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Lili (Le Cœur)/01

La bibliothèque libre.
Lili (1912)
La Renaissance du livre (p. 5-9).
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L’avenue Victor-Hugo est peuplée de pensions de famille. Elles se ressemblent généralement toutes par l’aspect, la clientèle, la nourriture. Le vicomte Lionel de Clères avait élu domicile dans l’une d’elles ; mais celle-là unique en son genre. C’était une petite villa, au fond d’un jardin. Sur l’un des piliers de la grille, une plaque de marbre noir à lettres d’or annonçait :

PENSION DE FAMILLE,
Tenue par H. Lupercale.
Prix modérés.
English spoken.

La demeure offrait une apparence nécessiteuse. Les fauteuils d’osier du jardin étaient déteints ; la table de fer rouillée ; le marronnier lui-même semblait plus maigre que les marronniers des propriétés voisines ; et, aux fenêtres, les brise-bise, trop rarement changés, pendaient avec une allure de vieux soldes.

Quand on sonnait à la porte de cette pension de famille, un superbe domestique, en habit noir et cravate blanche, venait pour vous introduire. Mais les carpettes étaient pelées : les tables recouvertes de housses, sans doute pour cacher les avaries. Les fauteuils usés par places avaient l’air atteints d’une espèce de gale qui gagnait toute la maison, les tentures raccommodées des portières, le papier moisi des murs, l’acajou éraillé des meubles et jusqu’aux joues couperosées des vieilles Anglaises. Et une navrante odeur de hachis se répandait dans l’escalier.

L’ensemble était digne et râpé.

La cloche du déjeuner sonnait le second coup lorsque le vicomte Lionel de Clères fit une entrée dans la salle à manger.

Il faisait toujours une entrée en bel homme habitué aux admirations de la galerie. Comme il s’appelait Lionel, toutes les femmes lui donnaient le diminutif amoureux de Lili, Elles jugeaient que ce nom féminin allait bien avec les beaux yeux de fille du vicomte. Il avait une figure douce, de fines moustaches blondes, des épaules d’athlète. On le devinait souple, musclé, rompu aux sports. Les joues rasées soigneusement, les cheveux pommadés, la boutonnière fleurie, il incarnait le type de ces jolis garçons sppelés « miroirs » parce qu’ils attirent les femmes comme les miroirs à facettes attirent les alouettes.

Il se montrait réservé, froid, hautain, d’une politesse respectueuse avec les femmes et condescendante avec les hommes.

Toutes, quand il entra, levèrent le regard vers lui. Les pensionnaires de cette maison étaient étiques, sauf deux grosses dames qui vivaient là sur leur graisse, comme les chameaux sur leur bosse, en traversant le désert. Trois vieilles Anglaises, raides et sanglées, ressemblaient à des parapluies dans leur fourreau ; leur chair racornie évoquait des idées de conserves fumées ou de salaisons desséchées. Une ancienne demi-mondaine, pavoisée d’écharpes et ruisselante de sautoirs, faisait à chaque mouvement tintinnabuler des bagues et des bracelets devenus trop larges à sa maigreur. Elle avait l’air d’un squelette habillé au décrochez-moi-ça. Et tous et toutes donnaient l’impression de pantins hors d’usage d’un guignol en faillite.

C’étaient des gens errants ou sans foyer qui, avec de minimes ressources, recherchaient les apparences de l’élégance et du confort : des gens aigris par les malheurs. Les messieurs baisaient la main des dames et leur offraient le bras pour passer dans la salle à manger. Mais, quand le maître d’hôtel apportait la nourriture, on commençait à surveiller d’un mauvais œil les personnes qui se servaient trop copieusement ; des regards empoisonnés se croisaient sur les morceaux et auraient fait tourner les sauces, si elles ne l’avaient été déjà. Et, comme il arrive dans les grandes catastrophes, le galanterie et la coquetterie perdaient leurs droits.

Le patron et la patronne de l’établissement pensaient sans doute que « les malheurs » des pensionnaires avaient dû leur couper l’appétit : les tranches de viande étaient d’une minceur invraisemblable. Et les pauvres diables les dévoraient en deux minutes, peut-être par crainte de les voir s’envoler dans un courant d’air.

À cause des étrangers qui parlaient mal le français, la conversation ressemblait à un thème. Et l’on se demandait tout doucement les uns aux autres, en articulant chaque syllabe : « Avez-vous été ce matin au musée du Trocadéro ? Connaissez-vous le bois de Boulogne ? Il fera beau temps cette après-midi ».

Le patron annonça d’un air avenant au vicomte :

— Nous avons des croquettes de viande, du rôti de bœuf au cresson et des pommes à l’anglaise.

M. de Clères ébaucha une grimace. Il les connaissait, les croquettes : tous les détritus de victuailles détrempés dans du jus, triturés en mortier, puis roulés en boules, par quelles mains dégoûtantes qui sentaient le graillon et laissaient leur odeur à la viande. On retrouvait, pêle-mêle dans cet arlequin, les débris du poulet de la veille et les rognures de l’avant-veille. C’était une sorte d’affreux résumé des jours précédents, une addition pénible à avaler. Le rôti de bœuf semblait un assortiment de copeaux de cuir racorni ; on servait à part le cresson, pour faire un plat de plus.

Il est des jours où l’on sent davantage les petites tristesses quotidiennes qui, mises bout à bout, entre nos rares bonheurs composent une existence humaine.

Pour une fin de mois difficile, une femme indifférente, une espérance irréalisée, l’on éprouve soudain une lassitude, une détresse, une rancœur.

M. de Clères était dans un de ces jours-là. Il n’avait plus foi en son avenir. Quand on est jeune, on désire tant de choses ! On croit qu’elles arriveront. Puis, peu à peu les années s’écoulent. Rien ne survient. Et l’on attend toujours, de plus en plus déçu, comme ces gens qui demeurent au rendez-vous longtemps après l’heure passée, sans voir arriver personne.

M. de Clères attendait, en effet : il attendait une femme n’importe laquelle, jeune, mûre ou vieille, pourvu qu’elle fût riche, très riche.

Plus il avançait en âge, plus il se découvrait de désirs : il aimait les chevaux, la mer, la chasse ; il aurait voulu un mail, un yacht, une meute. D’année en année, il se disait : « Quatre-vingt mille francs de rente, ce n’est pas suffisant ; il en faut cent mille ; non, cent cinquante, deux cent mille. » Comme il mangeait le maigre héritage paternel il était obligé de restreindre son train progressivement ; et il vivait dans cette pension de famille à six francs par jour. C’est vers ce temps-là qu’il concluait : « Somme toute, on ne peut guère s’en tirer convenablement à moins de trois cent mille francs ».

Il crevait de rage à voir, au concours hippique, les chevaux de ses anciens camarades de régiment, à lire aux « mariages mondains » les noms de ses amis de pension.

Il était né au château de Fleuries, dans la Seine-Inférieure. Rien de plus triste que ces vastes demeures blanches rapetissées tout au fond d’une perspective d’allées de pins, derrière une pelouse. De loin en loin, sur les plateaux normands, on aperçoit ces maisons seigneuriales, isolées, majestueuses et mélancoliques à la manière de leurs propriétaires. Des corbeaux croassent toute l’année au sommet des arbres sombres et semblent attirés là comme par le cadavre du passé.

Les futaies entretenaient l’humidité. La maison moisissait par plaques. Cette humidité et ces corneilles avaient attristé l’enfance de M. de Clères.

Jusqu’à l’âge de treize ans, il s’était ennuyé là, entre une tante laide et un père noceur. Toute jeune, elle ressemblait déjà à un vieux sacristain. Elle avait un long nez, un long menton, un teint étrange, d’un gris terreux ; et son profil mince paraissait

découpé dans une croûte de gruyère. Elle était chanoinesse. On l’appelait madame, à cause de ce titre. Les jours de grande fête, elle arborait le cordon de l’ordre. En temps ordinaire, elle accompagnait la cuisinière au marché et discutait le prix du beurre avec une âpreté de paysanne. Elle donnait aussi des conseils aux femmes en couches, soignait les panaris et indiquait des purges pour les vaches, par charité chrétienne et par devoir de châtelaine. Les fermiers, qui l’entendaient appeler « Madame », pensaient simplement, ne lui ayant jamais connu de mari, qu’elle avait « fauté ».

M. de Clères, le père, passait pour un effréné noceur. Il était veuf, se ruinait à Paris avec des filles. Il ne venait, de loin en loin, à Fleuries, que pour réquisitionner de l’argent chez son notaire, hypothéquer une métairie ou faire couper un bois-taillis.

Durant ces courts séjours, il allait, avec cérémonie, présenter ses devoirs aux châtelains voisins et les inviter chez lui. À table, ils parlaient, entre eux, de la noblesse des environs. Ils épluchaient, avec une adresse et une méchanceté de vieux singes tous les Roche…, tous les Mont… et tous les Saints… de l’armorial. Les uns avaient épousé des parvenues ; les autres n’étaient que marquis à brevet, sous Louis xiv ; leur titre ne se pouvant transmettre, pourquoi le portaient-ils ? D’autres encore écartelaient indûment leur blason. Le vicomte de Clères de Fleuries, sûr de ses parchemins, dépréciait volontiers ceux d’autrui, à la façon d’un commerçant qui débine la maison d’en face. Plus son patrimoine diminuait, plus le pauvre seigneur tenait à sa noblesse.

Elle fut le seul héritage du jeune Lionel à la mort de son père. Les créanciers firent vendre Fleuries. La chanoinesse se retira dans une petite ville, avec dix louis de rente viagère par mois. Son neveu, qui venait de terminer ses études chez les Pères, s’engagea aux hussards.

Il devint un fort joli brigadier et obtint des succès de sous-préfecture. On disait de lui : « Lili ? En voilà un, avec son physique et son titre, qui fera un beau mariage. »

Il y comptait bien lui-même. C’était sa carrière, sa vocation, sa destinée. Il se répétait : « Je ferai un beau mariage », comme d’autres se disent : « Je serai avocat. Je serai médecin. » Et il attendait avec impatience sa libération du service militaire.

À trente-cinq ans, il demeurait encore garçon. Quelle guigne ! C’était comme au bac, à ce sale mariage : on ramassait tout le temps des bûches. Le vicomte plaisait bien aux jeunes filles, mais il déplaisait au père invariablement. On s’informait : pas de position, joueur, joli garçon, des goûts de luxe. On éconduisait le prétendant, qui recommençait à rouler sa couronne de Sisyphe vers un autre sommet. Elle lui retombait toujours sur les pieds. Il avait fini par nourrir contre les pères et les jeunes filles une colère de cocotte pauvre contre les clients récalcitrants.

N’ayant jamais eu l’idée de travailler, il jouait pour vivre, car son héritage était mangé depuis longtemps. Les émotions du bac et des courses l’aigrissaient ; le régime de la pension de famille le débilitait. Il se sentait devenir méchant. Pour un million il aurait, pensait-il, tué quelqu’un, à la condition d’être certain de l’impunité.

Parfois, aux soirs de découragement, il lui revenait en mémoire les récits bébêtes narrés dans certains châteaux de province à propos des soi-disant crimes politiques.

Ah ! si le président du conseil était venu une nuit lui offrir, à lui, Lionel de Clères, un million pour supprimer un personnage gênant et un sauf-conduit pour passer en Belgique, comme il aurait accepté tout de suite. Mais le président du conseil ne venait pas. Et le vicomte se disait avec un sourire mélancolique : « C’est des blagues, ces histoires-là. »

Il mâchait le hachis de la pension — 6 francs par jour, vin compris, — en écoutant les Anglaises demander syllabe par syllabe : « Quel est le chemin pour aller au miousée Carnavalette ? » On leur indiquait un omnibus. Car tout ce monde-là ne prenait jamais de fiacre, par économie. Depuis deux ans qu’il habitait la maison et qu’il entendait donner les mêmes renseignements, le vicomte connaissait toutes les lignes et toutes les correspondances. Et il s’exaspérait, chaque soir, quand le patron disait à ces vieilles Anglaises, qui revenaient du Louvre : « Avez-vous vu la Vénus de Milo ? Avez-vous vu les diamants de la couronne ? » M. de Clères éprouvait à la fin, une envie folle de leur lancer : « Et au musée de Cluny, avez-vous vu la ceinture de chasteté ? »

Comme il était mauvais, ce hachis. Le vicomte l’avalait tout de même, en buvant à chaque bouchée le vin décoloré par trop d’eau : une bouteille devait durer deux jours.

Le repas fut court. Les pensionnaires ne traînaient point à table et la pitance était vite expédiée. Les heures si agréables du déjeuner et du dîner, lorsque la chère est bonne, devenaient insipides et navrantes avec ces étrangers pannés autour de cette nappe tachée.

Chacun se leva de table et regagna sa chambre pour se préparer à aller visiter les « miousées » ou à donner des leçons de piano.

M. de Clères grimpa deux étages. Les nœuds du bois traversaient le tapis usé qui était maigre, comme le marronnier et les Page:René Le Coeur Lili, 1915.djvu/11