Lionel Lincoln/Chapitre XXI

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 4p. 264-275).


CHAPITRE XXI.


Allons, frère Francis, soyez bref ; rien que la simple formule du mariage.
ShakspeareBeaucoup de bruit pour rien.



Le major Lincoln ne s’était pas trompé : les cérémonies du mariage dans le Massachusetts étaient appropriées à l’état d’enfance du pays, et n’opposaient que de bien légers retards à l’impatience des amants. Cécile cependant, qui avait été élevée dans le sein de l’église anglicane, tenait à ses formes et à ses cérémonies avec une affection que justifiaient leur beauté et leur solennité[1]. Quoique les colons choisissent presque toujours le dimanche pour célébrer leurs mariages, la rage de la réformation avait exclu les autels d’une grande partie de leurs temples, et il était rare qu’ils fissent bénir leur union dans la maison du Seigneur. Mais miss Dynevor avait toujours trouvé cette coutume inconvenante, et, désirant mettre toute la solennité possible à une action dont elle sentait vivement l’importance, elle exprima le désir de prononcer les vœux qui devaient l’unir à Lionel dans l’église où elle avait coutume de venir prier, et devant cet autel qui l’avait vue prosternée le matin même, lorsque son cœur pur et reconnaissant était venu rendre à Dieu les plus vives actions de grâces pour la guérison de l’homme qui allait devenir son mari.

Mrs Lechmere ayant déclaré que, lors même que la cérémonie se fût faite à la maison, sa grande faiblesse et l’agitation qu’elle avait déjà éprouvée l’auraient empêchée d’en être témoin, il n’y avait plus aucune raison pour ne pas céder au désir de Cécile, quoiqu’il ne fût pas d’accord avec les usages adoptés alors. Autant elle souhaitait être mariée à l’église, autant elle craignait d’être entourée d’une foule curieuse et importune, et pour accorder ces deux points difficiles, il était nécessaire de remettre la bénédiction nuptiale à une heure assez avancée, et de tenir le plus secret possible l’événement qui se préparait.

Cécile ne mit que sa cousine dans sa confidence. La précipitation et le mystère qu’on mettait à son mariage la dispensaient des vains préparatifs ordinaires en pareil cas, et elle eut bientôt fini ses petits arrangements, sinon sans émotion, du moins sans alarme. Lionel avait bien plus de choses à penser. Il savait que le moindre soupçon de ce qui allait se passer ressemblerait autour de l’église et jusque dans le sanctuaire une foule curieuse et gênante, et il résolut de tout arranger dans le silence et le calme de la nuit. Pour éviter tout obstacle de ce côté, Meriton fut envoyé vers le prêtre, pour le prier de désigner à quelle heure de la soirée il pourrait accorder une entrevue au major Lincoln. Le docteur Liturgy lui fit répondre que passé neuf heures il aurait fini tous les offices du jour, et qu’il serait prêt à le recevoir. Il ne restait donc qu’à fixer l’heure du mariage, et Lionel pria Cécile de se trouver à l’église à dix heures.

Le major, se défiant un peu de la discrétion du capitaine Polwarth, se contenta de lui dire qu’il devait se marier le soir même et qu’il le priait d’être de bonne heure dans Tremont-Street pour donner la main à sa prétendue. Tous ses domestiques reçurent des ordres détaillés, et, longtemps avant le moment décisif, Lionel avait tout disposé pour n’avoir à craindre aucun obstacle. L’esprit un peu mélancolique et romanesque de Lionel lui faisait trouver un secret plaisir dans le mystère qui environnait les apprêts de son bonheur. Il n’était pas tout à fait exempt de cette sensibilité portée jusqu’à l’extrême qui était le signe caractéristique de sa famille ; mais, soit par la vivacité de son imagination, soit par l’expérience qu’il avait acquise en étant forcé de bonne heure à agir par lui-même, il avait tellement réussi à dompter cette malheureuse disposition, qu’il était impossible aux autres de la lui soupçonner, et que lui-même s’apercevait bien rarement de son influence. Enfin il était ce que nous avons essayé de le peindre, non pas un homme sans défauts, mais possédant au moins pour les racheter de grandes et de nobles vertus. Lorsque le jour tira vers sa fin, la petite société de Tremont-Street se réunit comme à l’ordinaire pour partager le léger repas du soir, qu’on avait coutume de faire à cette époque dans toutes les colonies. Cécile était pâle, et le léger tremblement de sa petite main, tandis qu’elle faisait les honneurs de la table, venait parfois trahir son émotion ; mais le calme forcé qu’on lisait dans ses yeux humides prouvait qu’elle avait appelé à son aide toute sa force d’âme, pour se rendre aux désirs de sa grand’mère. Agnès observait tout en silence, mais un regard expressif et pénétrant prouvait ce qu’elle pensait du mystère et de la précipitation qu’on mettait au mariage qu’on allait célébrer. Il semblait cependant que l’importance de l’action qu’elle allait faire avait élevé Cécile au-dessus des petites affections de son sexe, car elle s’informait si on n’avait oublié aucune précaution, avec un intérêt qui prouvait son désir de se voir unie à son amant, et la crainte qu’un obstacle imprévu ne vînt les séparer.

— Si j’étais superstitieuse et si je croyais aux présages, Lincoln, lui dit-elle, l’heure et le temps qu’il fait pourraient bien m’effrayer et m’engager à revenir sur mes pas, car le vent furieux semble quitter tout exprès les plaines immenses de l’Océan pour venir nous visiter, et la neige tombe dans les rues en épais tourbillons.

— Il n’est pas encore trop tard pour changer mes ordres, Cécile, dit Lionel en la regardant avec inquiétude ; j’ai dirigé tous mes mouvements comme un grand général, et il nous est aussi facile de reculer que d’avancer.

— Battriez-vous donc en retraite devant un ennemi si peu formidable que moi ? répondit-elle en souriant.

— Vous avez sûrement compris que je n’ai voulu parler que de changer le lien de notre mariage. Je crains de vous exposer, vous et notre aimable cousine, à la violence de la tempête, qui, comme vous le dites fort bien, après avoir tourmenté si longtemps l’Océan, paraît enchantée de trouver enfin une terre sur laquelle elle puisse exercer sa furie.

— J’ai très-bien compris votre intention, Lionel, et vous ne devez pas non plus vous méprendre sur la mienne. Je deviendrai votre femme ce soir, et ce sera avec joie, car quelle raison aurais-je de douter de vous maintenant plus qu’autrefois ? Mais nos vœux doivent être prononcés à l’autel.

Agnès voyant que l’émotion de sa cousine l’empêchait presque de s’exprimer, l’interrompit gaiement en disant à Lionel :

— Quant à la neige, vous connaissez bien peu les filles de Boston si vous croyez qu’elle puisse leur faire peur. Vous rappelez-vous, Cécile, combien de fois, dans notre enfance, nous nous sommes amusées à nous faire descendre en traîneau du sommet de Beacon-Hill, par des temps bien plus affreux que celui d’aujourd’hui ?

— Nous avons fait beaucoup de folies à dix ans que nous ne pourrions nous permettre à vingt, Agnès.

— Miséricorde ! elle parle déjà comme une matrone, s’écria Agnès en levant les yeux au ciel et en joignant les mains avec une admiration affectée. L’église seule peut satisfaire une dame si discrète, major Lincoln ; épargnez-vous toute remontrance à ce sujet, et commencez l’énumération des manteaux et des surtouts nécessaires pour vous préserver du froid.

Lionel répondit avec gaieté, et une conversation animée, qui amusa beaucoup Cécile, commença entre sa cousine et Lincoln. Quelque temps après, Polwarth arriva. Il était dans une tenue soignée, et l’expression de sa physionomie prouvait qu’il était suffisamment instruit de l’événement intéressant qui les rassemblait. La présence du capitaine rappela à Lionel que l’heure avançait, et il se hâta de communiquer son plan à son ami.

Quelques minutes avant dix heures, Polwarth devait, dans un sleigh couvert, conduire les dames à la chapelle, qui n’était qu’à un jet de pierre de Tremont-Street, et où Lionel se trouverait prêt à les recevoir avec le prêtre. Renvoyant le capitaine à Meriton pour de plus amples informations, et sans lui laisser le temps d’exprimer l’étonnement que lui causait un plan si singulier, Lionel dit quelques mots tendres et encourageants à Cécile, regarda à sa montre, jeta son manteau sur ses épaules, prit son chapeau et partit.

Nous laisserons Polwarth s’efforcer de tirer de la joyeuse et latine Agnès la raison de tout ce mystère, et, pendant que Cécile faisait quelques changements à sa toilette, nous suivrons son prétendu qui se rendait chez le docteur Liturgy.

Le major Lincoln trouva les rues tout à fait désertes. La nuit cependant n’était pas obscure, car la pleine lune se faisait jour à travers les nuages que la tempête chassait devant elle en masses noires et menaçantes, qui contrastaient d’une manière bizarre et pittoresque avec la neige qui couvrait le haut des collines et les bâtiments de Boston. Par moments, un coup de vent plus violent que les autres détachait toute la neige amoncelée sur quelque toit, et formait une espèce d’avalanche qui menaçait d’engloutir le malheureux passant. En tourbillonnant autour des hautes cheminées et des tourelles, l’ouragan faisait entendre un long et triste sifflement ; puis l’élément paraissait calmé comme s’il eût épuisé toute sa furie, et que l’hiver, après s’être efforcé de maintenir son empire, eût été contraint de céder à l’influence du printemps.

Lionel se fraya un chemin à travers la neige, trop profondément absorbé dans ses pensées pour remarquer les variations de l’atmosphère. Tantôt il songeait au motif de la visite qu’il allait rendre, tantôt à la coïncidence bizarre des circonstances qui avaient concouru à lui donner un air de mystère. Une ou deux fois une idée pénible qui se rattachait au secret de la vie de Mrs Lechmere se glissait au milieu des plus douces visions ; mais elle disparaissait bientôt devant l’image de celle dont la tendre et touchante affection allait lui confier son bonheur.

Comme la résidence du docteur Liturgy était dans North-End, qui était alors le quartier du beau monde, Lionel dut faire une grande diligence pour être exact au rendez-vous. Jeune, actif, plein d’espérance, dans sa marche légère il touchait à peine le pavé ; et, lorsqu’il arriva chez le docteur, il vit en regardant à sa montre qu’il avait presque égalé la rapidité du temps.

Le révérend docteur était dans son cabinet, assis dans un grand fauteuil à bras, auprès d’un bon feu et d’une cruche remplie d’un mélange de cidre, de gingembre et d’une foule d’autres épices dont Polwarth lui-même eût été embarrassé de faire l’énumération ; il cherchait à se consoler de son mieux de la fatigue du jour. Son ample et belle perruque avait été remplacée par un bonnet de velours ; ses souliers étaient débouclés, et pour plus d’aisance les talons n’en étaient pas relevés. En un mot, tout en lui annonçait un homme qui, après une journée de travail, était résolu de goûter les jouissances d’une soirée de repos. Sa pipe, quoique remplie et placée sur la petite table qui était auprès de lui, n’était pas allumée, par égard pour l’hôte distingué qu’il attendait.

Comme il connaissait un peu le major Lincoln, celui-ci n’eut pas la peine de décliner son nom, et sur l’invitation du docteur, il s’assit auprès de lui, l’un cherchant à vaincre le léger embarras qu’il éprouvait à expliquer le motif de sa visite, l’autre assez curieux d’apprendre quel motif avait pu engager un membre du parlement et l’héritier de dix mille livres sterling de rente à sortir à une pareille heure et par un pareil temps.

À la fin Lionel parvint à faire comprendre au prêtre étonné ce qu’il désirait ; et il s’arrêta pour entendre sa réponse, qu’il ne doutait point devoir être favorable.

Le docteur Liturgy avait écouté avec la plus profonde attention, comme s’il trouvait qu’une proposition aussi extraordinaire dût cacher quelque mystère dont il cherchait à trouver la clé ; et, lorsque le jeune officier eut fini, il alluma sa pipe sans savoir ce qu’il faisait, et commença à laisser échapper de grosses bouffées de fumée, comme un homme qui voit qu’on projette d’empiéter sur le temps consacré à ses jouissances, et qui, en conséquence, est bien décidé à mettre à profit tous les instants.

— Vous marier ! vous marier dans l’église ! et après l’office du soir ! murmure-t-il à voix basse dans les intervalles que lui laissaient ses aspirations fréquentes ; c’est mon devoir… assurément…, major Lincoln…, de marier mes paroissiens.

— Je sais que ma demande n’est pas très-régulière, Monsieur, interrompit l’impatient Lionel, et j’aurai soin que vos intérêts se trouvent d’accord avec votre devoir.

En disant ces mots, il tira de sa poche une bourse bien garnie, et plaça avec beaucoup de délicatesse une petite pile de pièces d’or auprès de l’étui à lunettes en argent du révérend, comme pour montrer la différence de la valeur des deux métaux.

Le docteur Liturgy inclina gravement la tête en signe de remerciement, et insensiblement il dirigea le cours de la fumée vers le coin opposé de sa bouche, afin que sa vue pût planer sans obstacle sur l’or resplendissant. En même temps il leva le talon d’un de ses souliers, et jeta un coup d’œil inquiet du côté de la fenêtre, pour s’assurer de l’état du temps.

— La cérémonie ne pourrait-elle se faire à la maison de Mrs Lechmere ? demanda-t-il ; miss Dynevor est délicate, et je crains que l’air froid de la chapelle ne lui fasse mal.

— Elle désire se marier à l’autel, Monsieur, et vous sentez que ce n’est pas à moi de lui refuser une demande aussi raisonnable.

— C’est un désir très-louable, très-louable en vérité, quoique je présume qu’elle connaît la différence entre l’église temporelle et la spirituelle. Les lois des colonies laissent beaucoup trop de latitude sur l’article des mariages, major Lincoln ; une latitude coupable et dangereuse !

— Mais, comme il ne dépend pas de nous de les changer, mon bon monsieur, voulez-vous me permettre d’en profiter, tout imparfaites qu’elles sont ?

— Incontestablement ; c’est une partie de mes devoirs de baptiser, de marier et d’inhumer : devoirs qui, comme je le dis souvent, embrassent le commencement, le milieu et la fin de notre existence. Mais permettez-moi de vous offrir un verre de ce breuvage, major Lincoln. Nous l’appelons Samson, à Boston ; vous m’en direz des nouvelles ; hé ! hé ! il n’est point de compagnon plus agréable dans une soirée de février.

— Ce mélange mérite bien son nom, Monsieur, dit Lionel après y avoir trempé ses lèvres ; car la force me paraît en être la qualité dominante.

— Ah ! c’est que vous l’avez avant qu’il ait passé par les mains d’une Dalila ! Mais qu’est-ce que je dis ? il ne sied pas à un homme de mon caractère de parler de prostituées.

Le bon docteur se mit à rire de son esprit, remplit son verre jusqu’au bord et continua :

— Nous en avons de deux sortes, voyez-vous ? Samson avec cheveux, et Samson sans cheveux. Moi, je suis pour l’homme dans sa force primitive ; cela me semble plus orthodoxe. — À votre santé, major Lincoln ; puissiez-vous goûter dans le cours de votre vie tout le bonheur que vous êtes en droit d’attendre dans la société de la charmante demoiselle que vous allez épouser, et puissiez-vous ensuite faire une bonne fin, comme un digne chrétien et un fidèle sujet !

Lionel se leva, regardant ces souhaits obligeants comme une preuve qu’il avait réussi à le décider, et dit quelques mots sur l’heure où il devrait se trouver à la chapelle. Le docteur, qui n’avait évidemment pas grand zèle pour aller remplir ses fonctions à une heure aussi avancée et par le temps qu’il faisait, éleva encore quelques légères objections que les arguments de Lionel parvinrent bientôt à détruire. Enfin, toutes les difficultés furent heureusement aplanies, excepté une que le docteur épicurien déclara être très-sérieuse. On avait laissé éteindre tous les feux de l’église, et le sacristain en avait été emporté le soir même, avec tous les symptômes de la terrible maladie qui exerçait ses ravages dans la ville, et qui ajoutait encore aux privations et aux horreurs du siège.

— Je vous assure, major Lincoln, continua-t-il, qu’il est évidemment attaqué de la petite vérole, qu’il aura gagnée sans doute de quelques-uns des émissaires envoyés dans la ville par les misérables rebelles, dans cet infâme dessein.

— Je sais que chaque parti accuse l’autre d’avoir employé pour lui nuire des moyens affreux que rien ne pourrait justifier, répondit Lionel ; mais, comme je connais notre chef incapable d’une telle bassesse, je ne puis, sans preuve, en soupçonner aucun autre homme.

— Trop charitable de moitié, Monsieur ! beaucoup trop charitable ! Mais que la maladie vienne d’où elle voudra, je crains bien que mon sacristain n’en soit la victime.

— J’aurai soin de faire rallumer les feux, dit Lionel ; les cendres chaudes doivent encore se trouver dans les poêles, et nous avons encore une heure devant nous.

Comme le docteur avait trop de conscience pour garder l’or sans remplir toutes les conditions dont il était le prix, il était depuis longtemps résolu à céder, nonobstant les secrets murmures de la chair. Tout fut donc bientôt convenu entre eux, et Lionel, après avoir reçu la clé de la chapelle, prit congé de lui pour l’y devancer.

Lorsque le major Lincoln se retrouva dans la rue, il marcha quelque temps dans la direction de la chapelle, regardant avec inquiétude le long des rues désertes, dans l’espoir de découvrir quelque soldat oisif qui pût remplir les fonctions manuelles du sacristain malade. Mais il vit bientôt que c’était chose plus difficile qu’il ne l’avait cru ; car chacun semblait s’être renfermé chez soi, et les lumières qui brillaient aux croisées diminuaient même de manière à prouver que l’heure ordinaire du repos était arrivée.

Il s’était arrêté à l’entrée de la place du marché, ne sachant plus où il pourrait trouver un aide, lorsqu’il aperçut un homme accroupi contre le mur du vieux magasin flanqué de tourelles dont nous avons si souvent parlé. Lionel marcha droit à lui sans hésiter, bien que l’individu ne remuât point et ne parût même point s’apercevoir de son approche. Quoique la lune fût alors cachée derrière un nuage, il faisait encore assez clair pour que Lincoln pût juger de l’extrême misère de l’homme qui était devant lui. Ses vêtements délabrés n’attestaient que trop le motif qui l’avait engagé à chercher dans l’angle d’un mur un abri contre la tempête ; et pour soulager la faim qui le tourmentait, il rongeait avec avidité un os qui aurait été rejeté de la table du plus pauvre citoyen, malgré la disette générale. À la vue des souffrances de cet infortuné, Lionel oublia un moment le motif qui l’avait amené près de lui, et il lui adressa la parole d’une voix compatissante.

— Vous êtes dans un endroit bien froid pour manger un maigre souper, mon ami.

Sans cesser de chercher à apaiser sa faim sur son misérable aliment, et même sans lever les yeux, celui qu’il interrogeait répondit d’un ton triste et morose :

— Le roi peut fermer le port et empêcher les vaisseaux d’y entrer, mais il n’a pas le pouvoir d’empêcher le froid d’arriver à Boston, quand vient le mois de mars.

— Sur ma parole, c’est Job Pray ! Venez avec moi, mon garçon, je vous procurerai une meilleure nourriture, et une place plus chaude pour en jouir ; mais dites-moi d’abord : votre mère pourrait-elle nous procurer une lanterne ?

— Vous ne pouvez pas entrer ce soir dans le vieux magasin, dit Job d’un ton positif.

— Mais n’y aurait-il point alors dans le voisinage quelque boutique où l’on pût en acheter une ?

— Nous en trouverons là, dit Job en désignant d’un air sombre un bâtiment peu élevé de l’autre côté de la place, à travers une des croisées duquel on apercevait une faible lumière.

— Alors prenez cet argent, et allez m’acheter une lanterne et ce qu’il faut pour l’éclairer.

Job hésitait avec une répugnance visible.

— Allez, mon garçon, dit Lionel, je n’ai pas un instant à perdre, et le surplus de l’argent sera pour vous.

Le jeune homme ne balança pas plus longtemps, mais il répondit avec une vivacité qu’on n’aurait pas attendue de son cerveau malade :

— Job ira, si vous voulez lui permettre d’acheter quelque nourriture pour Nab avec le restant de la pièce.

— Certainement ; achetez tout ce que vous voudrez, et de plus, je vous promets que ni vous, ni votre mère, vous ne manquerez désormais ni de nourriture, ni de vêtements.

— Job a faim, dit l’idiot ; mais on dit que la faim ne fait pas encore tant de mal à un jeune estomac qu’à un vieux. Croyez-vous que le roi sache ce que c’est que d’avoir froid et faim ?

— Je n’en sais rien, mon ami, mais je suis sûr que s’il rencontrait un être souffrant comme vous, il s’empresserait de le soulager. Allez vite, et ne manquez pas de vous procurer quelques aliments.

Quelques minutes après, Lionel vit Job sortant de la maison où il avait couru par son ordre, et rapportant la lanterne désirée.

— Avez-vous trouvé à acheter quelque chose pour apaiser votre faim ? dit Lionel en faisant signe à Job de le précéder avec la lumière ; j’espère que vous ne vous êtes pas oublié, dans votre empressement à me servir ?

— Job espère qu’il n’a pas gagné la peste, dit l’idiot en dévorant avec voracité une petite tranche de pain.

— Gagné quoi ? Qu’espérez-vous n’avoir pas gagné ?

— La peste ; ils ont tous la maladie contagieuse dans cette maison.

— Vous voulez dire la petite vérole, Job ?

— Oui ; les uns l’appellent petite vérole, et les autres la maladie contagieuse ; mais son vrai nom, c’est la peste. Le roi peut empêcher les denrées d’entrer à Boston, mais il ne saurait empêcher le froid et la peste d’y pénétrer. Que le peuple se trouve une fois maître de la ville, il saura ce qu’il aura à faire, et il aura bientôt renvoyé tout cela à la maison des pestiférés.

— J’espère que, sans le savoir, je ne vous aurai pas exposé au danger, Job ; je regrette de n’avoir pas fait ma commission moi-même, car, dans mon enfance, j’ai été inoculé pour cette terrible maladie.

Job ne répondit rien ; il avait épuisé tout ce que son faible esprit lui inspirait à ce sujet, et ils continuèrent à marcher jusqu’à ce qu’ils fussent parvenus au bout de la place ; alors Job se retourna et demanda à son compagnon quel chemin il fallait prendre.

— Celui de l’église, répondit Lionel, et rapidement, mon garçon. Comme ils entraient dans Corn-Hill, la violence du vent augmenta tellement, que Lionel, baissant la tête, s’enveloppa de son manteau, de manière à ne lui laisser d’ouverture que ce qu’il en fallait pour suivre les pas de Job, à la faveur de la lanterne. Séparé en quelque sorte de tous les objets extérieurs, il reprit le cours de ses pensées, et bientôt il oublia où il était et celui qu’il suivait. Au bout de quelque temps il fut tiré de sa rêverie en s’apercevant qu’il avait quelques marches à monter, et pensant que c’était l’église, il leva la tête, suivit son conducteur sans regarder autour de lui, et se trouva bientôt dans la tour d’un vaste édifice. S’apercevant à l’instant, par la différence d’architecture, qu’il n’était pas dans la chapelle du roi, il se mit à gronder Job et lui demanda où il l’avait amené.

— C’est ici ce que vous appelez une église, dit Job, quoique moi je lui donne le nom de conventicule ; mais il n’est pas étonnant que vous vous y trompiez, car d’un édifice que le peuple avait bâti pour adorer Dieu le roi en a fait une écurie.

— Une écurie ! s’écria Lionel. Sentant alors une forte odeur de chevaux, il avança, et ouvrant la porte extérieure, il aperçut à son grand étonnement qu’il était dans un manège préparé pour faire manœuvrer la cavalerie. Il était impossible de s’y méprendre. Les galeries et les ornements supérieurs étaient restés intacts, mais tout ce qui dans le bas eût pu gêner les exercices avait été détruit, et le pavé était couvert d’une couche épaisse de terre, comme cela se pratique ordinairement.

Toutes les profanations dont les Anglais s’étaient rendus coupables se présentèrent en foule à l’esprit de Lionel, lorsqu’il se trouva dans un lieu où il se rappelait avoir vu souvent de graves et pieux colons réunis pour prier ensemble. Saisissant la lanterne de Job, il se précipita hors du bâtiment avec un sentiment de dégoût que le pauvre idiot lui-même n’eut pas de peine à distinguer. En se retrouvant dans la rue, le premier édifice qu’il aperçut en face de lui était la maison commune de la province, et il fut frappé de l’idée que c’était sous les yeux même du gouverneur qu’on s’était permis de blesser les sentiments des colons dans ce qu’ils avaient de plus cher et de plus sacré.

— Insensés ! insensés ! murmura-t-il d’un ton d’amertume, lorsque vous auriez dû agir comme des hommes, vous vous êtes amusés comme des enfants, et vous avez oublié votre âge et même votre Dieu pour satisfaire une injuste colère.

— Et maintenant, en guise de représailles, ces mêmes chevaux meurent de faim, faute de fourrage, dit Job qui continuait à marcher à côté de lui. Ils auraient mieux fait d’aller eux-mêmes à l’office et d’écouter le sermon, plutôt que de mettre de vilaines bêtes pour hennir et ruer dans un lieu que le Seigneur visitait si souvent.

— Dites-moi, mon garçon, de quel autre acte de folie l’armée s’est-elle encore rendue coupable ?

— Quoi ! n’avez-vous pas entendu parler de l’église d’Old-North ! Ils ont fait du bois à brûler du plus beau temple de la baie. S’ils l’osaient, ils porteraient leurs mains sacrilèges jusque sur l’antique Fanueil-Hall lui-même.

Lionel ne répondit point. Il avait entendu dire que la détresse de la garnison, bloquée de toutes parts, l’avait forcée à détruire l’église en question, et plusieurs autres maisons encore, pour en faire du bois de chauffage. Mais il ne voyait là-dedans qu’une ressource à laquelle la nécessité avait contraint de recourir, et cette mesure au moins ne portait pas l’empreinte de ce mépris pour les sentiments du peuple qui n’éclatait que trop dans la prostitution des antiques murs de l’édifice qui était connu et vénéré de toute la Nouvelle-Angleterre sous le nom de l’église d’Old-South.

Lionel continua sa route d’un air pensif à travers les rues silencieuses, jusqu’à ce qu’il eût atteint le temple plus favorisé où le rite de l’église anglicane était observé, et qui était doublement sacré aux yeux de la garnison, puisqu’il portait le nom de leur monarque terrestre.


  1. Ce n’est pas sans raison que le culte épiscopal a été défini un catholicisme mitigé.