Litanies (Iwan Gilkin)

La bibliothèque libre.
Parnasse de la Jeune BelgiqueLéon Vanier, éditeur (p. 67-72).


Litanies


 
Surnaturelle, calme et puissante Beauté,
Fontaine de santé, Miroir d’étrangeté,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Écoutez-moi !

Phare spirituel allumé sur les roches,
Beffroi des jours défunts, où sanglotent les cloches,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Appelez-moi !

Havre où les blancs voiliers et les fumeux steamers
Chargés de cœurs vaillants, viennent du bout des mers,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Accueillez-moi !

 
Soleil vertigineux, vous qui dans les yeux faites
Fleurir des visions de splendeurs et de fêtes,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Aveuglez-moi !

Jardinier qui semez dans la nuit des cerveaux
Les songes imprévus et les verbes nouveaux,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Fécondez-moi !

Fleuve majestueux, où sur l’eau lente éclate
La gloire des lotus d’azur et d’écarlate,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Submergez-moi !

Tour d’ivoire, château que les tentations
Entourent vainement de leurs obsessions,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Abritez-moi !

Forêt crépusculaire, où les oiseaux nocturnes
Ouvrent leurs clairs yeux d’or et leurs vols taciturnes,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Apaisez-moi !

Porte du Paradis, par l’absurde habité,
Haschisch libérateur de la réalité,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Délivrez-moi !

Tapis de velours blanc, où marchent cadencées
D’amples processions d’orgueilleuses pensées,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Exaltez-moi !

 
Flacon, où tournent dans un cerveau de cristal
Les vertiges du musc, de l’ambre et du santal,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Parfumez-moi !

Orgue religieux dont les vastes musiques
Bâtissent dans les cœurs des églises mystiques,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Élevez-moi !

Maison d’or et d’albâtre, où les vins généreux
Versent aux vagabonds les espoirs vigoureux,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Hébergez-moi !

Liqueur soyeuse, crème où les fruits et les baumes
Fondent leur bienfaisance et leurs subtils arômes,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Enivrez-moi !

Manne d’amour, agneau pascal, pain sans levain,
Festin miraculeux où l’eau se change en vin,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Nourrissez-moi !

Hamac, qu’une exotique et moelleuse indolence
À l’ombre des palmiers rafraîchissants balance,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Endormez-moi !

Jardin officinal aux douces floraisons,
Où croît parmi les lys l’herbe des guérisons,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Guérissez-moi !

 
Aérostat vainqueur des sublimes nuages,
Nostalgique wagon, berceur des longs voyages,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Emportez-moi !

Livre mystérieux des Sybilles, coffret
Où dort, loin des savants, maint austère secret,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Instruisez-moi !

Lourde mante opulente où les fauves soieries
Étoilent leurs prés d’or de fleurs de pierreries,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Revêtez-moi !

Turquoise de douceur, Rubis de cruauté,
Topaze où la lumière endort la volupté,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Adornez-moi !

Lupanar éhonté, plein d’immondes ivresses,
Mêlant tous les baisers et toutes les tristesses,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Épuisez-moi !

Hypocrite vivier, où des poulpes gluants
Traînent leurs suçoirs mous sur les cailloux puants,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Dévorez-moi !

Lazaret des lépreux, hôpital des poètes,
Ténébreux cabanon, pourrissoir des prophètes,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Étouffez-moi !

 
Torche Néronienne, ô monstrueuse croix,
Où flambent des martyrs oints de graisse et de poix,
xxxxxxxxxxxxxxxxxxx Consumez-moi !

Prière

Ô Vous, femme adorable entre toutes les femmes,
Épouse des cœurs morts et sœur des jeunes âmes,
Reine des jours anciens, Reine des jours nouveaux,
Vous qui penchez un front empourpré de pavots,
Maîtresse du sommeil, Souveraine des veilles,
Ô Vous qui dans Saba régniez sur les merveilles ;
Vous qui fûtes au temps d’Assuérus Esther,
Baignant votre enfantine et précieuse chair
Six mois d’huile de myrrhe et six mois d’aromates ;
Vous qui domptiez le Nil sous vos galères plates,
Mangeuse de héros, buveuse de bijoux,
Cléopâtre ! — Ô princesse aux puissants cheveux roux,
Qui traîniez vos amants tout meurtris de luxure
Des carrefours de Rome aux jardins de Suburre,
Farouche Messaline, — ô large et sombre cœur,
Qui des taureaux crétois eût lassé la vigueur ; —
Vous, l’éternel amour, Vous, la femme éternelle,
Dévoratrice absurde, ignoble et solennelle,
Qui sucez notre vie et videz nos cerveaux,
Rallumez, rallumez, sous vos longs cils dévots,
Dans leurs globes laiteux comme un fluide ivoire,
Vos yeux de cendre où couve une âpre flamme noire ;

Et pour mieux m’enlacer du désir de vos bras,
Tressez, tressez vos doigts parfumés d’ananas,
Comme l’osier vivant d’une ardente corbeille.
Que ma chair baignera de sa liqueur vermeille ;
Et de vos dents de lys, ivres de cruauté,
Où la lune affligée a figé sa clarté,
Et de vos ongles fous, fleuris de jeunes roses,
Déchirez savamment, avec d’exquises pauses
Pleines de doux regrets, pleines de chers baisers,
Mes muscles et mes nerfs toujours inapaisés,
Jusqu’au jour, ô Madone, où vos lèvres trop gaies,
Presseront vainement les lèvres de mes plaies.