Leurs figures/XV

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Nelson, Éditeurs (p. 296-318).

CHAPITRE XV

LE SABBAT NORTON

C’est alors qu’enragé de sentir comment de leur extrémité les chéquards ressuscitaient, Millevoye tenta l’opération suprême, l’affaire des faux papiers Norton.

Des parlementaires émargent aux fonds secrets de l’ambassade anglaise. C’est un fait dont nul au Quai d’Orsay ne doute. Le rôle des guinées ! ah ! si l’on pouvait l’établir ! « Quoi ! dirait la nation, ils ne se bornent point à trafiquer de leurs mandants : c’est la France elle-même qu’ils vendent ! Je tolérais des panamistes, mais des Judas, holà ! »

Quand on peut supposer que vous paieriez cher une preuve, c’est assez la coutume qu’un personnage providentiel vous l’apporte. On ne s’étonnera point qu’un misérable se soit trouvé pour fabriquer des documents, mais seulement qu’un homme de bonne foi y ait prêté crédit. Songez toutefois aux lettres de Pigott, un autre Norton, que le Times, trop heureux de compromettre Parnell, publia sans s’inquiéter de leur origine inconnue, de leur orthographe honteuse et de leur niaiserie. On peut aussi admettre que Millevoye tomba dans le piège classique d’un faux fourni par ceux-là mêmes qu’il inculpe, afin qu’ils puissent crier à la calomnie. Cet expédient bien connu s’appelle « truffer un dossier ». Au plus brûlant des scandales Wilson, l’Intransigeant fut induit à publier la lettre d’un nommé Joubert qui prétendait avoir versé à M. Wilson une somme assez ronde pour obtenir la croix de la Légion d’honneur. On s’informa, on chercha : Joubert n’existait pas. On calomniait donc Wilson ! Un revirement d’opinion commença qui l’eût sorti d’embarras si des faits nouveaux ne fussent venus le charger.

Clemenceau n’avait pas parlé à la Chambre depuis sa terrible collision avec Déroulède (20 décembre) : Journée de la Première Charrette. Georges Thiébaud eut l’occasion de lui dire :

— Déroulède n’aime que ses idées ; si vous marchiez dans la direction plébiscitaire, vous le trouveriez avec vous.

Le lundi 19 juin, on discutait sur le renouvellement partiel. Thiébaud, des couloirs, envoyait billet sur billet à Déroulède, le pressant de le rejoindre parce qu’il voulait l’avertir que Clemenceau dénoncerait dans la réforme proposée une entreprise des oligarchies sur le suffrage universel. Une première fois rompue au 20 décembre, la conspiration antiparlementaire pouvait ce jour-là se renouer avec Clemenceau. Mais Déroulède, tout à surveiller son ennemi, ne quitta point son banc, sinon pour se dresser quand il le vit à la tribune et le hacher de mille invectives :

— Voyons ce que pense Cornelius Herz !… Parlez en anglais !… Au lieu du renouvellement partiel, parlez donc du renouvellement de l’intégrité !… Pas de conseil à la France, conseiller du Banc de la reine !

C’était un « scandale nécessaire », dont il vint exposer brièvement les raisons que la Chambre parut accueillir :

— « Il n’y a de ma part en tout ceci aucune question de parti. J’en appelle à tous ceux qui, depuis les derniers événements, ont vu maintes fois monter à cette tribune des hommes plus ou moins compromis dans les affaires de Panama. Qu’ils disent si je ne suis pas resté silencieux à mon banc ! Qu’ils disent si j’ai fait entendre une protestation ! Et savez-vous pourquoi ? Parce que ceux-là n’ont, du moins, pas fait de politique antinationale ; parce que, égarés ou coupables, ceux-là, du moins, sont encore des nôtres ; mais lui, il est de l’étranger ! C’est pourquoi, tout en m’excusant vis-à-vis de tous mes autres collègues de la véhémence de mon attitude et de mon langage, non seulement je ne m’excuse pas vis-à-vis de lui, mais je n’ai qu’un regret, qui est de n’avoir pas eu assez d’autorité personnelle pour le flétrir encore plus hautement que je n’ai fait. »

Déroulède, en rejoignant sa place, croisa Millevoye qui gagnait la tribune.

— Millevoye, restez tranquille, vous allez tout affaiblir.

— Non, j’ai quelque chose.

La déclaration de Millevoye, très brève, se résuma dans une phrase :

— M. Déroulède a raison et je vous dirai jeudi pourquoi M. Clemenceau est le dernier des misérables.

C’était tout remettre en question. Déroulède n’avait rien démontré, si ses paroles restaient à prouver jeudi.

Les deux boulangistes partirent dans la même voiture. Millevoye, pressé d’interrogations, se dérobait.

Déroulède l’assigna devant le groupe boulangiste pour le lendemain mardi.

Millevoye n’y parut point. Alors Déroulède très inquiet déclara dans les couloirs du Palais-Bourbon :

— Je ne permettrai pas qu’il parle au nom du parti boulangiste.

Le mercredi matin, vers, midi, il reçut de Millevoye un « petit bleu » l’appelant à la Chambre. Morès assistait à l’entrevue.

— Lundi je ne pouvais pas vous répondre, dit Millevoye ; le secret ne m’appartenait pas. Aujourd’hui mes amis, comme moi, veulent que vous sachiez tout.

Il était très ému.

— J’ai là, continua-t-il, des papiers qui déshonorent une partie du Parlement. Je suis navré moi-même. Des représentants de la France sont vendus à l’étranger.

Morès lut alors la traduction de quatorze lettres adressées au jour le jour par le Foreign-Office à l’ambassade de Paris :

2 avril 1893.

« Depuis ma dernière lettre, des événements de grande importance ont eu lieu. En premier lieu, nous avons reçu là visite de l’alter ego de M. Clemenceau, qui est venu s’informer si les dispositions de notre gouvernement sont toujours les mêmes vis-à-vis de son chef. M. Clemenceau désire être fixé sur ce sujet afin de préparer ses arrangements électoraux, car il a décidé d’abandonner le Var, mais il n’a pas encore fait le choix de son futur siège. La seule réponse qui a pu lui être faite a été de laisser l’affaire en suspens. À peine vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis ces pourparlers que Herz informait le magistrat de Bow-Street qu’il était prêt à subir un interrogatoire, sa santé étant beaucoup meilleure, et qu’il désirait qu’un jour fût fixé pour cela. M. Clemenceau a-t-il eu quelque chose à faire avec cette décision étrange et soudaine ? En tout cas, il est certain que quelqu’un s’agite dans l’affaire. Ceci est d’autant plus regrettable que le congrès de Behring ouvre et que Morier nous a dit officiellement que certaines propositions d’alliance ont été faites à la Russie par les États Unis, la France y étant partie. Ces propositions sont-elles sérieuses ou simplement destinées à obtenir une décision favorable à leur intérêt ? Le temps décidera et vous êtes averti. »

.........................

22 mai 1893.

« L'alter ego de M. Clemenceau vient de nous donner les copies de toute la correspondance passée : 1° entre M. Ribot et M. de Reverseaux ; 2° entre M. Ribot et ses ambassadeurs à Pétersbourg et à Constantinople ; 3° entre M. de Reverseaux et le Khédive. Je ne crois pas nécessaire de vous dire que M. Clemenceau s’est complètement réhabilité à nos yeux ; nous ne pensions pas que cet homme pouvait rendre de si grands services après sa dernière déconfiture ; nous concluons qu’il peut en rendre encore d’autres en considérant le milieu corrompu et corruptible dans lequel il vit. Nous le maintenons donc sur notre liste. »

Toute cette correspondance lue, dont nous ne pouvons donner qu’un échantillon, Millevoye arrêta d’un geste les questions de Déroulède.

— Ce n’est rien encore. Voici la liste d’infamie. Et il tendait à son ami une feuille de papier bleu réglé, de format ministre, timbré aux armes d’Angleterre.

AMBASSADE DE S. M. BRITANNIQUE À PARIS
Service des fonds secrets (1893-94).
Temps .......... 2.000 livres
Débats .......... 2.000
M. Burdeau .......... 2.000
M. Edwards .......... 1.200
M. Maret .......... 800
M. Laurent .......... 600
 
Total .......... 8.600 livres

Huit mille six cents livres sterling en billets de banque dans la valise.

Pour mémoire :

M. Clemenceau, à Londres.... 20.000 livres
M. Rochefort, à Londres. .... 3.600
Londres, 10 juin 1893.
Signé : T. W. Lister.

— Ah ! non ! s’exclama Déroulède, Rochefort ! ce n’est pas croyable.

— Votre amitié, dit Morès.

— Mon amitié n’a rien à voir ici. Je croirais mon frère vendu que je fusillerais mon frère. Quant à Rochefort, je ne crois pas.

Millevoye raconta l’origine de ses papiers. Un nègre, un mulâtre nommé Norton, interprète juré et employé à l’ambassade anglaise, était venu à plusieurs reprises montrer à Ducret, aux bureaux de la Cocarde, des lettres adressées par M. Lister, du Foreign-Office, à M. Austin Lee, de l’ambassade anglaise à Paris, puis enfin une liste de « reptiles ». Il promettait des pièces authentiques contre une somme de cent mille francs. Peu après, il s’était dédit. Intimidé par les menaces de l’ambassade qui le soupçonnait, il n’offrait plus que des copies. Seule, la « liste des reptiles » était l’original venu de Londres.

Déroulède demanda la qualité officielle de ce Lister. Ni Morès ni Millevoye ne pouvant la préciser, il alla sur-le-champ chercher à la bibliothèque de la Chambre l’Almanach de Gotha. On n’y lisait point T. W. Lister, mais T. V. Lister (Thomas-Villers Lister)

— Écoutez, dit Millevoye, vous êtes plus incrédule que Develle. Nous agissons de bonne foi ; nous voulons soumettre ces pièces au gouvernement, à la Chambre et à la Justice. Ce matin nous étions au Quai d’Orsay. Une partie de ces lettres confirment des renseignements que Develle possède par ailleurs. Il s’étonne seulement de voir le nom de Rochefort sur la liste. Pour Norton, il va se renseigner. Il nous a priés de venir conférer ce soir avec le président du conseil. Voulez-vous les entendre de vos propres oreilles ?

Le soir du même jour, vers neuf heures, Ducret, Morès, Millevoye, Déroulède et Develle faisaient cercle autour du président Dupuy dans son cabinet de la place Beauvau. Millevoye prit la parole :

— Monsieur le président du conseil, voici les papiers sur lesquels je compte appuyer mes accusations demain à la tribune de la Chambre. Déjà ce matin je les ai lus à M. Develle ; il m’a demandé de vous les soumettre. Les voici.

Tous l’écoutèrent dans un profond silence que M. Develle interrompit une seule fois quand on arriva au passage que nous avons cité sur le congrès de Behring.

— Ah ! ceci, messieurs, je vous prierai de n’en pas parler. J’y verrais des inconvénients diplomatiques.

— S’il en est ainsi, répondit Millevoye, ce passage ne sera pas lu.

— Merci, monsieur. Je demande à ces messieurs le même engagement.

Toutes les lettres entendues, M. Dupuy s’écria :

— M. Clemenceau ! C’est abominable ! À un autre homme, on dirait de disparaître et il disparaîtrait ; en d’autres temps et en d’autres pays, on le ferait disparaître.

On s’occupa ensuite de la liste. Millevoye signala l’inexactitude des initiales T. W., il produisit un fac-similé de la vraie signature Lister (procuré dans l’après-midi par M. de Dion) et qui différait de la signature mise au bas du papier Norton. On s’accorda pour juger qu’il n’y avait point à faire état de ce papier.

M. Develle apportait-il, comme il l’avait promis le matin, des renseignements sur le nègre ? Le temps lui avait manqué. Cependant il jugeait impossible de remettre l’interpellation annoncée pour le lendemain.

Déroulède s’était placé un peu en dehors du cercle, afin de marquer qu’il venait pour entendre et non pour parler. Il posa cependant une question :

— Ainsi, monsieur le ministre, vous admettez que ces lettres intimes et d’un ton plaisant émanent d’agents diplomatiques ?

— Ah ! répondit M. Develle, vous ne connaissez pas les Anglais. Leurs diplomates, élevés dans les mêmes universités, gardent dans leurs rapports les plus sérieux ce ton de camaraderie.

Les ministres firent donner à MM. Déroulède, Millevoye, Morès et Ducret leur parole que pas un mot de ces deux entrevues ne transpirerait.

On se sépara à onze heures et demie.

Sur le trottoir, Millevoye, le cœur soulagé, dit à Déroulède :

— Vous voyez bien que les ministres y croient ! Le lendemain matin jeudi, vers dix heures, il y eut une dernière entrevue à l’hôtel Saint-James, chez Déroulède, où Millevoye arriva fatigué, nerveux d’une nuit d’insomnie et de perplexités. On fixa tous les détails de son intervention. Il ne devait point se servir de la liste ; elle était nulle et non avenue ; on voulut même empêcher qu’il l’emportât dans ses poches. Il n’avait pas à certifier l’authenticité des lettres : il expliquerait leur origine, en lirait quelques brefs passages, puis, les déposant sur le bureau, il demanderait au Parlement d’enquêter et à M. Clemenceau de poursuivre. Pour mieux résister à tout entraînement, il avait écrit son discours.

Les deux députés se rendirent ensemble à la Chambre. À leur arrivée, mille questions les assaillirent. Millevoye déclara :

— Je me bornerai à réclamer l’action judiciaire.

On disait à Déroulède :

— Vous vouliez empêcher Millevoye de parler au nom des boulangistes ? Vous êtes-vous accordés ?

Il répondit simplement :

— Nous nous sommes accordés.

Un instant séparés par les journalistes ils se rejoignirent dans la salle Casimir-Perier, M. Develle la traversait. Ils marchèrent à lui.

— Rien de nouveau depuis hier soir ? demanda Millevoye.

— Non… rien de nouveau.

Puis, se ravisant :

— Ah ! si, j’ai fait arrêter Norton.

— Tant mieux, répondit Millevoye, c’est notre gage qui ne nous échappera pas.

Et la conscience une nouvelle fois rassurée par ce ministre qui, dans ce long délai, aurait pu se documenter et le détourner, Millevoye entra en séance.

Cette tragique législature s’achevait dans la plus profonde immoralité, dans une lâche terreur. Depuis des mois, dans chaque retrait de fenêtre, des groupes embusqués se montraient un Rouvier, un Clemenceau, un Déroulède, tous les boulangistes, et disaient : « Est-ce l’instant de les lâcher ou de les entourer ? » Nul souci de l’intérêt général, mais chacun voulait sortir de l’indécision, prendre la bonne posture électorale pour ou contre le Parlement. Cette interpellation précédant de si peu les élections générales allait valoir devant l’esprit public comme jadis, devant le jury, le résumé du président.

Sans vouloir prendre aucune initiative, la majorité des députés souhaitaient l’écrasement de Clemenceau. Beaucoup de républicains du centre disaient à Millevoye :

— C’est donc aujourd’hui que vous nous débarrassez de cet individu ? Courage !

Clemenceau dans sa prospérité eut une certaine manière d’interpellation directe, quelque chose d’agressif et qui prenait barre sur tous. La familiarité du Petit Caporal avec ses grognards ? Non ! plutôt un tutoiement pour laquais. Des moutons eux-mêmes se fussent aigri le cœur à opérer la concentration sous la houlette de ce berger brutal. Mais l’impardonnable, c’était d’avoir suscité, facilité cette terrible affaire de Panama en livrant les papiers du baron de Reinach, la liste Stéphan, à Cornelius Herz.

Les parlementaires aimaient dans cette affaire Norton qu’elle ne se rapportât en rien au Panama, où la plupart d’entre eux pouvaient encore s’engloutir. C’était très bien, ce crime spécial, particulier à Clemenceau, qui l’isolait et qui déliait toute solidarité. Depuis deux jours cependant les chances de Millevoye diminuaient. Des bruits circulaient, Rouvier avait répandu dans les couloirs :

— Ils se sont procuré les listes des journaux subventionnés par les ambassades.

Un nouveau Panama ? holà ! Si l’on attelle pour une pleine charrette, le Parlement se mettra en travers.

Quand le président de la Chambre, M. Casimir-Perier, donna la parole à Lucien Millevoye, Déroulède retenait, chapitrait encore son ami :

— Jurez-moi que vous laissez la liste, que vous vous en tiendrez à la correspondance de Lister et d’Austin Lee.

Quelques fidèles entouraient à son banc Clemenceau très pâle, surexcité. De bélier des ministères, passé au rôle de bouc émissaire, celui-ci depuis huit jours, dans son isolement, avait compris la situation. Seul, il le savait, on l’eût noyé. Tout son effort fut d’entraîner dans sa chute quelques collègues : il faudrait bien en même temps qu’eux le repêcher. Par ses cris d’abord, il força ou parut forcer Millevoye à lire les « documents volés » :

— Vous avez raconté qu’on possédait la preuve de la grande trahison de M. Clemenceau vendu à l’Angleterre. Sortez la preuve.

Et aussitôt il accusait :

— Vos pièces sont volées ? Eh bien ! il faut se souvenir qu’il y a des gendarmes dans le pays.

Millevoye, étourdi par l’éther qu’il avait dû prendre pour surmonter une influenza, fit d’abord tête à l’orage :

— J’affirme la trahison de M. Clemenceau ; je me porte garant et responsable de l’authenticité des papiers sur lesquels je m’appuye.

Alors Clemenceau l’injuriait directement :

— Menteur ! menteur ! menteur !

Ces interruptions sans portée, mais d’extrême violence, ne laissèrent point de troubler Millevoye. Il se bornait d’abord aux quelques phrases qu’il avait écrites et à de brefs extraits des lettres. Par quelle aberration oublia-t-il sa promesse, donnée la veille au ministre, de passer sous silence le « congrès de Behring » ? Lisant la lettre que nous avons citée, du 2 avril 1893, il ne sut pas s’arrêter à ce qui concernait directement M. Clemenceau ; il entama la phrase : « Ceci est d’autant plus regrettable que le congrès de Behring ouvre… » Puis s’apercevant de sa faute, il s’interrompit :

— Avant de continuer, je demande à être couvert absolument par l’avis du ministre des affaires étrangères et par un vote de la Chambre.

Cela peut paraître l’habileté d’un homme qui veut qu’on l’invite à se taire, c’est surtout une grave méconnaissance de la curiosité des assemblées. Certes une majorité était prête à ratifier le succès de Millevoye, mais il ne fallait point qu’il bronchât.

Le ministre Develle commença de se dérober :

— Il nous a semblé impossible de recevoir officiellement communication de pièces qui avaient été volées. J’ai ici, comme député, un sentiment de la dignité et de l’honneur égal à celui que j’ai comme ministre, et je ne puis en aucune façon approuver la lecture qui nous est faite.

Le président de la Chambre ne fut pas moins équivoque :

— Ce n’est pas moi qui, tout au moins préventivement, puis arrêter la lecture.

Sur ces deux déclarations si fuyantes, Millevoye pourtant devait prendre son point d’appui. Il ne le sut ou ne l’osa. Trop engagé, nerveux, demi-malade, il se perdit à cette minute même en cédant aux badauds, aux conjurés peut-être, qui réclamaient une lecture totale.

M. de Cassagnac venait de se lever :

— Il nous faut maintenant, monsieur, aller jusqu’au bout. Nous ne pouvons plus faire autrement.

Millevoye acquiesça. Bien plus, il revint sur ses pas, parut prendre du champ pour mieux aller jusqu’à ce bout qu’on lui marquait si insolemment. Il commença de relire les lettres qu’il avait déjà fait connaître, il en lut d’autres, il lut toutes les autres. On eût dit d’un somnambule. Sa complaisance, qui décevait ses amis secrets et comblait ses adversaires, suscita un carnaval de lazzis et d’injures. Les yeux hagards, la voix fébrile, il tirait des papiers de son dossier, puis de sa serviette, puis de ses poches, et sans interruption jetait de la houille dans cette injurieuse fournaise. Spectacle navrant de voir cet honnête homme décervelé et comme ensorcelé sous la frénétique incantation des coquins. Leurs risées pourtant une minute le révoltent :

— Ces lettres, s’écrie-t-il, on les a lues hier deux fois dans le cabinet du ministre des affaires étrangères.

M. Develle se lève, quitte son banc et dit à demi voix :

— Ce n’est pas bien, ce que vous faites là. Puis, tout haut, ces mots qu’on trouve à l’Officiel :

— Vous n’avez pas donné lecture de ces pièces dans le cabinet du ministre des affaires étrangères.

La Chambre crut prendre Millevoye en flagrant délit d’imposture :

— Pardon ! répondit-il, je me trompais : c’est dans le cabinet de M. le président du conseil. Ces pièces ont été lues, comme elles viennent de l’être, et elles n’ont pas paru à M. le ministre des affaires étrangères et à M. le président du conseil avoir le caractère que vous leur attribuez en ce moment.

Cependant M. Dupuy parle à l’oreille de M. Develle. La Chambre ne suit pas l’accusateur : eh bien ! ils prennent leur résolution. Et froidement M. Develle lève la hache, coupe tous les liens :

— Monsieur, déclare-t-il, puisque, en dépit de votre engagement, vous ne gardez pas le silence sur cette entrevue, vous m’obligez à dire que, dans le conseil des ministres de ce matin, j’ai déclaré à mes collègues que, tout en constatant votre bonne foi, je croyais que vous étiez victime d’une abominable mystification.

Quoi, ce Develle ! après l’accueil qu’il fit à ces papiers ! après qu’il a déconseillé d’ajourner l’interpellation ! Remarquez l’équivoque « Vous m’obligez à dire », analysez chaque propos des ministres au cours de cette séance, vous sentirez partout une ambiguïté policière. Qui pouvait mieux l’apercevoir que Paul Déroulède ? C’est à cette minute qu’indigné de ce mensonge grossier du gouvernement, — navré de Millevoye qui manque à ses engagements, — désespéré de son adversaire défailli qu’on vient de réconforter, il se lève et crie :

— Vous me dégoûtez tous ! La politique est le dernier des métiers ; les hommes politiques, les derniers des hommes ; j’en ai assez, je donne ma démission.

Ce que le Journal officiel a traduit : Monsieur le président, je sors de cette assemblée, je donne ma démission de député ; je ne fais plus de politique ici.

Ah ! le rire de Clemenceau, alors ! rire d’un surmené qui ne peut plus se contenir ! Ses gestes fuyants de toutes parts ! Il se tape sur les épaules, sur les cuisses. Les tribunes s’épouvantent de le voir danser sur son banc. Sauvé ! Il se croyait sauvé, le petit Kalmouk énervé, en huit jours si vieilli, mais de ressort toujours tendu. Brusquement il se sépare de sa clientèle qui continue de réclamer les lettres. On en a tiré tout l’effet. Il pousse en avant Dreyfus, Camille Dreyfus, qui s’avance au pied de la tribune et jette le premier ce mot d’ordre :

— La fausse liste maintenant ! Vous avez une liste ! Lisez les noms !

Et quel soupir, quelle renaissance, quels joyeux bonds ! quand Millevoye, qui ne connaît plus aucune consigne, la lit, cette détestable liste, et associe à Clemenceau, Burdeau.

Clemenceau eut un geste d’enfant voyou, se retournant, lançant à son collègue :

— Alors, nous voilà deux !

De cette résurrection, la Chambre se convulsa. Fureur d’une meute à qui l’on retire son carré de viande, terreur aussi d’avoir trop tôt traité ce despote comme un mort. Tous, sans une exception, se jetèrent sur Millevoye :

— Le maladroit !

— s’écriait-on, et j’adoucis les termes — il a raté son coup.

De chasseur devenu gibier, déchiré par cette bombe dont il avait tout espéré, bloqué à la tribune, se propose-t-il de n’avoir plus d’amis ? Voici qu’après Burdeau il accuse Rochefort ! Ses coreligionnaires l’abandonnent. Lui-même ne se possède plus. Il a tout lu, ce qu’il fallait lire et ne pas lire, et cependant on veut qu’il lise encore. Arrivé à cette pointe extrême de son calvaire, il saisit sa serviette par deux angles et la secoue comme un sac vide sur l’assemblée folle elle-même et dont les cris de colère se transforment en rires stridents.

Clemenceau restait odieux. Au moindre faux pas, toute cette sorcellerie se fût abattue sur lui-même. Il le sentit. Il sacrifia le très beau discours qu’il avait préparé, qu’il eût si merveilleusement prononcé. Ses intimes le virent enroué durant les huit jours qui suivirent : c’est que, pendant cette demi-heure, tourné vers un banc du centre, il s’égosilla :

— Parlez, Burdeau ! parlez ! vous ! vous !

M. Auguste Burdeau se leva. Le bras tendu, livide de son cœur désordonné dont il allait bientôt mourir, il flétrit au milieu d’une immense émotion son accusateur.

Sturel, des galeries, regardait avidement cette cuve où tous ses espoirs achevaient de s’anéantir. Comme la Chambre applaudissait ! Nelles surtout frappa le jeune homme qui savait sa haine de Clemenceau ; emporté par la peur et pour que le ressuscité le vît, il claquait des mains au-dessus de la tête ; on eût dit d’énormes oreilles d’âne balancées.

Un tourbillon d’injures, un cyclone prend Millevoye sur la tribune, le porte hors de la Chambre. Pour lui, momentanément, tout est perdu (hormis l’honneur). C’est l’espada qui, manquant le taureau, se fait siffler par tout le cirque et détourne de son quadrille la faveur publique.

Assurément, dans cette séance, le beau coup fut fourni par une autre bande que la « bande boulangiste ». Ce fut même un coup d’une telle habileté que les aficionados le devront admirer tant qu’il existera un art parlementaire et un art policier. Coup d’escamotage : la part de vérité s’était évanouie brusquement dans ce tourbillon d’imprudences et d’insanités. Et pourtant il y avait une part de vérité !

Trois mois plus tard, dans le cabinet du juge d’instruction, Norton dira :

— Non ! Tout n’était pas faux. Le papier a existé. Un fameux papier ! Il y avait un bonhomme en vrai pain d’épices. Seulement, voilà, Ducret a voulu truquer. Il a tout découpé en tant de morceaux, il en a ajouté tant d’autres pour grandir le bonhomme qu’à la fin il n’y avait plus de pain d’épices ni de bonhomme.

Ce même Norton ajoutait :

— Quand on s’est aperçu à l’ambassade de la disparition du papier, du bonhomme en vrai pain d’épices, on m’a soupçonné, on m’a fait venir et lord Dufferin m’a dit : « Vous êtes sujet anglais, vous avez commis un acte de haute trahison en territoire anglais (l’ambassade) ; on peut vous arrêter et vous pendre. » Vous pensez si j’ai eu peur !

— Et pourquoi ne vous a-t-on pas arrêté et pendu ? interrogea Déroulède qui assistait à cette déposition.

Le nègre demeura coi. L’histoire se demandera s’il n’a pas accepté de détruire l’effet du vrai papier en livrant un stock de documents fabriqués.

Rien n’excuse autant Millevoye que ce silence. Silence que le juge ne voulut point presser. Le mulâtre mauricien, Louis-Alfred Véron, dit Norton, est mort peu après en prison, — à moins qu’il n’ait repris sa course à travers le monde policier et politique en changeant encore une fois de nom et peut-être de peau.

Sturel descendu dans la salle des Pas-Perdus, où s’agitait une foule compacte, ne trouva plus un homme qui fût de l’opposition. Millevoye ayant été dupé par un nègre, tous les chéquards étaient devenus blancs. Le cauchemar panamiste était dissipé. L’auteur de ce livre déclara :

— Voilà le droit aux chèques consacré ; c’est une extension des pouvoirs parlementaires.

Un cynique lui répondit :

— Nous sommes sauvés, mais le métier est gâté pour dix ans.

Les députés sortaient de séance avec des figures hilares. Après les tragédies héroïques de l’« Accusateur » et de la « Première Charrette », cet imbroglio Norton détendait des Français, amis ou ennemis, mais tous nés malins. Au bas de cette journée où ils guettaient le cadavre de M. Clemenceau, ils voyaient venir à la dérive M. Lucien Millevoye. La déception des antiparlementaires et l’embrassade des panamistes mettaient du vaudeville dans les couloirs.

Suret-Lefort abordant Sturel lui rappela avec fatuité leur conversation de juin 1892 au Palais de Justice :

— Il y a juste une année que je te déconseillais cette campagne. Ai-je eu raison de m’abstenir ? Ceux que vous tuez se portent bien !

À deux pas, Bouteiller et Nelles, très entourés, faisaient des plaisanteries où ils confondaient Delahaye et Millevoye.

— Nous verrons, dit Sturel avec une fureur froide, si Bouteiller et Nelles riront dans trois jours. La liste Norton est fausse ? Eh bien ! je vais vous publier la liste Cottu, Reinach, Herz, Arton…

Sturel s’approcha de Mouchefrin :

— Trouvez-moi Fanfournot, je l’attendrai toute la soirée.

Depuis 1885, c’était la première fois que Sturel parlait à Mouchefrin. Ce nain hideux ricana :

— Fanfournot doit être sur le quai. Il y avait là des gens qui guettaient Clemenceau pour le jeter à la Seine. Peut-être s’amusent-ils à noyer Millevoye.

Il promit que le jeune anarchiste serait chez Sturel avant minuit. Il offrait sa main à serrer : Sturel y mit vingt francs.