Lionel Lincoln/Chapitre XVIII

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 228-239).


CHAPITRE XVIII.


Il est mort, oui, bien mort, je parie un ducat.
Shakspeare. Hamlet



Tandis que Lionel était encore agité par la confusion des sentiments qu’avait fait naître en lui la scène précédente, on entendait toujours marcher sur l’escalier d’un pas lourd et lent, comme si celui qui arrivait eût été appuyé sur des béquilles. Enfin il vit ouvrir une porte située en face de celle par laquelle Cécile avait si soudainement disparu, et au même instant il fut salué par la voix sonore et enjouée d’un ami.

— Que Dieu vous bénisse, Lionel, et qu’il nous bénisse tous, car nous en avons grand besoin ! s’écria Polwarth en s’avançant avec empressement pour prendre la main que le major lui tendait. Meriton vient de m’apprendre que vous avez enfin le plus sûr symptôme du retour de la santé, un bon appétit. Je me serais cassé le cou, dans l’empressement que j’avais de monter l’escalier, pour venir vous faire mon compliment de félicitation, mais je me suis arrêté un moment dans la cuisine, sans en demander la permission à Mrs Lechmere, pour montrer à sa cuisinière comment elle doit faire griller l’entre-côte de bœuf qu’on va vous servir. Excellente chose ! nourriture substantielle ! ce qu’on peut prendre de mieux après un long sommeil. Dieu vous bénisse, mon cher Lincoln ! la vivacité de vos yeux est un stimulant pour mon esprit, comme le poivre de Cayenne pour l’estomac.

Polwarth prononça ces derniers mots d’une voix un peu enrouée, lâcha la main de son ami, qu’il avait pressée jusque alors dans la sienne, et, se détournant sous prétexte de prendre une chaise, passa la main sur ses yeux, toussa deux ou trois fois, et s’assit en silence. Pendant qu’il faisait ces évolutions, Lionel eut le temps de remarquer le changement qui était survenu dans l’extérieur du capitaine. Il avait encore la taille arrondie et même corpulente, mais la dimension en était pourtant considérablement réduite, et au lieu d’un de ces membres inférieurs dont la nature a doué le genre humain, il avait été obligé de substituer une jambe de bois grossièrement travaillée, et dont le dessous du pied était doublé en fer. Ce membre artificiel attira principalement les regards du major Lincoln, qui continua à y fixer les yeux avec un air de compassion affectueuse, quelque temps après que le capitaine se fut établi commodément sur un fauteuil bien rembourré :

— Je vois que mon fructus belli excite votre attention, Lionel, dit Polwarth en levant sa jambe de bois avec un air d’indifférence affectée et en la frappant légèrement avec sa canne ; ce membre n’est peut-être pas aussi bien tourné que s’il fût sorti des mains de maître Phidias ; mais il est inappréciable dans une ville comme Boston, parce qu’il ne connaît ni la faim, ni le froid.

— Les Américains pressent donc toujours la ville ? dit Lionel charmé de détourner la conversation ; et ils continuent le siège avec vigueur ?

— Ils nous ont tenus dans un horrible état depuis que les eaux basses du côté de la terre se sont gelées et ont ouvert un chemin dans le cœur de la péninsule. Peu de temps après l’affaire de Charlestown, et ce fut une maudite affaire, Lionel, leur généralissime de Virginie[1], Washington, est arrivé avec toute la pompe d’une grande armée. Depuis ce temps ils ont pris une attitude plus militaire, quoiqu’ils se soient bornés à nous fatiguer d’escarmouches et à nous tenir enfermés comme des pigeons sous une cage.

— Et Gage ne s’échauffe pas en se voyant ainsi resserré ?

— Gage ! oh ! il y a déjà plusieurs mois que nous l’avons renvoyé comme les soupes qu’on fait disparaître pour faire place à des mets plus substantiels. Du moment que les ministres ont appris que les rebelles agissaient sérieusement, ils ont fait choix de William pour conduire l’affaire, et maintenant nous sommes en présence des révoltés, qui ont déjà appris que notre chef n’est pas un enfant dans la conduite d’une guerre.

— Secondé par des hommes tels que Clinton et Burgoyne, et soutenu par l’élite de nos troupes, il peut aisément se maintenir dans sa position.

— Je ne connais pas de position, major Lincoln, s’écria vivement Polwarth, où il soit facile de se maintenir en face de la famine interne et externe.

— Quoi ! en est-on déjà là ?

— Vous en jugerez vous-même, mon cher ami. Quand le parlement eut fermé le port de Boston, tous les colons ne faisaient que murmurer, et maintenant que nous l’avons ouvert, et que nous serions charmés d’y voir entrer des provisions, du diable si une seule s’en approche. Ah ! Meriton, voilà donc l’entre-côte. Mettez-le sur cette table, approchez-le du fauteuil de votre maître, et allez me chercher un couvert, car j’ai fait ce matin un assez pauvre déjeuner. Si bien donc que nous sommes réduits à nos propres ressources, et encore les rebelles ne nous en laissent-ils pas jouir paisiblement. Cet entre-côte est cuit fort à propos ; voyez comme le jus en sort sous le couteau. Ils ont été jusqu’à équiper des corsaires qui interceptent nos convois, et heureux celui qui peut se procurer un repas comme celui qui est devant nous.

— Je n’aurais pas cru que les Américains eussent pu nous réduire à une pareille extrémité.

— Ce que je viens de vous dire est d’une importance critique, mais ce n’est pas tout. Si quelqu’un est assez heureux pour pouvoir se procurer les matières premières pour faire un bon dîner (vous auriez dû frotter ces assiettes avec un ognon, monsieur Meriton), il lui faut du bois ou du charbon pour les mettre en œuvre, et je ne sais où il peut en trouver.

— En voyant l’abondance dont je suis entouré, mon cher Polwarth, je ne puis m’empêcher de croire que votre imagination exagère le mal.

— C’est la vôtre qui est en défaut, et quand vous sortirez d’ici vous reconnaîtrez que ce que je vous dis n’est que trop vrai. En fait de nourriture, si nous ne sommes pas réduits, comme les habitants de Jérusalem, à nous manger les uns les autres, on pourrait dire en quelque sorte que notre situation est encore pire, puisque nous sommes entièrement dépourvus de saines substances nutritives. Qu’on aperçoive une malheureuse pièce de bois flotter au milieu des glaces, et vous voyez aussitôt nos doigts gelés lutter contre les Yankies pour s’en assurer la possession. Quand vous verrez cela, vous me croirez sans doute. Je pense qu’il faudra une canonnade pour obtenir ce qui peut rester des poutres d’une maison brûlée. Je ne parle pas ici comme un grondeur, Lionel, car, grâce à Dieu, j’ai maintenant à entretenir la chaleur dans cinq doigts de moins que les autres hommes ; et quant aux vivres, j’en consommerai moins à présent que j’ai un membre de moins à nourrir.

Lionel garda un silence mélancolique, tandis que son ami essayait de plaisanter sur son infortune, et alors, par une transition assez naturelle à un jeune militaire qui était dans sa situation, il s’écria avec fierté :

— Mais nous avons remporté la victoire, Polwarth ; nous avons chassé les rebelles de leurs retranchements, comme un tourbillon enlève la poussière.

— Oui, dit le capitaine en plaçant nonchalamment sa jambe de bois sur sa compagne plus précieuse et en la regardant douloureusement ; cependant si nous avions fait un usage plus convenable des dons de la nature, et que nous eussions tourné leur position, au lieu de nous jeter au-devant des cornes du taureau, bien des gens auraient pu quitter le champ de bataille aussi facilement qu’ils y étaient arrivés, et les tourneurs auraient eu moins d’occupation. Mais William aime une action chaude, dit-on, et il a été servi à souhait en cette occasion.

— Clinton a droit à sa reconnaissance, car il est arrivé à propos.

— Le diable ne se plaît-il pas à voir le martyre ? William aurait mieux aimé, même en ce moment, voir arriver mille rebelles de plus. Non, malgré le service que lui a rendu Clinton en se jetant entre lui et l’ennemi, il ne lui a pas souri une seule fois depuis ce temps, tant il enrage de s’être vu enlever une partie de la gloire de cette journée. Nous avions assez d’occupation avec nos morts et nos blessés, et pour nous maintenir sur le champ de bataille, sans quoi il aurait peut-être reconnu ce service autrement que par des regards de travers.

— Je crains de vous faire des questions sur le résultat de cette journée. Bien des noms distingués doivent grossir la liste de nos pertes.

— Douze ou quinze cents hommes ne peuvent périr dans une telle armée, sans qu’il se trouve parmi eux quelques-uns de nos amis. Je sais que Gage porta notre perte à environ onze cents, mais, après avoir tant méprisé les Yankies, on ne peut rendre justice tout d’un coup à leur prouesse dans sa première fleur. Il est rare qu’un homme puisse marcher sur une jambe sans commencer par boiter un peu, comme je puis le dire par expérience. Calculez treize cents, Lionel, comme un moyen terme, et vous ne vous tromperez pas de beaucoup. Oui sans doute, il est resté quelques braves jeunes gens parmi les morts. Ces drôles de l’infanterie légère, dont j’ai quitté les rangs si à propos, ont été joliment poivrés, et à peine est-il resté du régiment des fusiliers assez d’hommes pour prendre soin de leur chèvre[2].

— Et les soldats de marine ? ils doivent avoir beaucoup souffert. J’ai vu le vieux Pitcairn tomber quelques instants avant moi, dit Lionel en parlant avec hésitation. Je crains aussi que notre camarade, le capitaine des grenadiers, n’ait pas eu une meilleure fortune.

— Mac-Fuse ! s’écria Polwarth en jetant un regard du côté de son compagnon, oui, Mac-Fuse n’a pas été aussi heureux dans cette affaire qu’il l’avait été dans les guerres d’Allemagne. Heim ! Mac était obstiné, Lionel, diablement obstiné en tout ce qui concerne la science militaire ; mais il avait le cœur aussi ouvert aussi généreux, quand il s’agissait de payer sa part d’un écot, qu’aucun officier qui soit au service de Sa Majesté britannique. Je traversai le détroit dans la même barque que lui, et il nous amusa de ses idées originales sur l’art de la guerre. Suivant Mac, c’étaient les grenadiers qui devaient tout faire. Oh ! Mac avait des idées qui n’appartenaient qu’à lui.

— Chacun de nous à ses idées particulières, et il serait à désirer que personne n’en eût de plus blâmables que celles du pauvre Mac-Fuse.

— Oui, oui, dit Polwarth en toussant violemment, comme s’il eût voulu se dégager le gosier à tout risque ; il était un peu obstiné dans les bagatelles, comme la connaissance de la guerre et tout ce qui concerne la discipline ; mais dans toutes les choses importantes il était aussi traitable qu’un enfant. Par exemple, il était impossible d’avoir moins de prétentions et d’avoir le goût moins difficile à table. Je voudrais bien qu’il vécût encore, pour qu’il pût jouir, dans le temps dur où nous vivons, et quand les mets deviennent excellents par comparaison, des provisions qu’il a eu l’adresse de nous assurer, grâce à la cupidité de notre ancien hôte maître Seth Sage.

— Ce projet remarquable n’a donc pas entièrement échoué, dit Lionel qui brûlait du désir de changer encore une fois un sujet de conversation qui l’affligeait ; j’avais pensé, d’après ce que vous m’avez dit, que les Américains nous serraient de trop près pour que les communications fussent possibles.

— Seth a été trop adroit pour souffrir qu’ils les fermassent à son égard. Les prix fixés à ses fournitures ont été un soporatif pour sa conscience. Je crois même qu’en se servant de votre nom il s’est fait parmi les rebelles un ami assez important pour le protéger dans son commerce. Ses renforts m’arrivent deux fois par semaine, aussi régulièrement que la viande suit la soupe dans un dîner bien ordonné.

— Vous pouvez donc communiquer avec les campagnes, et les campagnes communiquer avec la ville ? Quoique Washington puisse fermer les yeux à cet égard, je doute fort qu’Howe le trouvât bon.

— Pour écarter toute idée de pratiques suspectes et servir en même temps la cause de l’humanité, notre ancien hôte, sage d’esprit comme de nom, a jugé à propos de choisir un fou pour agent de son commerce, un jeune drôle qui était bien connu dans la ville, et que vous devez vous rappeler, un idiot, qui se nommait Job Prey.

Lionel garda le silence quelques instants, pendant lesquels ses souvenirs parurent renaître, et ses pensées se portèrent sur tout ce qui s’était passé pendant les premiers mois de son séjour à Boston. Il est possible que quelque sentiment pénible, quoique indéfinissable, se melât à ses réflexions, car il était évident qu’il cherchait à le repousser, et il reprit la parole avec une apparence forcée d’enjouement.

— Oui, oui, je me rappelle fort bien le pauvre Job. C’est un drôle qu’on n’oublie pas aisément quand on l’a une fois vu et connu. Il avait coutume autrefois de s’attacher à tous mes pas ; mais je suppose que, comme le reste des hommes, il oublie bientôt ceux qu’il ne voit plus.

— Vous ne lui rendez pas justice, Lionel ; non seulement il me demande toujours des nouvelles de votre santé, à sa manière, j’en conviens, mais il me semble même quelquefois en être mieux informé que moi-même, et il me paie les réponses que je fais à ses questions en me disant comment vous vous trouvez, au lieu de l’apprendre de moi, ce que j’ai surtout remarqué depuis l’extraction de la balle.

— Cela semble fort étrange ! dit Lionel reprenant un air pensif.

— Pas si étrange, Lionel. Cet idiot ne manque pas d’une certaine sagacité d’instinct, comme il en donnait des preuves par le choix qu’il savait faire des mets, quand il assistait aux dîners que nous faisions en joyeux trio, vous, Mac-Fuse et moi, chez notre ancien hôte Seth Sage. Ah ! Lionel, nous pourrons voir des palais plus judicieux et plus exercés, mais où trouverons-nous jamais un ami semblable ? un homme qui pouvait manger et plaisanter en même temps, boire et se quereller tout d’une haleine ! Pauvre Mac ! le voilà parti pour toujours ! Il avait un esprit qui produisait sur la monotonie de la vie le même effet que produisent les assaisonnements sur l’appétit.

Meriton, qui brossait l’habit de son maître, soin qu’il ne manquait pas de prendre tous les jours, quoique le major n’en eût pas porté depuis plus de six mois, jeta un regard à la dérobée sur Lionel, et voyant qu’il semblait déterminé à garder le silence, il crut pouvoir se permettre de continuer la conversation avec le capitaine.

— Oui ! Monsieur, dit-il, c’était un aimable homme que le capitaine Mac-Fuse, et il combattait pour le roi avec autant de bravoure que qui que ce soit dans l’armée. C’était bien dommage qu’un si bel homme n’eût pas plus de goût pour sa mise, mais c’est en quoi il n’est pas donné à tout le monde de réussir. Cependant chacun convient que c’est une grande perte pour l’armée, et on a raison, car on voit dans la ville des officiers qui portent si mal leurs épaulettes, que s’ils étaient tués dans quelque escarmouche, personne ne songerait à eux.

— Ah ! Meriton ! s’écria Polwarth, je vois que vous êtes meilleur observateur que je ne le supposais. Mac avait en lui tous les éléments d’un homme, quoique quelques-uns n’eussent pas encore pris leur développement. Il y avait dans son caractère une saveur qui épiçait toutes les conversations auxquelles il prenait part. Et dites-moi, Meriton, le pauvre diable a-t-il été convenablement traité la dernière fois qu’il a figuré en ce monde ?

— Oui, Monsieur, oui ; nous lui avons fait des funérailles aussi splendides qu’on en pourrait voir à Londres. Il fut suivi par ceux qui n’étaient ni morts ni blessés, ce qui en faisait à peu près la moitié. Comme je savais l’amitié que mon maître avait pour lui, je me chargeai de sa dernière coiffure : je lui arrangeai les moustaches, et comme ses cheveux commençaient à grisonner un peu, j’y jetai un nuage de poudre, de sorte qu’on peut dire que le capitaine Mac-Fuse fut le plus beau mort enterré à Boston.

Les yeux de Polwarth étaient humides, et il se moucha avec un bruit qui ressemblait au son du clairon.

— Oui, oui, dit-il, le temps et les fatigues avaient blanchi prématurément la tête du pauvre diable ; mais c’est une consolation de savoir qu’il est mort en soldat, et non par les mains de ce boucher vulgaire, la nature, et qu’étant mort il a été enterré avec les honneurs qu’il méritait.

— Sans contredit, Monsieur, dit Meriton en prenant un air de gravité convenable à la circonstance, il a été suivi par un cortège magnifique ! On peut tirer bon parti de l’uniforme de Sa Majesté dans ces occasions solennelles, et il produisait certainement un grand effet ! Me parliez-vous, Monsieur ? ajouta-t-il en se tournant vers son maître.

— Oui, dit Lionel avec un ton d’impatience ; ôtez la nappe, et allez vous informer s’il est arrivé des lettres pour moi.

Le valet obéit sur-le-champ, et, après quelques instants de silence, la conversation se renoua entre les deux amis sur des sujets moins douloureux.

Polwarth étant très-communicatif, Lionel en obtint bientôt une relation succincte, et, pour rendre justice au capitaine, nous devons ajouter extrêmement impartiale, de la situation des forces ennemies, et de tous les principaux événements qui avaient eu lieu depuis la journée de Breeds. Une ou deux fois le convalescent fit allusion à la bravoure des rebelles et à l’énergie inattendue qu’ils avaient montrée. Polwarth alors l’écoutait en silence, et ne lui répondait que par un sourire mélancolique, ou par un regard expressif dirigé sur le membre artificiel qui remplaçait celui qu’il avait perdu. Lionel, voyant que son ami reconnaissait ainsi tacitement l’erreur dans laquelle il avait été sur le caractère des Américains, s’abstint enfin de parler de ce sujet.

Il apprit que le général des forces royales s’était maintenu dans la possession qu’il avait acquise sur la péninsule de Charlestown, mais qu’il s’y trouvait serré d’aussi près que dans celle de Boston. Pendant ce temps, tandis que la guerre continuait sérieusement sur le théâtre où elle avait commencé, des hostilités avaient eu lieu dans toutes les colonies au sud du fleuve Saint-Laurent et des grands lacs. Les colons agissant sous l’influence d’un enthousiasme universel, tous ceux qui étaient en état de porter les armes s’étaient levés en masse, et d’abord ils avaient réussi partout. Une grande armée avait été organisée, comme nous l’avons déjà dit, et des divisions avaient été envoyées sur différents points, pour s’emparer des positions qu’on jugeait dès le principe devoir être importantes pour assurer le succès des opérations. Mais on commençait déjà à s’apercevoir des malheureux effets de la division des pouvoirs. Après une suite de petites victoires, Montgomery[3] avait succombé dans une tentative hardie, mais infructueuse, pour emporter la forteresse imprenable de Québec ; et, cessant enfin d’être les assaillants, les Américains furent obligés de réunir toutes leurs ressources pour résister aux puissants efforts qu’on savait que l’Angleterre se disposait à faire très-incessamment.

Le ministère anglais, sachant que des milliers de ses concitoyens dans la mère-patrie voyaient cette guerre avec répugnance, eut assez de déférence pour l’esprit de liberté, qui prit ses premières racines en Angleterre, pour tourner les yeux vers ces États européens qui font un trafic de la vie des hommes, et y chercher des bandes de mercenaires pour les opposer aux colons. En conséquence, les craintes de ceux des Américains qui étaient accessibles à la timidité s’éveillèrent au bruit des hordes immenses de Russes et d’Allemands qui allaient tomber sur leur pays pour le charger de chaînes. Aucune démarche de leurs ennemis ne tendit peut-être plus à les rendre odieux aux yeux des colons que cette mesure d’introduire chez eux des étrangers pour décider une querelle purement domestique. Tant qu’on n’avait vu appeler à la lutte que des hommes élevés dans les principes de justice et d’équité communs aux deux nations, ils avaient encore quelques points de contact qui pouvaient rendre la guerre moins cruelle, et amener avec le temps une réconciliation permanente ; mais leurs raisonnements ne manquaient pas de justesse quand ils pensaient que, si la victoire était remportée par des esclaves, il ne restait d’espoir aux vaincus que dans la soumission la plus abjecte. C’était donc jeter le fourreau, abandonner toute raison, et soumettre au glaive seul le résultat de la guerre. Ces mesures augmentaient la désunion entre les colons et les habitants de la mère patrie, et une suite non moins funeste fut le changement qu’elles produisirent parmi les premiers dans leurs sentiments habituels à l’égard de la personne du monarque.

Pendant les discussions animées et les récriminations qui avaient précédé l’effusion du sang, les Américains avaient admis dans toute son étendue, non seulement de bouche, mais du fond du cœur, cette fiction de la loi anglaise qui dit que — le roi ne peut faire le mal. — Dans son vaste empire, — sur lequel le soleil ne se couchait jamais, — le monarque anglais ne pouvait trouver de sujets plus dévoués à sa personne et à sa famille que ceux qui venaient de prendre les armes contre ce qu’ils regardaient comme les usurpations inconstitutionnelles d’une autorité arbitraire. Jusqu’alors tout le poids de leur ressentiment était tombé avec justice sur les conseillers du prince, qu’on croyait non instruit des abus couverts de son nom, et dont il était probablement innocent. Mais quand la contestation devint plus vive, on crut que les actes politiques sanctionnés par le nom du souverain l’avaient été aussi par les sentiments personnels de l’homme qui portait la couronne. Le bruit se répandit bientôt parmi ceux qui avaient le moyen d’être le mieux informés que le monarque prenait lui-même un vif intérêt à maintenir ce qu’il appelait sa prérogative, et son ascendant sur le corps des représentants de son empire, où il se rendait en personne.

Cette opinion ne tarda pas à se propager dans toutes les colonies ; on commença à y regarder comme des préjugés les attachements des sujets à leur prince ; on confondit, par un sentiment très-naturel, la tête et les membres, et l’on oublia que la liberté et l’égalité ne faisaient point partie du métier de prince. Le nom du monarque tomba chaque jour de plus en plus en discrédit, et les écrivains américains commençant alors à parler plus librement de sa personne et de son pouvoir, on vit paraître la première lueur de cette lumière qui annonçait la naissance des étoiles de l’ouest parmi les symboles des nations de la terre. Jusqu’alors peu de gens avaient pensé à l’indépendance, et personne n’avait osé en parler ouvertement, quoique les événements eussent préparé silencieusement les colons à cette mesure finale.

La fidélité au prince était le dernier lien qui restait à trancher : car les colonies se gouvernaient déjà elles-mêmes, dans toutes les mesures de politique intérieure et extérieure, aussi bien que pouvait le faire une nation dont les droits n’étaient pas généralement reconnus ; mais, comme le caractère honorable de George III n’admettait pas de déguisement, un éloignement mutuel et une aliénation totale furent les suites inévitables de la réaction de sentiments entre le prince et ses sujets américains[4].

Tous ces détails, accompagnés de beaucoup d’autres plus minutieux, furent racontés à la hâte par Polwarth, qui, avec ses penchants épicuriens, avait beaucoup de bon sens, d’intégrité et de bonnes intentions. Lionel se bornait à peu près à l’écouter, et l’intérêt qu’il prenait à ce récit fit qu’il ne l’interrompit que lorsque sa faiblesse et le son d’une horloge voisine l’avertirent qu’il était resté levé aussi longtemps que la prudence le lui permettait. Polwarth aida le convalescent épuisé à se remettre au lit, et, après lui avoir donné force bons avis sur le régime alimentaire qu’il devait suivre et lui avoir serré la main, il sortit de la chambre, sa jambe de bois faisant à chaque pas un bruit qui retentissait dans le cœur du major Lincoln.



  1. Washington avait, depuis plus de vingt ans, le grade de colonel de milice : il était député de la province de Virginie. Sa fortune, son patriotisme éclairé, ses talents reconnus et son âge déjà mûr, le firent choisir pour généralissime par le second congrès, à l’exclusion de Gates et de Lee, qui étaient Anglais de naissance.
  2. Ce régiment, par suite et en souvenir de quelque tradition, menait à sa suite une chèvre dont les cornes étaient dorées. Une fois par an il célébrait une fête dans laquelle le quadrupède à longue barbe jouait un principal rôle. Dans la bataille de Bunker-Hill, ce corps fut remarqué par sa bravoure et par les pertes qu’il fit.
  3. Le général Richard Montgomery était né en Irlande, et avait servi fort jeune dans le Canada, lors des guerres de Montcalm. À la paix, il s’était marié et établi dans la province de New-York. Quand la guerre de l’indépendance éclata, il prit parti pour les Américains, et fut chargé de l’expédition du Canada, où il joignit le colonel Arnold sous les murs de Québec. Ce fut en donnant un assaut à cette ville, le 31 décembre 1775, qu’il fut renversé par une décharge d’artillerie. Pleuré par les Américains, il reçut en Angleterre même les hommages dus aux héros, et l’illustre Fox fit un crime au ministère d’avoir eu pour ennemi un caractère aussi beau que celui de Montgomery. Arnold lui succéda au commandement de l’armée.
  4. Les préjugés du roi d’Angleterre étaient inévitables dans sa situation insulaire ; mais ses vertus et son intégrité appartenaient exclusivement à l’homme. On ne peut citer trop souvent ce qu’il dit à notre ministre après la conclusion de la paix : J’ai été le dernier de mon royaume à reconnaître votre indépendance, et je serai le dernier à la violer.
    (Note de l’Auteur).