Levasseur (Raphaël-Georges Lévy)

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Levasseur (Raphaël-Georges Lévy)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 5 (p. 96-131).
LEVASSEUR


I. — LA CARRIÈRE ET LA VIE

Au lendemain du jour où les funérailles de Levasseur nous avaient réunis dans cette cour du Collège de France, dont chaque pierre évoque le souvenir des hommes illustres qui y enseignèrent, il nous fut donné de revoir le cabinet du second étage, où, durant huit années, l’administrateur de cette grande maison a vécu. C’est là que se poursuivait son fécond labeur, au milieu des livres et des documens soigneusement rangés, devant ce bureau où il était assis la plume à la main, couvrant les pages d’innombrables manuscrits de cette écriture fine et régulière que nous connaissions si bien, corrigeant des épreuves, accumulant dans des notes le trésor de son expérience et de ses réflexions. Parfois nous le trouvions debout devant une autre table, plus haute, où il s’accoudait, enveloppé de la robe de chambre qu’il ne quittait que pour revêtir la redingote du professeur et aller porter la bonne parole aux divers auditoires qui se pressaient à ses leçons, au Collège de France, au Conservatoire des arts et métiers, à l’Ecole des sciences politiques. Toute l’existence du grand savant était là : ses volumes de prix du lycée et du concours général, qu’il a légués à ses petits-fils, et dont il était justement fier, car dans l’écolier modèle germaient déjà les qualités d’ordre, de méthode, de clarté, qui distinguèrent l’homme à un si haut point ; puis ses propres ouvrages, dont la collection forme une bibliothèque et dont nous énumérerons les principaux en parcourant les divers domaines sur lesquels s’exerça sa merveilleuse activité, ensuite les cartes, les atlas, les livres, classés le long des murailles : il en tenait le catalogue à jour et il y puisait les renseignemens dont il avait besoin lorsque sa fidèle mémoire ne les lui fournissait pas sur-le-champ. Cette vie simple et régulière laissait intactes les forces de l’homme, et permettait à sa belle intelligence de s’épanouir pleinement, de se consacrer tout entière à l’étude, pour laquelle il garda, jusqu’au dernier jour, une véritable passion.

Ce qui frappe tout d’abord et confond presque l’esprit lorsqu’on essaie de comprendre et de raconter l’œuvre de Levasseur, c’est l’immensité de l’effort et la multiplicité des sujets auxquels il s’est appliqué. Pour apporter quelque clarté dans notre exposé, nous le diviserons en examinant successivement en lui le géographe, l’historien, le statisticien et le démographe, l’économiste, l’agronome, l’académicien et l’homme. Nous sentons ce que cette ordonnance a d’artificiel. Plus d’un travail de notre regretté maître relève de plusieurs des sciences dans lesquelles il excella : il a appliqué à chacune d’elles ses méthodes de statistique ; dans combien de ses livres la géographie et l’histoire ne se prêtent-elles pas un mutuel appui ! Ses théories d’économiste s’appuient sur les faits qu’il a enregistrés ; sa carrière d’académicien l’a conduit à entretenir ses confrères tour à tour de chacun des objets que notre énumération sépare. Nous ne pouvons nous empêcher de penser à cette jolie anecdote que M. de Foville rappelait à la fête des quatre-vingts ans de son confrère : un savant allemand lui demandait un jour si Levasseur le géographe était parent du statisticien et de l’économiste, et, stupéfait d’entendre une réponse affirmative, ne parvenait pas à concevoir que le même homme eût mené à bien tant de tâches diverses. Néanmoins, il nous a semblé que notre méthode permettait d’apporter quelque lumière dans le sujet, dussions-nous risquer de voir les routes se croiser à plus d’un carrefour et des chemins de traverse nous ramener parfois au point de départ.

Levasseur était né à Paris, le 8 décembre 1828, rue Vivienne, où son père était fabricant de bijoux. Il fit ses études primaires à l’école communale des Batignolles, à l’école Delahaye, rue Sainte-Anne, puis rue de la Pépinière ; en octobre 1839, il entra dans la classe élémentaire du collège Bourbon, devenu en 1848 lycée Bonaparte et en 1870 lycée Condorcet : il y poursuivit pendant dix ans ses études, qui le menèrent à l’École normale supérieure, où il fut reçu le 30 octobre 1849. Au mois de décembre suivant, il était bachelier ès sciences physiques, et, en juillet 1850, licencié ès lettres. Il était entré à l’Ecole avec l’intention de devenir professeur de philosophie ; mais, sur le conseil de Chéruel, il se tourna du côté de l’histoire. C’est pendant le séjour de trois ans à la maison de la rue d’Ulm qu’il se fit connaître à la fois de ses camarades et de ses maîtres, unanimes dans le jugement qu’ils portaient sur lui. Lorsque M. Lavisse lui rappelait, il y a trois ans, les notes d’alors, où s’accumulaient les témoignages flatteurs sur son caractère droit et sûr, son application énergique et régulière, son zèle infatigable, sa méthode judicieuse, sa moralité irréprochable, il traçait le portrait de celui que nous avons connu et aimé. Ce fut à l’Ecole normale qu’il contracta quelques-unes de ces amitiés précieuses qui ont été la joie et la fierté de sa vie, et parmi lesquelles celle de Gréard a tenu une si grande place.

En septembre 1852, il fut envoyé au lycée d’Alençon, où il fut professeur de troisième, puis de seconde. Le 13 juin 1854, il était reçu docteur ès lettres ; en octobre, promu agrégé des lycées pour l’enseignement des lettres et chargé de la classe de rhétorique au lycée de Besançon ; en décembre 1855, il était professeur de seconde au lycée Saint-Louis, à Paris ; le 25 février 1861, professeur d’histoire au lycée Napoléon ; il fit aussi des cours au collège Chaptal. En 1868, il était chargé d’un cours complémentaire d’histoire des faits et doctrines économiques au Collège de France. Il avait quarante ans : il était à moitié de sa vie : ce fut à ce moment qu’il entra dans la carrière où il devait remporter de si éclatans succès et exercer, dans sa plénitude, la merveilleuse activité de son infatigable esprit. Le 1er octobre 1871, un décret créait au Collège de France une chaire de doctrines économiques ; le 18 décembre, Levasseur en était nommé titulaire ; en 1876, elle fut transformée en chaire de géographie, histoire et statistique économiques ; il l’occupa pendant quarante-trois années ; il y a fait son dernier cours peu de semaines avant sa mort. Et comme il le rappelait lui-même, lors de cette fête de 1908 dont le souvenir se dresse à chaque instant devant nous, parce que les discours qui y furent prononcés forment comme une biographie anticipée de Levasseur, il n’a jamais interrompu les leçons données dans cette glorieuse demeure, devenue, dès lors, le centre principal de ses études.

Un autre enseignement qu’il inaugura en cette même année 1871, qui marque une page si tragique de notre histoire et de si nobles efforts de la part de tant de bons Français pour se remettre à l’œuvre et refaire la patrie, fut celui de la géographie et de la statistique à l’Ecole des sciences politiques : le grand universitaire s’associait ainsi à la création de Boutmy, à cette libre initiative qui devait avoir de si féconds résultats. Là aussi, le maître est resté à la tâche jusqu’à la dernière heure : peu de jours avant de s’aliter pour ne plus se relever hélas ! il faisait passer des examens rue Saint-Guillaume. Il avait été du petit nombre de ces audacieux qui prirent part aux humbles débuts d’une école où se pressent aujourd’hui des élèves du monde entier. A cette époque lointaine, où les professeurs ne comptaient pas toujours plus d’années que leurs élèves, où les maîtres qui allaient bientôt illustrer leur nom étaient presque inconnus, il apporta à l’œuvre commune, avec une expérience précoce, l’autorité de sa jeune renommée[1]. Enfin, en 1876, il était nommé professeur d’économie politique et de législation industrielle au Conservatoire des arts et métiers, où il succédait à Wolowski. M. de Foville a merveilleusement caractérisé cet enseignement : « Le professeur par excellence, l’universitaire modèle, c’est M. Levasseur, et nous avons tous été, plus ou moins, ses auditeurs et ses élèves, les uns dans cet illustre Collège de France qui a fini, — et c’était justice, — par devenir sa maison ; les autres, au Conservatoire des arts et métiers, où le peuple parisien venait, le soir, assiéger sa chaire ; d’autres encore à l’Ecole libre des sciences politiques, où une jeunesse d’élite ne se lasse pas de l’applaudir. Mener ainsi de front, dans des milieux si « différens, trois cours d’importance capitale, pourrait sembler une tâche excessive, même à qui bornerait là son ambition. Or l’orateur qui a groupé, autour de sa sobre et lumineuse éloquence, tant de générations successives, ne fait qu’un avec l’infatigable écrivain. »

Levasseur ne se contentait pas de prodiguer les trésors de sa science aux hommes et aux jeunes gens accourus de tous côtés pour suivre ses leçons. Depuis 1867, il prenait une part active aux travaux de l’Association pour l’instruction secondaire des jeunes filles, fondée par Duruy, et dont il devint le président en 1881. Chaque année, depuis lors, il présidait l’ouverture des cours, dont l’objet était de faire profiter les femmes des méthodes et des ressources dont l’Université dispose pour l’instruction des jeunes gens. Le soin et la précision avec lesquels il rendait compte de ce qui touchait cette branche de l’enseignement, montrent l’intérêt qu’il y portait.

Nous n’énumérerons pas les sociétés françaises et étrangères dont Levasseur fit partie. Les corps savans du monde entier se disputaient l’honneur de le compter parmi leurs membres : à beaucoup il apporta, sous une forme ou l’autre, le précieux concours de sa collaboration. Ce fut le cas, pour n’en citer que quelques-unes, des Sociétés de statistique de Londres, de géographie de Londres, des Pays-Bas, de Lisbonne, de Roumanie, de Berne, d’Italie, de Russie, de Madrid, de la Suisse orientale, de Genève. L’Académie hongroise des sciences, l’Académie royale des Lincei à Rome, l’Académie royale des sciences de Suède, l’Académie impériale des sciences à Vienne lui ouvrirent leurs portes. Le nom de Levasseur était connu dans le monde entier ; partout le savant était respecté, l’homme admiré et aimé. Dans toutes les sciences auxquelles il s’est adonné, ses travaux faisaient autorité. Nous allons essayer de les passer en revue.


II. — LE GÉOGRAPHE.

Levasseur est un de ceux qui ont le plus fait pour développer en France le goût et l’enseignement d’une science que nous passions autrefois pour ignorer. Je croirais volontiers, pour ma part, que la définition que les humoristes donnaient jadis du Français, « un homme décoré qui ne sait pas la géographie, » ne reposait que sur une amusante hypothèse, et j’ai toujours pensé que Napoléon Ier et ses lieutenans connaissaient bien la carte de l’Europe. Il n’en est pas moins vrai que, vers le milieu du XIXe siècle, l’enseignement public reléguait cette science au second plan, et que l’intervention d’hommes comme Levasseur exerça la plus heureuse influence sur cette partie des programmes de nos écoles. Dès 1862, son travail sur les Grandes routes du commerce faisait pressentir l’esprit dans lequel il allait aborder l’étude du globe : il comptait y faire entrer non seulement la description matérielle des lieux, l’aspect physique des terres et des eaux, mais l’analyse des activités qui s’exercent à la surface des unes et des autres, des richesses qu’elles renferment et des moyens qu’elles fournissent aux hommes de produire et d’échanger. Son Précis de géographie, paru en 1863, résumait la science dans les détails de laquelle il allait pénétrer : il lui faisait en 1866 une place dans son Plan d’études et programmes de l’enseignement secondaire spécial. L’année précédente, en 1865, il avait, dans une de ces conférences du soir qui attiraient à la Sorbonne un public nombreux, fait connaître les découvertes récentes de l’Afrique. A cette époque, le continent noir était encore, dans sa plus grande partie, la terre mystérieuse. Les générations d’aujourd’hui, qui vivent dans la connaissance immédiate et approfondie des questions africaines, à qui non seulement les livres d’enseignement, mais les journaux fournissent à chaque instant des cartes d’un monde où bien peu de coins sont restés inexplorés, souriraient en voyant l’une de celles qui servaient aux écoliers d’alors : en dehors de l’Egypte, de l’Algérie et du Cap, de grands espaces blancs n’étaient sillonnés que de quelques lignes représentant le cours plus ou moins hypothétique de grands fleuves, tels que le Niger, le Congo, l’Orange et le Zambèze. Le jeune professeur devinait que l’activité du monde allait se porter vers ces étendues ; il devançait le mouvement en attirant l’attention de son auditoire sur les pionniers qui s’élançaient vers des bords encore redoutables, vers des plaines et des montagnes étranges qui allaient être si rapidement et si brillamment conquises.

En 1868, il publie une Carte pour servir à l’intelligence de la France et de ses colonies. Ce seul titre n’est-il pas toute une révolution dans la science géographique, telle que la professaient, dans un esprit que nous nous permettrons d’appeler quelque peu scolastique, nos excellens maîtres d’alors, qui cumulaient l’enseignement de l’histoire et de la géographie, et, plus ou moins volontairement, s’absorbaient dans le premier au détriment du second ? L’intelligence de la France ! c’était un programme que cette façon de présenter un document, une carte qui, jusque-là, n’était qu’un prétexte à descriptions plus ou moins détaillées, tandis que le maître entendait maintenant s’en servir pour expliquer à ses élèves les multiples phénomènes qui, dans la succession des temps, s’étaient produits sur cette partie du globe. La même année paraissait la France et ses colonies : géographie et statistique. Ici encore, la science géographique s’étend singulièrement ; elle embrasse une série de données précieuses qui en rehaussent la portée aux yeux des élèves et leur montrent le fruit qu’ils peuvent en tirer. En 1869, dans un volume intitulé la Géographie de la France, Levasseur réunit les notions essentielles sur le sol, la superficie, la position astronomique, la géologie, le relief, les eaux, les côtes, le climat, l’histoire depuis celle des Gaules, la formation territoriale, les divisions politiques, les frontières, l’agriculture, les terres, les végétaux, les animaux, les industries extractives, mécaniques, chimiques, l’alimentation, le vêtement et la toilette, le logement et l’ameublement, les transports, les besoins intellectuels, le commerce intérieur et extérieur, les voies de communication, la navigation maritime, les monnaies et les mesures, les grandes villes, les travaux publics, l’armée, la marine et les autres grands services publics, la population enfin. On voit quelle ampleur prenait cet enseignement.

Après la guerre, Levasseur, de plus en plus soutenu par l’opinion publique, qui réclamait, parmi bien d’autres réformes, la refonte de nos programmes universitaires, publie dès 1871 l’Étude et l’enseignement de la géographie, et ensuite ses Rapports sur l’enseignement de la géographie et ses programmes. En 1872 paraît sa petite géographie à l’usage du département de la Seine. En 1873, il fournit un rapport sur la Géographie à l’Exposition universelle de Vienne. La même année, son étude sur la Terre faisait suite à celle de 1871 sur l’Europe. Ces divers ouvrages ont été réunis sous le titre de Précis de géographie générale, et complétés par la publication de l’Atlas de géographie physique, politique et économique.

A côté de ces travaux, destinés à l’enseignement secondaire et supérieur, Levasseur, préoccupé des écoles primaires, ne dédaigne pas de préparer lui-même les instrumens qui formeront les instituteurs à cet enseignement nouveau tel qu’il l’a conçu. Il leur montre le chemin, et leur met en mains la méthode à suivre. Il publie une série d’ouvrages dont les titres indiquent l’objet et la portée : Petite géographie pour le département de Seine-et-Oise, Globe terrestre à l’échelle de 1/40 000 000e, Instructions sur la manière de se servir du globe terrestre pour donner aux enfans les premières notions sur la terre, le ciel, le soleil et la lune, Premières notions sur la Géographie, Géographie des écoles primaires, Géographie élémentaire des cinq parties du monde ; puis toute une série de cartes, cartes murales, cartes muettes, cartes en relief, cartes hypoplastiques.

En 1878, joignant la parole au livre, il fait à la Sorbonne, aux instituteurs délégués à l’Exposition universelle, une conférence sur l’Enseignement de la Géographie dans L’école primaire, dont les maîtres d’école emportèrent le souvenir vivant, qui, pendant de longues années a pu leur servir de guide dans leurs leçons. En 1879, son Rapport sur le commerce et le tonnage relatifs au canal interocéanique dégage les données du problème du trafic du futur Canal de Panama. Les nouvelles d’Amérique affirment que les travaux de percement seront terminés en 1913. C’eût été une joie pour Levasseur que d’assister à l’inauguration de cette grande œuvre et de pouvoir vérifier lui-même l’exactitude de ses hypothèses.

Dans une brochure éditée en 1884, il revient sut l’importance de la géographie physique pour l’étude des forces productives des nations. Fort d’une expérience de plus en plus étendue, il parle avec une autorité grandissante des rapports nécessaires entre des sciences qui, jusque-là, restaient séparées, et il montre l’action directe et réciproque de facteurs en apparence éloignés les uns des autres. L’inauguration du buste de Crevaux à Nancy, en 1885, lui fournit l’occasion d’exposer les Découvertes des Français dans l’Amérique du Sud et de glorifier l’œuvre accomplie par nos compatriotes dans cette partie du monde. Une carte du Brésil, publiée en 1886, témoigne de l’intérêt avec lequel, à cette époque de sa vie, il s’occupait de cette contrée : l’amitié qui le liait au grand empereur Dom Pedro ajoutait pour lui à cette étude un attrait particulier. Enfin, en 1886, il publie un travail sur l’Australasie, ainsi qu’une Statistique de la superficie et de la population des contrées de la terre, dans laquelle il associe la statistique et la démographie à la géographie proprement dite.

Ce n’est pas seulement dans son cabinet que Levasseur s’y adonnait. Cet homme d’étude était un intrépide et enthousiaste voyageur. S’armant du piolet du montagnard, il entreprend, avec l’ardeur juvénile qu’il apportait à toutes ses actions, l’ascension du Mont-Blanc. Un accident survenu en cours de marche ne l’empêche pas d’aller jusqu’au bout de l’expérience, à la suite de laquelle il publia Les Alpes et les grandes ascensions, puis, dans l’annuaire du Club alpin français, une Etude sur les chaînes et massifs du système des Alpes. Après cette incursion sur le domaine de ce que nous appellerons la géographie appliquée, Levasseur n’en continua qu’avec plus d’énergie à consacrer à cette science une bonne partie de sa féconde activité. Son travail sur Le Brésil, en 1889, contient une partie géographique des plus intéressantes. En 1890, il écrit une Introduction à la géographie de l’Argentine, de M. de Lutzina. En 1891, il publie un Grand atlas de géographie physique et politique, le Cours de géographie de l’enseignement primaire supérieur. Au cinquième Congrès international des sciences géographiques, tenu à Berne en 1891, il communique une Note sur la méthode d’enseignement de la géographie. Puis il publie une Géographie et statistique de la France et de ses colonies. Arrêtons-nous un instant à cet ouvrage, qui aurait suffi à fonder la réputation d’un savant, et dont la préface débute par une phrase touchante dans sa simplicité :


En publiant la France et ses colonies, l’auteur s’est proposé de faire connaître son pays... Le territoire d’un pays civilisé n’est pas seulement l’œuvre de la nature. L’homme l’a façonné pendant des siècles en y construisant des maisons et des villes, des ports, des routes, des canaux, des chemins de fer, en y aménageant les eaux, en le défrichant et en le couvrant de cultures, en y creusant des mines, en y établissant des industries : il lui a ainsi donné un aspect tout différent de celui qu’il avait primitivement... En inscrivant comme sous-titre les mots Géographie et statistique, nous avons voulu indiquer les principaux caractères de l’ouvrage. L’alliance de la géographie et de la statistique date de loin. Dès le XVIe siècle, des écrivains avaient compris que seule elle pourrait procurer à la science les matériaux d’une description de l’état politique et des ressources des empires, et ils avaient tenté, prématurément, de sceller cette alliance à une époque où la géographie physique était encore très peu avancée et où la statistique n’existait pour ainsi dire pas.


Après avoir exposé la structure scientifique de l’œuvre, le patriote conclut par ces belles paroles :


L’histoire et la géographie du pays natal ont un attrait particulier, qui ajoute encore à l’intérêt scientifique. Quand un Français étudie l’histoire de France, il voit la suite des événemens heureux ou malheureux qui forme le tissu des destinées de sa patrie ; il remarque les noms et les faits glorieux, il constate les fautes commises par la nation et par le gouvernement... La géographie et la description économique de la France inspirent des sentimens analogues. Ce n’est pas sans émotion que le Français voit la formation et les agrandissemens successifs, et, à certaines époques, l’amoindrissement du territoire national. Il se félicite de l’accroissement de la richesse de son pays, il s’inquiète des arrêts que les crises lui ont fait subir. J’ai moi-même ressenti cette émotion chaque fois que j’ai traité, dans mes cours du Collège de France, des matières telles que celles qui font l’objet du présent ouvrage... Je souhaite qu’après l’avoir lu, un Français reste convaincu qu’il est citoyen d’un État grand, malgré ses malheurs » qui a une forte organisation et de puissantes ressources, quoiqu’il en ait parfois abusé, que ses progrès dans le passé sont un garant de son avenir, et que cet avenir dépend moins de la nature, qui a généreusement doté la France et qui est restée depuis les premiers âges historiques et restera la même pendant bien des siècles encore, que du bon ordre social, de l’activité laborieuse de la population et de la sagesse du gouvernement.


De pareilles pages ne sont-elles pas à méditer par ceux qui ont charge des destinées du pays, et n’avons-nous pas le droit de dire que le géographe qui concevait ainsi sa mission élevait cette science au rang le plus haut ?

En 1892, il donne à la Grande Encyclopédie un article sur l’Europe. En 1894, il écrit la Préface du Lexique géographique du monde entier, une étude sur La question des sources du Mississipi. Dans les comptes rendus du sixième Congrès international de géographie, tenu à Londres en 1893, nous trouvons un article sur La géographie dans les écoles et à ï Université ; dans le bulletin de la Société de géographie commerciale en 1896, un exposé des Ressources de la Tunisie. En 1898, le Journal des voyages reçoit une Introduction à notre Finance. En 1900, paraît une Géographie industrielle de la France en 1789 ; en 1902, une étude sur l’Océanie ; en 1901, une autre sur l’Indo-Chine française. En 1904, il écrit, pour l’Annuaire du bureau de longitudes, un chapitre Géographie et statistique, dans lequel il revient sur l’idée des services que ces deux sciences sont appelées à se rendre réciproquement. En 1905. il encadre l’ouvrage intitulé le Mexique au début du XXe siècle, dû à la collaboration de plusieurs auteurs, dans une introduction et des conclusions magistrales. Il explique le but de cette collaboration :


J’ai accepté la mission qui m’a été confiée de surveiller l’ensemble de la publication et d’en former le lien par une introduction et une conclusion, parce qu’il me paraissait, comme à tous mes collaborateurs, juste et utile de propager, en Europe comme en Amérique, la connaissance du Mexique contemporain, en disant quel essor un gouvernement libéral et pacifique lui a permis de prendre, et de l’enregistrer dans une œuvre française qui, en attestant la sympathie naturelle des deux nations latines, montrera au monde que le temps a entièrement dissipé le nuage que la politique personnelle d’un régime passé avait soulevé.


La conclusion n’est pas moins intéressante ; Levasseur y passe en revue les sujets traités et ajoute :


Depuis trente ans, le Mexique est entré dans une ère nouvelle, ère d’indépendance qu’il ignorait pendant la période coloniale, et en même temps ère de paix intérieure qu’il ne connaissait plus depuis l’émancipation... Les capitaux, si la sécurité continue à les attirer, et les hommes, si l’instruction les forme, — les hommes dont la capacité et l’énergie économique sont, de toutes les causes de richesse et de civilisation, la plus efficiente, — ne feront pas davantage défaut, et une production plus abondante et plus variée approvisionnera le marché mexicain, en le reliant plus fortement par l’échange aux autres nations. Ce seront autant de causes d’accroissement de richesse pour le Mexique, en même temps que ce sera un bien pour la civilisation et pour le commerce du monde. La prospérité d’une nation ne doit pas porter ombrage aux autres nations. Au contraire, en considérant les phénomènes au point de vue particulier du commerce extérieur, — lequel n’est qu’un des aspects du vaste et complexe problème du progrès matériel, intellectuel et moral de l’humanité, — on constate que les échanges sont plus actifs avec les peuples qui s’enrichissent qu’avec ceux qui restent pauvres. Tous les États ne conservent pas nécessairement et indéfiniment le même rang ; mais tous peuvent prendre leur part dans le progrès général, et chacun tend et doit tendre à faire sa part la meilleure possible, sans pour cela amoindrir celle des autres.


Levasseur ne perdait pas une occasion de proclamer les grandes vérités qui se dégageaient de ses études et qui éclairaient le moindre de ses travaux. Des sommets où il planait, il embrassait les évolutions des peuples, sans que la largeur de ses vues nuisît à la précision de ses recherches. Toujours et partout, il suit le même procédé : il étudie minutieusement le thème qu’il s’est proposé ; il en analyse les élémens, puis, lorsqu’il a mis en lumière toutes les données du problème, il conclut ; il donne au lecteur son opinion, avec les nuances que comportent souvent les choses humaines, et en même temps avec la netteté d’un esprit lucide et puissant : sans négliger aucun des côtés multiples d’un sujet, il en discerne les idées maîtresses. Enfin, par une généralisation fortement motivée et qui découle naturellement de son étude, il enlève le lecteur aux contingences de l’heure et il le convie à le suivre sur les hauteurs où règnent les harmonies économiques.

A toutes les époques de sa vie, Levasseur a été occupé de questions géographiques. Nul mieux que lui n’a connu notre globe. Après avoir étudié la configuration de chaque pays, il portait son attention sur les habitans ; il voyait les races s’implanter, se succéder, se transformer au cours des siècles ; il observait l’action de l’homme sur la nature, qui lui fournit ce dont il a besoin, à condition qu’il travaille, qu’il arrache des entrailles de la terre les métaux et le combustible, qu’il laboure et sème pour récolter, qu’il construise les Usines, qu’il capte les eaux. Levasseur a été un grand géographe, parce qu’il n’était pas que cela, parce qu’il mettait au service de ses études géographiques sa science d’historien, d’économiste, et, avant tout, ses méthodes de statistique, qui éclairent d’un jour si complet ses travaux descriptifs.


III. — L’HISTORIEN

En 1861, à l’âge de 33 ans, Levasseur était nommé professeur d’histoire au lycée Napoléon, qui a repris aujourd’hui le nom de Henri IV ; la même année, il était appelé à siéger au Comité des travaux historiques ; il devint en 1904 vice-président, puis président de la Commission centrale du Comité des Travaux historiques et scientifiques. Depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière, il a consacré une partie de son labeur à l’histoire, mais plus spécialement à l’histoire financière et économique. C’est cette direction que prenaient ses études dès le début de sa vie universitaire : sa thèse de doctorat es lettres, soutenue en 1854, avait pour sujet Recherches historiques sur le système de Law. Elle est demeurée classique ; Levasseur y étudiait une époque restée fameuse, mais qui n’avait pas encore été racontée avec la précision, avec l’abondance de faits et de documens qui rendent si précieux les livres sortis de cette plume loyale. Il nous fait parcourir, jour par jour, les étapes successives du « Système » qui parut d’abord apporter à la France une prospérité merveilleuse, qui eût rendu de grands services, si Law était resté fidèle à son programme, mais qui ne tarda pas à dégénérer en catastrophe. L’orgie de papier provoqua les pires excès du despotisme économique, le plus fragile d’ailleurs de tous les despotismes : il se heurte à des obstacles infranchissables, contre lesquels se brisent les édits des monarques absolus. Le jeune savant montrait, avec une sûreté remarquable, où mènent les violations des lois économiques, et faisait comprendre pourquoi la France, après la cruelle expérience de cette Banque royale, fut si longtemps réfractaire aux essais d’organisation d’un régime fiduciaire analogue à ceux qui florissaient déjà au XVIIIe siècle dans plusieurs pays d’Europe.

Le deuxième livre de Levasseur fut également un ouvrage historique : c’est l’Histoire des classes ouvrières en France depuis la conquête de Jules César jusqu’à la Révolution. Une fois de plus, c’était un sujet économique que l’auteur avait choisi, sujet auquel il ne cessa, pendant un demi-siècle, de travailler avec acharnement, revoyant, complétant, perfectionnant sa première édition, jusqu’à la transformer pour ainsi dire en une œuvre nouvelle, comme en témoigne la deuxième édition imprimée en 1900. C’était entreprendre une belle tâche que de refaire l’histoire nationale à la lumière de cette idée qui paraissait alors nouvelle ; étudier la vie du peuple, l’évolution des humbles, l’effort incessant du travailleur des champs et de celui des villes ; dégager les causes qui les font agir ; montrer comment les besoins, les instincts de la masse déterminent des mouvemens politiques dont les causes étaient jusque-là restées cachées.


Je n’ai jamais perdu de vue, écrivait-il dans sa préface de 1900, le sujet sur lequel j’ai eu souvent l’occasion d’écrire dans des revues et de parler dans mes cours. Ce n’est pas sans émotion que j’ai, dans ma vieillesse, repassé la charrue sur des sillons que j’avais tracés dans ma jeunesse.


Puis il expose pourquoi il lui a semblé possible d’écrire l’histoire des classes ouvrières ; il revendique le rôle de l’architecte, responsable de la qualité des matériaux qu’il a choisis et de l’emploi qu’il en a fait. Il divise l’œuvre en sept livres, correspondant aux époques de la Gaule barbare et de la Gaule romaine, des invasions et de la formation du régime féodal du Ve au XIe siècle, de l’émancipation de la bourgeoisie aux XIIe et XIIIe siècle, de la guerre de Cent Ans, de la Renaissance, du XVIIe siècle, du XVIIIe siècle. A travers cette longue série d’années, il poursuit l’histoire économique, qui descend dans des régions plus intimes et plus obscures de la vie sociale que l’histoire politique. Il nous montre les effets de la civilisation romaine en Gaule ; les invasions qui, jusqu’au Xe siècle, mirent le pays dans un état plus misérable que sous la domination de Rome. Les villes perdent alors leur importance ; la féodalité s’organise, le château fort domine la contrée. Ensuite la bourgeoisie s’émancipe : les villes franches reçoivent des privilèges ; les corps de métier sont, pour les artisans, un moyen de se défendre à la fois contre l’oppression et contre la concurrence. C’est eux qui constituèrent la première tentative d’organisation industrielle depuis la disparition du collège antique, après que, pendant un intervalle de plusieurs siècles, les travailleurs eurent été, pour la plupart, réduits à l’état de serfs.

Grâce à la découverte de l’Amérique, le capital mobilier devint assez abondant et assez hardi pour former des entreprises. En 1789, la grande industrie avait déjà poussé de profondes racines. Les capitaux auxquels elle faisait appel étaient fournis principalement par la bourgeoisie. Les ouvriers se divisaient : 1° en ouvriers sédentaires non engagés dans le compagnonnage ; 2° en ouvriers enrôlés dans le compagnonnage, c’est-à-dire ayant fait leur tour de France et fixés ensuite dans une localité ; 3° en ouvriers des manufactures ; 4° en ouvriers ruraux. Le tableau que Levasseur nous trace de la France à cette époque le mène au seuil de son Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France de 1789 à 1870, digne suite de la première, plus malaisée à écrire, parce que le travail industriel, émancipé par la Révolution, s’est alors développé et a exercé son influence, non seulement sur la richesse, mais sur l’éducation, sur les mœurs, sur la politique et jusque sur les spéculations philosophiques et les systèmes sociaux. Ces deux volumes, qui n’embrassent qu’une période de 81 ans, comprennent plus de texte que celle des dix-huit siècles qui l’ont précédée. À cette seule différence nous pouvons mesurer l’étape parcourue : la Révolution, le Premier Empire, la Restauration, la monarchie de Juillet, la deuxième République, le Second Empire, ont fourni à l’auteur plus de matière que la période gallo-romaine et celle de trois dynasties de rois. Et encore n’a-t-il parlé ni de l’agriculture, ni de la classe agricole, et n’a-t-il abordé les questions relatives au commerce, à la circulation et à l’échange des richesses que dans la mesure où elles éclairaient les problèmes industriels.

Levasseur ne s’en tint pas là Poursuivant son œuvre jusqu’au bout, il publia en 1907 les Questions ouvrières et industrielles en France sous la troisième République, qui forment la suite et la conclusion de ce que nous pourrions appeler, d’un titre plus bref, l’Histoire des travailleurs en France. C’est un sujet qu’à aucun moment de sa carrière il ne perdit de vue. Il disait avec raison qu’à mesure qu’il se rapprochait de l’époque contemporaine, les difficultés de l’œuvre augmentaient. Celui qui est dans la mêlée voit de trop près les détails pour bien discerner les traits essentiels. Et cependant, ce cinquième volume ne le cède en rien aux précédens, tant l’impartialité de l’auteur, sa claire vision des hommes et des choses, lui ont donné la recul nécessaire à l’historien. Nul mieux que lui ne nous a exposé les progrès de l’industrie française depuis 1870, la législation qui la régit, les moyens de communication, le commerce intérieur et extérieur, l’évolution des doctrines économiques et socialistes, les lois ouvrières, les salaires et le coût de la vie, la fortune nationale, les associations professionnelles, les institutions de prévoyance, de patronage et d’assistance.

Cet admirable travailleur semble avoir toujours été attiré par une sympathie particulière vers d’autres travailleurs : il allait de préférence, dans l’histoire de l’humanité, à celle des hommes modestes, ignorés en tant qu’individus, dont l’effort collectif et incessant assure la vie des sociétés. A chaque page de ses écrits, à chaque moment de son existence, nous retrouvons cette idée, qui en forme comme un des leitmotive. La seule bibliographie de l’Histoire des classes ouvrières, rédigée par l’auteur, forme la matière d’un in-8o publié en 1903.

En 1863, Levasseur étudie Les quatre âges de la civilisation en Ecosse, et parcourt l’histoire de ce royaume, que des liens intimes rapprochèrent longtemps de la France. Il publie en 4863 un Précis d’histoire de France, plusieurs fois remanié dans la suite. Au cours des années suivantes, c’est la géogra- phie qui l’absorbe : il est préoccupé, après la guerre, d’en réorganiser l’enseignement. Ce n’est guère qu’en 1882 qu’il revient aux travaux proprement historiques par une Notice historique sur l’ancien prieuré Saint-Martin-des-Champs et sur le Conservatoire des Arts et Métiers, installé dans les mêmes bâtimens. Le Résumé historique de l’enseignement de l’économie politique et de la statistique en France, en 1892, l’Aperçu de l’histoire économique de la valeur et du revenu de la terre en France renouent la chaîne de ses travaux historiques. Sa dernière œuvre a été cette Histoire du commerce, à laquelle il travaillait depuis longtemps et dans laquelle il a exposé, avec sa clarté et sa richesse de documentation coutumières, les évolutions des échanges, les grands courans du trafic et le développement de plus en plus rapide des transactions qui rapprochent les hommes et unissent les nations.

Voici comment un de ses éminens confrères, Gabriel Monod, dans une lettre écrite au lendemain de sa mort, le jugeait et le rapprochait d’un autre grand historien. « Il était, avec Duruy, celui des universitaires qui m’a inspiré le plus d’affection et d’admiration. Il laisse presque achevée cette Histoire du commerce, commencée à un moment où l’on pouvait croire qu’il avait acquis le droit au repos. Mais il ne pouvait cesser de travailler, de produire et de se dévouer qu’en cessant de vivre. » C’est en mettant la dernière main à une œuvre historique que Levasseur a fini sa tâche terrestre, montrant d’une façon pour ainsi dire matérielle l’admirable unité de sa vie.


IV. — LE STATISTICIEN ET LE DÉMOGRAPHE

C’est peut-être dans la statistique que Levasseur a marqué le plus profondément sa place et qu’il a rendu le plus de services. Par la masse et l’importance de ses travaux, il était devenu comme le représentant officiel de la statistique en France. C’est ici en effet que son esprit clair, méthodique, aidé par une mémoire admirable et une logique rigoureuse, trouva le plus souvent à exercer son action.

Dès 1856, en donnant une Méthode pour mesurer la valeur de l’argent, il montre comment il comprend la statistique ; il ne s’agit pas pour lui d’entasser des colonnes de chiffres, mais de dégager ceux qu’il vaut la peine de recueillir, de les classer, de les grouper suivant des règles précises. En 1870, il publiait, sous le titre de Vade mecum du statisticien, des Tableaux concernant la France et ses colonies, qui réunissent les élémens essentiels à la connaissance de notre pays et de ses domaines extra-européens. La plupart de ses ouvrages géographiques étaient d’ailleurs en même temps statistiques.

Les Statistiques de l’enseignement primaire, dressées à différentes reprises par ses soins, attestent l’intérêt qu’il portait à cette partie de l’instruction publique, qui a fait, depuis 1870, des progrès si considérables : dans la préface du livre qu’il publia en 1897 sur L’enseignement primaire dans les pays civilisés, il déclare que la première pensée de l’ouvrage remontait à plus de vingt ans. Après avoir donné, pour les principaux pays, des renseignemens complets sur les écoles normales, maternelles, primaires, sur les maîtres et les élèves, les cours d’adultes et les illettrés, il rapproche et compare l’histoire, l’organisation et les résultats de l’enseignement primaire dans les divers pays, en l’envisageant successivement au point de vue politique, social, moral, pédagogique. En manière de conclusion, il dresse le programme des publications qu’il souhaite voir assurées par les soins de chaque Etat : 1° dépenses faites pour l’enseignement public ; 2° nombre des écoles primaires ordinaires, avec distinction des écoles publiques et des écoles privées, des écoles de garçons, de filles et des écoles mixtes, des écoles complémentaires ; 3° nombre des maîtres, en distinguant les maîtres principaux et les maîtres adjoints ; 4° nombre des élèves des écoles primaires ordinaires ; 5° nombre des personnes sachant lire et écrire. Après avoir exprimé ces vœux, Levasseur récapitulait les idées maîtresses de son œuvre et passait en revue les élémens qui lui ont paru exercer une influence sur l’organisation de l’enseignement primaire : religion, climat, politique, richesse, intervention ou non-intervention de l’Etat, gratuité, qualité des maîtres, nature des locaux, matériel de l’enseignement, âge des écoliers. Son analyse pénétrante ne laisse échapper aucun des facteurs qui agissent : avec une impartialité qui ne se dément jamais, il en expose l’importance, et, par des exemples empruntés aux diverses nations, il démontre l’exactitude de ses assertions.

Pendant de nombreuses années, il a publié, dans l’Annuaire du bureau des longitudes, des tableaux statistiques relatifs à la Terre, à l’Afrique, à l’Asie, à l’Océanie, à l’Amérique, à la France, aux possessions et colonies françaises. Le chapitre « géographie statistique » du dernier annuaire, chapitre qui ne comprend pas moins de 200 pages, a encore été revu par l’infatigable collaborateur, qui nous y donne les positions géographiques des lieux les plus importans, l’altitude des points principaux, la longueur des cours d’eau, la superficie des lacs, la superficie et la population des diverses parties du monde.

En 1885, il publie une étude sur la Statistique officielle en France. La même année, dans le volume que la Société de statistique anglaise édita à l’occasion de son jubilé, le savant français avait été invité à fournir une communication : il répondit à cette invitation flatteuse par un article sur la Statistique graphique. En 1886 et 1887 parurent ses remarquables Statistiques de la superficie et de la population des contrées de la terre, documens fondamentaux pour les études de démographie.

Le 23 janvier 1889, il faisait, à une réunion d’officiers, une conférence sur la Statistique, son objet, son histoire, et il apprenait aux futurs chefs de nos armées quelle méthode il convient d’employer pour connaître les élémens de la force des nations. Les 21 et 28 décembre de la même année, toujours prêt à payer de sa personne lorsqu’un intérêt public était en jeu, il reparaissait devant le même cercle militaire et traitait la question des Céréales, essentielle pour le ravitaillement des troupes et, par suite, pour les opérations de guerre.

Son ouvrage sur la Population française, qui ne comprend pas moins de trois volumes, est une de ses œuvres maîtresses, où sont rassemblés des documens historiques et démographiques du plus haut prix. Il débute par une Introduction sur la statistique qui contient l’exposé des idées de l’auteur sur cette science, ses méthodes et le degré de probabilité de ses résultats : elle est, selon lui, un mode de comptabilité qui a pour objet, en vue de l’établissement du bilan social, certaines catégories de faits sociaux. Quand ils n’émanent pas d’une administration publique ou ne sont pas soumis à l’enregistrement, il faut les réunir par des procédés particuliers d’investigation ou de dénombrement. La statistique doit, d’une part, colliger les faits enregistrés par voie administrative ; d’autre part, établir des enquêtes pour les faits qui ne sont pas enregistrés officiellement, en dresser le compte et en discuter les résultats.

Après avoir narré l’histoire de la population française depuis les origines, l’auteur en compare l’état et le mouvement à ceux des autres populations d’Europe ; il en étudie la répartition ; il mesure les rapports qui résultent des divers mouvemens, âge, longévité, survie. Il n’oublie pas la statistique morale, vice et crime, instruction et éducation, et affirme que le libre arbitre, « fondement de la moralité, » n’est pas incompatible avec l’existence des lois démographiques. Une dernière partie traite des lois de la population et de l’équilibre des nations : c’est la plus importante. La population y est considérée dans ses relations avec la richesse. La doctrine de Malthus, qui doit être placée « dans son temps et dans son milieu, » n’a pas été confirmée par l’expérience moderne, qui nous montre au contraire la richesse augmentant plus vite que le nombre des habitans. Le paupérisme, l’assistance, la fécondité forment les sujets d’autant de chapitres, qui mènent à la comparaison de la France avec les autres pays. En terminant son œuvre, Levasseur cherche à en dégager la philosophie :


En matière de population, comme en mainte étude sociale, il importe de dégager son esprit de tout préjugé de circonstance.


Déjà, en 1892, il reconnaît que la natalité est le côté faible de la démographie française ; et les années qui se sont écoulées depuis cette date n’ont fait qu’aggraver la situation. S’attendant à une diminution nouvelle plutôt qu’à un accroissement de la population, il ajoutait :


Les vœux raisonnables qu’il est permis à un Français de former aujourd’hui pour sa patrie sont la formation de la jeunesse par une bonne instruction acquise dans les écoles et par de solides habitudes de moralité et de travail prises au foyer paternel, à l’église et à l’atelier ; l’amour de la famille et la pratique des vertus qui lui sont propres ; le respect de la liberté avec laquelle toutes les formes légitimes d’association sont compatibles ; dans l’ordre démographique, une diminution de mortalité, un léger excédent des naissances sur les décès, l’assimilation d’une partie des étrangers, le soin de l’éducation physique. Ce qu’il faut souhaiter et ce à quoi doivent tendre tous nos efforts, c’est une population saine de corps et d’esprit, fournissant, par le prolongement de la vie moyenne, une carrière plus longue et partant plus utile.

La Relation générale de l’état et du mouvement de la population, présentée en 1890 à l’Académie des sciences, montrait en quelques traits essentiels les lois auxquelles obéissent, à travers les âges, les mouvemens des races humaines. C’est une leçon du même ordre que donnait le Rapport sur les méthodes et les résultats de la statistique de l’enseignement primaire de quatorze États de l’Europe, présenté à la session de l’Institut international tenue à Vienne en 1891 : il compare la marche suivie par les différens gouvernemens et les élémens sur lesquelles s’appuient leurs conclusions. Son ouvrage en trois volumes, paru la même année, sur la France et ses colonies, est une étude de statistique géographique, dans laquelle il a perfectionné encore les dispositions adoptées dans ses précédens traités sur le même sujet. Au premier congrès italien de géographie, tenu à Gênes en 1892, il fournit une étude de démographie, l’Expansion de la race européenne hors d’Europe depuis la découverte de l’Amérique. La même année, il résume l’Enseignement de la statistique en France depuis 1882. En 1893, dans un compte rendu de la Quatrième session de l’Institut international de statistique et de l’Exposition de Chicago, il examine les travaux d’un certain nombre de ses confrères, Au mois de janvier 1894, il faisait de nouveau profiter ses lecteurs de la moisson d’informations qu’il avait rapportées d’Amérique, en leur donnant une étude sur le Département du travail et les bureaux de statistique du travail aux États-Unis. En septembre 1894, au congrès d’hygiène et de démographie de Budapest, il fait une conférence sur l’Histoire de la démographie. En 1897, il fournit à la Revue économique russe une Note sur l’Institut international de statistique, que personne n’aurait écrite avec plus d’autorité et de compétence que celui qui pouvait justement dire : Quorum pars magna fui.

Dans ses réflexions Sur l’état actuel de la démographie, il mesurait le degré d’avancement d’une science, à laquelle il avait apporté une si précieuse contribution. En 1902, en collaboration avec son éminent confrère Bodio, il publie la Statistique de la superficie et de la population des contrées de la terre, sujet déjà traité par lui seul en 1886 et 1887 ; il y ajoute une étude sur la Population des Etats-Unis. Il explique les Procédés de la statistique agricole, et fait un rapport, dans le Bulletin de la Société nationale d’agriculture, sur les résultats de la Statistique agricole dans les principaux États producteurs.

Levasseur a tracé les règles qui doivent guider le statisticien et défini le rôle d’une science dont personne n’a plus que lui élargi le domaine et ennobli le but.


La statistique[2], qui n’a commencé à jouer un rôle sérieux que dans notre siècle, est devenue nécessaire pour les études sociales et pour le gouvernement des Etats. Son importance continuera à croître, malgré les critiques qu’on lui adresse, et dont les unes, bien fondées et nombreuses, proviennent de sa propre insuffisance ; les autres, plus fréquentes peut-être encore, ont pour cause l’ignorance ou la légèreté de ceux qui la consultent. Le mouvement qui fait participer de nos jours à la vie politique un plus grand nombre de citoyens qu’autrefois tend à augmenter sa clientèle ; il importe que les statisticiens secondent le mouvement, et qu’en vue de la plus grande diffusion possible de leurs travaux, ils ne négligent pas un des instrumens les plus propres à en vulgariser les résultats.


V. — L’ÉCONOMISTE

C’est à un travail économique que Levasseur avait consacré son premier effort d’historien. Les recherches sur le système de Law le mettaient aux prises avec les questions de circulation fiduciaire et métallique : il a toujours manifesté pour elles une prédilection que l’on s’explique en réfléchissant que c’est là une des parties de l’économique où il est possible d’arriver à la plus grande précision, et où dès lors son esprit logique se trouvait le plus à l’aise. Il embrassait d’ailleurs avec une égale autorité l’ensemble de la science, à laquelle ses études spéciales, sa culture générale, sa connaissance des ouvrages et des théories de la plupart des économistes français et étrangers, l’avaient admirablement préparé. Dès 1868, il publiait un cours d’économie rurale, industrielle et commerciale en tête duquel il inscrivait ces paroles d’une si profonde vérité :


L’économie politique est une science mal connue. Tous les hommes vivent au milieu des phénomènes qu’elle étudie et beaucoup s’imaginent pouvoir en parler d’une manière compétente au nom de leur seule expérience, sans s’être donné la peine de l’apprendre.


C’est pourquoi, dans la première partie du livre, il exposait les notions fondamentales, c’est-à-dire les principes et l’enchaînement des lois. Vingt-cinq ans plus tard, son Précis d’économie politique résumait les élémens de la production, de la distribution, de la circulation et de la consommation des richesses. Il terminait par un chapitre consacré à l’application de l’économie politique à la législation financière, dans lequel il rappelait qu’il importe de mesurer la dépense à la recette, et non la recette à la dépense, et d’attendre, pour perfectionner les services publics, une « plus-value naturelle des revenus de l’Etat. » C’est la méthode du sens commun, inverse de celle qui est en honneur chez les Parlemens modernes. On pourrait les renvoyer au Précis d’économie politique.

De 1868 à 1876, Levasseur professa au Collège de France un cours d’histoire des faits et doctrines économiques. C’est dans le souvenir de cet enseignement, en même temps que dans les nombreuses publications qui l’ont accompagné, que se trouvent les renseignemens les plus fidèles sur ses opinions économiques. Lui-même, dans la préface de L’ouvrier américain, a pris soin de nous les indiquer :


J’appartiens, écrivait-il, à l’école libérale, celle qu’on nomme parfois classique et, plus improprement, orthodoxe : il ne saurait y avoir d’orthodoxie dans la science, et il n’y a de classique que le vrai.


Dès sa première leçon, le professeur indiquait le caractère qu’il se proposait de donner à son enseignement. Aux sciences exactes, qui ont l’heureux privilège de n’être contestées par personne, il opposait les sciences morales, qui traitent d’un être intelligent et libre, ce qui fait à la fois leur gloire et leur infirmité. Il n’en réussit pas moins à préciser le rôle de l’économie politique, et nous montre la prédominance du facteur humain : c’est le travail de l’homme qui crée le produit et rend le service ; c’est la science, résultat de l’intelligence de l’homme appliquée à la connaissance des lois du monde physique et du monde moral, qui rend le travail fructueux. La nature et l’homme sont les deux pôles de l’œuvre économique, mais l’un est le pôle passif, l’autre le pôle actif. Pour Levasseur, la science économique est une science d’observation : dans sa leçon d’ouverture de 1873, il déclare que l’économie politique, née de l’étude des faits, doit constamment se retremper dans cette étude, et il pense lui rendre service « en interrogeant en son nom l’histoire et la géographie. » Il a fourni surtout des travaux d’économie politique appliquée, plutôt que des ouvrages de théorie pure. Nous avons parlé de ses essais monétaires, dont le premier en date est son livre de 1858 sur la Question de l’or ; il témoignait d’une remarquable sagacité en une matière difficile. Il commence par passer en revue l’histoire des métaux précieux, en indiquant les variations du rapport de valeur entre l’or et l’argent ; puis il explique la rupture d’équilibre amenée en 1848 par la découverte des gisemens californiens et australiens, qui produisirent jusqu’à 750 millions de francs d’or en 1856, et il conclut, de l’étude minutieuse des principaux centres miniers du monde, que « l’or et l’argent ne sont pas près de manquer, et que l’avenir promet à l’un et à l’autre une production presque sans limite. »

En écrivant ces lignes il y a 53 ans, le jeune universitaire se montrait autrement perspicace que l’Autrichien Suess qui, vers la fin du XIXe siècle, affirmait encore que la disette du métal jaune était imminente. Chemin faisant, Levasseur expliquait la nature et le rôle de la monnaie, les lois. qui règlent la valeur des métaux précieux, l’influence de l’or sur la condition des personnes et le prix des marchandises. Puis il montrait les inconvéniens d’un double étalon et concluait hardiment à la démonétisation de l’argent, « pour sortir de la situation fausse dans laquelle nous a placés notre législation. » Il énumérait les raisons qui militent en faveur du métal jaune : sa valeur est moins variable que celle de l’argent ; il a des qualités physiques supérieures ; il est la monnaie des peuples riches ; il est adopté par l’Angleterre et les États-Unis.


L’intérêt du présent et celui de l’avenir, écrivait-il en terminant son livre que l’on pourrait croire écrit en 1911, nous commandent de prendre l’or pour étalon monétaire.


Il est à regretter que le gouvernement impérial n’ait pas suivi ce conseil : il nous eût épargné les difficultés dont nous ne sommes pas encore sortis au XXe siècle.

En 1902, Levasseur rédigeait, pour la nouvelle série des Ordonnances des rois de France, un Mémoire sur les monnaies du règne de François Ier, dans lequel il décrit les pièces en usage, expose la fabrication et l’administration des monnaies, les changemens de valeur, malheureusement chroniques à cette époque, les tarifs auxquels les monnaies étrangères étaient admises dans le royaume. En terminant, il envisage la monnaie au point de vue de sa valeur intrinsèque, légale, commerciale et sociale. Il aimait ainsi, même lorsqu’il écrivait une monographie, à élargir son sujet ; il manquait rarement de le généraliser et d’exposer quelque grande vérité économique, dont la démonstration ressortait du cas particulier qu’il avait étudié.

Ce qui fait la belle unité de son œuvre économique, c’est le souci constant du bien public qu’il ne cessa d’y apporter. Il jugeait que son premier devoir était de s’attaquer aux problèmes contemporains, et de mettre la science au service de ses compatriotes, en fournissant au législateur les matériaux dont il a besoin pour ses travaux et à la nation les élémens qui lui permettent de s’éclairer. Homme de son temps, préoccupé au plus haut point des luttes sociales qui tourmentent nos vieilles nations, il n’épargnait aucun effort pour les adoucir. En 1909, il explique le génie de son livre Salariat et salariés :


Convaincu qu’il est utile de travailler à éclairer sur cette matière l’opinion et à dissiper, s’il est possible, des préjugés inconsciens ou des erreurs systématiques par l’exposé des faits et par la discussion des idées, je les reprends sous une forme plus condensée et plus didactique.


Et dans sa conclusion, il revenait à son pays, sur lequel sa pensée s’arrêtait toujours avec une sorte de tendresse filiale inquiète :


Une nation telle que la nation française peut subir des épreuves pénibles et prolongées ; elle ne saurait périr, et elle peut trouver, par l’effet même d’une dépression, la tension du ressort qui la relèvera. La coordination est ce qui manque le plus aujourd’hui ; mais l’énergie individuelle, en matière économique, est loin d’être énervée.


Levasseur aimait à proclamer que l’économie politique est une science, une science morale ou plutôt physico-morale, puisqu’elle traite à la fois de la richesse et de l’homme. Il acceptait la définition de « science de la richesse, » qui exprime bien ce sur quoi portent ses investigations, mais il la complétait en ajoutant qu’elle étudie les lois d’après lesquelles les hommes produisent et consomment la richesse en échangeant des services. Il range « l’économique » parmi les sciences d’observation ; elle s’applique, d’après lui, à des phénomènes internes et des phénomènes externes : les premiers, qui sont de nature psychologique et que perçoit la conscience, comprennent les désirs, les besoins, les mobiles intimes de nos actes économiques. Les seconds consistent en forces productives, en richesses naturelles, en actes relatifs à la production, à la répartition, à la circulation, à la consommation des richesses, en rapports établis entre les hommes par le travail et l’échange. Fidèle à la tendance synthétique de son esprit, Levasseur proclamait l’importance de la statistique et de l’histoire pour l’économiste, dont elles sont, disait-il, la lumière ; mais il répondait à ceux qui, comme List, prétendent distinguer une économie humaine, nationale, individuelle, « qu’il n’y a pas plus d’économie politique nationale que de physique ou de chimie nationale. » La science économique est une, ajoutait-il, mais les intérêts économiques et les expériences économiques des particuliers, des groupes sociaux et des Etats, sont multiples et divers. Comme toutes les sciences sociales, elle est en développement continu : ses lois peuvent être presque toutes établies par l’observation directe des phénomènes extérieurs et par l’observation psychologique des besoins de l’homme. La méthode descriptive et historique paraissait à Levasseur précieuse pour contrôler les résultats de l’observation, nécessaire pour faire comprendre la relation des phénomènes économiques avec l’ensemble de la vie sociale : mais il blâmait l’usage excessif qu’en font ceux qui, au lieu de l’employer concurremment avec l’analyse de chaque ordre de phénomènes, tentent de la substituer à cette méthode.

L’un de ses desseins favoris était de faire pénétrer dans les études économiques le sens historique et le sens géographique : convaincu que le développement de la richesse a son enchaînement, ses phases, qu’il obéit à des lois de relation aussi bien que les institutions qui régissent le gouvernement des sociétés, et que ce développement est lié, dans une certaine mesure, à l’ensemble des conditions physiques d’un pays, il rêvait de faire des économistes historiens, des historiens et des géographes économistes, d’éclairer les trois sciences par les lumières dont elles se pénètrent réciproquement. L’histoire du commerce, de l’industrie, de la population, conduisent à des conclusions économiques. Dans les sociétés naissantes, l’homme met en œuvre les matières et les forces qu’il a sous la main : elles ne lui marquent pas de limites infranchissables, mais elles sont un indice certain du point de départ et de la direction de son développement. La physique du globe est un des termes du problème économique. L’autre est l’homme, qui ne peut rien sans la nature ; mais celle-ci n’est qu’une force latente, tant que le travail humain ne l’a pas fécondée. Cette idée du rôle de l’intelligence dans la production a toujours été chère à Levasseur : dès 1867, il en faisait le sujet d’une conférence populaire à l’asile de Vincennes sous le patronage de l’Impératrice Eugénie.

Ce grand économiste était aussi un sociologue. Lorsqu’en 1897 il faisait au Musée social un rapport sur un concours qui avait eu pour sujet la Participation aux bénéfices, non seulement il prenait soin de définir cette participation avant d’analyser les mémoires présentés ; mais, après avoir rempli cette double tâche, il ne considérait pas que son devoir fût accompli : dans une troisième partie de son rapport, qui n’est pas la moins intéressante, il s’efforçait d’éclairer l’opinion sur l’état actuel de la participation : prudemment, il concluait qu’elle est un mode recommandable d’organisation du travail, mais qu’il faut ne l’appliquer qu’à bon escient. Quelles que soient les difficultés et les lenteurs de la propagande, il conseillait de la poursuivre, tout en évitant les enthousiasmes irréfléchis et les espoirs exagérés ; il rappelait qu’il convient de garder, dans le jugement que nous portons sur les transformations économiques, une juste mesure. C’est sur ce mot, qui pourrait servir de devise à son œuvre, que nous terminerons le chapitre consacré à Levasseur économiste. Dans une science où il est particulièrement malaisé de se garder des théories absolues et des déductions erronées, personne mieux que lui n’a su observer la modération des idées et dégager la vérité du choc des opinions contraires.


VI. L’AGRONOME

A ceux qui savent quel intérêt Levasseur apportait aux questions de production agricole, il ne paraîtra pas étonnant que nous consacrions quelques lignes à la partie de son œuvre qui touche plus spécialement l’économie rurale. En l’admettant en 1885 au nombre de ses membres, et en le nommant ensuite président, la Société nationale d’Agriculture rendit un hommage mérité au savant qui, s’il n’avait pas, comme la plupart de ses nouveaux confrères, l’expérience de la gestion personnelle d’un domaine, avait approfondi les problèmes qui les occupent et pouvait en discuter la solution avec une compétence devant laquelle tous s’inclinaient. Si M. Louis Passy, secrétaire perpétuel de la Société, avait raison de dire que l’agriculture est un cadre dans lequel se sont groupées toutes les sciences auxquelles s’appliquait l’infatigable ardeur de Levasseur, celui-ci, à son tour, pouvait répondre que, sans être cultivateur, il n’était pas de coin de la ferme, de façon de la terre qui n’attirât son attention. Il avait fait sa première éducation terrienne de la manière que Fourier l’imaginait pour les enfans de son phalanstère, par le seul attrait de la curiosité. Plus tard, chargé de préparer les programmes de géographie de l’enseignement secondaire, il y introduisit la géographie agricole. Parmi les innombrables statistiques qu’il a dressées, il a, jusqu’à sa dernière heure, tenu à jour celles des récoltes mondiales : il en notait les variations avec un soin extrême, sachant quelle influence elles exercent sur la vie économique des nations. Plus d’une fois, il est allé s’enfermer dans le domaine légué en 1825 à la Société d’agriculture par M. Delamarre ; il se plaisait à y étudier sur place une exploitation rurale et forestière. Dans quelques pages intitulées Une semaine au château d’Harcourt, il décrit les bâtimens et la terre, raconte la vie qu’il y mène et met en lumière les résultats obtenus. Nous avons retrouvé, dans ses papiers, une série de croquis et de dessins, non dénués de grâce, qui complètent le manuscrit. Une des premières communications qu’il fit à la Société nationale avait pour objet La valeur de la production agricole : elle occupa trois séances en 1891 et fournit d’amples matériaux à la discussion du sujet. En 1891, il étudie La récolte de l’année en Russie : nulle part le résultat de la moisson ne joue un plus grand rôle que dans l’empire moscovite ; la vie économique y est suspendue à l’évolution climatérique, à la germination et à la floraison du blé, du seigle, de l’avoine. Des pays plus avancés supportent mieux un déficit dans la récolte annuelle : ils en ressentent néanmoins les effets. C’est ainsi que la mauvaise récolte de 1910 a fait baisser de plus de 200 millions de francs l’encaisse métallique de la Banque de France. Mais, là où le capital accumulé est moins considérable, la question des ressources monétaires que procure l’exportation et de la situation des paysans est primordiale. C’est donc avec raison que Levasseur choisissait une contrée où, la terre représentant la richesse principale, la récolte est un facteur essentiel.

Ses études sur La valeur et le revenu de la terre en France depuis le XIIIe siècle figurent dans les mémoires de 1892 de la Société nationale d’Agriculture, à laquelle il continuait à consacrer une partie de son labeur. Son étude de 1893 sur La politique douanière de la France traite en première ligne des tarifs sur les objets d’alimentation, qui jouent le rôle que l’on sait dans les préoccupations des agriculteurs. Au mois de novembre de la même année, il publie, dans la Réforme sociale, un article sur l’Agriculture aux États-Unis. Dès son retour d’Amérique, il avait hâte de communiquer le résultat de ses recherches sur l’importance de la production rurale dans la grande République, que des observateurs superficiels s’imaginent être avant tout un pays industriel. La valeur annuelle moyenne des récoltes y dépasse 40 milliards de francs. Au mois de mars 1894, à la séance générale du Congrès des sociétés savantes, il revient à la question et prononce un Discours sur l’Agriculture aux États-Unis. Au mois de juin 1894, il donne au Correspondant un article sur le même sujet : presqu’en même temps, la Revue du commerce et de l’industrie publie de lui un article sur Le commerce des produits agricoles aux États-Unis. Son tableau de La dette hypothécaire aux États-Unis, inséré dans le Bulletin de finances et de législation comparées, apportait de précieux renseignemens sur la situation des propriétaires fonciers en Amérique. Il reprenait les divers aspects d’un problème, le creusant, l’étudiant sous toutes ses faces, complétant ses propres idées. C’est ainsi qu’après les articles que nous venons d’énumérer, il fit paraître son ouvrage sur L’agriculture aux États-Unis. Il y expose comment ont été organisés à Washington la statistique, puis le département de l’agriculture ; il mentionne les services rendus par les stations d’expériences réparties dans les divers États, qui entretiennent une correspondance active avec les fermiers et contribuent à la publication de journaux et de livres agricoles. Un progrès notable s’est accompli depuis la guerre de sécession dans la mécanique et l’outillage agricoles de l’Amérique : plus de la moitié des terres cultivées appartient à des fermes d’une étendue de moins de 40 hectares ; les fermes sont, en majorité, exploitées par le propriétaire du sol ; on fertilise dans l’ouest des terres que le défaut de pluie semblait vouer à la stérilité ; la production des céréales est très abondante par rapport à la population, 16 hectolitres par habitant au lieu de 6 en France, si bien que les Etats-Unis sont la plus grande fabrique de substances alimentaires qui existe dans le monde.

En janvier 1898, revenant à son pays, Levasseur expose Les progrès de l’agriculture française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Sa Comparaison des forces productives des États de l’Europe, publiée la même année, contient une partie agricole des plus importantes. En 1902, dans Les procédés de la statistique agricole dans les principaux pays producteurs, il recherche la meilleure méthode à suivre. Il fait connaître les procédés de la statistique agricole, les compare, et en déduit des observations et des conseils. Il indique les réserves qu’il convient de faire sur l’exactitude des chiffres, mais il reconnaît la valeur relative des renseignemens fournis qui, d’une année à l’autre, permettent d’utiles comparaisons. Cette prédilection pour les questions agricoles a valu à Levasseur l’amitié d’un de nos hommes politiques qui se sont honorés par leur attachement au sol natal, celui qui écrivait naguère un livre sur le Retour à la terre et qui, au lendemain de la mort de son collègue de la Société d’Agriculture, rendait hommage « au vénéré et éminent Levasseur, une des plus belles intelligences, un des plus fermes esprits, un des plus nobles caractères que j’aie connus. Mêlé très activement à l’étude et à la discussion de toutes les questions qui ont absorbé sa vie, personne ne peut mieux que moi, disait-il, rendre justice à sa prodigieuse faculté d’assimilation, à sa hauteur de vues, à l’indépendance de son esprit, à son amour de la vérité. J’étais plein d’admiration pour ce vieil- lard que l’étude rajeunissait et que la passion du bien public a soutenu jusqu’à la dernière heure. »


VII. — L’ACADÉMICIEN

Si nous nous arrêtons à ce que fut Levasseur « académicien, » ce n’est pas seulement parce qu’il appartint pendant 43 années à l’Institut de France, mais parce qu’il remplit ses devoirs de membre de cette illustre compagnie avec un zèle et une assiduité qui resteront légendaires. Il apparut de bonne heure comme désigné pour s’asseoir sous la coupole. Avant d’y siéger, il vit plusieurs de ses œuvres récompensées par ses futurs confrères. Dès 1858, il obtenait un prix à l’Académie des sciences morales et politiques, sur le rapport de la section d’histoire : le sujet du concours était la Condition des classes ouvrières de France du XIIe siècle jusqu’en 1789. En 1860, il reçoit, sur le rapport de la section d’économie politique, un autre prix, pour son travail sur l’Accroissement récent et soudain des métaux précieux. En 1864, un troisième prix lui est décerné, sur le rapport de la section de morale, pour une étude sur les Changemens survenus en France depuis 1789 dans la condition des classes ouvrières. Le 4 avril 1868, l’Académie l’appelle à elle et le nomme membre de la section d’économie politique, de finances et de statistique. Depuis ce jour, il l’associa à ses travaux, dont il aimait à lui donner la primeur. Que de fois il lui communiqua des chapitres du livre qu’il préparait ! Lorsqu’il revenait d’un voyage à l’étranger, il lui donnait, sans retard, le récit de ce qu’il avait vu, les prémices des ouvrages dont il rapportait le plan. Dans la bibliographie formidable de son œuvre, le nombre des travaux académiques proprement dits ne s’éloigne guère de la centaine.

Ce seul chiffre indique la façon dont il comprenait les devoirs que, dès le premier jour, il avait considérés comme lui incombant en sa qualité de membre de l’Institut. Il était à l’honneur, il voulait être à la peine, et nul n’a pris une plus large part aux multiples occupations de la vie académique. Il en acceptait avec joie toutes les obligations, ne reculait devant aucune besogne, se chargeant d’études et de rapports qui, à d’autres que lui, eussent pu paraître écrasans, lorsqu’ils s’ajoutaient à un énorme labeur personnel, mais qui n’étaient qu’un jeu pour cet écrivain infatigable. Ses confrères éprouvaient parfois comme un remords de lui laisser accomplir des tâches qui semblaient devoir retarder la publication d’œuvres dont l’achèvement importait à la science et à l’enseignement. Mais ils ne tardaient pas à être rassurés, en voyant que tout cheminait de conserve : le professeur continuait ses cours ; les volumes promis paraissaient à la date annoncée ; et les rapports clairs, complets, étaient lus aux séances du samedi et imprimés dans les Annales. Ils tenaient l’Académie au courant de nombre de questions chères à Levasseur, et qui se rattachent aux idées maîtresses dont sa puissante pensée était toujours occupée. Ainsi, la population et les problèmes qu’elle soulève apparaissent à maintes reprises dans la liste de ses communications. Dès 1872, il l’étudié dans ses rapports avec le territoire ; en 1886, au point de vue de l’expansion de la race européenne ; en 1888, il en fournit une statistique mondiale ; en 1891, il examine la fécondité de la population française, les causes des progrès de la population en général et les obstacles qui en arrêtent l’essor ; il recherche les limites de sa densité ; il revient ensuite sur le recensement de 1891. En 1893, il remonte à l’histoire romaine pour étudier la façon dont était assurée la subsistance du peuple, question étroitement liée à celle de la population. En 1903, il discute le projet Toutée relatif au même problème.

Un autre sujet dont il a régulièrement entretenu l’Institut est celui de l’enseignement, et en particulier de l’enseignement primaire, qu’il aborde dès 1871, sur lequel il revient en 1873, 1874, 1876, 1880. En 1894, il étudie l’enseignement de l’économie politique. En 1900, il clôture le siècle par un rapport sur l’enseignement primaire au cours des cent dernières années ; en 1905, il fournit encore un volume de statistique sur ce sujet.

De l’agriculture, il parlait à l’Académie dès 1870, lorsqu’il l’entretenait des forces productives des nations européennes, puis, en 1883, à propos de celles des Républiques sud-américaines. En 1892, il lui présente l’histoire de la valeur et du revenu de la terre du XIIIe au XVIIIe siècle ; en 1895, il enrichit les Annales de nombreuses communications sur l’agriculture aux États-Unis ; en 1898, il expose les progrès de l’agriculture française dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

L’Académie a eu également sa bonne part de ses études sur les questions ouvrières. Dès ses débuts, il lui parle de la France industrielle. Plus tard, en 1897, il lui communique de nombreux chapitres de son livre sur l’ouvrier américain ; en 1898, il commence à lui exposer les sources principales de l’histoire des classes ouvrières et de l’industrie ; en 1899, il lui rend compte de ses recherches à ce sujet dans les archives provinciales ; il étudie les ouvriers du temps passé. En 1900, il l’entretient du travail à la main et à la machine.

Et, tout en associant ainsi ses confrères à ses travaux personnels, il trouvait le temps d’examiner les ouvrages envoyés aux concours pour les prix académiques. Plus souvent qu’à son tour, il s’acquitta de cette mission, qui lui imposait l’obligation de lire de nombreux livres, d’épais manuscrits, dont il extrayait la substance et présentait les conclusions avec une exactitude rigoureuse : jamais l’Académie n’eut sous les yeux d’élémens plus complets pour se former un jugement ; jamais les concurrens ne furent plus certains de voir leurs travaux examinés avec un soin méticuleux et une sereine impartialité. C’était lui aussi qui, en sa qualité de doyen de la section, présentait le rapport sur les titres des candidats, lors des élections académiques ; il le faisait avec le même tact, la même justesse, la même conscience.


VIII. — L’HOMME

Notre étude serait bien incomplète si, après avoir essayé de retracer les divers aspects du talent si souple et si puissant de Levasseur, nous ne parlions pas de l’homme lui-même, de cet être si captivant par sa simplicité, sa droiture, son inaltérable égalité d’humeur, qui accueillait ses amis avec ce bon et large sourire qui illuminait sa belle figure, et dont nous avons peine à croire que le charme nous soit ravi à jamais. Tous ceux qui l’ont connu, soit qu’ils aient eu l’honneur insigne d’être admis dans son intimité, soit qu’ils aient, en qualité de disciples ou d’admirateurs, obtenu l’une de ces audiences que sa bienveillance ne refusait jamais, gardent l’impérissable souvenir d’un abord dont la cordialité n’avait rien de banal. Celui dont l’œuvre fut une manière d’encyclopédie, trouvait le temps de tout lire. Il était au courant de nos moindres travaux ; il ne cessait de s’instruire et était heureux de trouver, dans les plus modestes écrits de ceux qui étaient fiers de se dire ses élèves et qui ne se sentaient pas toujours le droit de s’intituler ses collègues, un renseignement dont il voulait bien leur dire qu’il faisait son profit, un fait nouveau, une précision sur un point laissé par lui de côté. Ai-je besoin d’ajouter que ce qu’il butinait ainsi chez autrui était peu de chose à côté du fruit de ses recherches personnelles, et que c’était à nous chaque jour de lui adresser des remerciemens pour les trésors d’érudition qu’il amassait et prodiguait dans ses écrits ? Presque tous constituent par excellence ce que les Allemands appellent des Nachschlagsbuecher, c’est-à-dire des ouvrages à consulter, des mines inépuisables, où de longues suites de générations trouveront les élémens de leurs travaux. Il semble, à tout bien considérer, que le choix des sujets de ses livres et la manière dont il les traitait eussent quelque rapport avec la noblesse de son caractère et l’idéal de sa vie. Comme il l’a dit lui-même dans son testament moral, dans ces pages d’une si haute philosophie, où il retrace sa carrière en même temps qu’il confesse ses croyances, il a toujours cherché la vérité ; et il l’a cherchée, non pour l’enfermer dans une main qui ne s’ouvre pas, mais pour la répandre avec ardeur autour de lui, pour en faire profiter l’humanité, pour faciliter aux autres les étapes de la route laborieuse qu’il frayait et où il conviait ses auditeurs et ses lecteurs à le suivre.

Nul plus que lui n’a eu en vue le bien public ; on peut presque dire qu’il lui sacrifiait parfois jusqu’au souci de l’élégance littéraire, tant il accumulait de faits et de chiffres dans les chapitres, les livres, les tomes de ses copieux ouvrages ; tant il avait soin de ne rien omettre, de ne rien laisser dans l’ombre de ce qu’il pensait pouvoir être utile aux étudians qui jureraient sur sa parole, de tous ceux qui acceptaient les yeux fermés, — et avec raison, — les résultats de ses enquêtes. Non seulement il n’était pas de ceux qui gardent jalousement une découverte, mais il prenait plaisir à tenir ses amis, jour par jour, au courant de son labeur. Chaque fois que l’un de nous allait le voir, il constatait le progrès de l’œuvre qui était alors sur le chantier. Levasseur communiquait à l’Académie, à des Revues françaises, étrangères, internationales, des chapitres du livre qu’il écrivait : la bonne parole se répandait ainsi de tous côtés et donnait au public un avant-goût de l’ouvrage près de paraître et qui prenait ensuite sa place dans les bibliothèques.

Cette générosité, ce désintéressement n’étaient pas seulement la marque distinctive du savant ; c’était le fonds même de la nature de Levasseur. On sait comment, après avoir éclairé de ses conseils une des grandes entreprises conçues par le génie d’un de nos compatriotes, il refusa le prix légitime de ses avis et voulut n’avoir agi que dans l’intérêt supérieur de l’humanité, dont ce grand et difficile travail devait un jour améliorer la condition. Les préoccupations d’un certain ordre semblaient ne pas même l’effleurer. En tout cas, elles n’exercèrent jamais la moindre influence sur sa conduite ; et, s’il a pu dire avec une légitime fierté que par son labeur il avait assuré la vie des siens, il n’a jamais fait entrer en ligne de compte, à aucun moment de sa carrière, les considérations d’intérêt personnel. C’est dans des récompenses d’un autre genre qu’il goûtait le fruit de ses efforts. Il n’était pas insensible, et il le laissait voir avec une simplicité touchante chez un homme de sa valeur, aux distinctions qui lui furent, nous ne dirons pas prodiguées, mais apportées de toutes parts. A côté des témoignages officiels, il en reçut à mainte reprise d’autres, plus précieux encore. Au mois de décembre 1908, dans une salle du Collège de France, ses collègues, ses disciples, ses amis s’étaient réunis pour fêter ses quatre-vingts ans. Les discours qui furent prononcés à cette occasion sont encore dans toutes les mémoires : des représentans de chacune des écoles où il professait, des corps savans dont il faisait partie, prirent la parole ; et ce qu’il v eut de plus beau dans cette cérémonie où tous les cœurs battaient à l’unisson, c’est le sentiment universel que les éloges décernés à l’envi au héros de la journée étaient justes, et que pas une expression n’avait dépassé la mesure de la vérité. La réponse que fit aux orateurs l’homme auquel tant d’hommages s’adressaient fut digne d’eux et de lui : il résuma sa vie en dictant pour ainsi dire à l’avance l’épitaphe à inscrire sur son tombeau : « J’ai fait ce que j’ai pu. » Oui certes, il l’a fait, et dans la mesure la plus large, la plus complète ; il a fait tout ce qu’il a pu, et il a pu beaucoup. Il n’a pas perdu une minute des années qu’il a passées sur cette terre, toujours fidèle à sa belle devise : Scire et prodesse ; savoir et être utile, savoir, enseigner et répandre à flots la lumière autour de lui.

Mille traits pourraient être cités ici qui montreraient le fond de cette âme pure et droite. Jamais il ne refusait un conseil, une direction à ceux qui les lui demandaient. Un jour, c’est un étudiant étranger qui vient l’entretenir d’un travail qu’il poursuit : le maître s’avise qu’il ‘a là, dans un dossier, des élémens destinés à lui servir à lui-même pour une prochaine publication. Il n’hésite pas un instant ; il les communique au jeune homme qui va profiter, avant l’heure, des matériaux amassés par son maître, et dont celui-ci lui fait le généreux abandon. L’heureux bénéficiaire de ce don inestimable eut le tort, paraît-il, d’oublier de rapporter les papiers qui lui avaient été confiés. Pensez-vous que Levasseur fut guéri ? Vous le connaîtriez mal. L’année suivante, une occasion semblable se présente : une fois de plus, il vide ses tiroirs et prodigue, sans compter, les trésors d’une collaboration anonyme, que les plus grands savans eussent volontiers cherché à s’assurer. Combien pourrait-on citer de ces traits où l’homme se révèle, cet homme dans lequel étaient venues s’incarner toutes les vertus d’une race probe, forte et sérieuse, dont il fut le type le plus achevé !

Parmi les innombrables témoignages de sympathie adressés à la famille de Levasseur au moment de sa mort, nous en retiendrons un, qui nous a semblé particulièrement touchant et qui emprunte un prix plus grand encore au lieu d’où il est daté, Lutterbach, en Alsace : « Un ancien élève de seconde (1859-1860) du lycée Saint-Louis adresse à la famille de son excellent professeur l’expression de ses sentimens émus, à l’occasion de la perte qu’elle vient de faire avec les lettres et la science françaises. Il a toujours conservé vivant le souvenir du jeune maître qui se donnait tout entier à son enseignement et « à ses élèves, A dont la classe offrait un intérêt si grand et si soutenu que les punitions y étaient inconnues. Tous, nous aimions M. Levasseur. L’écrivain l’a suivi avec l’intérêt le plus sympathique dans la belle et longue carrière qu’il a fournie et à laquelle il rend hommage. Hommage de reconnaissance, hommage du cœur, si ce n’est du talent et de la notoriété. » Il nous serait aisé de multiplier ces citations : mais cette lettre d’un élève qui, après un demi-siècle, témoigne d’un pareil attachement, nous a paru caractéristique. Aussi bien Levasseur était-il un des types les plus parfaits de ce savant moderne dont, au jour des funérailles, le ministre de l’Instruction publique, rendant hommage à sa mémoire, traçait le portrait : un apôtre qui se consacre à la recherche de la vérité et qui oublie tout dans la poursuite de ce noble but.

Gardons-nous de croire, cependant, que celui dont nous évoquons la grande figure fût étranger à aucun des problèmes qui, de tout temps, occupèrent les penseurs. Le statisticien qui poursuivait l’étude des faits, l’historien qui en racontait l’enchaînement, le géographe qui décrivait notre globe, l’économiste qui dégageait les lois de la richesse et de sa distribution, n’étaient pas le tout de Levasseur : il fut un moraliste. N’oublions pas que sa première vocation l’avait entraîné vers la philosophie. Il se plaisait aux méditations que de tout temps a provoquées le mystère de notre destinée. Lorsqu’il allait s’enfermer dans le manoir d’Harcourt, ce n’était pas seulement pour y vaquer, dans le calme de cette paisible retraite, à ses travaux ordinaires ; c’était pour concentrer ses idées sur ce qui forme l’éternel objet des réflexions humaines. C’est durant l’un de ces séjours qu’il écrivit le testament où il confesse sa foi spiritualiste, en séparant le côté humain des religions de ce qui en forme l’essence supérieure et divine.

En lisant ces lignes empreintes d’une si noble sincérité, nous n’avons pu nous défendre d’une émotion profonde. Nous nous sentions en présence d’un des représentans de cette humanité supérieure, de cet idéal vers lequel tendent les générations successives. Parmi ceux qui méritent d’être cités comme les modèles de l’attachement au devoir dans ce qu’il a de plus pur et de plus désintéressé, nous mettrons à l’une des premières places le


Justum et tenacem propositi virum,


comme le désignait si heureusement l’inscription tracée au bas de son effigie, sur la médaille de son jubilé. Ce juste, acharné à son labeur, inflexiblement attaché à l’exécution de chacune des tâches qu’il s’était assignées, ne s’est jamais écarté de la ligne droite. Il a été, de son vivant, récompensé par l’universel respect dont il était entouré. Sa mémoire sera conservée et vénérée par tous ceux qui l’ont connu. Elle sera perpétuée par des ouvrages qui, pendant longtemps, serviront de guide à la jeunesse et d’auxiliaire aux travailleurs de tout âge. Mais au-dessus du professeur dont la parole vibre dans notre souvenir, au-dessus de l’écrivain dont la plume a couvert tant de pages qui resteront, nous plaçons l’homme, l’homme au cœur droit, à la ferme raison, au mâle courage, dont nous voudrions fixer l’image à tout jamais, afin qu’elle demeure vivante aux yeux des générations futures et qu’elle apprenne aux Français de demain comment une existence paisible, tout entière consacrée au travail, à la poursuite de la vérité, au développement de la science, donne à celui qui la mène la satisfaction la plus haute que l’homme puisse goûter ici-bas, celle du devoir accompli.


RAPHAËL-GEORGES LÉVY.

  1. Anatole Leroy-Beaulieu, Discours du 6 décembre 1908.
  2. Communication à la Société de statistique anglaise en 1885.