Littérature dramatique étrangère - Miss Fanny Kemble

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LITTÉRATURE DRAMATIQUE
ÉTRANGÈRE.

MISS FANNY KEMBLE.

Je viens de lire avec une attention religieuse le drame historique représenté en mars dernier, à Londres, et qui, s’il faut en croire les revues et les journaux de nos voisins, a obtenu un succès éclatant. Je regrette bien sincèrement de n’avoir pu moi-même assister au François Ier ; de miss Fanny Kemble ; car son drame, bien qu’il soit exécuté avec une louable conscience, bien que tous les détails en aient été surveillés par l’auteur avec un soin assez rare dans ces sortes de travaux, doit nécessairement se mieux comprendre au théâtre qu’à la lecture, si attentive qu’elle soit d’ailleurs, Francis the first peut cependant légitimement prétendre à être jugé comme un poème, avec toute la sévérité que les œuvres littéraires subissent impunément, et qui souvent réduirait en cendres les ouvrages destinés au théâtre, quelquefois très réellement illisibles, malgré leur succès.

Et ainsi, je n’essaierai pas d’apprécier ou de conjecturer, même par induction, l’effet probable de François Ier, sur un auditoire anglais, disposé d’avance à l’indulgence et à l’approbation par le nom, la jeunesse et la beauté de l’auteur. Je ne veux pas faire sur un ouvrage applaudi au-delà de la Manche, un feuilleton comme il s’en publie vingt à Paris tous les jours. Je veux analyser et juger le drame de miss Fanny Kemble, comme un livre qui n’aurait rien à démêler avec le décorateur, le machiniste et le costumier. Cependant je n’oublierai pas, et je prie en même temps qu’on se rappelle, que l’auteur compte aujourd’hui vingt-un ans tout au plus, et qu’elle avait dix-sept ans, quand elle a commencé l’œuvre publiée cette année seulement par John Murray. C’est une réserve que je crois indispensable dans le double intérêt de l’art et de la critique, car il y aurait de l’injustice et presque de l’aveuglement à rechercher les motifs et la portée d’une scène, la vraisemblance et la solidité d’une combinaison dramatique avec une logique inexorable, lorsqu’il s’agit d’un début ; quand on appelle à son tribunal un esprit qui peut subir encore bien des métamorphoses, qui ne connaît guère les réalités de la vie que par les livres, ou tout au plus par ses rêves et ses espérances. Plus tard, quand il aura vieilli, il saura bien lui-même, après le premier éblouissement du triomphe, se demander compte du passé, mesurer rigoureusement ce qu’il vaut, ce qu’il en faut garder, quelles feuilles ont séché, et ne doivent plus reverdir, dans le laurier qu’il croyait impérissable. Il saura bien retrouver dans sa mémoire le spectacle de ses émotions évanouies, et jeter au vent, quand l’heure sera venue, les cendres d’une gloire éteinte.

Donc, il y a dans Francis the first trois sujets bien distincts, trois drames différens, qui ont chacun leur importance et leur valeur ; qui, à la rigueur, comporteraient séparément un développement individuel et complet, qui, seuls et sans le secours des deux autres, suffiraient à remplir la scène, à concentrer la curiosité, à donner enfin une fable avec son exposition, son nœud et son dénoûment. Les deux premiers actes sont tout entiers dévolus à la duchesse d’Angoulême et à son amour pour le connétable de Bourbon. Le troisième et le quatrième sont uniquement consacrés à la passion de François Ier pour Françoise de Foix. Le cinquième acte se passe sous les murs de Pavie. Chacune de ces trois actions n’est guère liée aux deux autres que par un rapport de succession, par un accident de temps. Mais vraiment, on ne pourrait pas dire que la seconde se déduise de la première, ou la troisième de la seconde. Une femme vieille et passablement laide fait des avances au connétable, et le rappelle du gouvernement d’Italie pour se donner à lui. Sur son refus, auquel avec un peu de raison elle aurait dû s’attendre, après avoir vainement essayé de le séduire à sa personne par d’ambitieuses et criminelles espérances, quand elle s’est convaincue, à sa honte, que le duc de Bourbon ne voudrait pas même d’un trône à ce prix ; que la plus riche couronne ne réussirait pas à déguiser sa laideur et sa vieillesse, elle n’écoute plus que sa colère et sa vanité humiliées ; elle le dépouille de ses commandemens, et de la meilleure partie de ses richesses. Le connétable, poussé à bout, passe à Charles-Quint, et va combattre l’armée française à la tête des impériaux. Sans nul doute, il y a là toute l’étoffe d’une action vivante et animée. En attribuant, avec la partialité que l’art peut toujours se permettre, le premier rôle politique à la duchesse d’Angoulême ; en rejetant dans l’ombre la figure du roi ; en groupant autour de ces deux caractères entre lesquels la lutte est engagée, quelques ambitions subalternes toujours empressées au service des passions royales, si viles qu’elles puissent être ; en donnant pour champ clos à ce duel la France du seizième siècle ; en suivant toutes les chances du combat, jusqu’au moment où le vainqueur oblige le vaincu à lâcher pied, pour revenir bientôt plus ardent et plus fort, et pour venger enfin son outrage sur la liberté de son roi, je m’assure que le génie dramatique n’aurait rien à regretter, et n’appellerait à son secours aucune richesse étrangère au sujet. Les épisodes naîtraient d’eux-mêmes. La cour et le peuple se placeraient naturellement sur le second plan. Puis à l’horizon, on découvrirait Charles-Quint et Luther, Henri viii et le cardinal Wolsey.

Si l’on préfère à ce drame sombre et sanglant la lutte d’une vertu expirante contre les séductions d’un amour royal ; si au lieu d’Agrippine on prend Junie ; si la poésie, cherchant dans le développement et la peinture d’une passion fraîche et jeune tous les ressorts de l’intérêt, compose avec François Ier et la comtesse de Châteaubriand un tableau simple, mais vrai ; si elle voit dans le petit nombre de figures qu’elle doit dessiner la nécessité d’en tracer les contours avec plus de précision et de fermeté, d’en montrer plus à loisir, avec une curiosité plus complaisante, jusqu’aux traits les plus fins ; si elle se complaît dans l’étude approfondie de ces deux physionomies qui contrastent si vivement, un roi qui désire et qui veut, une jeune femme qui résiste, et qui regrette peut-être la faute qu’elle n’ose commettre, placée entre son devoir et sa vanité, qui écoute dans le recueillement la voix impérieuse de sa conscience, mais qui cependant ne peut méconnaître le charme éblouissant de cette autre voix qu’elle refuse d’écouter, ce pourra être une belle et touchante tragédie, à la manière de Sophocle et d’Euripide, imprégnée d’abord d’une chaste vertu, puis couronnée dignement par le remords, et peut-être par le plus résigné de tous les sacrifices, par le renoncement à la vie, par un holocauste expiatoire. Et qu’on ne dise pas que ce serait là une tragédie d’enfans et de jeunes filles, un proverbe bon tout au plus pour les couvens et les pensionnats. Ni les cours, ni les voyages, ni les roueries diplomatiques et parlementaires, ni la plus vieille et la plus intime familiarité avec les livres de toutes sortes, ne suffisent à nous détacher, dans le sens poétique, de la vertu et de ses combats.

Reste un troisième drame, celui qui commence entre le roi et le duc de Bourbon, qui continue entre Lautrec et le duc de Milan, et qui se termine à la bataille de Pavie. Ce serait un drame politique et militaire, où l’amour ne jouerait aucun rôle ; l’ambition et la ruse domineraient la scène. L’Italie se jouerait aux dés. La partie s’engagerait entre l’Espagne et la France ; l’Angleterre compterait les points, et l’Europe placée à la galerie sifflerait le vaincu. Ce dernier sujet ne serait peut-être pas le moins riche des trois. Il n’irait pas si volontiers aux curiosités vulgaires. Il faudrait, pour le comprendre et le suivre, plus d’attention et de sagacité, que pour inventer bien des harangues récitées à la tribune. L’iambe ou l’alexandrin éclateraient à contenir de pareils colosses, à moins d’être habilement trempés. Pour mouvoir librement tous les fils de cette vaste pantomime, la main devrait être capable d’une rude étreinte. Mais arrivé à ces hautes régions, d’où l’œil découvre les empires et les peuples comme les navires dans le port, on sentirait en soi-même un profond contentement. La vue se réjouirait à manier l’histoire comme les rayons de la lumière.

Miss Fanny Kemble a voulu relier, dans un nœud unique, les trois rameaux dramatiques que nous venons d’indiquer ; elle a voulu réunir en un commun faisceau toutes les branches de l’arbre historique, recueillir et fondre au feu de son imagination les fragmens dispersés d’un siècle gisant, pour couler une grande et magnifique statue.

Or, pour mener à fin son projet, qui seul, et quelle qu’en pût être l’issue, a droit à nos éloges, elle a inventé le personnage de Gonzales, qui passe à la cour de François Ier pour un moine espagnol, pour le confesseur de la reine, mais qui, dans la pensée de l’auteur, se joue à-la-fois de Charles-Quint, de la duchesse d’Angoulême, du roi de France et du connétable de Bourbon et dont toutes les supercheries aboutissent à venger une vieille injure de famille.

Clément Marot, Triboulet, Marguerite de Navarre, ont dans la tragédie anglaise un caractère constant de réserve et de chasteté. Laval et Lautrec sont généreux et chevaleresques ; la comtesse de Châteaubriand, jusqu’au moment de sa chute, est d’une vertu exemplaire, et même après qu’elle a souillé sa vertu d’une tache ineffaçable, elle garde encore dans toute sa conduite une parfaite innocence. Elle n’a pas l’air d’avoir cédé ; elle se reproche sa lâcheté, comme si elle n’avait pas même eu l’honneur de combattre jusqu’au dernier moment. À entendre les paroles qu’elle prononce, son crime est presqu’un rêve.

Il y a dans Francis the first un sentiment dont la peinture, souvent ramenée sur la scène, et quelquefois même au premier plan, éclate par une exquise vérité, et révèle une touche assurée, quoique naïve: c’est l’amour fraternel. L’enfantine confiance de Françoise de Foix dans Lautrec, sa pudique soumission à ses moindres avis, comme à des ordres saints et irrévocables, l’abandon et le laisser-aller de ses aveux, la grâce contenue avec laquelle elle lui explique sa répugnance à le laisser partir, à demeurer seule et sans soutien au milieu des dangers de la cour, sa crainte d’avoir un jour un autre et plus impérieux protecteur que lui, tous ces traits, habilement combinés, composent un ravissant tableau. C’est une belle et touchante étude qui doit être faite d’après nature. Et sans doute on ne doit pas s’en étonner : le cœur et l’imagination d’une jeune fille pouvaient sans violence, sans le secours d’un travail factice, s’élever jusqu’au type le plus complet et le plus pur d’un pareil sentiment. Pour y atteindre d’un seul coup, elle n’avait besoin de recourir à aucune tradition de collége ou de bibliothèque ; elle n’avait qu’à descendre en elle-même ou regarder autour d’elle, pour trouver les couleurs et les nuances qui devaient lui servir. Mais l’ambition, l’ardeur de la conquête et des aventures, l’adultère, la jalousie, les trahisons politiques, où vouliez-vous que miss Kemble en trouvât les modèles pour les représenter dignement ?

Le style de Francis the first est partout d’une éblouissante coquetterie. L’auteur n’y regrette ni les draperies ondoyantes et souples, ni l’éclat chatoyant et capricieux des pierreries ; toutes les ruses de la parure la plus habile, toutes les séductions d’une démarche à-la-fois invitante et réservée y sont prodiguées avec une générosité merveilleuse.

C’est rarement, comme on pourrait s’y attendre, les images douces et modestes qui pourraient convenir à l’élégie. Ce n’est pas non plus le mouvement impétueux et presque militaire d’un hymne ou d’une ode ; c’est le sourire apprêté, qui épie le regard pour montrer de belles dents ; c’est une tête qui s’incline à propos, qui fléchit le cou, comme un cygne, pour dérouler les boucles et les tresses de ses cheveux. À parler littérairement, c’est le style du sonnet.

Or, quoiqu’on ne puisse nier ni le charme, ni la grâce, ni même souvent la force et la portée des sonnets de Pétrarque et de Michel-Ange, de Milton ou de Wordsworth, forcés qu’ils sont cependant d’enfermer leur pensée dans l’étroit espace de deux quatrains et de deux tercets, il leur faut trouver une forme sonore et précise, retentissante et solide, qui donne aux moindres accidens de leurs idées un caractère saisissant, qui grave dans la mémoire, et profondément, ce qu’ils veulent raconter et signifier. Alors ils ne peuvent s’en tenir à la simple succession des images, comme dans le récit ; ils choisissent une figure une et multiple, simple, quoique variée, capable de suivre pas à pas et de reproduire fidèlement toutes les évolutions de la rêverie : ils choisissent un symbole.

Mais ce style qui convient au sonnet, dont le sonnet ne peut guère se passer, quand on l’applique à un récit ou à une action, à l’épopée ou à la tragédie, au roman ou au drame, ralentit singulièrement le mouvement général de l’ouvrage. Une fois entré dans cette voie, qui, bien que belle et glorieuse en soi, n’est pourtant pas la vraie, et ne doit pas vous conduire au but que vous cherchez, vous ne pouvez plus faire acception du caractère et de l’âge des personnages, de la paix ou du tumulte d’une scène, de la hâte impétueuse du dénoûment, ou du cours tranquille d’une exposition ; vous êtes condamné à l’éternelle et patiente ciselure de toutes les passions et de tous les sentimens. Que votre parole grave ou folle, tendre ou austère, passe par les lèvres de François Ier, ou de Triboulet, de la comtesse de Châteaubriand ou de la duchesse d’Angoulême, elle pourra être belle, mais non pas vivante.

Et je concevrais encore plus volontiers que le cliquetis des images se fît entendre à de fréquens intervalles dans le cours d’un récit ; car alors le poète ou le romancier, deux artistes dont le nom seul diffère, intervient en son nom et pour son compte. En même temps qu’il déroule les plis merveilleux de ses souvenirs, en même temps qu’il nous emmène avec lui sur le navire qu’il gouverne à son gré, et qu’il nomme toutes les villes du rivage, toutes les baies et tous les promontoires qui s’enfuient derrière nous, il a droit d’associer à son enseignement ses passions personnelles ; il peut, à mesure qu’il avance, oublier les passagers qui l’écoutent pour se parler à lui-même, traduire sans réserve et sans réticence les impressions qu’il éprouve en présence du ciel et du paysage.

Qu’il s’agisse d’Achille ou d’Ulysse, d’Énée ou de Satan, de don Quixote ou de Tom Jones, nous ne pouvons défendre ni à Homère, ni à Milton, ni à Virgile, ni à Cervantes, de prendre parti pour ses héros. En poésie, et surtout en poésie épique, on n’admet pas de prévarication.

Or, dès que le poète accepte un rôle, il est libre, à coup sûr, de le jouer à sa manière, de le composer à sa guise. Si sa pensée, dédaignant les vêtemens vulgaires, s’habille d’une image éclatante, comme les rois s’habillent de pourpre et d’or ; si, pour dessiner l’énergie et la grâce de son attitude, elle prend la cotte de maille ou la toge, il y aurait de l’injustice et de l’ignorance à l’en blâmer : autant vaudrait reprocher à l’oiseau ses ailes.

Pourvu que le poète sache descendre à propos des régions élevées où il plane, quand il nous oublie, pour reprendre l’allure et le pas que nous pouvons suivre, pourvu qu’après nous avoir conduits bien loin au-delà des limites de la réalité, il sache y revenir et y rentrer avec nous, il ne sort pas de son droit ni de son devoir.

Mais le poète dramatique n’a pas les mêmes privilèges. Eût-il en portefeuille les odes de Pindare, les sonnets de Pétrarque ; fût-il capable de les dépasser, il ne pourra, sous peine de forfaire aux lois de son art, dépenser en aucune occasion les richesses d’un pareil trésor. Il faut qu’il s’efface et disparaisse complètement derrière ses personnages ; qu’il parle avec leur bouche, mais que leur bouche ne se mette jamais au service de sa pensée ; qu’il s’identifie avec eux, mais n’essaie jamais de les absorber en lui-même ; qu’il les domine et les conduise, mais qu’il ne cherche jamais à leur imprimer ses mouvemens.

Je sais que des autorités imposantes ne partagent pas mon avis ; je sais que l’Allemagne, l’Italie et la France porteraient au besoin témoignage contre moi ; que Schiller et Manzoni paraissent avoir dérogé aux lois que je prétends établir, ou plutôt que je déduis et que je tâche de traduire. On me citera le marquis de Posa, qui reparaît, à des intervalles réguliers, dans la tragédie de don Carlos, comme le retour de la strophe et de l’antistrophe antique, qui ne participe pas réellement à l’action générale, qui résume et personnifie le poète lui-même avec tous les accidens de temps et de lieu ; type idéal d’un Allemand du dix-neuvième siècle, qui a traversé l’histoire et la philosophie, avant d’arriver à la poésie : mais, à mes yeux, une pareille exception, si glorieuse et si imposante qu’elle soit, un si flagrant et si réel anachronisme, ne saurait renverser le principe que j’ai posé.

Le marquis de Posa fait de la poésie lyrique tout à son aise, sans guère s’inquiéter des acteurs qui l’entourent. Mais croyez-vous que, s’il était autre, la tragédie de don Carlos en vaudrait moins ? pour ma part, j’en doute.

Cependant, comme il est impossible de scinder si distinctement les formes de l’imagination, que l’une ne se confonde jamais avec l’autre, il y a dans le drame lui-même quelques rares et solennelles occasions où le poète peut s’avancer sur la scène. S’il y a dans la fable qu’il a nouée un caractère avec lequel il sympathise plus profondément et plus naïvement qu’avec les autres, il peut, à de certains momens, résumer l’action et l’état de sa pensée dans un monologue, comme fait Corneille dans Cinna.

Mais, pour que le monologue soit à sa place et ne fasse pas tache dans l’étoffe du poème, il ne faut pas que le style en soit soudainement lyrique : il faut qu’il se détache insensiblement du style ordinaire et général de la pièce, avant de prendre un mouvement particulier.

À ces conditions, le monologue permet au poète dramatique de s’élever successivement à toutes les formes de l’ode et de l’élégie. À mesure que l’isolement développe, dans l’acteur qui le représente, une rêverie plus intense et plus idéale, il ne doit se refuser aucune image, aucune figure, si riche qu’elle soit.

Maintenant que nous avons épuisé, selon la mesure de nos forces, la double question du plan et du style de Francis the first ; considérés en eux-mêmes, il nous reste à envisager deux questions subsidiaires, et dont une seule a été soulevée par la critique anglaise.

À quelle période de la poésie anglaise se rapporte la tragédie de miss Kemble ? Quelles ressources présentait l’époque historique qu’elle a choisie ?

Une Revue publiée sous patronage de John Murray voit, dans Francis the first, un retour salutaire vers la méthode dramatique de Shakespeare. Je ne crois pas qu’elle entende parler des tragédies proprement dites de Shakespeare, telles qu’Othello, Hamlet, Romeo et Juliette ; car les trois poèmes que nous venons de nommer, surtout le premier et le troisième, se font remarquer par la simplicité du plan, l’unité de l’action, la concentration de l’intérêt. Qu’on prenne dans le théâtre grec, ou dans Racine et Alfieri, qui tous deux, à leur manière, ont voulu renouveler l’antiquité, telle tragédie qu’on voudra, sauf la naïveté familière des détails, qui assure au poète de Strafford un avantage réel et durable, je ne vois aucune différence entre les tragédies anglaise, italienne et française. Le critique de Londres n’a pas voulu non plus rappeler les pièces fantastiques, telles que le Songe d’une nuit d’été. Titania et Oberon n’ont rien à faire avec la tragédie de miss Kemble.

Sans nul doute, il s’agit dans cette comparaison des pièces qui, dans l’édition de 1622, publiée huit ans seulement après la mort de l’auteur par Heminge et Condell, deux de ses camarades, s’appellent modestement Chronicles, telles que la Vie et la mort du roi Jean, Richard iii, Henri iv. Dans ces chroniques, Shakespeare ne prétend à aucune unité rigoureuse et officielle. Il met l’histoire de tout un règne en dialogue et en action. Il ne choisit pas arbitrairement un épisode ou un personnage. Il ne fait subir aux événemens qu’il a sous sa main, aucun triage de pruderie ou de dégoût ; il ne répudie rien, ni personne. Scènes d’alcove et de camp, tout lui est bon pour esquisser à grands traits le siècle auquel il s’en prend. Il entre aux conseils des rois, nous assistons aux débats qui vont décider du destin d’un empire. Puis, quand la bataille est résolue, quand les lances sont aiguisées, que les armées sont rangées dans la plaine, nous le suivons sur une hauteur voisine pour dominer avec lui la scène. Quand la mêlée s’engage, quand les lignes d’acier plient et s’entament, nous pénétrons au milieu des blessés, nous écoutons le râle des morts.

N’attendez pas que le poète oublie le vainqueur ou le vaincu ; Dieu merci ! la passion ne lui manque pas. Il prend parti pour ou contre ses acteurs. Ceux qui l’accusent d’impartialité ne l’ont pas lu ou l’ont bien mal compris ; il n’y a pas une de ses chroniques qui n’ait le sens et l’énergie du plus hardi pamphlet, qui ne flétrisse et ne couronne aussi bien que les vieilles comédies d’Athènes. Mais il tient compte à chacun de son malheur pour juger sa faute, il ne condamne qu’en racontant.

C’est une sorte d’omniscience qui éblouit d’abord et qui trouble la vue. On ne comprend pas du premier coup où le poète en veut venir. Dans ce pêle-mêle confus d’Achilles et de Thersites, dans cette cohue de rois et de populaces, on ne distingue pas d’abord sur quels groupes l’attention va se fixer. Mais peu-à-peu l’histoire s’explique et s’éclaircit, les groupes se personnifient, les nations s’individualisent ; grâces aux dimensions colossales de l’action, une catastrophe qui ruine un royaume n’a plus que l’importance relative d’une scène ordinaire ; le drame tout entier prend une espèce d’unité involontaire et fatale, unité réelle et providentielle, qui ne résulte pas du choix ou de l’oubli, de la préférence ou du dédain, mais qui se fait d’elle-même, qui ressort des événemens ; unité inhérente à l’ensemble, à laquelle tous les détails concourent merveilleusement.

Qu’on ne s’y trompe pas ; bien que les chroniques de Shakespeare ne soient pas, pour la plupart, la meilleure partie de son héritage ; bien que je préfère de beaucoup Othello à Richard iii, cependant le génie, je dirais volontiers l’instinct dramatique, qui ne l’abandonnait jamais, ne lui permettait pas de mettre en scène l’histoire de son pays, ou l’histoire de Rome, sans qu’une pensée une et grande présidât, presque malgré lui, à toutes ces compositions.

Voyez Coriolan et Jules César. Il ouvre les biographies de Plutarque, et s’en contente sans pousser plus avant ses études. Il n’omet pas une page, pas un trait caractéristique ; il trouve moyen d’enchatonner et de sertir dans sa pièce jusqu’aux moindres anecdotes qu’un autre eût négligées, peut-être, comme indignes de la toge et du cothurne, mais qui ajoutent singulièrement à la vérité naïve de la composition. Il ne dédaigne pas les trivialités qui peuvent compléter l’humanité de ses héros.

Qu’on relise attentivement deux ou trois des chroniques de Shakespeare, et l’on se convaincra facilement de l’exactitude des remarques précédentes ; on aura la certitude qu’il est toujours un, parce qu’il est toujours complet.

Je m’assure donc que l’auteur du Richard iii aurait vu dans le règne de François Ier autre chose qu’une trahison, un amour et une bataille. Comme il eût mis dans sa tragédie toutes les tragédies que le siècle contenait, il n’y en aurait pas eu trois, mais une. Sous la toute-puissance de son pinceau, peu-à-peu des figures, d’abord saillantes et prononcées, se seraient placées sur le second plan, dans la pénombre. La lumière d’abord diffuse et vague se serait insensiblement éteinte aux deux côtés du cadre, et concentrée vers le milieu de la toile.

Car dans une tragédie, comme dans un paysage, il n’y a pas de beauté sans sacrifice. Claude Lorrain et Ruysdael ne donnent pas à toutes les portions de leur tableau la même valeur et la même clarté. C’est un principe qui, une fois violé, met à mort toute poésie.

Or, dans Francis the first, je serais fort embarrassé de choisir entre les trois tragédies que je vous ai dites. Je ne saurais laquelle préférer. Toutes trois ont à mes yeux la même importance. La première et la troisième sont incomplètes. La seconde, sans avoir reçu tous les développemens qu’elle comporte, me paraît cependant absorber les plus intimes sympathies de l’auteur. C’est un drame de pudeur et de chasteté, d’amour et de dévoûment fraternel. Si la conduite de Françoise de Foix, qui, à mes yeux, voudrait être l’héroïne de la tragédie, eût été telle que nous la représente miss Kemble, peut-être que saint Augustin ne l’eût pas condamnée, comme on peut le voir dans la Cité de Dieu.

Et quoiqu’on ait volontiers mauvaise grâce à parler du style d’un poète étranger, bien qu’on puisse accuser de pédantisme et de fatuité un critique qui se permet de juger ce qu’il y a de plus délicat et de plus mystérieux pour un esprit qui n’est pas familiarisé, par la vie de tous les jours, avec l’idiome dont il prétend parler, nous nous hasarderons, cependant, à dire quelques mots du style de Shakespeare, comparé à celui de Francis the first.

Tous les deux sont imagés. Mais dans quelles conditions ? Dans ses chroniques Shakespeare ne se refuse aucune des vulgarités du dialogue. Il dit bonjour et adieu comme tout le monde. En est-il de même dans Francis the first ? Il joue sur les mots avec Mercutio, dans Roméo ; quand il est au balcon avec Juliette, il rêve comme M. de Lamartine dans les étoiles. Mais au bal, dans le premier acte, il a des paroles comme nous pouvons tous les soirs en entendre, en pressant un gant de femme.

Cette différence ressort de la différence même des systèmes. Venons à la partie technique. Il y a dans Shakespeare quatre formes de langage : la prose qu’il ramène volontiers toutes les fois qu’il revient à des scènes ordinaires ; le vers blanc, le vers héroïque et rimé, et enfin le vers qu’on appelle rhythmique, le vers de l’ode et de la ballade. Il emploie indistinctement ces quatre formes, il les quitte et les reprend, les entremêle et les coupe selon son caprice en apparence, mais le plus souvent pour des raisons que l’analyse et la réflexion pénètrent.

Miss Kemble n’a employé que deux formes de langage, la prose et le vers blanc. Parfois il lui arrive de ne pas terminer un vers commencé. Or il nous semble que ces irrégularités, qui pouvaient trouver leur excuse au seizième siècle dans la précipitation obligée du travail, puisque l’auteur était à-la-fois poète, acteur et directeur, n’ont pas droit aujourd’hui à la même indulgence. Ce n’est pas par ces côtés-là qu’il faut imiter Shakespeare.

Aujourd’hui que la littérature dans toutes ses branches n’est plus un accident de la vie, mais bien une profession qui remplit toutes nos années, et qui jalouse toutes les distractions, qui a ses lois, ses préceptes, son code, quand on accepte une forme, quelle qu’elle soit, il ne faut pas la quitter ; il faut choisir, selon la nature et le mouvement de sa pensée, entre la prose et le vers, mais ne pas renoncer capricieusement à l’une ou à l’autre dans le cours de cent cinquante pages.

Voyons quelle a été l’histoire.

Le règne de François Ier s’ouvrit glorieusement par la bataille de Marignan. On sait la lettre pleine de modestie et de dignité qu’il écrivit à sa mère après la victoire. Il n’y oublie aucun de ceux qui l’ont secondé de leurs bras et de leur courage, et trouve des paroles affectueuses pour les récompenser. Le soir même de la bataille, il mit un genou en terre, et se fit armer chevalier par Bayard.

Quatre ans plus tard, en 1519, la mort de Maximilien décida entre don Carlos et François Ier, une rivalité, qui ne devait finir qu’avec leur vie. Les deux rois se mirent sur les rangs pour l’empire, et c’est à cette occasion que François Ier répondit aux hypocrites politesses de don Carlos par un mot franc et hardi, qui peut servir de symbole à toute sa carrière : « Nous courtisons tous les deux la même maîtresse ; mais que celui des deux qui sera vaincu cède le pas à celui qu’elle préfère ». Sur le refus de Frédéric-le-Sage, don Carlos obtint l’empire. Henri viii d’Angleterre, troisième compétiteur, manifesta publiquement sa colère, et le double échec qu’ils avaient éprouvé donna lieu à une entrevue célèbre entre les rois de France et d’Angleterre, le camp du drap d’or.

Si je ne me trompe, c’était là un beau prologue pour une tragédie de François Ier ; c’était l’exposition de la lutte qui allait s’engager entre les trois monarques, lutte qui devait remplir trente ans. Il y avait à faire l’analyse de ces trois caractères qui devaient se disputer l’attention de l’Europe. C’eût été un premier acte, à la manière des Chroniques de Shakespeare, où l’intérêt et le mouvement n’auraient pas manqué.

En 1521, Charles-Quint commence la campagne, et fait attaquer le duc de Bouillon. Trente-cinq mille impériaux se jettent sur Mézières, qui ne doit son salut qu’à la prudence et à l’intrépidité de Bayard. Battu sur un premier point, l’empereur songe au Milanais, compromis déjà par une administration vicieuse et par les rigueurs excessives de Lautrec. La duchesse d’Angoulême avait dissipé, dans ses prodigalités, 400,000 écus, destinés à l’armée d’Italie : elle accusa de concussion le surintendant des finances, Semblançay, vieillard austère et intègre, et obtint sa tête. Le roi, épris des charmes de la comtesse de Châteaubriand se montra indulgent pour le frère de sa maîtresse. Le duc de Bourbon, à qui la mère du roi avait souvent témoigné le goût qu’elle avait pour lui, étant devenu veuf, la duchesse d’Angoulême lui offrit sa main ; le duc résista à ses instances, et repoussa même les prières du roi avec mépris. La duchesse humiliée retire au connétable le gouvernement du Milanais, et le ruine. Charles-Quint achète la trahison du connétable, qui trompe, par un lâche mensonge, la crédulité de François Ier, s’enfuit et livre à sa colère dix-neuf complices, après avoir vainement essayé de soulever plusieurs provinces sur son passage. Saint-Vallier, leur chef, est condamné à mort et obtient sa grâce, au moment même où il allait poser sa tête sur le billot, grâces à l’intercession de Diane de Poitiers, sa fille. On sait ce que lui coûta la vie de son père.

Nous sommes maintenant en pleine tragédie. Le connétable commande les impériaux en Italie. Le roi lui oppose le plus présomptueux de ses favoris, l’amiral Bonnivet, et met Bayard sous ses ordres. Bonnivet, dangereusement blessé, remet le destin de l’armée entre les mains de Bayard ; mais il n’était plus temps. Les Français sont forcés d’abandonner l’Italie. Le connétable attaque la Provence, enlève quelques villes, et va mettre le siége devant Marseille. François Ier le chasse, et repasse dans le Milanais. Il prend Milan, que la peste décime, et tient conseil avec ses principaux généraux ; les têtes les plus sages sont d’avis qu’il attende des renforts avant d’aller plus loin. Bonnivet et Montmorency se prononcent pour l’attaque de Pavie. Antoine de Leves, gouverneur de la ville, donne le temps au connétable d’arriver. Le 24 février 1525, au commencement de la nuit, le combat s’engage avec les impériaux, et dure jusqu’au matin. Les arquebusiers basques nous tuent beaucoup de monde, et visent au cœur les chefs de l’armée. Le duc d’Alençon plie. Trémouille et Foix sont frappés à mort. Bonnivet désespéré se précipite au milieu des bataillons ennemis. Le roi, après avoir tué de sa main plusieurs impériaux, reçoit deux blessures, son cheval est tué sous lui ; il tombe. Pomperan, le seul gentilhomme qui eût suivi le connétable, lui demande son épée ; le roi demande Lannoy, vice-roi de Naples, qui met un genou en terre, et lui donne son épée en échange de la sienne. François Ier est conduit à Madrid, comme prisonnier de Charles-Quint. L’empereur lui impose pour le rachat de sa liberté des conditions ignomineuses et inexécutables. Mais Marguerite, duchesse d’Alençon, et depuis reine de Navarre, parvient à le décider au parjure. Si même il faut en croire les mémoires du temps, elle adoucit les ennuis de sa captivité au prix de ses devoirs.

François Ier suivit le conseil de sa sœur, ne refusa aucune des promesses qu’il devait violer, et en touchant la terre de France, s’écria : Je suis encore roi. En quelques jours la noblesse offrit 2,000,000 pour le rachat de ses enfans qu’il avait laissés en otage.

Léon x meurt après un règne glorieux. Clément vii, son successeur, s’allie à François Ier et à Henri viii contre Charles v. Le 6 mai 1627, le connétable de Bourbon assiége Rome et meurt sur la brèche. Les impériaux mettent la ville à feu et à sang. Clément vii est prisonnier de Charles v. Lautrec reparaît en Italie, et avec l’assistance d’André Doria et de Gênes, il reprend possession du Milanais. La peste, après avoir éclairci les rangs des impériaux, passe dans nos rangs. Lautrec se brouille avec Doria, qui décide la défection des autres états de l’Italie. Lautrec meurt, et l’armée française est anéantie. L’empereur et le roi de France, après avoir échangé plusieurs provocations ridicules, signent la paix de Cambrai, en 1529. Les enfans du roi sont rachetés au prix de 1,200,000 écus. François Ier renonce à ses prétentions sur le Milanais et épouse Eléonore, sœur de l’empereur. La paix européenne paraît assurée pour quelque temps. François Ier, aidé du connétable de Montmorency, remet l’ordre dans les finances. Il donne des fêtes élégantes et somptueuses. Il s’entoure de savans illustres, tels que Budée et Lascaris, et correspond avec Érasme. Il visite dans leurs ateliers Primatice et Léonard de Vinci. Il commence le Louvre, bâtit les châteaux de Fontainebleau, de Chambord et de Madrid. Il fonde le collége de France. Il forme à sa cour un conseil littéraire, composé des frères Dubellay, de Rabelais, de Marguerite de Navarre et de Clément Marot, qui tous deux prononçaient rarement les chastes paroles que miss Kemble a mises dans leur bouche. C’est à cette époque que François Ier prit une nouvelle maîtresse, Anne de Pisseleu, qu’il nomma duchesse d’Étampes. La comtesse de Châteaubriand était morte pendant sa captivité, victime de la jalousie de son mari. Le roi donna des larmes sincères aux cendres de la duchesse d’Angoulême, malgré les torts nombreux qu’il avait à lui reprocher, et maria peu de temps après, Henri, son second fils, à Catherine de Médicis.

L’expédition de Charles-Quint en Afrique ranime les prétentions de François Ier sur le Milanais. Il profite de l’absence de l’empereur pour y rentrer. François Sforce, frappé de terreur, meurt subitement ; mais bientôt Charles-Quint revient et reprend l’Italie. En 1536, il conduit cinquante mille hommes en Provence. Le connétable Anne de Montmorency, instruit que les troupes impériales sont mal approvisionnées, n’hésite pas à sauver la France au prix d’une province, et met le feu aux villes et aux châteaux. La famine chasse l’empereur et l’oblige à repasser les Alpes. Le dauphin François, qui donnait les plus brillantes espérances, meurt empoisonné, à ce qu’on croit, par Montécuculli, son échanson, qui subit le supplice des régicides. Le roi accusait Charles-Quint et voulait se venger. Mais cependant, sur la médiation de Clément vii, l’empereur et le roi signent à Aigues-Mortes une trêve de dix ans.

En 1539, Charles-Quint, au grand étonnement de l’Europe, se confie à la loyauté de son rival, et lui demande passage pour aller demander raison aux Gantois de leur insurrection. François lui accorde sa demande, et demande en récompense l’investiture du Milanais. L’empereur se souvient du serment de Madrid violé, et promet. D’après l’avis du connétable de Montmorency, il n’y eut pas de convention écrite. Charles-Quint apprend que la duchesse d’Étampes agit auprès du roi contre lui ; pour la gagner, il laisse adroitement tomber un diamant magnifique, qu’elle ramasse, et qu’il la prie de garder. Il soumet les Gantois, et traite la promesse du Milanais comme François avait traité les promesses de Madrid. Le connétable de Montmorency est disgracié en souvenir de ses conseils.

Landrecies, assiégée par Charles v, et délivrée par le roi, en 1544 ; la bataille de Cerizolles, gagnée en 1545, par le comte d’Enghien ; la ligue de Henri viii et de l’empereur ; l’envahissement momentané de la Picardie et de la Champagne, jusqu’à la paix de Crespi, et enfin la promesse du Milanais au duc d’Orléans, second fils du roi, complètent l’histoire de François Ier. Il mourut en 1547, âgé de cinquante-deux ans. Depuis dix ans, sa santé s’était altérée à la suite d’une intrigue galante avec une bourgeoise nommée la Belle Féronnière. Le mari eut recours, pour se venger de sa femme et du roi, à un moyen sur lequel les historiens ne laissent aucun doute. La Féronnière en mourut, et le roi fut assez mal guéri.

Telle a été la réalité historique que miss Kemble avait choisie. Comme on le voit, elle en a tenu peu de compte. Cependant, en négligeant les événemens accessoires qui n’ont pas assez d’importance pour paraître au premier plan, elle pouvait commencer par la bataille de Marignan, et l’élection impériale. Elle avait, pour terminer le premier acte, le camp du drap d’or.

La trahison du connétable de Bourbon pouvait remplir tout le second acte.

La bataille de Pavie et la captivité du roi auraient suffi au troisième acte.

Au quatrième acte, la rentrée du roi en France, le sac de Rome, la mort de Bourbon, de Lautrec, les fêtes de la cour, et le mariage de Henri avec Catherine de Médicis.

Au cinquième, le voyage de Charles-Quint et la mort de François Ier.

Mais l’imagination d’une jeune fille pouvait-elle manier et tailler librement cette étoffe immense ? Je ne sais. Peut-être eût-elle mieux fait de s’en tenir aux amours et à la mort de Françoise de Foix.

En donnant le canevas dramatique de trente années, nous n’avons pas la prétention d’avoir indiqué une recette infaillible, et qui doive, fidèlement exécutée, produire une œuvre de belle et grande poésie. On n’a pas fait une statue, quand on a équarri un bloc de Carrare.

Malgré nos remarques, et à cause de nos remarques, Francis the first est et demeure une œuvre très remarquable. Mais puisque miss Kemble ne veut pas suivre la voie de Knowles, de Milman et de miss Joanna Baillie ; puisqu’elle ne s’est pas laissé séduire aux tirades rhétoriques de Virginius et de William Tell ; puisqu’elle ne croit pas que la tragédie biblique, ou la tragédie officiellement et didactiquement morale, soit appelée à régénérer le théâtre anglais ; puisqu’elle ne veut ni de la fureur, quelque peu dévergondée d’Otway, ni de la douleur élégiaque de Rowe, ni de l’emphase castillane de Dryden ; qu’elle étudie Shakespeare, et ne cherche pas à l’imiter ; et puissent ces lignes, si elles arrivent jusque sous ses yeux, la décider, dans sa prochaine tragédie, à ne peindre que les sentimens qu’elle a éprouvés, ou dont le spectacle familier a pu l’instruire ; qu’elle renonce à vouloir imposer aux siècles évanouis la grâce et la chasteté de sa jeunesse, qu’ils ne peuvent accepter. Si elle n’a pas lu Pantagruel, ou les Nouvelles, ni les Dames galantes, comme je le crois volontiers, qu’elle ne touche à l’avenir qu’aux hommes et aux choses qu’elle aura pu librement étudier, sans renoncer aux attributs de son sexe.


gustave planche.