproches. Il répondit : « Je saisissais les derniers mouvements de la nature dans ces scélérats. »
(Mémoires de Vadier.)


La séance du 20 décembre où l’on devait voir des choses pittoresques et fortes, oui, des figures tragiques, des choses d’un rude relief, s’ouvrit devant une salle vide, par une question sur les bureaux de bienfaisance de Saint-Calais et de la Ferté-Bernard.

Vers deux heures et demie, les couloirs commencèrent à bouillonner. De groupe en groupe, et des personnages éminents jusqu’aux plus chétifs, le bruit se répandit d’un grand éclat probable : que le gouvernement songeait à débarquer des chéquards.

Peu après, on annonça l’arrivée au Palais-Bourbon du procureur général, M. Tanin. Cette nouvelle contestée, puis confirmée, fit baisser toutes les voix ; on eût dit l’agitation d’une ville assiégée où chacun courait à son poste. Mais ce Parlement trahi n’enfermait pas que ses défenseurs : des ennemis plus ou moins avoués s’y réjouissaient d’un désastre dont ils ignoraient encore la nature. Dans ce chaos, quand sur les banquettes ou, debout, près des cloisons et à tous les angles, chacun eut rejoint ses coreligionnaires, des masses compactes, nettement dessinées et d’importance inégale, firent comprendre la géographie morale du Parlement : ici les suspects, tout auprès leurs alliés, personnellement honnêtes, mais atteints par un scandale qui fortifiait leurs adversaires, et enfin les agresseurs frémissants de sentir la brèche ouverte.

Quels étaient les sacrifiés ? Combien nombreux ? On s’interrogeait encore quand, à trois heures, et cet insipide discours de Saint-Calais et de la Ferté-Bemard terminé, M. le président Floquet se leva pour dire :

— Je viens de recevoir de M. le ministre de la justice une demande en autorisation de poursuites contre cinq députés.

À la suite de cette phrase, l’Officiel met un simple mot entre parenthèses : « (Mouvement) ». Inexprimable mouvement de terreur et de lâcheté ! Cinq ! Pas davantage ? On crut entendre un long soupir de soulagement. Les représentants, sans une objection, comme des moutons vers l’abattoir, se pressèrent de leurs bancs vers les bureaux où ils devaient recevoir copie du réquisitoire.

C’est là qu’on apprit les cinq noms : Rouvier, Jules Roche, Antonin Proust, Emmanuel Arène, Dugué de la Fauconnerie. Les autres revinrent à la vie, mais seulement pour composer leur contenance, sur quoi tous les yeux passaient. Tel était leur étourdissement qu’ils laissèrent au boulangiste Millevoye le soin de penser et de dire la phrase équitable : « Comment, sur des preuves si légères, sur un crayonnage du suicidé Reinach, demander à la Chambre une mesure si grave, le déshonneur de cinq grands parlementaires ? » Millevoye força le ministre Bourgeois à comparaître avec son procureur général devant la Commission.

— Vous ne pouvez, leur dit-il, nous demander d’abandonner des collègues sans autres preuves.

Fausse douceur de sa voix ! Ses yeux soupesaient l’énorme serviette que Bourgeois serrait sous le bras et son apparente pitié ne tendait qu’à arracher au ministre et au procureur les documents qui les avaient déterminés.

L’arrivée de Rouvier, durant ce débat, dans les couloirs déserts de députés, c’est ça qui était beau ! Des projets du gouvernement, Rouvier ignorait tout et probablement ne craignait rien. Avec son aplomb de sanguin fortement musclé, ses larges épaules, son regard de myope qui ne daigne s’arrêter sur personne, avec tout cet aspect singulier d’Arménien transporté des quais de Marseille à Paris, et toujours parlant haut, de cette admirable voix autoritaire qui, depuis quatre ans, brutalise, subventionne et soutient tout ce monde-là, il allait parmi les journalistes, de groupe en groupe, disant :

— Qui cite-t-on sur les chèques ?

Cependant les poursuites étaient accordées à une énorme majorité, en quinze minutes. Ce drame avait mis hors d’eux-mêmes amis et ennemis. Par cet instinct qui amasse la foule autour d’un cheval qui s’abat, ils ne songeaient plus qu’à voir la figure des cinq. Sortis, les yeux étincelants, de leurs bureaux dans les couloirs, ils s’y heurtèrent d’abord à ce Rouvier, mais combien transformé ! les mains dans les mains de deux ou trois fidèles qu’il tutoie. Sa figure bouleversée d’une façon inexprimable, je ne puis la comparer qu’à l’épouvante qui demeure sur la face des assassinés. Une telle angoisse fait mal à voir. Il ne bougeait pas, mais violemment congestionné, ses yeux, sa bouche tout agités, il semblait possédé par un cauchemar d’où il n’entendait rien.

Le bruit s’étant accrédité qu’il allait « manger le morceau », cinquante députés accoururent, l’entourèrent, le pressèrent pour le dissuader. « Manger le morceau ! » Ainsi d’eux-mêmes, dans la salle Casimir-Perier, ils adoptaient l’argot des prisons. Se dépitèrent-ils de son entêtement qui eût été leur ruine ? réclama-t-il quelque répit pour préparer sa défense ? Ils l’abandonnèrent ; il marchait au milieu de cinq cent quatre-vingts collègues et s’épongeait le front, coudoyant des amis qui tous détournaient les yeux.

Il ne rencontrait nul regard, et pourtant, comme à la guillotine, chacun malgré soi s’avançait, le suivait pour tout voir.

Ce premier jour, le lâchage fut quasi unanime et même parmi les familiers accoutumés à manger dans cette main de ministre.

Parmi ses pairs, on remarquait pour sa haute taille et pour son insensibilité M. Ribot qui, se frottant les mains et agitant sa belle tête de pianiste, de cet air abstrait et avec cette voix qui toujours semble passer par-dessus son interlocuteur, répétait :

— Ah ! messieurs, nous vivons dans des temps bien intéressants.

La joie de ce grand épervier sur cet étang glacé fut un des détails les plus dignes de réflexion dans l’ensemble de cet abominable spectacle. Toute suspendue hors de l’humain, cette espèce ne connaît rien que le souci de son équilibre politique. Par là, le grossier Rouvier, que dans cet instant on précipite, avec son accent canaille et tous ses vices, vaut mieux que ces produits décharnés de l’École.

Trois heures d’entr’acte s’écoulèrent où les députés surveillant leurs mots, mais se soufflant au visage les pires haines de la vengeance qui se satisfait et de la terreur qui ne compte sur aucune pitié, attendaient pêle-mêle que la Commission fût en mesure de déposer son rapport.

Emmanuel Arène écrivait. Quand Ulysse passe le seuil de sa maison et lance ses flèches sur les prétendants, tous se lèvent en tumulte et courent à la muraille saisir leurs boucliers et leurs piques. Le Corse s’était jeté sur du papier et une plume. Il rédigea son discours, sa défense, jusqu’à six heures vingt-cinq, où la Chambre, reprenant enfin séance, apprit que sa Commission concluait à l’unanimité pour la suppression de l’immunité parlementaire.

Les voix d’Arène, puis aussitôt de Rouvier, s’élevèrent.

— Je demande la parole… Je demande la parole.

Et leur son courba sur les bancs la majorité atterrée de les avoir trahis. Un député du centre gauche a dit : « À les voir gravir la tribune dans un pareil silence, j’avais mes jambes qui tremblaient sous moi. »

Discours charmant, celui d’Arène, plein de jeunesse et d’une singulière fierté aventurière qui détendait les pires inimitiés. Sa voix cadencée d’Italien montait là-haut vers la tribune des journalistes, leur demandant leurs bons offices au nom de quinze ans de confraternité ; elle s’en allait vers « ceux de là-bas », sur la rive corse, rappeler aux électeurs dix ans d’obligeances réciproques ; puis son couplet, soudain, revenait au banc des ministres, pour frapper droit au visage et Bourgeois et Ribot.

— J’ai constamment servi de toutes mes forces mon parti et soutenu de mon mieux ceux-là mêmes des chefs qui m’envoient brusquement, sans que je m’y sois attendu, cette balle en pleine poitrine.

À cet accent d’une certaine générosité cavalière, on distingue nettement un abîme entre notre honorabilité et l’« honneur » selon un tel partisan qui se rend ce témoignage : « J’ai été fidèle et brave, j’ai mérité d’avoir des amis », et qui ne cherche pas plus loin. Aux hommes de cette sorte, nos aïeux formés par les rapports féodaux, plutôt que par la notion de la loi, montraient une indulgence que leur garde encore le Boulevard. Et la Chambre, dans cette soirée où l’on croyait les gendarmes sur le quai, volontiers eût crié à Arène : « Voilà le chemin du maquis. »

Après lui, Rouvier parla. Comme à son ordinaire, il fut puissant, mais aussi dans son ton ordinaire, c’est-à-dire que pour affirmer son innocence il frappa sur sa poitrine et sur la table de la tribune, ainsi qu’il eût fait en combattant un dégrèvement. Tout à l’heure, dans la salle Casimir-Perier, il disait qu’il mangerait le morceau ; ses amis eux-mêmes, ses amis surtout, attendent chacune de ses phrases avec une menaçante méfiance.

— « J’ai eu le redoutable honneur d’être le chef du gouvernement, et si, comme tel, dans les temps réguliers, on est tenu à une sorte de secret professionnel, au respect du secret d’État, dans les temps que nous traversons, où il semble que la lutte s’engage par ceux-là mêmes qui devraient avoir le plus de souci de maintenir et de respecter toutes les règles inventées pour la protection des simples accusés, j’ai le droit de parler et je parlerai.

« Eh bien ! oui, j’ai été le chef du gouvernement, je n’ai pas trouvé dans les moyens que les Chambres mettent à la disposition de ceux qui ont l’honneur de diriger les affaires publiques, dans les temps difficiles que j’ai traversés, alors que je luttais sans méconnaître qu’il y allait de ma liberté et peut-être de ma vie, je n’ai pas trouvé, dis-je, les ressources financières pour conduire cette œuvre. On apprend aujourd’hui, paraît-il, à ce pays, — on le sait partout ailleurs, — qu’à côté des hommes politiques il y a des financiers qui, quelquefois, donnent leur concours, quand cela est nécessaire, pour la défense du gouvernement ! Oui ! je n’ai pas trouvé dans les fonds secrets, pour les appeler par leur nom, les ressources dont j’avais besoin, et j’ai fait appel à la bourse de mes amis. On accuse quelquefois les hommes politiques d’avoir emporté les fonds secrets ; eh bien ! vous voyez devant vous un homme qui, non seulement ne les a pas emportés, mais qui a emprunté à ses amis pour faire face à l’insuffisance de ces fonds. »

Une huée interrompit l’audacieuse accusation de l’accusé. Il se retira, mais pour reprendre avec plus d’élan le même développement et aboutir cette fois à terroriser non plus les ministres ses prédécesseurs, mais le fretin même de la majorité :

« Oui, dans tous les pays, dans tous les temps, tous les hommes politiques dignes de ce nom ont fait, avec le concours d’amis, qui assurément ne rendaient pas un service inavouable, les opérations qui sont nécessaires quand on traverse des temps difficiles. »

Et comme on l’interrompait :

« Quant à ceux qui m’interrompent, dit-il en faisant face au centre républicain, s’ils avaient été autrement défendus et servis, peut-être à cette heure ne seraient-ils pas sur ces bancs… »

Une fois encore, devant les clameurs, il dut reculer, mais il avait jeté ses deux menaces. Il termina devant une majorité devenue de bois, tandis que l’opposition enivrée de cette curée chaude respectait pourtant la face congestionnée du vaincu.

Dans le complet silence de cet auditoire, son vigoureux discours fit le bruit d’une masse pesante qui tombe. Sans doute, il sentit la chute complète, car longeant, pour regagner sa place, le banc des ministres, il leur dit :

— Au moins, vous n’allez pas me faire coucher à Mazas ?

Telle était son ignorance de leurs projets qu’il fit venir son collègue et ami M. Granet :

— Écoutez, Granet, rendez-moi un service. J’ai une jeune femme ; il me faut savoir si l’on viendra m’arrêter cette nuit, j’aurais des précautions à prendre.

Granet alla trouver M. Lozé et, sans ruser :

— Rouvier veut savoir si on l’arrêtera.

— Non. Je n’ai pas d’ordres.

— Personne ne demande la parole, disait cependant le président Floquet, vieilli de dix années. Chacun, des yeux, cherchait, attendait MM. Proust, Jules Roche, Dugué de la Fauconnerie. Nul d’eux ne se leva ; ils étaient absents.

M. Dugué de la Fauconnerie, fatigué par une goutte violente, venait à petits pas vers le Palais-Bourbon. Sur le pont de la Concorde, un journaliste l’arrêta, lui dit la catastrophe. M. de la Fauconnerie n’avait jamais prévu un tel résultat de sa « participation » qu’il considère comme très licite. Il rebroussa chemin, et ce soir-là ne coucha pas chez lui.

M. Proust passait son après-midi au Palais de Justice. La veille, en effet, il était sorti de l’Assemblée au bras de M. Bourgeois, garde des sceaux.

— Je veux, disait-il, que M. Franqueville m’entende à nouveau ; j’ai des explications à lui donner.

— Parfaitement, lui répondit le ministre.

Et le lendemain, soit ce 20 décembre, M. Franqueville, dans son cabinet, vers quatre heures, disait à M. Proust : « Je regrette. Monsieur le député, de ne plus pouvoir vous entendre comme témoin ; à cette heure même, la Chambre suspend votre inviolabilité. » M. Proust déclara à ses amis qu’il ne saluerait plus M. Bourgeois.

Quant à M. Jules Roche, amicalement sollicité par M. Ribot, président du conseil, et par M. Siegfried, ministre du commerce, de les appuyer dans la discussion du traité franco-suisse, il était venu dès le début de cet après-midi prendre au « bureau de la distribution » divers documents, puis, sans causer avec personne, était rentré chez lui se mettre à ce travail de complaisance, qu’un ami interrompit le soir pour lui apprendre son éclatant déshonneur.

Si le tragique coupe les jarrets des faibles et congestionne les Hercules, il énerve, surexcite parfois délicieusement les natures nerveuses, et les amènerait par coquetterie à plaisanter le bourreau. M. Arène, dans la salle des Pas-Perdus où il est grand favori, lançait à ses amis les journalistes une charmante boutade :

— Pour une fois que je suis sur une liste ministérielle !

C’est avoir de l’estomac ! Mais une fois hors de ce théâtre ? M. Maurice Talmeyr, dix minutes plus tard, a vu M. Arène, au sortir de la Chambre, entrer dans un restaurant voisin de l’Opéra. Il était hagard, livide, dépeigné, les yeux hors de la tête et le chapeau en arrière. Personne ne fit semblant de le voir, pas plus que lui de voir personne. La figure à la fois verdâtre et tuméfiée, il lança de loin sur la banquette une grosse serviette bourrée de papiers, s’arracha son paletot comme un homme qui étouffe, avala un plat quelconque avec une précipitation qui ressemblait à de la gloutonnerie, paya, reprit serviette et paletot, et sortit comme un fou. »

Cette journée vaut par des sentiments simples, l’épouvante et la pitié dont nous avons très peu l’emploi dans nos vies modérées. C’est un bon document sur la terreur dans les assemblées politiques.

Après ces amputations, la Chambre semblait à bout. Vers sept heures pourtant, on dit dans les couloirs que d’un nouvel élan, plus imprévu encore, on repartait sur un nouveau scandale. Cinq heures de drame n’avaient-elles été qu’un magnifique lever de rideau ? Le cirque parlementaire, plus avide que les arènes de Valence ou de Séville, dédaigne-t-il de boire, de manger, de souffler, pourvu que l’on provoque, que l’on trahisse, que l’on exécute ? Que projette-t-on maintenant ? De faire justice du justicier, d’étrangler le traître qui tous étrangla, Jules Delahaye ? Mieux que ça ! On va débusquer, pousser du toril dans l’arène l’animal le plus fier de tout le pâturage parlementaire, le petit taureau au large poitrail, au mufle carré, celui qui épouvante les meilleurs « espadas », M. Clemenceau.

Rien ne déforme plus l’histoire que d’y chercher un plan concerté. Les ennemis du parlementarisme ne manœuvraient pas avec une discipline commune, mais dans le dessein et selon la chance du moment. Ne pensez point à une armée avec un chef qui commande et qui traite. Des volontaires fabriquent, aiguisent dans l’ombre des armes de hasard. Le mystère et l’incertitude ajoutent au tragique de cette grande anarchie. Comme Caserio marchera vers Lyon avec son couteau dans sa poche, des « solitaires » de plusieurs points s’acheminent pour frapper le parlementarisme.

Ils risquent de se contrarier. Dans la première partie de ce 20 décembre, Clemenceau vient d’être le vainqueur réel ; c’est de sa lointaine intrigue que périssent Rouvier et Roche : il va secrètement maîtriser la Chambre par la terreur. Mais Déroulède, d’une moralité trop simpliste pour s’accommoder d’un tel concours — et d’ailleurs rebelle à partager les fruits de la victoire — ne permettra pas que ce plan machiné par Andrieux aboutisse. Sous prétexte d’interpeller sur Cornelius Herz (mesures à prendre par le Conseil de l’Ordre sur ce Grand-Ofhcier de la Légion d’honneur), il se jette à la gorge du chef radical qu’encerclent les ressentiments et l’épouvante de ses collègues.

Sturel a regagné quatre à quatre sa loge. Il porte dans son cœur toute l’allégresse d’une foule espagnole qui se rend à los toros.

La voix de l’orateur, son grand corps penché, sa légende d’honneur, ses phrases trop rapides pour les sténographes eux-mêmes, son bras perpétuellement levé, baissé, comme s’il lapidait un infâme, c’est une avalanche brutale qui va de la tribune contre une seule poitrine et que rien dans cette déroute du règlement ne pourrait arrêter.

— « Un instant avant que M. de Reinach se suicidât, un jour avant que M. Rouvier démissionnât, alors que les plus gros événements étaient suspendus sur nos têtes, il y avait eu un conciliabule secret, non pas chez le chef de l’État, chez des magistrats, chez des juges, chez le préfet de police ou chez des ministres, mais chez et avec ce Cornelius Herz qu’on avait mis si haut, qu’on avait fait si lestement monter de grade en grade jusqu’aux plus hautes dignités de notre Légion d’honneur et qui avait réellement l’air d’être le maître omnipotent des pouvoirs publics et de tenir dans ses mains tous les fils mêmes du Parlement français. Voilà ce qui m’étonne et m’inquiète. Et c’est pour commencer à le faire un peu descendre de ces hauteurs menaçantes que je demande que M. Herz perde enfin la qualité de Grand-Officier de la Légion d’honneur.

« Et vous le dirai-je ? Ce qui me surprend le plus, ce n’est pas qu’il ait fini par être nommé Grand-Officier. Mais pourquoi Commandeur ? Pourquoi Officier ? Pourquoi Chevalier ? Quel est son premier titre ? Voilà l’énigme, voilà le grief.

« Selon moi, sa déchéance ne doit pas seulement être prononcée à raison de la suspicion encourue par lui dans ces derniers jours, mais bien à raison de l’étrangeté, de l’inexplicable mystère de sa nomination.

« Qui donc, parmi nous, est venu lui proposer de lui faire place dans nos rangs ? Qui donc a, peu à peu et si vite en même temps, introduit, patronné, nationalisé en France cet étranger ? Car vous vous rendez bien compte qu’il ne s’est pas présenté tout seul, que ce n’est même pas un autre étranger qui l’a pris par la main et poussé au milieu de nous ; il y a fallu un Français ! Un Français puissant, influent, audacieux, qui fût tout ensemble son client et son protégé, son introducteur et son soutien.

« Sans patronage et sans soutien, le petit juif allemand n’aurait pas fait de telles enjambées sur la route des honneurs, il n’aurait pas mis si peu d’années à sortir si complètement, si brillamment, de son bas-fonds. Je le répète, il lui a fallu un présentateur, un ambassadeur pour lui ouvrir toutes les portes et tous les mondes, le monde politique surtout…

« Or, ce complaisant, ce dévoué, cet infatigable intermédiaire, si actif et si dangereux, vous le connaissez tous, son nom est sur toutes vos lèvres ; mais pas un de vous, pourtant, ne le nommerait, car il est trois choses en lui que vous redoutez : son épée, son pistolet, sa langue. Eh bien ! moi, je brave les trois et je le nomme : c’est M. Clemenceau. »

Ce discours de violence inouïe, joué, crié, — sublime, il faut le dire, — car l’invective jamais n’y glissait à l’injure, détendit cette Chambre contractée, la tira de sa peur et d’une longue servitude. L’angoisse générale trouvait son soulagement. Sur le président, — malheureux vieillard qui, dans ce tumulte, entend mieux les battements de son cœur, dont il blêmit, que le tintement de sa sonnette — on passe comme la bande des chiens sur leur valet tombé à terre, quand ils ont mis en vue le gibier. C’est que tous soupçonnent ou connaissent le grand secret : les cinq ont été livrés par Cornelius Herz, ami de Clemenceau, et grâce à l’intrigue de Clemenceau. Aussi Déroulède irrite la plaie vive du Parlement et le force à se mettre debout quand il crie :

« Dans une journée pareille, où la faulx de la Justice a déjà atteint tant de têtes, il m’a semblé inique que celle-là fût respectée, et j’ai cru nécessaire et salutaire, sinon de l’atteindre, au moins de la marquer. »

Terribles excitations ! L’opportuniste décimé se rallie, et derrière le grand boulangiste se jette avec haine sur le grand radical.

Clemenceau, dans ce romantisme irrésistible, exagère d’autant son type desséché et précis. Les bras croisés, le regard insulteur, la figure verte, il cherche son souffle. Et soudain, d’un « Non » brutal, il coupe de sa place Déroulède qui réplique :

— Nous réglerons ailleurs les oui et les non.

En vain, le pauvre président, la langue lourde, intervient :

— Voulez-vous donc, messieurs, que je permette qu’on échange des provocations à la tribune ?

Il n’est plus qu’un gêneur dont la sonnette, les gestes, les observations empêchent de bien entendre et risquent de gâter ce passionnant spectacle. Les plus timides lui crieraient, exaspérés, la grande injure des aficionados : Fuego al alcade ! Perros al alcade ! (le feu et les chiens à l’alcade). En vérité il s’agit bien des principes parlementaires et du manuel de l’honorable M. Pierre que ce duel scandalise ! « Laissez aller les combattants ! Que personne déloyalement n’avantage l’un ou l’autre ! Parlez, Déroulède, parlez ! »

« M. Herz, continue-t-il, reconnaît avoir donné à M. Clemenceau deux millions. Pourquoi ces versements ? Puisque le directeur de la Justice affirme que son journal n’a jamais rien fait pour Cornelius Herz, pourquoi cet habile financier, cet homme d’affaires, plus avide que délicat, a-t-il placé tant d’argent à fonds perdus ? »

« Ce dilemme me paraît accablant : puisqu’il est avéré, non seulement par l’attestation de M. Clemenceau, mais encore par l’examen même du joumai, que le directeur de la Justice n’a jamais rien vendu publiquement à M. Cornelius Herz, que lui vendait-il donc secrètement ? Que se passait-il donc entre cet étranger et cet homme politique pour qu’il n’y ait trace d’aucun échange de bons offices ? Quoi ! l’un aurait tout donné et l’autre rien ? Et ce serait sans intérêt, sans but, sans profit, que cet Allemand aurait accumulé tous ces versements répétés et redoublés ? À qui le ferez-vous croire, Monsieur Clemenceau ? C’est en vérité à se demander si ce qu’il attendait, je ne dis pas ce qu’il exigeait de vous, ce n’étaient pas précisément tous ces renversements de ministères, toutes ces agressions contre tous les hommes au pouvoir, tout ce trouble apporté par vous et votre grand talent dans toutes les affaires du pays et du Parlement.

« Car c’est à détruire que vous avez consacré vos efforts. Que de choses, que de gens vous avez brisés ! Ici Gambetta, là un autre, et puis un autre, et toujours d’autres. Certes, je suis un adversaire du régime parlementaire, mais je ne pense pas qu’un homme en France lui ait porté de plus rudes coups et fait de plus navrantes blessures que ce soi-disant parlementaire. Combien Cornelius Herz devait se réjouir de ce spectacle toujours renouvelé ! »

Sous ces excitations, enfin, jaillit de l’Assemblée le cri qu’accueillera la France : « Cornelius Herz est un agent de l’étranger ! » De ce haro qui jette son adversaire hors la loi, Déroulède s’empare :

« Oui, Cornelius Herz est un agent de l’étranger ! quel deuil et quelle tristesse ! Un étranger, un cosmopolite de race hostile, d’origine germanique, dont une naissance accidentelle en France ne saurait faire un Français, un Allemand est venu mettre en coupe réglée nos fortunes, vivre grassement et copieusement dans ce pâturage de l’Europe et, non content de nous avoir emporté de l’argent, c’est aussi un peu d’honneur qu’il nous emporte ; et il est là, de l’autre côté de la Manche, impuni, joyeux, railleur. Je sais bien que ce ne sera pas un châtiment pour lui que son expulsion de la Légion d’honneur ; ce sera du moins une rupture des liens qui le rattachent honteusement à nous. Ce sera aussi un commencement de justice contre l’étranger.

« Il reste une autre justice à exercer contre ceux qui se sont faits ici, chez nous, ses aides, ses alliés, ses complices. En attendant, signalons à la vindicte publique le plus habile, le plus redoutable, le plus coupable de ces complaisants, celui dont la grande majorité de cette Chambre déplorait l’action délétère et malfaisante sans oser lui en faire, non pas seulement un crime, mais un reproche. C’est ce reproche que j’ai eu, moi, le courage de lui faire, autant pour soulager ma conscience que pour éclairer mon pays. »

Ainsi poignardé, Clemenceau pourtant parut à la tribune. Cet homme né agressif et qui, même dans la vie familière, procède par interpellation directe et par intimidation, ne pouvait avoir qu’une méthode : d’opposer à un réquisitoire une provocation et de se justifier en courant sus à l’accusateur. Mais le milieu parlementaire, nonobstant les licences de cette soirée exceptionnelle, impose des formes convenues aux sentiments que de tels ennemis voudraient traduire sur l’heure en violences. L’outrage, la haine, l’appétit de sang, Clemenceau ne les montra d’abord que dans sa façon d’accentuer et de ponctuer. Et cet endiguement des fureurs haussait ce corps à corps jusqu’au caractère royal d’une tragédie.

Le premier mot de Clemenceau gravissant la dernière marche, quand les applaudissements continuaient encore autour de Déroulède, fut un « À moi, mes amis ! »

— « Il est facile de produire de telles accusations, mais il y a, depuis vingt ans que je siège dans les assemblées, ceux qui me voient tous les jours à l’œuvre, mes collaborateurs, mes amis qui siègent sur ces bancs et dont le témoignage vaut bien celui de M. Déroulède. »

Le jeune Pichon, figure honnête et naïve, répondit seul à cet appel. Avec les sentiments de Robespierre jeune qui court sur la charrette rejoindre son aîné, il s’écria :

— Ils sont prêts à vous donner le témoignage de leur estime et de leur grand respect, ils vous l’apportent par ma bouche ; ils se solidarisent étroitement avec vous.

Cette voix parut grêle dans le silence des fidèles, et donna l’impression pénible d’une manifestation manquée. C’est de mauvais effet au théâtre qu’un seul figurant remplisse le rôle de la foule. Clemenceau le sentit. L’orgueilleux répondit rudement :

— Je n’ai besoin du témoignage de personne.

Mais il comprit sa solitude, la puissance des haines qui l’encerclaient. Pendant quelques secondes où il cherchait la meilleure tactique, il eut de ces mouvements qu’on voit dans le cou du taureau quand cette bête voudrait foncer et n’ose plus.

Il reconnut que Herz avait commandité la Justice, mais il nia d’avoir sollicité aucune décoration pour ce personnage et d’avoir jamais subi son influence politique. Mal servi par cet argument, il chercha le faible de la Chambre en rappelant le boulangisme.

« Malgré les sollicitations du général Boulanger, M. Cornelius Herz n’a pas voulu le suivre dans la campagne boulangiste. Il le paie aujourd’hui. Et, en ce qui me concerne, je l’expie à mon tour… »

Comme l’appel aux amis, cet appel à l’union anti-boulangiste échoua. Alors rassemblant toutes ses forces, Clemenceau fit face à la grande accusation, Cornelius Herz agent de l’étranger :

« Injure suprême que, je l’avoue, je ne croyais pas avoir méritée de mes plus acharnés ennemis. J’ai trahi l’intérêt français, j’ai trahi la patrie, j’ai amené sur ces bancs une influence étrangère, dont j’ai été l’agent ! Guidé, commandé par cette influence étrangère, assujetti, asservi par elle, j’ai cherché à nuire à mon pays, j’ai cherché par des actes parlementaires à amener le désordre et la perturbation dans ma patrie ! Voilà l’accusation que vous avez portée à la tribune. Il n’y a qu’une réponse à faire : — Monsieur Paul Déroulède, vous en avez menti. »

Les ministres, heureux qu’en dépit du règlement l’interpellation devînt une interpellation de collègue à collègue, se gardèrent d’intervenir dans une querelle qui débordait le cadre parlementaire pour passionner le pays entier. M. Léon Bourgeois répondit en trois mots qu’« une instruction était ouverte et que, si elle montrait des faits de nature à faire déférer M. Cornelius Herz devant le Conseil de l’Ordre, il y serait déféré ». Nul n’écoutait cette phrase exsangue. Il n’y avait plus de gouvernement. Le dernier taureau tué, tout le monde saute dans l’arène pour le voir de plus près et les « banderilleros » se précipitent pour retirer de son garrot leurs flèches. Les ennemis du Parlement couraient déjà à travers Paris montrer les mots dont ils avaient ensanglanté leurs adversaires. La ville, la France, devenues un immense amphithéâtre, applaudissaient le succès.

Vers minuit, Sturel put rejoindre Déroulède dans un bureau du Palais-Bourbon. Entouré des principaux de sa ligue, le vainqueur corrigeait les épreuves de son discours. La vaste salle, mal éclairée par une seule lampe au milieu du classique tapis vert, était glaciale. On entendait derrière la porte la conversation des huissiers. François Sturel à demi voix proposa le plan même qu’avait caressé Clemenceau.

Il s’agissait de pousser à la dissolution — assurée si toute la droite, les boulangistes et d’honnêtes gens faciles à entraîner démissionnaient — puis d’opposer des candidats sûrs aux chéquards dont la liste serait publiée quinze jours avant le scrutin. On obtiendrait ainsi une majorité pour faire la revision, ou du moins, si le Sénat la poussait, une majorité capable d’organiser la terreur par une commission d’enquête que ne présiderait pas M. Brisson.

… Quand ils sortirent, dans les couloirs sonores, Déroulède et Sturel croisèrent, accompagné de ses amis, M. Clemenceau, qui, pour le même soin d’éloquence à écheniller, était venu au Palais-Bourbon. Les deux petites troupes ne se saluèrent point. Il y avait dans ces patrouilles et dans ce désert saisissant quelque chose de belliqueux et comme le point de départ d’un ordre nouveau, un ensemble qui enflammait Sturel.

Dehors et si tard dans la nuit, les camelots couraient encore avec d’énormes charges de journaux. « Cinq députés poursuivis. Le duel Clemenceau-Déroulède. Cornelius Herz agent de l’étranger. » Tout sentait la révolution. Tout prophétisait : ville prise et bataille gagnée.