Litanies (Iwan Gilkin)
Litanies
Surnaturelle, calme et puissante Beauté,
Fontaine de santé, Miroir d’étrangeté,
Écoutez-moi !
Phare spirituel allumé sur les roches,
Beffroi des jours défunts, où sanglotent les cloches,
Appelez-moi !
Havre où les blancs voiliers et les fumeux steamers
Chargés de cœurs vaillants, viennent du bout des mers,
Accueillez-moi !
Soleil vertigineux, vous qui dans les yeux faites
Fleurir des visions de splendeurs et de fêtes,
Aveuglez-moi !
Jardinier qui semez dans la nuit des cerveaux
Les songes imprévus et les verbes nouveaux,
Fécondez-moi !
Fleuve majestueux, où sur l’eau lente éclate
La gloire des lotus d’azur et d’écarlate,
Submergez-moi !
Tour d’ivoire, château que les tentations
Entourent vainement de leurs obsessions,
Abritez-moi !
Forêt crépusculaire, où les oiseaux nocturnes
Ouvrent leurs clairs yeux d’or et leurs vols taciturnes,
Apaisez-moi !
Porte du Paradis, par l’absurde habité,
Haschisch libérateur de la réalité,
Délivrez-moi !
Tapis de velours blanc, où marchent cadencées
D’amples processions d’orgueilleuses pensées,
Exaltez-moi !
Flacon, où tournent dans un cerveau de cristal
Les vertiges du musc, de l’ambre et du santal,
Parfumez-moi !
Orgue religieux dont les vastes musiques
Bâtissent dans les cœurs des églises mystiques,
Élevez-moi !
Maison d’or et d’albâtre, où les vins généreux
Versent aux vagabonds les espoirs vigoureux,
Hébergez-moi !
Liqueur soyeuse, crème où les fruits et les baumes
Fondent leur bienfaisance et leurs subtils arômes,
Enivrez-moi !
Manne d’amour, agneau pascal, pain sans levain,
Festin miraculeux où l’eau se change en vin,
Nourrissez-moi !
Hamac, qu’une exotique et moelleuse indolence
À l’ombre des palmiers rafraîchissants balance,
Endormez-moi !
Jardin officinal aux douces floraisons,
Où croît parmi les lys l’herbe des guérisons,
Guérissez-moi !
Aérostat vainqueur des sublimes nuages,
Nostalgique wagon, berceur des longs voyages,
Emportez-moi !
Livre mystérieux des Sybilles, coffret
Où dort, loin des savants, maint austère secret,
Instruisez-moi !
Lourde mante opulente où les fauves soieries
Étoilent leurs prés d’or de fleurs de pierreries,
Revêtez-moi !
Turquoise de douceur, Rubis de cruauté,
Topaze où la lumière endort la volupté,
Adornez-moi !
Lupanar éhonté, plein d’immondes ivresses,
Mêlant tous les baisers et toutes les tristesses,
Épuisez-moi !
Hypocrite vivier, où des poulpes gluants
Traînent leurs suçoirs mous sur les cailloux puants,
Dévorez-moi !
Lazaret des lépreux, hôpital des poètes,
Ténébreux cabanon, pourrissoir des prophètes,
Étouffez-moi !
Torche Néronienne, ô monstrueuse croix,
Où flambent des martyrs oints de graisse et de poix,
Consumez-moi !
Ô Vous, femme adorable entre toutes les femmes,
Épouse des cœurs morts et sœur des jeunes âmes,
Reine des jours anciens, Reine des jours nouveaux,
Vous qui penchez un front empourpré de pavots,
Maîtresse du sommeil, Souveraine des veilles,
Ô Vous qui dans Saba régniez sur les merveilles ;
Vous qui fûtes au temps d’Assuérus Esther,
Baignant votre enfantine et précieuse chair
Six mois d’huile de myrrhe et six mois d’aromates ;
Vous qui domptiez le Nil sous vos galères plates,
Mangeuse de héros, buveuse de bijoux,
Cléopâtre ! — Ô princesse aux puissants cheveux roux,
Qui traîniez vos amants tout meurtris de luxure
Des carrefours de Rome aux jardins de Suburre,
Farouche Messaline, — ô large et sombre cœur,
Qui des taureaux crétois eût lassé la vigueur ; —
Vous, l’éternel amour, Vous, la femme éternelle,
Dévoratrice absurde, ignoble et solennelle,
Qui sucez notre vie et videz nos cerveaux,
Rallumez, rallumez, sous vos longs cils dévots,
Dans leurs globes laiteux comme un fluide ivoire,
Vos yeux de cendre où couve une âpre flamme noire ;
Et pour mieux m’enlacer du désir de vos bras,
Tressez, tressez vos doigts parfumés d’ananas,
Comme l’osier vivant d’une ardente corbeille.
Que ma chair baignera de sa liqueur vermeille ;
Et de vos dents de lys, ivres de cruauté,
Où la lune affligée a figé sa clarté,
Et de vos ongles fous, fleuris de jeunes roses,
Déchirez savamment, avec d’exquises pauses
Pleines de doux regrets, pleines de chers baisers,
Mes muscles et mes nerfs toujours inapaisés,
Jusqu’au jour, ô Madone, où vos lèvres trop gaies,
Presseront vainement les lèvres de mes plaies.