Lima et la Société péruvienne/02

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Lima et la Société péruvienne
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 546-576).
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LIMA


ET LA SOCIETE PERUVIENNE.




II.
LES FÊTES POPULAIRES, LES MOEURS POLITIQUES ET LA LITTÉRATURE A LIMA.[1]




I. — LE CIRQUE DEL ACHO. — LAS LIRICAS.

Le Pérou, au moment où je le visitais, traversait une période de calme, et la population de Lima se reposait complaisamment des agitations politiques au milieu des fêtes populaires. Le directeur suprême de la république, le général Vivanco, personnifiait en lui la civilisation de son pays dans ce qu’elle a de plus aimable. — Jeune, élégant et de manières distinguées, il ne négligeait aucune occasion de se produire en public et de prendre sa part des solennités ou des divertissemens de toute espèce auxquels sont conviés si fréquemment les habitans de Lima. J’avais à peine passé quelques jours dans la capitale du Pérou, que je compris l’intérêt qui s’attachait à ces fêtes populaires. C’était Là surtout que le caractère national se révélait dans la pleine indépendance de ses allures, et cette vie exceptionnelle devait m’en apprendre plus sur la société péruvienne que la vie de chaque jour.

Une grande fête se préparait en l’honneur de dona Cypriana Latorre de Vivanco, femme du directeur suprême, qui venait d’arriver à Lima. On annonçait pour cette occasion un combat de taureaux au cirque del Acho. Le cirque est situé sur la rive droite du Rimac, près d’une fraîche alameda côtoyée par la rivière, et c’est là que tous les lundis, pendant la saison des courses de taureaux, se presse une foule avide. Je me promis de ne pas manquer à un si curieux rendez-vous de toutes les classes de la société liménienne. Quelques jours avant la fête, un cortège à la fois éclatant et grotesque avait parcouru les rues de Lima : c’étaient des taureaux chargés de guirlandes et de clinquant, des mannequins à figure étrange revêtus d’étincelans oripeaux, des cavaliers enfin suivis d’une bande de muchachos en guenilles. Les notabilités du cirque paradaient ainsi devant les badauds et préludaient à leurs exercices par une cavalcade qui rappelait l’appareil des sacrifices païens avec leurs idoles, leurs holocaustes parés et leurs victimaires. Jamais le cirque del Acho n’avait recouru à un déploiement plus complet de tous les artifices propres à piquer la curiosité publique. Le programme, galamment imprimé sur papier rose et répandu à profusion par les asentistas (entrepreneurs), promettait des merveilles, et en regard des principaux exercices on pouvait lire, suivant l’usage péruvien, une foule de petits vers qui ne manquaient pas d’originalité dans leur entrain pittoresque. On en jugera par le sonnet suivant[2] où l’opéra italien, alors en vogue à Lima, était opposé spirituellement au cirque des taureaux.


« Que d’autres chantent Norma et Juliette, — qu’ils chantent Bélisaire et Roméo, — je me soucie de leur roucoulement comme d’un radis, — et je ne dépense pas une piécette pour les entendre.

« Moi, je suis un poète canaillocrate. — Je chante les taureaux, je me complais en eux, — et c’est avec orgueil et enthousiasme que je vois — un spectacle aussi philanthropique et aussi convenable.

« Et ils l’appellent atroce!... quelle sottise! — Mais que l’infortuné Roméo en finisse, — que l’on accommode Marino, — et que sa femme, pauvre enfant ! — soit aussi victime de sa destinée, — on ne trouve à cela rien d’atroce, et la chose parait irréprochable. »


Le même programme contenait plusieurs strophes de vingt-quatre vers chacune, où respirait le plus vrf enthousiasme pour le général Vivanco et dona Cypriana. Le préambule, destiné à amener l’éloge du directeur suprême, donnera une idée de ce que sont à Lima ces poèmes de circonstance, qui, sous le voile de l’anonyme, cachent souvent des écrivains distingués du pays.


« Plaise à Dieu que je puisse — en vers pleins de miel — déposer sur le papier — des sentimens comme il faut, — et sur un mode harmonieux, — avec un esprit élégant, — donner l’essor à ma voix — pour chanter comme chante — le chardonneret ou le serin! — Mais moi qui jette un cri — qui excède en extravagance — le premier que l’on pousse, — moi pour qui le do, ré, mi ne diffère pas plus du sol, fa — que le sol, fa — du do, ré, mi; — moi qui, bien que poète, — suis un homme aventureux et résolu, — qui marche toujours la veste sur le dos — et la navaja à la main; — moi qui,... mais chut! — l’impresario me persécute. — Je dois écrire quelque chose. — Ce qui importe, c’est l’intention.

« Invoquer les muses est passé de mode. — Le dieu Apollon, le Parnasse — et le bouillant Pégase même — sentent le moisi. — Au XIXe siècle, — nul ne s’émeut — aux récits mythologiques. — Aujourd’hui la véritable logique — est le cum quibus métallique. — Le poète est proscrit, — parce que dans ce siècle positif — on ne vend guère d’autres ouvrages — que le guide de l’année ou le calendrier. — (Hélas! cette idée me dévore, — si personne ne me lisait!) — Malgré tout, l’impresario — fait auprès de moi la grimace — et s’écrie le regard en feu : — Qu’importe tout cela à notre programme? — Vous avez mille fois raison. — J’écrirai quelque chose. — Ce qui importe, c’est l’intention. »


Le grand jour célébré d’avance par ces boutades poétiques se leva enfin, et la population se rua tout entière vers l’alameda qui conduit au cirque des taureaux. Il ne resta dans la ville que les gallinasos, pacifiques gardiens des maisons désertes. La course ne devait commencer qu’à deux heures, et, dès midi, la foule encombrait de ses flots pressés toutes les issues du faubourg. Dans l’alameda, où l’on respirait un peu plus à l’aise, tous les bancs étaient envahis par des tapadas, blasées sans doute sur les émotions du cirque, et venues là pour assister seulement à l’entrée des spectateurs. De cette longue guirlande rieuse, turbulente et fleurie, s’échappaient tour à tour, à l’adresse des cavaliers qui traversaient les allées, des complimens ou des épigrammes, de gracieux saints ou de bruyans éclats de rire. Vers le milieu de l’alameda, on débouchait enfin sur la place del Acho, devant un immense pâté de maçonnerie qui servait d’enceinte au cirque, et dont la foule obstruait les portes. C’était là le but commun; c’est là que je dus pénétrer, non sans force coups de coude donnés et reçus, pour aller m’asseoir dans la loge où quelques amis exacts et prudens avaient bien voulu me garder une place.

L’étrange spectacle auquel j’allais assister devait se distinguer par une physionomie toute péruvienne des combats de taureaux tels qu’on les a mille fois décrits. On jugera par quelques incidens caractéristiques, les seuls que je veuille noter ici, de la fête donnée au cirque del Acho. Le cirque, plus remarquable par ses dimensions que par son architecture, peut contenir plus de vingt mille personnes. On connaît l’ordonnance de ces théâtres populaires de l’Espagne et des pays espagnols. Autour de l’arène, un rang de sombres baignoires; au-dessus, un cordon de maçonnerie, sur lequel les espadas ou les capeadores de a pie peuvent, en cas de poursuite trop périlleuse, s’élancer pour se soustraire au taureau furieux; plus haut, des gradins qui s’élèvent en amphithéâtre jusqu’aux loges; au milieu de l’arène, un groupe de colonnettes supportant un pavillon mauresque nommé templador, refuge des utilités du combat; enfin, du côté du toril, trois portes, — l’une destinée aux taureaux, l’autre au gardien, celle du milieu, la plus grande, aux acteurs de la lutte, — voilà quelle était la disposition du cirque del Acho, disposition dont le principal mérite était de grouper le public dans un ordre des plus pittoresques. Rien ne peut donner une idée du spectacle éblouissant qu’offrait ce vaste amphithéâtre le jour où le président Vivanco et sa femme devaient venir assister à la représentation solennelle si pompeusement annoncée dans les rues de Lima. Dès notre entrée, nous fûmes éblouis par l’éclat du soleil, par le mouvement de cette multitude dont les orbes multicolores et mobiles allaient en s’élargissant des gradins contigus à l’arène jusqu’aux hauteurs du cirque, semblables aux fantastiques créations d’un kaléidoscope gigantesque. Comment donner une idée de cette cohue turbulente où se pressaient tous les costumes du Pérou, depuis l’élégante saya des Liméniennes jusqu’au simple vêtement des femmes de la campagne ou des petites villes voisines, dont un ample chapeau de paille fleuri et enrubanné ombrageait le visage bruni par le soleil? Comment donner une idée surtout de la confuse rumeur qui arrivait à nos oreilles, mêlant dans un contraste étrange les plaintes aux éclats de rire, les jurons aux sifflets, et dominée de temps à autre par le cri bizarre des marchands de dulces ou de cigarros ? Mais tout à coup un grand silence succède à tout ce bruit; des fanfares ont annoncé l’arrivée du directeur suprême. Le président Vivanco est entré avec sa femme et les officiers de sa suite en grande tenue dans une loge magnifiquement tendue de velours cramoisi. Une détonation a retenti sur le templador, dont la girouette est mise en mouvement par une fusée qui pousse des sifflemens de couleuvre effarouchée sous la lumière sans rivale du soleil. C’est le signal de la fête. La porte de l’arène s’ouvre, et alors se succèdent dans l’ordre accoutumé tous les épisodes sanglans ou bouffons promis à la curiosité des aficionados liméniens. D’abord c’est tout le personnel du cirque qui défile en bon ordre; six chevaux pomponnés, aux jambes grêles, à la brusque et vive allure, sont attelés à un châssis garni de courroies et de crochets destiné à entraîner les victimes. Derrière eux viennent quatre capeadores à cheval, deux capeadores à pied, trois rejoncadores, trois espadas, trois puntas[3] : le cortège est complet. Presque tous ces personnages portent la veste et le pantalon de velours vert bouteille, la ceinture sang de bœuf et le chapeau noir à larges bords, comme les bouchers de certaines provinces de France. Ils s’inclinent devant le directeur suprême et se retirent ; puis, comme lever du rideau, un bataillon de chasseurs (el glorioso batallon de cazadores, dit le programme) vient exécuter une série d’innocentes manœuvres dont l’ordre et la précision ne rachètent malheureusement pas l’ennui souverain. Aussi le public impatienté demande à grands cris les taureaux, et le glorieux bataillon, sur un signe de l’intendant de police, fait sa retraite au milieu de huées assourdissantes. La comédie terminée, le drame commença.

Les premières courses reproduisirent sans grande originalité tous les incidens ordinaires. Des mannequins terrassés et faisant partir entre les cornes du sauvage agresseur des pièces d’artifice dont les ardentes morsures l’exaspèrent, des chevaux éventrés, des cavaliers poursuivis et déroutant l’animal furieux à force d’adresse et de légèreté, enfin le coup mortel donné à la bête par le desjarretador au bruit des fanfares, la distribution des récompenses faite séance tenante[4], tout cela eût pu se passer en Espagne aussi bien qu’au Pérou. Ce qui nous parut plus essentiellement marqué d’un cachet national, c’étaient les raffinemens étranges qui vinrent çà et là varier la monotonie un peu classique du combat. Je cite au hasard quelques-uns de ces épisodes caractéristiques.

Pendant la première distribution des piastres, un nègre était venu déposer une chaise dans l’arène. Un espada mexicain devait s’y asseoir à vingt pas de la loge du taureau, attendre l’animal à sa sortie et le frapper sans quitter son siège. Quelques instans se passèrent sans que le Mexicain parût, et un mouvement général annonçait l’impatience mêlée d’anxiété avec laquelle la foule attendait sa venue. Enfin il se présenta fièrement dans l’arène comme un premier sujet devant la rampe. Il se fit un profond silence. Une cape rouge s’enroulait autour de son bras gauche, qui, semblable à l’anse d’une urne, s’appuyait solidement à sa hanche ; un petit chapeau noir à bords ronds, orné d’un ruban de velours et de quelques houppes de soie, ombrageait son visage jaune comme le santal, et où brillaient des regards d’aigle. Le Mexicain semblait dans la force de l’âge ; svelte et cambré, il s’avança en se dandinant avec insouciance, comme un homme sûr de lui. Après avoir salué la loge d’honneur, il prit une large épée, en appuya la pointe contre une des colonnettes du templador, la fit ployer dans l’un et l’autre sens, comme pour en essayer la trompe, puis il vint à la chaise, l’examina et l’assura avec un soin méticuleux sur le sol. Cette précaution prise, il s’assit, le pied droit avancé, l’autre sous lui et en dehors des montans antérieurs de la chaise. Il porta le buste en avant, empoigna de la main gauche placée derrière son dos l’un des barreaux du dossier, posa sur son genou la main droite armée, et, l’œil fixe, immobile, il attendit. Comme lui, tous les spectateurs semblaient pétrifiés. Le seul homme peut-être qui fût tranquille était celui-là même qui causait une si douloureuse inquiétude. Dans le cirque del Acho, l’impassibilité du Mexicain ne se démentit pas, quand le taureau, d’un terrible coup de tête, chassa violemment contre le mur la porte qu’on venait d’entr’ouvrir. Il vit fondre au grand galop sur lui son farouche adversaire, sans paraître plus ému que le joueur qui s’apprête à enfiler la bague; seulement son regard avait une fixité effrayante au moment où, abaissant la pointe de son épée, il tendit le bras en renversant le poignet. Le taureau, dans son élan furieux, emporta le fer dont on ne voyait plus que la garde, ornée d’une dragonne rouge. La main qui tenait la chaise lui avait à peine fait décrire un quart de conversion. L’homme ne se releva que pour éviter une nouvelle attaque; mais l’animal était si grièvement blessé, qu’il trébuchait à chaque pas; aussi s’agenouilla-t-il au second coup d’épée pour attendre le coup de grâce du desjarretador. — Un immense hurrah avait salué cette audacieuse et brillante estocade, le cirque tremblait encore sous les trépignemens, et les mouchoirs flottaient au-dessus des têtes comme l’écume sur une mer furieuse, quand le Mexicain s’avança pour toucher la récompense, cette fois bien méritée; aussi la fit-on doubler et tripler d’une voix unanime.

Cependant deux hommes armés de lourdes masses frappaient déjà à coups redoublés sur un pieu carré, dont les trois quarts disparurent bientôt dans le sol. Dès qu’on jugea que le pieu pouvait offrir un point d’appui d’une grande résistance, on cessa de frapper. Un sambo vint alors, et déposa sur le sable un arbre équarri qui, long de douze à quinze pieds, allait s’amincissant comme un cierge de sa large extrémité à son autre bout, qui s’emmanchait dans un fer acéré. Cette pique énorme et pesante était ce que le programme appelait la lanzada. Le sambo la coucha sur l’arène, la base appuyée contre le pieu, la pointe tournée vers la porte du toril; puis, s’agenouillant et prenant la hampe à deux mains, il en souleva l’extrémité aiguë de façon à ouvrir avec la terre un angle dont il élevait ou abaissait à volonté le côté mobile, comme il eût fait de la branche d’un compas. Après s’être ainsi familiarisé avec son instrument, il se releva, quitta son poncho, lança son chapeau de paille à dix pas derrière lui, et disposa sur son épaule et autour de son bras droit, de façon à ne gêner en rien ses mouvemens, la cape rouge du matador. Nous suivions avec intérêt ces préparatifs : il était facile de comprendre ce qui allait se passer, et nous frémissions pour le taureau; mais un de nos voisins nous expliqua que si, par malheur, la lanzada était mal dirigée, c’en était fait de l’homme. Le moment était venu, les cuivres se turent; un silence inquiet et solennel plana de nouveau sur l’enceinte. Le sambo mit un genou en terre, fit un signe de croix, souleva la pointe de la lanzada à peu près à la hauteur du fanon d’un taureau ordinaire, et fit signe d’ouvrir le toril. Soudain un coup de tête fit tonner la porte, et le taureau, tourmenté, aiguillonné, furieux jusqu’à la rage, courut avec une rapidité folle vers l’homme au manteau rouge; mais il fut arrêté dans cette course foudroyante par le fer de la lanzada, qui, lui pénétrant à la hauteur de l’aisselle avec un bruit sinistre que nous ne pûmes entendre sans frémissement, vint, déchirant le cuir, rompant les nerfs et les os sur son passage, sortir vers les reins. Le choc fut si terrible, que l’animal, reculant de plusieurs pas, entraîna avec lui cet arbre, qui le traversait comme une broche. Son arrière-train se soutenait à peine sur ses jarrets chancelans. Il resta quelques secondes stupide, inondé de sueur et grelottant; l’on voyait passer sur ses yeux, couleur de lapis-lazuli, de vagues teintes d’opale; il ouvrit la bouche pour beugler, mais il ne fit entendre qu’un râlement suprême, en vomissant un flot de sang noir; puis il tomba pesamment sur l’arène et ne se releva plus.

Cette fois, l’enthousiasme de l’assemblée ne connut plus de bornes; on trépignait, on vociférait; les mouchoirs et les chapeaux fouettaient l’air. Je n’étais pas encore remis de l’impression pénible que m’avait causée ce dernier exercice, quand une autre émotion vint succéder à celle qui m’agitait : un groupe d’imprudens curieux, parmi lesquels figuraient les pauvres chasseurs dont les manœuvres avaient servi de prélude aux courses, avait escaladé la toiture qui abritait une partie du cirque, fragile rempart de plâtre qui n’avait pu résister long-temps à la pression de cette masse humaine, et venait de s’abîmer, entraînant dans sa chute les malheureuses victimes d’un excès de curiosité. Le cri temblor s’éleva aussitôt : la crainte des tremblemens de terre pèse toujours comme une triste menace sur les divertissemens des Liméniens. L’alarme heureusement n’avait rien de bien sérieux. La première surprise dissipée, on commença à se reconnaître; le calme se rétablit dans la partie du cirque restée intacte; seul, le théâtre du sinistre conservait une physionomie pleine de douloureuse agitation. — Le mal, pour grand qu’il fût, était pourtant loin d’être au niveau de l’impression ressentie : — vingt ou trente pieds de la toiture s’étaient affaissés, d’abord avec lenteur, laissant rouler sur le mur d’enceinte de l’arène une avalanche humaine. Parmi les curieux ainsi précipités, un petit nombre avait reçu de cruelles blessures : la plupart, cramponnés aux roseaux et aux lattes, étaient descendus plutôt que tombés sur les spectateurs des gradins, qui, se croyant à peu près étouffés, avaient poussé des cris lamentables. — Grâce à la promptitude des secours, l’on parvint à rétablir l’ordre; les blessés furent transportés hors de l’arène; les spectateurs effrayés se rassurèrent; des milliers de voix se mirent bientôt à hurler : Sigua la fiesta! signa la fiesta! en accompagnant ce chœur formidable d’un tonnerre de trépignemens. Il eût peut-être été imprudent de résister à la volonté de cette foule exaltée jusqu’à la fureur : le président, qui allait se retirer, céda donc au vœu général; il sortit, mais en donnant l’ordre de continuer la fête. On oublia vite le déplorable intermède, et la course reprit tout son entrain. Deux hommes furent grièvement blessés, plusieurs chevaux furent encore mis hors de combat; treize taureaux agonisèrent sous nos yeux. Quand nous quittâmes le cirque, le jour touchait à son déclin; il manquait encore pourtant trois victimes à l’hécatombe de seize taureaux promise par le programme. Je m’en revins par les rues, brisé de fatigue et en proie à mille émotions; tout semblait rouge à mon regard ébloui, mes oreilles étaient pleines de rumeurs. Je croyais voir des lueurs sanglantes errer sur les façades dorées par le soleil couchant; il me semblait que le Rimac n’avait jamais secoué avec plus de rage les cailloux de son lit; mais, rentré dans ma chambre, sous le coup d’une névralgie violente, je sentis que les éblouissemens et le vacarme de la journée étaient en moi. Toute la nuit j’entendis gronder sans relâche les formidables bruits du cirque, avec des fracas de foudre et de torrent.

Les combats de coqs partagent, avec les combats de taureaux, le privilège d’attirer la population liménienne. Toutefois la casa de gallos (théâtre de coqs) nous a paru plus particulièrement fréquentée par les dernières classes de la société. Ses aficionados sont des cholos, des sambas et des nègres, qui viennent y chercher surtout les émotions du jeu, car on est vite blasé sur celles du combat. Un public où l’on compte trois ponchos pour un habit et dix faces de couleur pour un visage blanc remplit le plus souvent l’enceinte, charmant petit cirque avec gradins et galeries. Quelques tapadas de sang-mêlé se montrent çà et là sur les banquettes supérieures. — Un arbitre impartial comme Minos règle les paris et juge les cas difficiles. Tout individu a le droit de produire le coq sur lequel il fonde des espérances. Les asentistas lui opposent un adversaire élevé dans l’établissement. Les parieurs sont en présence. Dès qu’on a mis une couple des futurs athlètes sous les yeux de l’assemblée, chacun s’évertue à désigner le champion à qui il confie sa fortune. Durant ces étourdissans préliminaires, il n’est pas rare de voir des nègres sordides tirer de la poche d’un pantalon en guenilles une brillante poignée d’onces qu’il est fort permis de regarder comme le produit de quelque croisière sur la route de Callao. Enfin les paris sont fermés : deux hommes tiennent les coqs armés en guerre, c’est-à-dire la lancette chevillée à l’ergot; on les fait se becqueter réciproquement, ce qui ne tarde pas à les mettre en fureur. A peine ont-ils pris pied sur l’arène, qu’ils s’abordent avec rage, griffant le sol, la plume hérissée, l’œil sanglant comme le rubis, l’aile traînant en bouclier jusqu’à terre. Le premier choc est terrible : chaque coup de bec fait voler un nuage de plumes, le sang jaillit sous les poignards d’acier. Parfois, exténués, ils s’arrêtent, les poumons en mouvement et fouillant du bec la poussière; puis ils reviennent à la charge avec une furie que semblent exciter encore les épithètes et les exhortations de l’assemblée. Un des coqs tombe enfin sur le flanc : le vainqueur s’approche alors, pose la griffe sur le cadavre, dresse fièrement la tête, jette sur l’assemblée un insolent regard, et, superbe comme un héros de l’Iliade, il pousse un cri de victoire.

C’est un singulier contraste que celui des spectacles favoris des Liméniens avec la douceur qui fait le fond de leur caractère. Malgré l’absence presque complète de police, rien n’est plus rare qu’un assassinat dans la capitale du Pérou. Les vols à main armée sur les grandes routes et les filouteries dans les villes sont les seuls délits qu’on ait à y réprimer fréquemment. L’esprit militaire se conforme lui-même aux pacifiques allures du caractère national. L’odeur de la poudre n’enfièvre guère les Péruviens, et l’héroïque ivresse dont parlent leurs bulletins ne les emporte jamais bien loin. Bien différens des peuples plus avancés, ils se soucient médiocrement d’abreuver leurs sillons avec le sang des ennemis; le guano leur semble un engrais infiniment préférable. Les terribles spectacles du cirque sont donc bien moins pour le Péruvien un enseignement d’insensibilité qu’une école d’audace, de sang-froid et d’adresse. Nos théâtres, où souvent se produisent sous une forme attrayante les plus coupables théories, ont réveillé des instincts criminels qui long-temps encore resteront inconnus aux aficionados du cirque del Acho et de la casa de gallos.

La population de Lima n’est pas étrangère d’ailleurs à des jouissances plus raffinées que celles de ces représentations fiévreuses. Suivons-la au Coliseo. C’est un édifice qui n’a aucune apparence extérieure. On y entre par une petite porte percée dans un mur de craie et surmontée le soir d’un falot, puis l’on traverse une cour, l’on gravit un perron qui aboutit à quelques ouvertures pratiquées dans une lourde maçonnerie en forme de four à chaux. l’on traverse un couloir assez mal éclairé, mais assez large pour préserver un habit noir des frictions farineuses des murailles, et l’on se trouve dans la salle. Elle est de forme ovoïde, et la scène dans son plus grand diamètre est parfaitement en vue des coins les plus extrêmes; son ordonnance est fort bien entendue, sa décoration assez convenable. Le parterre était divisé en stalles un demi- siècle avant qu’on eût introduit cette innovation dans nos théâtres de France. Les deux rangs de loges, dont chacune peut contenir huit personnes, sont placés sur un même plan vertical, et par conséquent en pleine lumière. La loge du président, voisine de la scène, occupe le tiers du côté droit de la première galerie ; elle est tendue de velours cramoisi frangé d’or. L’écusson de la ville, qui est d’azur, à trois couronnes d’or surmontées d’une étoile rayonnante, éclate au front du rideau ; puis, à droite et à gauche, on lit en grosses majuscules noires, sur des cartouches : No se fuma aqui ; mais cette inscription ne semble placée là que pour rappeler les spectateurs, durant les entr’actes, à leurs habitudes favorites. Aussi, dès que la toile baisse, chacun se hâte-t-il d’allumer son mechero. Une troupe nationale et une troupe italienne figurent tour à tour sur la scène du Colisée. Nos drames et nos vaudevilles français ne s’y produisent que doublement travestis par l’infidélité des traducteurs et l’inintelligence des acteurs. Quant aux saïnetes, qui servent d’intermèdes à des œuvres plus sérieuses, elles n’ont jamais eu pour nous de charme bien attrayant. Ce sont presque toujours des farces saupoudrées de gros sel et pleines de situations surannées, de lourdes bouffonneries dont les burlesques héros se meuvent avec force grimaces et éclats de rire qui trouvent un écho dans la partie medio-pelo[5] de l’auditoire. Las liricas (c’est ainsi qu’on nomme à Lima les cantatrices italiennes) ont seules le don de faire affluer au Coliseo une foule choisie qui vient de bonne foi pour écouter l’opéra de toutes ses oreilles. Un orchestre passable, des chœurs médiocres où une douzaine de muchachos (cet âge est sans pitié) déchirent à qui mieux mieux les plus suaves conceptions, deux habiles cantatrices, quelques chanteurs zélés, tels sont les principaux élémens de succès de l’opéra italien de Lima. — L’installation de ce spectacle, aujourd’hui en pleine vogue, mit dans le principe en émoi toutes les consciences timorées de la capitale du Pérou. Leurs hésitations ne tinrent pas contre le succès de la première audition. La curiosité, cette magicienne toute-puissante sur l’esprit féminin, ouvrit, à deux battans les portes du théâtre ; dès-lors la foule élégante y afflua, et, pendant notre séjour à Lima, l’engouement était dans toute son ardeur. Nous passâmes plus d’une soirée agréable au Coliseo. Si notre dilettantisme eut parfois à souffrir, nous trouvâmes quelques dédommagemens dans les distractions que nous causait le personnel de la salle. L’élite de la société occupait les loges, et les femmes se montraient le visage découvert et costumées à la française avec une recherche pleine de goût et de distinction. Dans chaque compartiment s’épanouissait un riant bouquet de gracieux visages qui empruntaient parfois un charme particulier à l’arrangement original et bizarre d’une chevelure blonde ou brune torturée de mille manières, chaque Liménienne se coiffant à peu près à sa guise et consultant bien plus en cela l’avantage de sa physionomie que les exigences de la mode. Dans la salle du Coliseo, aux représentations de las liricas, on ne remarquait pas une femme sur douze à laquelle on pût refuser sans sévérité l’épithète de bonita (jolie).

Le Coliseo est le rendez-vous de l’aristocratie féminine de Lima, les femmes d’origine espagnole. C’est dans les fêtes populaires qu’on rencontre surtout les cholitas et les sambitas. Les cholitas sont loin d’avoir la véhémence et la fierté des créoles blanches; leur physionomie couleur de santal, où s’épanouissent deux yeux d’un noir de jais légèrement relevés aux coins, reflète la timidité, la résignation, et cette étrange expression vaguement inquiète qui trahit des souvenirs douloureux ou des pressentimens funestes. Les sambitas ont une chevelure rude et ondulée que la sollicitude maternelle a depuis leur tendre jeunesse tressée en cordelettes et tirée avec effort dans la vaine espérance d’augmenter d’une ligne le front étroit qui accuse le sang africain. Un sourcil anguleux brusquement incliné vers le nez, un regard lubrique, des narines aux ailes mobiles, une bouche impudente et sensuelle, tout chez ces femmes respire la passion dans ce qu’elle a d’impétueux et de farouche. — Les cholitas et les sambitas de la campagne gouvernent un cheval avec une habileté et une hardiesse peu ordinaires; elles se tiennent en selle jambe de ci, jambe de là, al uso del païs, découvrant jusqu’au genou le moule irréprochable de leur bas de soie miroitante. C’est principalement à la fête des Amancaës, vers la Saint-Jean, qu’elles produisent dans tout leur éclat leurs talens hippiques. Les cerros arides qui forment les premiers degrés de la Cordillère des Andes se couvrent à l’improviste à cette époque de l’année d’un manteau vert tout émaillé de fleurs d’un jaune d’or. Ces fleurs ont donné leur nom à la fête. Cueillir quelques amancaës est le prétexte spécieux d’un rendez-vous où l’on se livre à des jouissances très peu pastorales, et où les cholitas, les sambitas exécutent les danses nationales avec le plus frénétique abandon. Quand, au coucher du soleil, les cavaliers des deux sexes rentrent en ville, luttant à l’envi de prouesses d’équitation, ils tiennent à honneur de montrer le butin qu’ils ont récolté sur les cerros; les amancaës fleurissent les boutonnières et les chevelures, éclatent aux chapeaux en couronnes et aux mains en gerbes d’or, et toute cette cohorte fleurie, bruyante, joyeuse et folle traverse dans un nuage de poussière l’Alameda Viejo, dont les contre-allées sont remplies de curieux qui viennent assister à leur pittoresque défilé.


II. — LES COUVENS DE LIMA.

Depuis les joutes sanglantes du cirque del Acho jusqu’aux danses joyeuses de la fête des Amancaës, les fêtes populaires de Lima nous avaient permis d’observer la société péruvienne dans toute la bizarre mobilité de ses goûts. Ces fêtes ont pourtant des aspects plus sérieux; presque toujours elles se marient à des cérémonies religieuses, et les mêmes spectateurs qui, le soir, ébranlent de leurs applaudissemens le cirque et le Colisée, on a pu les voir le matin se presser avec une pieuse exaltation dans les églises, dans les couvens ou sur le passage des processions.

Nulle part on ne trouve plus de témoignages de l’ancienne splendeur de Lima que dans les cloîtres et les églises. Parmi ces édifices, dont la plupart malheureusement tombent en ruines, je citerai surtout le couvent de San-Francisco. l’on bâtirait une ville dans son enceinte, tant il est spacieux : il possède une église, trois grandes chapelles et neuf cloîtres, qui tous sont d’architecture différente. La façade de l’église principale est un assemblage de statuettes et de moulures d’un aspect général assez lourd sans être pourtant désagréable à l’œil; l’intérieur ne contient en fait d’œuvres précieuses que les boiseries du chœur placé au-dessus de la porte d’entrée. L’un des autels a ceci de particulier, que toutes les figures du retablo sont noires. Les nègres tiennent cet autel en grande vénération, parce que, disent-ils, agenouillés sur ses marches, ils n’ont point à craindre la partialité du saint chargé de transmettre leurs prières à l’Éternel. La plus riche des chapelles, si l’on tient compte de la quantité des ornemens et non de la qualité, est celle qu’on nomme del Milagro (du Miracle). Ce ne sont partout que cristaux suspendus aux voûtes, fleurs, rubans, ornemens clinquantes, cages de filigrane d’argent pleines de serins et autres oiseaux chanteurs, tous objets sans valeur sérieuse, mais qui pourtant causent à première vue un certain éblouissement. Cette chapelle fut nommée del Milagro, parce que la madone de pierre qui ornait sa façade et qui, les mains jointes, priait depuis un siècle pour les vivans, pivota sur elle-même durant le tremblement de terre du 16 novembre 1630, tendit vers l’autel des mains suppliantes, et parut conjurer la colère du Seigneur en appelant sa miséricorde sur la ville. Un pays aussi fécond en tremblemens de terre que le Pérou devait être un champ inépuisable de miracles et de légendes merveilleuses. Parmi ces traditions populaires, il en est une qui est consacrée par une singulière coutume. Quito, l’une des villes les plus considérables de la vice-royauté, ayant été ruinée par un tremblement de terre sans que le village voisin de Guapulo eût souffert de la secousse, on se perdit en conjectures sur les causes de cette préservation miraculeuse. Tout à coup, avec cette spontanéité électrique qui se révèle souvent chez les masses et dont on cherche en vain le secret, la voix populaire attribue le salut de Guapulo à l’influence d’une madone de ce village. Pèlerins, prières et offrandes abondent aussitôt dans son église; des fêtes sont instituées en son nom, l’on décide qu’elles se célébreront à Quito, qu’elles dureront huit jours par année, et que la madone, conduite processionnellement jusqu’à la cathédrale de la ville, y restera exposée pendant les huit jours désignés pour la fête aux hommages des fidèles. Ce n’est pas tout. Il fallait que le cortège déployât une pompe, une magnificence inaccoutumée. Pour atteindre ce but, on songea à la garnison de la ville, à son attirail militaire et aux moyens qu’elle tenait à sa disposition ; mais une permission spéciale du roi devenait nécessaire, la fête du Corpus ayant eu seule jusqu’à ce jour le privilège d’augmenter son éclat du concours de la force armée. Une requête fut donc adressée à l’Escurial par les habitans de Quito. La concession royale fut immédiate et complète : non-seulement le roi catholique accorda aux Quiteños ce qu’ils sollicitaient, mais il conféra à la vierge de Guapulo le grade de capitaine-général de ses armées. Ce titre, qu’elle partageait avec le vice-roi, lui donnait la faculté de jouir des honneurs, des privilèges et du traitement attachés à son grade durant les huit jours qu’elle passerait à Quito. A l’époque des fêtes, la vierge, qui se trouvait naturellement de service, portait l’uniforme de capitaine-général ; elle se montrait en public vêtue de l’habit chamarré, les talons battus par une rapière, le front ombragé d’un tricorne galonné d’or avec la cocarde aux couleurs espagnoles. L’enfant Jésus participait aux honneurs décernés à sa mère : il revêtait à peu près le même uniforme, et, la tête couverte du chapeau militaire, il se tenait à ses côtés, l’épée à la main, durant la procession, remplissant l’office de son aide-de-camp.

Je prenais volontiers le couvent de San-Francisco pour but de mes promenades matinales ; j’y cherchais un refuge contre les agitations de la ville et un abri contre les tropicales ardeurs du soleil. Que d’heures charmantes j’ai passées dans ce dédale de galeries, dans ces immenses cloîtres qui recèlent des ombrages remplis de fraîcheur, de parfums et de murmures ! Ce qui m’attirait surtout au couvent de San-Francisco, c’était une des enceintes intérieures qui conserve presque intact le caractère de son ancienne magnificence. Deux rangées de galeries superposées encadrent cette cour transformée en jardin anglais et dominée par les deux lourds clochers jumeaux de l’église. L’intérieur du cloître est lambrissé de carreaux de faïence ; les plus ingénieuses arabesques y entrelacent leurs vives couleurs, et les plafonds se composent d’une infinité de compartimens séparés par des moulures ; le tout est agencé avec un goût parfait. Une série de tableaux empruntés à la vie de saint François décore la partie supérieure des galeries. Une grille de bois tourné ferme les arcades de la partie inférieure et met le jardin à l’abri des déprédations des jeunes novices et du vandalisme des employés subalternes. — Au centre de cette émeraude de verdure, s’élance de son chandelier de bronze à triple étage un jet d’eau qui, fier encore dans sa décadence comme un hidalgo du bon temps, cherche à dépasser du front quatre grands cyprès géans, ses voisins. Aux angles du jardin, quatre jets d’eau plus petits sanglotent tristement sous les ombrages. Le génie familier de ce petit inonde était, à l’époque de mon séjour à Lima, un vieillard aussi doux et aussi inoffensif qu’on peut l’être, quand on a vécu toute sa vie parmi d’aussi innocentes choses. Ce brave homme s’appelait Martin, il s’était pris d’affection pour moi, parce que je peignais des images, et je devais à cette affection mes libres entrées dans le parterre, le profitais largement de la permission qui m’était accordée. Le bon vieillard se plaisait à me montrer toutes les richesses de son humble empire : le suché aux fleurs jaunes ou aux fleurs roses, le melocoton, l’aroma aux parfums pénétrans, le floripondio dont les larges calices blancs versent des torrens de senteurs. Les noms espagnols dont il baptisait les fleurs, ses filles bien-aimées, ne m’empêchaient pas de reconnaître, dans leurs larges vases de terre rouge, les œillets, les balsamines, le thym, la citronnelle, les mauves odorantes, la flor del sol chère aux Incas, et les roses surtout qui font songer à la douloureuse exclamation du poète Quintana :

Ay! inféliz de la que nace hermosa!


C’est auprès du jet d’eau de San-Francisco, sous un berceau de jasmin dont les étoiles blanches remplissaient l’air de suaves émanations, que j’aimais à m’asseoir dans un vieux fauteuil où s’étaient assis à la fleur de la vie des moines qui, plus tard, y avaient reposé leur décrépitude centenaire. Le bruissement des eaux se mêlait, autour de moi, au chant des oiseaux, et quelquefois aux harmonies lointaines de l’orgue, pendant que ma pensée se reportait avec un charme mélancolique vers le pays natal et vers les chers absens.

Un autre couvent de Lima, Santo-Domingo, m’offrait aussi un curieux sujet d’études. La vie religieuse au Pérou s’y montre sous sa face la moins connue peut-être, dans l’influence qu’elle a exercée sur l’art national. Ce couvent possède plusieurs patios, dont une fontaine de bronze occupe le centre, et qui tous sont entourés de deux rangs superposés de cloîtres à arcades cintrées. Seul, le premier de ces cloîtres, c’est-à-dire le plus voisin de l’église, est entretenu avec soin. Ses murailles sont lambrissées de carreaux de faïence coloriée représentant des sujets de piété et des arabesques, et son plafond de bois de cèdre est composé de compartimens symétriques, où des rosaces élégamment sculptées scintillent encore radieuses dans leur robe d’or sur un firmament d’outremer, qui a moins bien résisté aux attaques du temps. Quelques fresques grossières et symboliques sont éparses sur les murailles ou placées au-dessus des portes pour indiquer le genre d’occupation auquel on se livrait dans les diverses salles. Ainsi un livre dévoré par les flammes rappelle que l’ordre religieux de Saint-Dominique était spécialement chargé d’épier l’hétérodoxie des ouvrages introduits dans la vice-royauté, afin de les détruire, et que l’inquisition frappait de châtimens sévères, non-seulement les détenteurs de livres prohibés, mais encore les personnes qui, soupçonnant leur existence chez des particuliers, reculaient devant une délation. On trouve aussi d’autres fresques d’un sens énigmatique comme celle-ci : un chien aboie à une chandelle allumée près d’un vase renversé au-dessus duquel s’envole un dragon vert en forme de raquette. — Cette chandelle ne figurerait-elle point la foi se dressant sereine et victorieuse, en dépit des efforts de ses ennemis?

L’église de Santo-Domingo renferme la seule œuvre de statuaire remarquable qu’il y ait à Lima : nous voulons parler de la Sainte Rose du sculpteur italien Mazza. La sainte liménienne, patronne de toutes les Amériques, est couchée sur le roc; ses lèvres entr’ouvertes exhalent leur dernier soupir, et sa main droite pendante semble chercher encore le rosaire qu’elle a laissé choir. Il y a tout à la fois en elle de l’extase de l’ange et du sommeil de la femme; son visage resplendit d’une double beauté : beauté plastique et précise que détermine une adorable pureté de lignes; beauté idéale, reflet de toutes les divines perfections d’une nature exceptionnelle. A ses côtés se tient les ailes ouvertes, la chevelure légèrement soulevée par l’air, le pied effleurant à peine le sol, un chérubin dans une attitude pleine de douce mélancolie; sa main soulève avec une pieuse hésitation un pan de draperie qui lui voilait le visage de la vierge; tant de calme et de sérénité semble le tromper; lui-même il méconnaît la mort, et il hésite à guider vers Dieu la belle ame qui s’envole. Sur une aspérité du roc gît un rameau brisé où s’épanouit une rose. L’ame immaculée de la sainte et le doux parfum de la fleur montent ensemble vers le ciel.

Dans la galerie supérieure du troisième cloître de Santo-Domingo, on remarque deux toiles, œuvres honnêtes et patientes de quelque Péruvien zélé. Ces œuvres jumelles représentent les différentes phases de la vie humaine. Dans la vie de l’homme, les costumes appartiennent au dernier siècle; dans celle de la femme, ils sont empruntés aux modes liméniennes de notre époque, couleur locale qui naturellement lui donne assez de titres à nos sympathies pour nous autoriser à dire un mot de sa composition. — La moitié inférieure de la toile est occupée par une grande arcade qu’un arbre divise en deux parties égales. Cet arbre porte à son sommet une sorte de Janus femelle, dont une des faces est florissante de jeunesse, tandis que l’autre est maussade et rechignée comme celle d’une méchante vieille. D’un côté, la nature étale sous un ciel pur sa robe couleur d’espérance, les arbres poussent des rameaux droits et feuillus, et, sur une pelouse émaillée de fleurs, une femme se promène au bord d’une mer agitée. Le paysage voisin est sombre, aride, désolé; les branches mortes jonchent le chemin, et deux hommes portant un cercueil traversent une eau dormante. Un profil d’escalier monte du côté de la vie, atteint au sixième degré le point culminant de l’arcade d’où ses marches redescendent en nombre égal du côté de la vieillesse et de la mort; sur chacune des marches, on retrouve la même femme avec les transformations successives que l’âge opère dans sa forme et dans ses penchans. Ainsi, à peine débarrassée des langes de la nourrice, elle commence son ascension et nous apparaît, sur la première marche, jouant avec un oiseau; à dix ans, elle tient une guitare qu’elle remplace, à vingt ans, par les armes de son sexe et de sa profession, qui sont un costume coquet, un bouquet de roses et un éventail. A trente ans, nous la trouvons en parure de mariée; à quarante ans, sa jeunesse lance, sous la forme d’une œillade, son dernier éclair; puis elle gravit la dernière marche, pour redescendre le versant opposé, celui de la morne saison de la vie, triste, sévèrement vêtue, le missel à la main d’abord, plus tard les béquilles. Enfin, le corps plié en deux, la face parcheminée, l’œil éraillé et sanglant, elle mette pied dans un cercueil, qui, placé au bas de la dernière marche, porte le numéro 100.

Le nombre des tableaux exportés au Pérou, sous le régime espagnol, passe toute croyance. Aujourd’hui encore, les murs de certaines églises en sont presque entièrement revêtus, les galeries des cloîtres en fourmillent, et plusieurs particuliers de Lima possèdent, sans trop paraître en tirer vanité, des collections dont feraient certainement parade nos banquiers millionnaires. Si l’on songe en outre aux toiles détruites durant les tremblemens de terre et les discordes civiles, à celles que la négligence a laissé tomber en poussière, à celles surtout qui ont été vendues aux étrangers (celles-là n’étaient sans doute pas les plus mauvaises), on comprendra quel débouché fut pour les ateliers des XVIIe et XVIIIe siècles le riche et florissant Pérou des vice-rois.

La règle des couvens multipliait pour les peintres, — d’accord avec le goût national, — les occasions de se produire. Les monastères étalaient ordinairement sur les murailles de leur principal cloître l’histoire de leurs patrons conventuels. Parmi ces toiles, dont l’exécution remonte de la fin du XVIIe siècle au milieu du XVIIIe, il ne s’en trouve guère qui soient dignes d’être admirées; néanmoins on pourrait, en dépit de la dépravation du goût et de l’incorrection du dessin, noter un certain talent de mise en scène dans la série de tableaux qui reproduisent la vie de san Francisco, santo Domingo, san Pedro Nolasco et san Felipe de Neri. — Les guerres de l’émancipation et depuis cette époque les discordes civiles ont détourné les esprits de la culture des arts, et ont privé de toute espèce de protection les artistes qu’on aimait et qu’on encourageait dans les dernières années même du régime espagnol, comme le témoignent les peintures assez récentes du chanoine Maëstre, qui décora plusieurs pans de muraille de la cathédrale. Les peintures de Maëstre révèlent un talent facile et élégant ; la couleur en est agréable et le dessin assez correct ; ajoutons qu’elles rappellent cette incomplète tentative de l’Allemand Raphaël Mengs, qui voulut ramener le goût rococo du dernier siècle à des conceptions moins compliquées.

Ce n’était pas Lima seule, c’était le Pérou tout entier qui encourageait les artistes nationaux ou achetait les ouvrages des maîtres étrangers. Des voyageurs nous assurent avoir rencontré à Cusco et dans les endroits reculés du Haut-Pérou, même dans les petites bourgades voisines du lac Titicaca, un grand nombre de toiles remarquables. Un peintre allemand distingué que j’ai rencontré à Lima, M. Rugendas, citait, entre autres, deux tableaux du couvent de Santa-Catalina de Cusco, dont il attribuait l’un au Dominiquin et l’autre à l’Albane. Les villes de l’intérieur et des villages mêmes contiennent surtout des témoignages du goût des Espagnols pour les arts en général et particulièrement pour l’architecture, qui rappelle plus au Pérou qu’en Espagne le style mauresque. L’indifférence des moines pour ces intéressans débris, leur apathie, leur ignorance et leur pauvreté actuelle font qu’ils ne songent d’aucune manière à prévenir la détérioration des tableaux exposés dans les cloîtres. Les tableaux conservés chez les particuliers sont tout aussi négligés ; leurs propriétaires y tiennent seulement par orgueil de caste, ou par tradition, ou quelquefois parce qu’ils sont les derniers vestiges de leur fortune. Il serait fort à désirer qu’on réunît dans un musée ces œuvres éparses ; malgré leur mince mérite, restaurées et convenablement exposées, elles pourraient peut-être concourir à réveiller ; le goût des arts, qui semble inné au Pérou, si l’on en juge par la quantité de fresques et de peintures qui décorent les murailles et les portiques.

Les peintres du pays ne reçoivent aucun encouragement et n’ont aucun moyen de se former à Lima. Nous n’y connaissons qu’une seule classe de dessin élémentaire, dirigée par M. Ignacio Merino, élève de M. Monvoisin. — Quito, devenue la capitale de l’Equateur, est aujourd’hui la seule ville de l’ancienne vice-royauté qui soit restée fidèle aux artistes. Elle possède une école de peinture qu’il ne faut peut-être pas trop prendre au sérieux, mais enfin il y existe, on ne saurait le nier, une bonne volonté de devenir peintre ; malheureusement c’est tout, car le dessin et l’imagination, ces deux qualités essentielles, paraissent manquer aux Quiteños, qui presque toujours copient leurs tableaux sur des gravures. Le coloris nous semble le mérite le moins contesté de leurs productions. Les Indiens ont aussi leurs artistes : ce sont de braves ouvriers de Cusco et de Chuquisaca, qui se bornent à reproduire mélancoliquement leurs anciens chefs incas. Toujours une douzaine de figures disposées sur une même toile avec l’ordonnance irréprochable d’un échiquier : elles sont uniformément revêtues d’une sorte de dalmatique, portent au front le gland rouge et la frange, marque distinctive du pouvoir souverain, et tiennent à la main le bâton de commandement commun à presque tous les caciques de l’Océan Indien. Nous avons eu sous les yeux plusieurs de ces figures, elles sont convenablement conçues et agréablement peintes; mais ce qui surtout les caractérise, c’est une expression de tristesse et de découragement qui serre le cœur.

L’art de l’ornementation a été très cultivé à Lima et plus encore dans les villes de l’intérieur; quant à celui de la statuaire, rien n’indique qu’il ait eu des adeptes. — Un Saint Jean-Baptiste et un Christ flagellé qui rappellent la manière de Benvenuto Cellini sont, avec la Sainte Rose de Mazza, les seuls bons modèles que l’on rencontre dans la ville. En revanche, les églises sont riches d’admirables sculptures sur bois. Nous ne savons à qui attribuer les boiseries de la cathédrale : celles de San-Francisco et les autres ouvrages répandus dans les diverses églises ont-ils été exécutés à Lima? On l’assure, et nous avons reconnu en effet dans presque toutes les statuettes un caractère de physionomie particulier au pays. Malheureusement le clergé péruvien s’acharne trop souvent ici à faire disparaître sous d’épaisses couches de vernis tout le fini du travail.

Tel est le triste état des arts au Pérou. Enfans de la paix, ils devaient cruellement ressentir l’influence des agitations révolutionnaires. Pourtant il nous semble impossible que, favorisée par le repos enfin rendu au pays, par une nature magnifique, par des modèles d’une grâce enchanteresse, la passion des arts ne se réveille pas dans la société péruvienne. Plusieurs jeunes Liméniens, qui aujourd’hui étudient en France, pourront un jour regagner leur ville natale et y renouer, n’en doutons pas. la chaîne des traditions qui semblent désigner Lima comme le berceau de l’art américain.


III. — UNE EXÉCUTION ET UN PRONUNCIAMIENTO. — SITUATION DU PÉROU.

En présence des chefs-d’œuvre dus à une époque d’ordre et de paix, notre pensée se reportait involontairement vers les tristes émotions dont le Pérou semble aujourd’hui délivré. Pendant notre séjour dans la capitale péruvienne, nous fûmes témoins, sur la Plaza-Mayor, de quelques étranges scènes qui nous montrèrent sous un jour peu favorable la vie politique du pays. C’est là que s’exécutent les sentences capitales, c’est là aussi que se sont dénoués la plupart des drames ou des comédies militaires dont la république fondée par Bolivar a été le théâtre. Quelque temps encore avant notre arrivée, le Pérou était en pleine guerre civile. Depuis l’époque où le président Gamarra avait expié sur le champ de bataille d’Ingavi sa malencontreuse tentative contre la Bolivie, Menendez, Torrico, Lafuente, Vidal, s’étaient disputé le pouvoir, qui avait fini par tomber aux mains du général Vivanco. Celui-ci, plus sage que ses prédécesseurs, avait compris que le seul moyen d’opérer les grandes réformes attendues par le pays était de soumettre le Pérou à l’épreuve d’une dictature momentanée. Il avait pris le titre de directeur suprême, et commençait à réaliser avec courage ses intentions patriotiques, lorsqu’une redoutable conspiration, qui s’était ourdie en faveur du général Lafuente, livra de nouveau le Pérou aux réactions et aux violences. Vivanco, décidé à étouffer par une répression énergique les trames qui le menaçaient, fit arrêter toutes les personnes qui lui furent signalées comme hostiles à son gouvernement. L’effet de cet acte dictatorial fut malheureusement affaibli par l’indécision qui en dénatura le caractère. Des influences puissantes firent abandonner quelques-uns des conspirateurs; la crainte de révélations compromettantes obtint grâce pour les autres. Bref, au bout de quelque temps, la justice ne garda qu’un pauvre colporteur qui, plus coupable ou plus maladroit que ses complices, ne put repousser l’accusation et fut condamné à être passé par les armes. L’exécution de ce malheureux est restée dans ma mémoire comme un trait de ces mœurs si étrangement mêlées de douceur et de cruauté que j’avais déjà pu observer dans toute leur fougueuse indépendance au cirque del Acho.

C’était le hasard qui nous avait conduits sur la Plaza-Mayor le jour où devait être exécutée la sentence rendue contre le colporteur si tristement abandonné par ceux qui l’avaient compromis. Le peuple y affluait d’une façon inaccoutumée et se formait de toutes parts en groupes compactes. La démarche des femmes, qui se trouvaient là, comme toujours, en imposante majorité, trahissait l’inquiétude, l’indécision, la contrainte; elles croisaient plus hermétiquement qu’à l’ordinaire le noir tissu de leur manto, et allaient d’un groupe a l’autre, l’oreille au guet. On devinait à mille nuances que les esprits étaient ce jour-là sous le coup d’une préoccupation sérieuse et pénible, et que l’attente d’un événement grave rassemblait en ce lieu la foule sans cesse grossissante. Malgré la circonspection que nous commandait notre uniforme, dans cette ville toujours en travail de quelque nouveau bouleversement révolutionnaire, nous allions, cédant à l’aiguillon de la curiosité, nous mêler aux conciliabules improvisés, quand un Péruvien s’approcha pour nous demander la faveur d’allumer sa cigarette à notre cigare. Je lui présentai, suivant la coutume, mon panatella par le bout incendié : il le prit délicatement entre l’index et le pouce, s’en servit et me le rendit avec ce geste gracieux qui, dans l’Amérique espagnole, est tout à la fois un salut et un remercîment. Service pour service : nous l’interrogeâmes sur la cause de ce rassemblement extraordinaire.

— Comment, vous ne savez donc pas, fit-il, que l’on va fusiller un conspirateur?

— Où donc cela ?

— Ici même, sur la place, à deux pas de vous.

— Quoi ! au milieu de la foule?

Commono ?

— Mais les accidens?

— Dame! cela s’est vu; mais c’est bien la faute de ceux qui en sont victimes, car personne n’ignore que l’on tire toujours du côté de l’archevêché, voyez plutôt.

Il fit quelques pas, et nous montra une muraille dont le plâtre portait, en effet, les traces irrécusables des exécutions précédentes. Tout cela nous rassurait d’une médiocre façon à l’endroit de la sécurité publique; car dans cette foule, que le besoin d’émotions poussait à expérimenter la terrible volupté de l’effroi, il devait, certes, y avoir plus d’un imprudent. Cependant un régiment, au front duquel éclatait la fanfare, vint nous distraire; tout le monde se porta au-devant de lui, et chacun parut délivré du sentiment pénible qui l’opprimait. Les pelotons se déployèrent devant le palais national en formant un rectangle allongé, les enseignes passaient saluées par les armes et les roulemens de tambour; le retentissement des fusils, le cuivre et l’acier que pailletait un radieux soleil, l’empressement des femmes, la tournure conquérante des jeunes officiers créés par Vivanco, qui échangeaient des saints et des interpellations familières avec les tapadas, tout ce mouvement, tout ce bruit avait si brusquement donné à la place un air de joie et de fête, que nous commencions à oublier à quel lugubre drame le hasard nous avait conviés. Tout à coup, dans un groupe voisin où la conversation semblait fort animée, un homme s’interrompit en entendant sonner l’horloge de la cathédrale.

— Onze heures moins un quart, dit-il; encore un quart d’heure, et il sortira de prison.

— Oui, dit un autre; mais il y a trois églises sur sa route; ainsi nous ne le verrons guère qu’à midi.

La conversation reprit alors comme si rien ne l’avait interrompue. Cependant ce peu de mots, ramenant notre pensée vers le malheureux qui allait mourir, nous engagèrent à prendre le chemin de la prison, puisqu’il semblait que le drame auquel nous nous décidions à assister en attentifs observateurs devait avoir différentes péripéties. Nous y arrivâmes au coup de onze heures. Le cortège, ouvert et fermé par un piquet de cavalerie, était déjà en mouvement; de chaque côté du condamné, une haie de soldats contenait la foule empressée et curieuse. Un tambour, couvert de drap noir, battait une marche lugubre et lente qu’accompagnait par intervalle un fifre aux sons criards et ironiques; les glas tintaient à l’église la plus voisine, vers laquelle on paraissait se diriger. Accompagné de son confesseur qui lui lisait à demi-voix les prières de l’agonie, le patient marchait les yeux couverts et les mains liées. Il était en manches de chemise et portait un mauvais pantalon rayé; un vieux feutre noir lui couvrait la tête; sa taille était élevée, sa démarche était sûre, et, fidèle jusqu’à la fin à ses goûts nationaux, cet homme, qui allait mourir, fumait un énorme cigare. A quelque distance de lui venait un groupe d’hermanos de la buena muerte qui, après l’exécution, devaient se succéder pour veiller le corps et lui rendre les derniers devoirs. On s’avançait avec une lenteur extrême, qui faisait sans doute partie du cérémonial obligé; à chaque église située sur la route, le funèbre convoi s’arrêtait; le condamné, conduit devant le portail, s’agenouillait sur les marches et priait, tandis que les sombres versets du De Profundis, psalmodiés par des voix creuses qui nous donnaient le frisson, sortaient des entrailles de la nef. Les prières terminées, les glas cessaient aussitôt de l’inter à cette église pour recommencer à l’église suivante, et le cortège reprenait sa marche à travers la foule morne des curieux, qui affluait par toutes les rues et encombrait les portiques, s’agenouillant et priant avec le condamné, mais nulle part ne le suivant, car chacun s’empressait, — dès qu’il avait vu, — de regagner par les rues environnantes le lieu de l’exécution. Nous aussi nous éprouvâmes le besoin de fuir ce triste spectacle, qui n’avait plus rien à nous apprendre, et nous revînmes à la Plaza-Mayor, où régnaient le même mouvement et les mêmes émotions, bien que les bans battus de temps à autre par les tambours des divers régimens annonçassent qu’on lisait successivement à chaque colonne la sentence du condamné. Cette formalité durait encore, lorsqu’à l’entrée de la place s’éleva une rumeur soudaine : elle annonçait le patient.

Un courant magnétique sembla pénétrer l’assistance, qui frissonna comme une moisson sous une rafale. Tous les visages exprimèrent la stupeur, toutes les voix se turent, et le cortège que nous venions de quitter fit son entrée au milieu d’un silence de mort. Pour lui donner passage, un côté du rectangle des troupes s’ouvrit en se rabattant sur les colonnes voisines, et nous découvrit la fatale sellette où, assis et attaché, le condamné devait subir sa peine. On allait donc le fusiller au milieu de la foule, sans trop se préoccuper de ceux qui passeraient derrière lui. Habitués à cette manœuvre, les spectateurs qui se trouvaient compromis s’empressèrent de fuir; mais ni la police ni l’autorité militaire ne parurent songer à interrompre la circulation du côté de l’archevêché. Cependant le condamné venait d’être conduit près de la sellette de bois; dès-lors, il concentra toute notre attention; il jeta son cigare, pria ceux qui l’escortaient de lui enlever son bandeau, et adressa à l’assemblée une allocution où il protestait de son innocence; son regard se tournait surtout vers une galerie du palais de la présidence où brillaient les uniformes d’un grand nombre d’officiers, parmi lesquels se trouvait, nous dit-on, Vivanco lui-même. On parut espérer un instant que la clémence du pouvoir interviendrait, et nos regards interrogèrent la galerie durant une minute d’attente douloureuse. Ce malheureux devait être bien coupable, car on ne put deviner la moindre parole, le moindre geste, la plus vague manifestation de sympathie dans le groupe d’où pouvait tomber le mot de grâce. — Tout était dit; nous comprîmes que la loi suivrait son cours, et nos regards se tournèrent de nouveau vers le condamné, dont les fiévreuses alternatives d’espoir et de découragement n’avaient en rien altéré la calme et fière attitude. On lui remit le bandeau qui anticipait sur les ténèbres éternelles, où le fit asseoir en l’attachant au poteau qui, formant le dossier de la sellette, la tenait en même temps fixée contre le sol, et douze hommes s’avancèrent prêts à faire feu. — Nous détournâmes alors les yeux de ces tristes apprêts et nous les portâmes sur la foule environnante. Le col tendu, l’œil hagard, les lèvres tremblantes et sans voix, bien des tapadas, dont la petite main blanche n’avait sans doute plus la force de l’ordre le manto, laissaient à découvert un jeune visage où se peignait un singulier mélange de curiosité et de terreur. — Une décharge de mousqueterie, qui nous fit bondir le cœur à tous, nous apprit que la sentence venait d’être exécutée. Aussitôt les tambours résonnèrent, les fanfares retentirent, et les troupes, rompant leurs colonnes, défilèrent devant la galerie du palais, les porte-étendards inclinant leurs enseignes, les officiers saluant de l’épée et poussant des vivats. Déjà ce bruit, ce mouvement, commençaient à chasser l’impression douloureuse sous laquelle tous les fronts s’étaient courbés, et la respiration nous revenait comme à la suite d’un cauchemar, quand une indicible épouvante vint avec une rapidité électrique s’emparer de la multitude, qui, pâle et haletante, se mit à fuir dans toutes les directions avec une agilité folle. Emportés malgré nous par le flot déchaîné, nous demandâmes en nous débattant de notre mieux la cause de cette terreur. El muerto : el muerto! telle était la seule réponse qu’on put nous faire. — Cependant le bruit d’une seconde décharge de mousqueterie vint brusquement arrêter les fuyards, et nous pûmes regagner le lieu de l’exécution. Nous vîmes alors le malheureux supplicié frappé de plusieurs balles, mais si maladroitement que, même après cette nouvelle fusillade, il respirait encore et se démenait comme galvanisé, ce qui faillit de nouveau mettre le public en fuite. Des soldats s’approchèrent enfin du mutilé et lui donnèrent le coup de grâce. Dans une de ces décharges à volonté, un individu, qui nous parut être un officier et qui sans doute avait oublié qu’on ne passe pas du côté de l’archevêché, venait d’être grièvement blessé; les soldats qui l’emportaient tout sanglant lui reprochaient avec véhémence de s’être fourvoyé de ce côté-là. — Les pénitens s’approchèrent du cadavre, qu’ils adossèrent et retinrent par des liens au poteau de la sellette, et, comme il devait séjourner jusqu’au soir en cet endroit, une croix et un bénitier furent placés auprès de lui. Puis ces religieux se partagèrent la veille funèbre, afin qu’il y en eût toujours un en prières jusqu’à l’heure où la tombe recevrait la dépouille mortelle. Les fidèles purent alors venir jeter l’eau sainte sur le supplicié et déposer une offrande dans son chapeau, où l’on pouvait lire une inscription préalablement écrite, sollicitant des aumônes qu’il affirmait devoir servir à payer des prières pour le repos de son ame. — Après l’oracion du soir, le corps fut relevé, les portâtes se peuplèrent comme d’habitude d’élégans promeneurs, le bruit et la gaieté revinrent, et tout semblait nous dire que la scène tragique dont cette place avait été le théâtre dans la matinée était déjà un vieux souvenir. Nous nous demandions comment on oubliait si vite des impressions qu’on avait paru ressentir si vivement. Quelques semaines plus tard, une singulière circonstance vint nous prouver que l’oubli n’était pas aussi profond qu’il semblait l’être. Assistant au tirage de la loterie nationale, nous fûmes tout surpris de trouver parmi les devises qui accompagnaient les numéros choisis par les joueurs la suivante, répétée un grand nombre de fois : El alma del hombre fusillado. Était-ce le remords d’un complice égoïste? était-ce le souvenir d’un ami? Voulait-on doter quelque chapelle ou fonder une messe si le sort se montrait favorable, ou bien le gagnant, entrant en compte réglé avec le défunt, devait-il lui donner ses prières et garder la somme? Cette dernière supposition nous sembla la plus rationnelle, car il faut bien avouer que si, à Lima, on croit à la messe, on croit aussi beaucoup à l’argent.

Les événemens politiques devaient nous offrir bientôt au même endroit de moins terribles épisodes. Un calme de quelques mois avait suivi l’exécution du colporteur. Lima commençait à espérer que le pouvoir établi allait enfin prendre des racines sérieuses. Quelques réformes utiles, avant-courrières des bonnes intentions de Vivanco, se produisirent alors et portèrent d’abord sur l’armée, dont on licencia en partie le nombreux et inutile état-major. L’administration eut aussi son tour; des magistrats improbes ou incapables furent révoqués, et de sévères remontrances vinrent inquiéter différens fonctionnaires suspects. La partie saine de la société applaudissait à ces sages mesures du directeur suprême, qui put se croire un moment soutenu par l’opinion. Malheureusement les réformes accomplies froissèrent quelques intérêts, firent saigner quelques amours-propres; quelques chefs de parti influens avaient été condamnés à l’exil; parmi ceux-ci se trouvait le général Castilla, qui résolut de faire servir la situation à la cause du principe constitutionnel. Il fomenta dans le sud une insurrection et marcha sur la capitale avec un noyau d’armée qui se grossissait de jour en jour de nouveaux enrôlés. Dès que ces événemens furent connus à Lima, il s’y manifesta une agitation extrême, et l’on ne put douter, à l’enthousiasme avec lequel on se préparait à repousser l’ennemi, de la chaleur des sympathies vouées à Vivanco. La ville revêtit en cette circonstance un caractère tout particulier qui ne manquait pas d’intérêt. Les citoyens couraient s’inscrire aux registres d’enrôlemens volontaires; on organisait la résistance sur les points menacés et faibles, et l’on dressait aux issues principales de la ville des barricades défendues par de l’artillerie. Ces derniers ouvrages, exécutés sans la moindre entente, ne pouvaient être pour la plupart d’aucun secours; la barricade du pont de Montes-Claros surtout, composée de charpentes massives et fixes qui rendaient impossible le pointage d’une lourde pièce de campagne placée derrière, nous sembla destinée à jouer un rôle fort médiocre, si la tentative avait lieu de ce côté. Néanmoins c’était plaisir de voir quelle importance on paraissait attacher à ces moyens illusoires. Les officiers supérieurs, les aides-de-camp affairés, les ordonnances, galopaient dans toutes les directions, visitant les postes, examinant les différens travaux et portant des ordres. Des patrouilles circulaient par la ville; tout le monde jouait au soldat, et le plus pacifique tiendero, enrôlé dans la milice bourgeoise, faisait retentir le pavé sous quelque rapière innocente. Cette ardeur guerrière assez burlesque, ces préparatifs assez insignifians vus de près, eurent pourtant ce bon résultat, qu’ils parvinrent au camp ennemi avec des proportions gigantesques. Aussi, tandis que les bruits les plus contradictoires circulaient à Lima touchant l’approche de l’armée révolutionnaire, celle-ci, ne se trouvant pas assez forte pour tenter l’attaque d’une ville en aussi martiale attitude, rebroussait chemin, décidée à attendre de nouveaux renforts. Nous devons ajouter, pour être juste, que cette retraite fut attribuée à un motif louable. Le général répugnait, disait-on, à ensanglanter par un combat les rues de la capitale. Cependant le parti de Castilla, pour avoir différé son attaque décisive, n’en devint que plus redoutable. Le directeur suprême recevait sur ses progrès des communications tellement inquiétantes, qu’il se décida à lui opposer une division dont il confia le commandement à l’un de ses généraux. Celui-ci, s’étant mis en campagne, joignit l’ennemi; mais, dans un moment où il avait eu l’imprudence de laisser ses hommes rompre leurs rangs et déposer leurs armes pour aller se désaltérer à un ravin, ceux-ci furent enveloppés à l’improviste et faits prisonniers presque en masse. A la nouvelle de cet échec, Vivanco résolut d’aller en personne combattre l’insurrection : il quitta donc Lima en laissant, pour l’y remplacer, le préfet Domingo Elias, riche propriétaire de vignobles de la province de Canete. La saison humide retarda outre mesure un engagement définitif entre les partis hostiles, si bien que le ridicule s’empara de la situation et que l’on accusa plaisamment les deux chefs de s’épuiser en marches et en contre-marches ingénieuses pour éviter de se rencontrer. Plusieurs mois s’écoulèrent sans amener de résultat, les affaires publiques et les transactions commerciales languissaient, et la crise semblait devoir se prolonger, quand un homme se décida à lui fixer une limite. Nous assistâmes alors à la mise en scène d’une fable bien connue. Cette présidence que Vivanco voulait garder, que Castilla voulait prendre, fut un beau jour confisquée de la façon suivante par un troisième personnage, qui n’était autre que le préfet Domingo Elias.

Rien, à coup sûr, ne faisait présager ce jour-là un événement d’une telle importance. La ville semblait dans l’atonie, les clochers étaient silencieux; la population, faute du moindre prétexte pour affronter le soleil de midi, se résignait à passer à l’ombre les heures torrides, qui dans les contrées tropicales ne grillent, si l’on en croit un impertinent dicton, que les chiens, les nègres et les voyageurs français. Quelques rares promeneurs passaient dans l’ombre bleue des Portales, où les tienderos, bras croisés et cigare en bouche, attendaient mélancoliquement les chalands, qui de jour en jour devenaient plus rares. Au milieu de la grande place, des aguaderos renouvelaient à la fontaine la charge liquide de leurs mules, et s’en allaient faisant tinter leur sonnette. Les gallinasos semblaient plus immobiles et plus ennuyés que de coutume, et, si l’on entendait par hasard braire un âne et japper un chien, nul autre bruit ne troublait la ville silencieuse. L’atmosphère était chargée de fluides énervans qui conviaient à l’ombre et aux calmes loisirs de la vie orientale. Aussi nous allions nous diriger vers un toit hospitalier, où nous avions en perspective un hamac, des cigares, des sorbets et des guitares, et où nous étions toujours cordialement accueillis, quand, à l’angle de la casa municipal, nous vîmes apparaître un groupe composé de cinquante personnes environ, au milieu duquel marchait un individu vêtu de noir et tenant à la main un rouleau de papiers. Vingt à trente soldats suivaient en désordre, en guise d’escorte. Nous demandâmes ce que ce rassemblement signifiait, et l’on nous apprit que le préfet Domingo Elias se rendait au palais pour s’y déclarer, par un pronunciamiento, président de la république. Si quelque chose avait pu nous étonner dans cette étrange ville, c’eût été assurément une aussi brusque nouvelle jaillissant tout à coup de ce calme profond; mais, comme le sage, nous étions préparés à tout, et nous nous joignîmes d’abord au cortège, quitte à nous étonner ensuite. Les sentinelles du palais, le menton appuyé sur le canon de leur fusil, nous regardèrent passer avec un étonnement stupide. Nous traversâmes une cour, nous grimpâmes un escalier, et nous entrâmes dans une galerie à l’extrémité de laquelle se trouvait une estrade. Elias y prit place; autour de lui se tenaient quelques individus, des fonctionnaires importans sans doute. — il nous parut alors âgé de quarante ans au plus; c’était un homme de moyenne taille, au visage rond, plein et régulier; son teint brun et cuivré décelait le cholo; sa physionomie grave et sérieuse nous sembla, quand il prit la parole, pleine de douceur et de bienveillance.

Au moment où Elias s’apprêtait à lire son factum, un refoulement eut lieu dans la galerie et nous porta jusqu’au pied de l’estrade. Nous luttâmes aussitôt pour nous dégager de la foule, et nous réussîmes à trouver une place sur le marche-pied d’une banquette qui garnissait le pourtour de l’appartement. Nous pûmes de cette hauteur dominer l’assistance, qui tout à coup avait rempli l’enceinte. Trois cents personnes environ se pressaient dans la galerie; les tapadas, qui dans ce nombre comptaient au moins pour les deux tiers, discutaient l’événement avec une telle animation, qu’à plusieurs reprises on dut réclamer le silence. Enfin Elias prit la parole, tous les regards se tournèrent vers l’estrade, et le silence se rétablit peu à peu. — Son pronunciamiento ne différait pas sensiblement de ceux que les années turbulentes de l’émancipation ont fait éclore en si grand nombre. Il exposa les difficultés de la situation, l’embarras des finances, la misère du pays, la stagnation du mouvement commercial, tous les désordres qu’entraînent d’ordinaire les guerres civiles, et montra combien il était nécessaire qu’un citoyen voulût bien essayer de rendre à la patrie le calme dont elle avait si grand besoin; puis, faisant à l’auditoire un appel qui demeura sans réponse, il déclara d’une voix émue que, faute d’un individu disposé à prendre la direction des affaires, il se sentait assez de dévouement pour remplir cette tâche épineuse jusqu’au jour où la volonté nationale, en lui désignant un successeur, lui permettrait de rentrer dans la vie tranquille dont il ne sortait qu’à son grand regret.

Le discours d’Elias ne souleva pas le moindre murmure, la moindre protestation dans cette ville qui, peu de mois auparavant, nous paraissait si dévouée à Vivanco. Quand le nouveau président, pour sortir du palais, passa devant les tambours rangés sous le péristyle, on battit aux champs, et le régiment qui gardait la ville se mit aussitôt en marche, musique en tête, parcourant les rues et faisant des haltes à tous les carrefours, pendant qu’une sorte de héraut lisait à haute voix un décret qui amnistiait tous les détenus politiques. Ainsi s’accomplit cette révolution, qui ouvrit au Pérou une nouvelle ère, en y assurant, après quelques mois de luttes civiles, l’avènement du général Castilla. Personne ne paraissait s’en occuper. La ville continua de jouir d’une tranquillité parfaite; les tapadas effleuraient comme à l’ordinaire le pavé des Portales; les gallinasos, perchés sur les terrasses, regardaient impassiblement défiler les guerriers: le peuple continuait avec indifférence son rude labeur. Quant aux esprits légers, ils répétaient à l’envi : — Caramba ! je voudrais bien voir la curieuse figure que fera Vivanco dès qu’il saura la nouvelle!

L’exécution du colporteur et l’ovation de Domingo Elias m’avaient montré les réactions politiques du Pérou sous leur double aspect, tragique et bouffon. C’est un étrange spectacle assurément que celui qu’offre Lima dans ces jours de fièvre révolutionnaire. Il y a cependant pour la république péruvienne, en dehors de la vie purement politique, des sources de prospérité et de grandeur morale qu’on a trop négligées depuis l’émancipation. La civilisation de ce pays a ses côtés jeunes et vigoureux, comme elle a ses côtés vieillis et débiles. C’est sur les premiers qu’il nous restait à fixer nos regards avant de quitter Lima. Développer à la fois la vie intellectuelle et l’exploitation des richesses naturelles du pays, telle est la tâche pacifique et féconde qui, depuis Vivanco, a constamment préoccupé et préoccupe encore aujourd’hui les chefs de la république péruvienne. Il reste malheureusement beaucoup à faire pour diriger l’activité nationale dans cette double voie.

Sous un climat dont la température extrême ne varie, à moins de circonstances exceptionnelles, qu’entre 12 et 25 degrés centigrades, le Pérou pourrait produire en même temps les denrées d’Europe et celles des tropiques. La vigne y vient à côté du café, du coton, de la canne à sucre, et, lorsque le sol est fécondé par des irrigations bien conduites, il devient d’une telle fertilité que l’on peut obtenir jusqu’à quatre récoltes par an. L’art des irrigations était poussé à sa dernière limite sous la domination des Incas, et les Espagnols ne négligèrent pas cette source de richesse, ainsi que l’attestent les nombreux canaux qui promènent leurs méandres dans la plaine du Rimac; mais, rompus aujourd’hui, ces conduits laissent échapper leurs eaux, qui, au lieu de faire pousser le maïs ou la canne à sucre, forment des marais couverts de joncs ou de roseaux, à l’abri desquels s’embusquent les salteadores. — Un sentiment pénible s’empare du voyageur quand il parcourt cette plaine où tout atteste qu’une riche culture s’étalait jadis. Les ruines des chacras ou fermes lui disent que bien des révolutions ont passé par là, depuis que Bolivar appela aux armes des cultivateurs laborieux qui ne devaient pas être remplacés. Quelques nègres boiteux ou borgnes, jugés indignes d’être les soldats de la liberté, y sont seuls restés fidèles au boyau, et vivent sous les débris des toits effondrés. — Ce ne sont pas cependant les richesses agricoles qui manquent au Pérou. San Miguel de Piura cultive des cotons que l’on embarque à Payta; Pisco est célèbre par ses eaux-de-vie, Iquique par ses salpêtres, les îles Chincha par leur guano[6]. Les quinquinas sont une des branches les plus lucratives du commerce péruvien; recueillies sur les Andes, leurs écorces sont apportées à des de mulet et d’alpaca jusqu’à la côte par des chemins qui ne peuvent être parcourus que par les bêtes de somme ou des Indiens. La nature a encore réuni à ces richesses la cochenille, la vanille, des gommes précieuses, des baumes, de la cire, des bois d’ébénisterie et tant d’autres produits qui seront perdus faute de moyens de transport, jusqu’au jour où ils trouveront leur écoulement naturel par les affluens de l’Amazone et de la Plata. L’étude de la canalisation de ces rivières est une grave question pour le Pérou. Quoique mal exploitées, les mines sont encore pour le pays une grande source de richesse publique et privée. Il est regrettable que le manque de combustible dans tout le pays métallifère, ainsi que la rareté de l’eau, entravent les travaux d’exploitation. — Plusieurs mines d’argent ont été abandonnées à cause de la cherté du mercure, mais elles pourront être reprises dès que ce minéral sera plus commun, ce qui ne peut manquer d’arriver, si la Californie continue à le fournir dans les mêmes proportions. L’industrie manufacturière, encore dans l’enfance, a marqué, comme cela arrive souvent dans d’autres pays, sa première conquête en transformant une œuvre d’art en œuvre utilitaire : une filature de coton, qui s’est établie sur le cours d’eau destiné à alimenter les bains de la Pericholi à Lima, enveloppe dans ses dépendances la charmante maison mauresque, jadis habitée par la célèbre comédienne. — Cette filature compte quelques succès; la protection du gouvernement la met à même de lutter avec avantage contre les grosses toiles de coton que les Anglais et les Américains introduisent au Pérou. Il existe aussi dans l’intérieur quelques métiers servant à tisser des toiles (tocuyos) à peu près semblables à celles qui sortent de la filature de Lima; mais le préjugé qui les faisait rechercher par les Indiens tend à disparaître, et avec lui se perdra cette industrie locale. Avec la manufacture dont il a été question, quelques minoteries et distilleries sont les seuls établissemens industriels sérieux de Lima.

On méditait, depuis quelques années, de relier la capitale avec son port de Callao par un chemin de fer. Cette idée vient d’être mise à exécution. Le niveau du Rimac, pris au pont Montes-Claros, n’étant élevé au-dessus de l’océan que de 99 mètres 45, et la voie ferrée comptant 10,000 mètres de parcours sur un terrain plan, la pente a dû être d’un centième environ; ainsi les travaux de terrassement n’auront sans doute pas exigé de grands frais. Ce chemin permet actuellement de transporter à Lima les cargaisons étrangères avec économie et célérité. — Presque tout le commerce extérieur se concentre à Callao; son importance est par année, en moyenne, d’environ 25 à 40 millions de francs; les produits des mines entrent pour moitié dans cette somme.

Le Pérou ne peut pas prétendre à devenir par lui-même une puissance maritime : il n’a ni bois ni chantiers nationaux; les navires qu’il achète pour ses besoins sont la plupart du temps des navires fatigués et incapables d’entreprendre une nouvelle navigation d’Europe. Les États-Unis lui ont cependant fourni un fort beau bateau à vapeur de 200 chevaux, nommé el Rimac, destiné à surveiller la côte, où souvent des opérations de commerce interlope viennent amoindrir les bénéfices du trésor. Ce bâtiment peut servir surtout à réprimer les tentatives de révolte que les chefs de parti voudraient fomenter dans les centres d’un difficile accès pour les navires à voiles. Un corps expéditionnaire ne pouvait guère toucher Aréquipa, cette ville si souvent troublée par les meneurs anarchiques, qu’au bout de vingt-cinq ou trente jours : le Rimac peut actuellement y jeter en cinq ou six jouis les forces nécessaires pour déjouer les plans séditieux. Ce bateau à vapeur, deux ou trois bricks et quelques goélettes constituent toutes les forces navales péruviennes. Les forces de terre se composent d’une garde nationale et d’une armée de trois mille hommes environ, mal commandée et en disproportion avec les ressources du trésor public.

On s’afflige de ce singulier contraste entre les richesses si variées du sol péruvien et l’essor si limité encore de l’industrie nationale. Ce n’est cependant que par une énergique impulsion donnée à cette industrie au berceau qu’on assurera au pays le calme nécessaire pour son développement intellectuel. Il y a au Pérou un goût marqué pour les lettres et les arts qui ne demande qu’un peu de sécurité pour se développer, et qui çà et là se manifeste avec une certaine distinction soit dans les livres, soit dans les journaux de la république. Les journaux liméniens, au nombre de deux ou trois, sont surtout intéressans par leurs remitidos, où se révèlent, avec une complète liberté, toutes les bizarreries du caractère national. Les remitidos, mélanges de faits et d’anecdotes locales, tiennent quelquefois la moitié du journal. Annonces grotesques, correspondances intimes, révélations scandaleuses se pressent et se croisent dans les remitidos. Un mari outragé y raconte ses infortunes conjugales et en appelle au jugement du public. La femme, à son tour, prenant sa plume la mieux affilée, prouve très éloquemment que son mari est un vaurien et qu’elle est une Lucrèce. Un intrus se jette parfois dans cette polémique de ménage, et prend le couple infortuné pour thème de railleries fort réjouissantes. Au milieu de ces jovialités se glissent souvent des dénonciations plus sérieuses contre les fonctionnaires ou les commerçans dont les actes déloyaux ont lassé la conscience publique. Cette partie du journal accueille aussi les œuvres poétiques de courte haleine. La littérature péruvienne ne peut encore prétendre à des succès bien sérieux. Cependant le public en masse, les femmes surtout, accueillent assez favorablement les productions de l’esprit national, à la condition toutefois qu’ils en pourront jouir sans grand effort. Les poètes liméniens cèdent à un impérieux besoin de publicité en confiant aux journaux et aux programmes des combats de taureaux des compositions souvent pleines d’humour et de talent, qui, après un jour d’existence, sont aussi oubliées que la feuille où elles se sont produites. Le travail se fait rarement sentir dans ces œuvres fugitives. Ces poésies naissent sans efforts comme des fleurs sauvages, et ce n’est que pour donner carrière à des sentimens qui demandent absolument à s’épancher que l’on prend la plume. — La politique, les femmes, les théâtres, les cantatrices italiennes, les taureaux, sont le prétexte d’une foule de satires, de sonnets, de madrigaux et de letrillas qui certes ne peuvent prétendre au mérite de la correction; mais une rare vigueur de style, une hardiesse qui ne recule pas toujours devant la trivialité de l’expression, éclatent dans ces divers essais, caractérisés souvent aussi par un tour élégant et ingénieux; pourtant leur qualité la moins contestable est une allure leste, piquante et naturelle. Quand l’influence de nos poètes modernes s’y fait sentir, ce qui arrive parfois, on peut du moins se convaincre qu’il existe à Lima de fort intelligens imitateurs. Le poète espagnol Zorrilla est peut-être celui dont s’inspirent le plus volontiers les imaginations liméniennes. L’auteur du spirituel ouvrage El Espqo de mi tierra (le Miroir de mon pays), M. Pardo, personnifie mieux que personne la littérature contemporaine du Pérou. Le recueil littéraire qu’il a rédigé pendant quelques années à lui seul contenait d’ordinaire dans chaque livraison une étude de mœurs remarquable par une grande finesse d’aperçus, des poésies où la gaieté de l’expression formait souvent, avec la tristesse et l’amertume de la pensée, un singulier contraste, et enfin quelque bluette en prose écrite à la course. M. Pardo a étudié avec fruit les anciens auteurs espagnols et a su, tout en sacrifiant au goût du jour, se tenir en dehors des exagérations; aussi trouve-t-on à la fois dans ses écrits la vigueur des maîtres de l’ancienne école et la fraîcheur et le coloris du style moderne. M. Pardo a fait pour Lima ce que l’humoriste Mariano de Larra a fait pour Madrid; il a dévoilé les ridicules et les préjugés de ses compatriotes, non pas comme un esprit atrabilaire, mais avec la fine et satirique gaieté de bon aloi d’un homme animé pour eux des meilleurs sentimens et désireux de les voir dépouiller une enveloppe et des manies surannées. Ce n’est pas le seul rapport que M. Pardo ait avec le pamphlétaire espagnol : il a encore sa vivacité, son talent d’observation, son goût et sa sûreté de jugement. Il est à regretter que son style, un peu négligé, se ressente trop des habitudes de l’improvisation, encouragées par la complaisance du public auquel il s’adresse.

La polémique brillante et chaleureuse, les fantaisies littéraires qui remplissent les journaux, les conversations où l’esprit pétille et où les saillies s’envolent en fusées, montrent suffisamment que ce n’est ni l’intelligence, ni l’imagination, ni le goût qui manquent aux Péruviens depuis l’indépendance. Ce qui leur fait défaut, ce sont des études préparatoires sérieuses, peut-être aussi des convictions bien arrêtées. Il est donc du plus grand intérêt pour le gouvernement de s’occuper des écoles, trop négligées jusqu’à ce jour, et d’imprimer à l’enseignement la sage direction morale dont il est privé. Cette réforme est, de toutes celles que réclame la société péruvienne, la plus importante. Dès que les membres du clergé et ceux de la magistrature pourront puiser à un enseignement élevé ces notions d’ordre et de justice éternelle par lesquelles on gouverne les peuples, ils reprendront leur rôle austère et intègre, et le règne de la soldatesque sera fini.

L’esprit sensualiste du dernier siècle a exercé au Pérou comme en Espagne une fâcheuse influence : l’énergie du caractère national, un moment altérée par le déclin des anciennes croyances, tend aujourd’hui à reprendre le dessus. Les jeunes états de l’Amérique méridionale ne peuvent pas rester plus long-temps sourds à la voix de leur intérêt et attendre les événemens dans une molle apathie. Ils ont un dangereux voisinage; la race anglo-américaine, un jour mal à l’aise dans ses limites, pourrait bien déborder sur leur territoire. Ce serait alors une nouvelle conquête qui effacerait jusqu’à la noble langue castillane, car la devise des Américains du Nord (grow them !) implique non l’absorption, mais la destruction. Les états de l’Amérique méridionale ont donc deux dangers sérieux à conjurer : — l’élément indien, qui tend à reprendre sa place et la prépondérance qu’il a perdue depuis la conquête; — l’élément anglo-américain, envahisseur s’il en fut. En présence de ces deux forces menaçantes, c’est sur une immigration européenne et surtout française que devraient s’appuyer les états hispano-américains. Qu’ils se tournent avec confiance vers les races néo-latines, rapprochées d’eux par le lien d’une même foi. Si ce mouvement échoue, c’est que la race espagnole aura été condamnée à expier dans la suite des siècles le joug terrible qu’elle imposa aux nations du Nouveau-Monde, et que l’heure sera venue où sa sève épuisée devra se greffer sur un autre rameau.


MAX RADIGUET.

  1. Voyez la livraison du 15 juin 1852.
  2. Canten otros a Norma y a Julieta,
    Cauten a Belisario y a Romeo,
    Un rabano me importa su gorgeo,
    Y no gasto en su canto una peseta.
    Yo que soy canallocrata poeta,
    Canto toros, en ellos me recreo, etc.

  3. On sait que la fonction des capeadores à cheval ou à pied est d’exciter le taureau en agitant leur manteau; celle des rejoncadores est de lui lancer le javelot; les espadas le frappent de l’épée; les puntas lui décochent de loin des javelines.
  4. Les capeadores viennent après chaque course se ranger devant la loge des juges, qui leur jettent des rouleaux de piastres. Le public témoigne alors sa satisfaction en demandant par le cri otro ! otro ! qu’on double, triple ou quadruple la récompense.
  5. Sang-mêlé.
  6. Il faut malheureusement, pour charger aux îles Chincha, qui sont à quarante lieues au vent de Callao, venir prendre un permis à la métropole, gagner à vide contre le vent le terrain perdu, revenir une seconde fois faire son expédition, toutes choses qui augmentent considérablement les frais et les retards.