Litanies (Gilkin in chrestomathie de Sensine)
Surnaturelle, calme et puissante Beauté,
Fontaine de santé, miroir d’étrangeté,
Écoutez-moi !
Phare spirituel, allumé sur les roches,
Beffroi des jours défunts, où sanglotent les cloches,
Appelez-moi !
Havre où les blancs voiliers et les fumeux steamers
Chargés de cœurs vaillants, viennent du bout des mers,
Accueillez-moi !
Soleil vertigineux, vous qui dans les yeux faites
Fleurir des visions de splendeurs et de fêtes,
Aveuglez-moi !
Jardinier qui semez dans la nuit des cerveaux
Les songes imprévus et les verbes nouveaux,
Fécondez-moi !
Fleuve majestueux, où sur l’eau lente éclate
La gloire des lotus d’azur et d’écarlate,
Submergez-moi !
Tour d’ivoire, château que les tentations
Entourent vainement de leurs obsessions,
Abritez-moi !
Forêt crépusculaire, où les oiseaux nocturnes
Ouvrent leurs clairs yeux d’or et leurs vols taciturnes,
Apaisez-moi !
Porte du paradis, par l’absurde habité !
Haschisch[2] libérateur de la réalité,
Délivrez-moi !
Tapis de velours blanc, où marchent cadencées
D’amples processions d’orgueilleuses pensées,
Exaltez-moi !
Flacon, où tournent dans un cerveau de cristal
Les vertiges du musc, de l’ambre et du santal,
Parfumez-moi !
Orgue religieux dont les vastes musiques
Bâtissent dans les cœurs des églises mystiques,
Élevez-moi !
Maison d’or et d’albâtre où les vins généreux
Versent aux vagabonds les espoirs vigoureux,
Hébergez-moi !
Liqueur soyeuse, crème où les fruits et les baumes
Fondent leur bienfaisance et leurs subtils arômes,
Enivrez-moi !
Manne d’amour, agneau pascal, pain sans levain,
Festin miraculeux où l’eau se change en vin,
Nourrissez-moi !
Hamac qu’une exotique et moelleuse indolence
À l’ombre des palmiers rafraîchissants balance,
Endormez-moi !
Jardin officinal[3] aux douces floraisons,
Où croît parmi les lys l’herbe des guérisons,
Guérissez-moi !
Aérostat vainqueur des sublimes nuages,
Nostalgique wagon, berceur des longs voyages,
Emportez-moi !
Livre mystérieux des sibylles[4] coffret
Où dort, loin des savants, maint austère secret,
Instruisez-moi !
Lourde mante opulente où les fauves soieries
Étoilent leurs prés d’or de fleurs de pierreries,
Revêtez-moi !
Turquoise de douceur, rubis de cruauté,
Topaze où la lumière endort la volupté,
Adornez-moi !
Hypocrite vivier, où des poulpes[5] gluants
Traînent leurs suçoirs mous sur les cailloux puants.
Dévorez-moi !
Lazaret des lépreux, hôpital des poètes.
Ténébreux cabanon, pourrissoir des prophètes,
Étouffez-moi !
Torche néronienne, ô monstrueuse croix,
Où flambent des martyrs oints de graisse et de poix,
Consumez-moi !
- ↑ Extrait de La Nuit (1897).
- ↑ Narcotique tiré du Chanvre indien (Cannabis indica). Il produit une ivresse spéciale, accompagnée de rêves et d’hallucinations quelquefois délicieux, quelquefois horribles. Son usage habituel mène à la folie.
- ↑ Jardin où croissent les plantes employées dans les officines des pharmaciens.
- ↑ Dans l’antiquité, femmes qui passaient pour avoir reçu d’un dieu le don de prophétie (mot venu du grec (σιβυλλα par le latin sibylla).
- ↑ Ou polype, mollusque en forme de sac visqueux, à grosse tête, d’où partent huit tentacules garnis de suçoirs.