Littérature en Suède avant le XVIe siècle

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DE L’ÉTAT
DE
LA LITTÉRATURE ET DE L’INSTRUCTION
EN SUÈDE

AVANT LE SEIZIÈME SIÈCLE.


À M. le ministre de l’instruction publique.

Le développement de la littérature a été plus tardif en Suède qu’en Danemark. La Suède, par sa position géographique, se trouvait en quelque sorte séquestrée du reste de l’Europe, à une époque où l’industrie n’avait pas encore créé les moyens de communication que nous employons aujourd’hui. C’était, au commencement du moyen-âge, une contrée inculte, hérissée de forêts et difficile à traverser. Son commerce n’avait encore pris aucun essor, son agriculture était dans l’enfance. Il eût fallu de longues années de calme pour développer ses premiers essais et le caractère de ses habitans ; la division de ses états, le voisinage des autres pays, tout était pour elle un sujet de guerre. Le fondateur de la monarchie suédoise était ce chef de tribus asiatiques, cet Odin dont l’histoire raconte vaguement les courses aventureuses et dont la fable a fait un dieu. Ses descendans avaient hérité de son ardeur pour les combats. Dans les heures de loisir qu’ils passaient assis devant la table de chêne buvant le miœd avec leurs compagnons, on eût dit qu’ils sentaient l’aiguillon de cette lance teinte de sang que les Valkyries promenaient sur les champs de bataille. Le repos leur pesait comme un remords. Le triomphe de la force était leur foi, la guerre leur religion.

Les premiers rois auxquels les missionnaires chrétiens firent entendre leur voix pacifique, ne purent dompter si tôt les idées de gloire que leur avait données la tradition. Tout en s’inclinant devant le symbole de la réconciliation, ils proféraient le cri de guerre et s’élançaient joyeusement au combat.

Quand la guerre n’éclatait pas dans le pays entre les hommes d’une même race, entre les districts d’un même état, elle s’en allait chercher fortune ailleurs. Le Danemark était l’objet fréquent de ces agressions violentes, de ces luttes à main armée qui pendant des siècles ont occupé toute la Suède. Les deux nations posées de chaque côté du Sund se regardaient d’un œil jaloux. Elles se disputaient la possession de la mer comme deux plaideurs de Normandie se disputent la possession d’un champ. Leurs navires avaient peine à se rencontrer entre les deux rivages sans essayer leur force, et souvent la bataille engagée sur les vagues se prolongeait sur la terre ferme.

Au XIVe siècle, le traité d’union de Calmar, qui semblait devoir apaiser ces différends, ne fit au contraire que les accroître et les compliquer. Le Danemark n’eut jamais en Suède qu’un pouvoir fort contesté. Il régnait sur quelques hommes dont il avait favorisé l’ambition, mais la masse du peuple était contre lui. Dans les diètes, les hommes dévoués à la domination étrangère gagnaient les suffrages par leur habileté. Dans les circonstances orageuses, dans les occasions décisives, le parti national l’emportait. Ce fut ce parti qui appuya l’insurrection d’Engebrecht, qui investit du pouvoir suprême un simple paysan. Ce fut ce parti qui nomma roi Charles Knutzon et reprit deux fois les armes pour lui et deux fois le rappela sur le trône. Ce fut ce parti qui s’attacha à l’administration des Sture, qui les adopta pour maîtres et soutint jusqu’au bout la lutte héroïque engagée par un de leurs descendans.

Un siècle et demi s’était passé dans les insurrections continuelles, dans les guerres civiles enfantées par le traité d’union des deux royaumes. À la fin, Chrétien II, essayant de reconquérir le pouvoir absolu en Suède, rompit le lien factice qui rattachait ce pays au Danemark. Il effaça dans le sang des habitans de Stockholm le contrat signé à Calmar et fraya par ses cruautés la route à Gustave Wasa.

Ce qui ajoutait encore à toutes ces péripéties du gouvernement suédois, c’était son organisation même. La monarchie suédoise était une monarchie élective dominée par une oligarchie puissante. Le droit d’hérédité fut accordé à quelques familles, mais il leur fut accordé comme une faveur particulière, non comme un droit. L’aristocratie, en faisant cette concession, n’entendait renoncer à aucun de ses priviléges.

L’ancienne constitution suédoise avait été basée sur un principe démocratique. Les grandes affaires devaient se traiter dans l’assemblée des états, et l’ordre des bourgeois, l’ordre des paysans, étaient représentés à ces états. Il fut un temps même où leur voix exerçait une influence marquée. Mais peu à peu la fortune et l’influence des deux ordres supérieurs grandirent. Les hautes fonctions dont ils étaient investis, les priviléges qu’ils obtinrent renversèrent l’équilibre qui devait exister entre eux et le peuple. Les bourgeois et les paysans ne remplirent plus, dans les diètes, qu’un rôle timide et passif. L’aristocratie se trouva seule aux prises avec la royauté.

Il y avait ainsi dans l’état deux pouvoirs rivaux l’un de l’autre, qui vivaient dans une sorte d’accord hostile, cherchant tous deux à s’agrandir, à se créer des partisans, à étendre leurs attributions, et fatiguant le royaume par leur lutte sourde et leurs continuels tiraillemens. Si le roi était le plus fort, l’aristocratie courbait la tête ; mais au premier changement de gouvernement, à la première apparence de faiblesse, elle reparaissait avec le souvenir de l’injure qu’elle avait reçue et le désir ardent de se venger. Gustave Wasa la gouverna par sa sagesse ; Charles XI la dompta avec sa main de fer ; Charles XII la traita avec un dédain de héros. Elle se releva à l’avènement d’Ulrique Éléonore au trône, et réduisit la royauté à un état de nullité complète. Le pouvoir qu’elle s’était arrogé se prolongea pendant tout le règne d’Ulrique, de Frédéric Ier et de Frédéric-Adolphe. Elle s’affaiblit elle-même par ses rivalités de parti et ses dissensions. Elle perdit aux yeux du peuple tout son prestige par ses fausses mesures et sa vénalité. Quand Gustave III parut, il leva sur elle son sceptre de jeune roi, et le sénat orgueilleux, qui la veille encore lui prescrivait des lois, trembla de se sentir si faible et s’inclina humblement devant lui.

Nous ne faisons qu’indiquer ici les principaux évènemens de cette chronique du Nord. Nous y reviendrons plus tard.

Peu d’histoires sont aussi variées, aussi dramatiques que celle de Suède. La première époque surtout, l’époque païenne, et celle de l’union de Calmar jusqu’à la souveraineté bienfaisante de Gustave Wasa, sont une suite continuelle de discordes intestines, de guerres passionnées et de calamités publiques.

Dans cet état permanent d’anarchie, dans cette misère de tout un peuple qui ne trouvait encore dans son commerce et son agriculture qu’une ressource insuffisante à ses besoins, les lettres, les arts, les institutions pacifiques ne pouvaient que surgir avec peine et se développer très lentement. Le flambeau lointain de la civilisation apparaissait au milieu de cette barbarie comme le rayon douteux d’une étoile au milieu des nuits sombres du Nord. Une heure de calme, une ligne d’azur dans le ciel, la laissent apparaître, puis un nuage revient et la dérobe à tous les regards.

Le christianisme, prêché par saint Ansgard au IXe siècle, ne prit racine en Suède qu’au XIIe. Au XIe, les païens offraient encore, dans le temple d’Upsal, des sacrifices aux dieux scandinaves et massacraient dans la forêt saint Étienne. Lorsque les missionnaires eurent enfin vaincu le culte scandinave, lorsqu’ils eurent converti les nobles et converti le peuple, ils fondèrent, comme partout, des cloîtres et des écoles. Mais ces écoles étaient mal gouvernées et peu fréquentées. Le cri de guerre résonnait trop souvent à la porte des couvens, pour ne pas ébranler dans leur retraite l’humeur belliqueuse de tous ces hommes issus d’une race de pirates et de soldats. Les enfans de Suède, élevés comme des aiglons dans l’indépendance de leurs montagnes, sentant leur force et leur audace, se résignaient difficilement à se courber sous le poids de la discipline monastique, tandis qu’ils pouvaient courir les chances glorieuses d’une bataille, et ceux qui avaient reçu la consécration de prêtre, ou revêtu le froc, ne renonçaient pas à porter la cotte d’armes. Dans ce temps-là, le monastère avait ses créneaux, les religieux se défendaient avec le glaive comme avec l’excommunication, les évêques montaient à cheval la lance au poing et conduisaient eux-mêmes leurs vassaux au combat.

« Toute la science des religieux, dit un écrivain protestant[1], consistait à chanter la messe, à prononcer quelques mauvais sermons, et à défendre les priviléges de leurs cloîtres et les immunités de leur église. » Cependant c’étaient eux qui marchaient en tête de toutes les études. C’étaient eux qui, au XVe siècle, exerçaient la médecine, s’occupaient de chimie, de mécanique et d’astronomie ; et quand on trouvait quelque instruction ailleurs, on en était surpris[2]. Des religieux, dont on ignore le nom, écrivirent, au XIVe siècle, un livre sur la nature des plantes et des pierres, un autre sur la médecine, un troisième sur la vertu des simples. Les simples n’entraient pourtant alors que comme un accessoire dans les cures de maladies. On avait recours aux prières, aux neuvaines, plus qu’aux remèdes physiques, et les pauvres malades attendaient d’un miracle les secours qu’ils ne pouvaient attendre de la science.

Au XIVe siècle, un autre religieux, dont on ignore également le nom, écrivit un livre sur la structure du corps humain et sur la digestion. Au XVe siècle, un moine de Wadstena construisit à Upsal un globe sphérique, où l’on voyait le mouvement de la lune et des planètes. Un autre enfin composa un calendrier ecclésiastique dont on se servit long-temps en Suède. C’étaient les religieux aussi qui rédigeaient, en mauvais latin, il est vrai, les chroniques du temps, et c’étaient eux qui dirigeaient les écoles. Les premières écoles dont il soit fait mention dans les annales de la Suède, datent du XIIIe siècle. Ce sont celles de Linkœping et d’Upsal. Plus tard, chaque chapitre métropolitain, chaque couvent eut la sienne. Mais elles étaient inférieures encore à celles du Danemark, et nous avons vu ce qu’on apprenait là, un peu de mauvais latin, quelques homélies, des règles arides de grammaire, et, sur la fin, des subtilités philosophiques que l’on prenait pour de la philosophie. Beaucoup de jeunes gens s’en allaient alors chercher, dans les pays étrangers, une instruction plus étendue. En 1290, le sénateur André And acheta une maison à Paris pour les étudians pauvres de la Suède. En 1373, sainte Brigitte leur en donna une à Rome[3].

En 1478, Sten Sture fonda l’université d’Upsal, mais tous ses efforts ne purent lui donner qu’une existence très incertaine. Elle languit faute de ressources, faute de maîtres habiles, et ne se ranima que cent cinquante ans plus tard, sous le règne de Gustave-Adolphe. La science était alors si chétive et si peu répandue, que l’on citait comme une rareté l’archevêque Trolle, parce qu’il savait le grec[4]. Les livres étaient rares, et le parchemin si cher, que, faute de pouvoir s’en procurer, on écrivait parfois sur l’écorce de bouleau. En 1317, on paya pour un missel dix marcs d’argent fin, ce qui équivaut à 90 riksdales de la monnaie actuelle (180 francs)[5]. Cependant il y avait çà et là quelques bibliothèques. En 1292, le chanoine Heming d’Upsal donna, par son testament, à André Calis, des livres de logique, de grammaire, d’histoire naturelle, les œuvres de Lucain et de Virgile. Dans un inventaire de la bibliothèque d’Upsal fait en 1369, on trouve plusieurs bibles, des livres de théologie et de droit canon, deux histoires de l’église, quatre légendes de saints, une description de la terre de Chanaan. En 1409, le cloître des dominicains de Wisby reçoit, par testament, une partie des œuvres d’Ovide. Il y avait, s’il faut en croire les anciennes annales, dans un autre cloître de l’île de Gothlande, une bibliothèque qui ne renfermait pas moins de 2,000 manuscrits[6]. Mais la tendance des esprits n’était pas encore tournée du côté des études classiques. On abandonnait Cicéron pour une glose, et Virgile pour une litanie. Ces bons religieux du moyen-âge se trouvaient si bien de leur latinité barbare, qu’ils ne songeaient point à la corriger par de meilleures études. Le Danemark, sous ce rapport, était encore plus avancé que la Suède. Il y a eu, sur la fin du XIVe siècle en Danemark, un évêque, Absalon, qui était un homme de goût, un homme instruit et dévoué à l’étude de l’antiquité classique. Il y a eu à la même époque deux historiens corrects et élégans : Saxo Grammaticus et Sveno Aggonis. Il n’y a eu en Suède que de mauvaises chroniques rimées sans esprit et sans forme, quelques recueils de sentences proverbiales grossièrement versifiées, et des légendes de saints.

L’imprimerie fut cependant introduite ici dix ans plus tôt qu’en Danemark. Il y en avait une en 1476 à Upsal, une autre en 1482 à Stockholm, une autre en 1490 à Wadstena. Le premier livre imprimé que l’on connaisse date de 1483. C’est un in-4o de 289 pages, qui partit à Stockholm sous le titre de Dialogus creaturarum, optime moralisatus omni materiæ morali jocundo et edificativo modo applicabilis. La seconde est la légende de sainte Catherine[7].

La langue islandaise resta long-temps en usage à Upsal. Les rois avaient coutume d’appeler les scaldes à leur cour. Il y en avait encore un en 1265. La langue suédoise se développa fort lentement. D’un côté, les prêtres, les religieux, qui étaient alors les seuls hommes doués de quelque connaissance, la négligeaient pour parler leur mauvais latin ; de l’autre, les rois et les hommes de leur cour employaient encore la vieille langue scandinave. Au XIVe siècle, sous le règne d’Albert de Mecklembourg, elle subit d’une manière notable l’influence de l’Allemagne, et l’influence du Danemark, à partir du règne de Marguerite. Cependant elle est restée beaucoup plus près de l’islandais que la langue danoise. Elle a conservé, dans toute leur identité, un grand nombre de mots, de tournures grammaticales et de terminaisons sonores appartenant à l’Islande. Si de la langue écrite on passe au dialecte du peuple dans quelques provinces, on y retrouvera plus d’analogie encore avec l’ancienne langue scandinave. C’est ainsi, par exemple, que les Dalécarliens ont encore dans leur idiome de montagnards toutes les formes de verbes et les déclinaisons compliquées de l’Islande[8].

Le premier monument de la prose suédoise est une lettre d’amour, une lettre de six pages, écrite par une religieuse du couvent de Wadstena à celui qu’elle aimait. Elle date de 1498. À cette époque, la langue n’était pas encore formée. L’amour allait plus vite que les grammairiens. Cette lettre de sœur Ingride est un naïf mélange de tendresse profane et de piété mystique. C’est l’œuvre d’un jeune cœur qui aime, qui croit, et qui parle de son amour avec candeur et abandon. Hammarskœld place cette production d’une époque inculte bien au-dessus de l’épître tant vantée d’Héloïse, par Pope, et il a raison. Il y a entre les vers élégans du poète anglais et ces pages si simples d’une pauvre religieuse, toute la différence qui existe entre le développement artificiel d’une pensée et la libre et franche expression de l’ame. Qu’on me permette de citer quelques passages de cette lettre. On y verra que le cœur est toujours le plus éloquent des poètes.

« Tu m’as dit, ma très chère joie (min allrakœraste gladie), que je ne devais jamais douter de l’amour que j’ai trouvé en toi ; et aussi long-temps que je vivrai, je veux croire aux tendres paroles que tu m’as fait entendre le soir de sainte Barbe. Si tu savais, mon cher bien-aimé, combien de fois, depuis ce temps, j’ai pensé à toi et comme mon cœur brille dans ma poitrine, tu ne t’étonnerais pas de me trouver pâle et défaite, quand tu viens me voir ! Lorsque je me regarde dans le petit miroir que tu m’as donné, il me paraît que je ressemble à une statue inanimée plutôt qu’à une créature humaine. Tu t’es insinué si avant dans mon cœur, que je ne puis le dire à personne qu’à toi. Il m’est bien difficile d’arriver jusqu’au bout de mon Ave Maria ou de réciter quelque Pater noster, sans penser à toi. Même pendant la messe, je pense à ta charmante figure et aux heures que nous avons passées ensemble. Je crois que je n’ai besoin de confesser cela à personne. Il faudra pourtant un jour que je souffre à cause de toi ; mais je mets mon espérance dans notre sainte mère de Dieu, dans sainte Brigitte et dans les puissances du ciel.

« Tu sais que je ne suis pas entrée ici de mon plein gré. Mes parens peuvent retenir mon corps dans cette prison, mais mon cœur et mes pensées ne seront pas de si tôt enlevés au monde. Je suis une créature de chair et d’os, et la chair est fragile, comme dit saint Paul. De toutes les douleurs de ce monde, rien ne me semble plus triste que de ne pouvoir vivre et mourir avec toi. Tu te souviens peut-être du premier entretien que nous eûmes ici ensemble. Je te disais alors que ni joie, ni chagrin ne pouvaient me faire oublier la douleur de vivre loin de toi. Nous voilà maintenant séparés, et s’il plaît à Dieu de te rappeler de cette vie avant moi, je remplirai la promesse que je t’ai faite : je te garderai jusqu’à mon dernier jour une place dans mon cœur désolé. Mais si je meurs la première, oh ! prie Dieu pour ma pauvre ame ; prie pour que nous nous retrouvions tous deux au ciel !

« Sous cette robe blanche dont on m’a revêtue, il y a un cœur noir de tristesse, plein de regrets, et qui restera ainsi jusqu’à ce qu’il repose dans le tombeau. Mais chaque fois que je pense à toi, ma chère joie, j’éprouve une douce consolation. Il me semble qu’au milieu de ma prison je me trouve dans tes bras. Te rappelles-tu le jour où nous étions dans la forêt et où tu chantais près de moi ? J’y ai souvent songé avec des larmes et des soupirs. Te rappelles-tu ce que tu chantais :

« L’oiseau gazouille joyeusement dans le bois et reste muet dans la cage. »

C’était là ce qui devait m’arriver. J’ai été l’oiseau joyeux de la forêt. À présent je suis le pauvre oiseau enfermé dans la cage. Quoique tout cela se soit passé dernièrement, il me semble qu’il y a long-temps, et je voudrais de grand cœur souffrir la mort la plus cruelle pour pouvoir goûter encore une fois le bonheur que j’éprouvais alors près de toi.

« Tu as toujours mis tant d’empressement à faire ce que je désirais ! Viens, mon bien-aimé, passer une heure au couvent. Je te rencontrerai dans le parloir extérieur. N’oublie pas de m’écrire quelques mots par Pierre Nilsson. Songe au jour où j’étais assise sur tes genoux tandis que tu chantais. Tu me disais alors que ton cœur pourrait se briser et se partager en autant de morceaux qu’il y a de feuilles sur les arbres, avant que ton amour pour moi se refroidît. Hélas ! chaque fois que je vais dans le jardin et que je regarde les arbres, je pense à tes chères paroles. Je ne peux plus écrire. Ma plume tremble dans ma main. Mon cœur tremble dans ma poitrine. Dieu veuille que tu m’aimes autant que je t’aime ; car mon amour pour toi ne finira qu’avec ma vie[9]. »

On trouve encore quelques pages de prose d’un ton assez pur dans les légendes de saints. Quant à la poésie, elle resta en arrière. Mais il y avait alors la poésie traditionnelle, la poésie populaire, qui se perpétuait d’une génération à l’autre par le récit ou par le chant, qui, dans la cabane du paysan, dans les paisibles veillées du bourgeois des petites villes, ranimait encore le cœur du vieillard et faisait battre celui de la jeune fille. Cette poésie ressemble beaucoup à celle d’Écosse, d’Allemagne, de Hollande et de Danemark. Le recueil suédois publié par M. Geiier renferme plusieurs pièces que l’on dirait calquées sur celles du Borders Minstrelsy de Walter Scott, des Reliquies de Percy, du Wunderhorn de Brentano, et du Kœmpeviser de Syr.

Les sources où l’on a puisé pour composer le recueil du Kœmpeviser sont cependant plus riches et plus abondantes, sans doute parce que les Danois étaient plus près des chroniques d’Allemagne et des chroniques d’Islande. La poésie populaire de Suède et celle de Danemark sont, du reste, tellement apparentées qu’il n’y a souvent entre les chants de l’une et de l’autre qu’une légère différence d’idiome et de forme. Les deux peuples provenaient de la même origine. Ils avaient les mêmes traditions, le même culte, la même langue. La nature n’avait mis entre eux qu’une barrière étroite et facile à franchir. Ils se voyaient d’une des rives du Sund à l’autre. Ils se rencontraient à chaque instant sur les flots de la mer Baltique ; par leurs relations en temps de paix comme en temps de guerre, l’histoire de l’un devenait l’histoire de l’autre. Plus d’une fois les Suédois empruntèrent, pour composer leurs chants, un héros au Danemark, et les Danois leur firent le même honneur.

Il y a pourtant dans le Folkvisor, comparé au Kœmpeviser, une teinte moins sombre, quelque chose de plus tendre et de plus humain. Ce qui apparaît souvent dans cette poésie du peuple suédois, c’est le tableau de l’amour. C’est l’amour candide et fidèle dont rien n’altère l’espoir, dont rien n’ébranle la croyance, qui se console du passé en songeant à l’avenir, qui, penché sur le lit de mort, attend dans un autre monde le bonheur qu’il a vainement rêvé dans celui-ci.

Un voyageur part pour les pays étrangers et dit à celle qu’il aime : « Combien de temps m’attendras-tu ? — Je t’attendrai quinze ans, » lui répond-elle. Il revient au bout de quinze ans et la trouve fidèle et tendre comme le jour où il l’a quittée.

Un jeune homme tombe malade. Sa fiancée va le voir et s’asseoit sur son lit. Il se fait apporter tout ce qu’il possède de plus précieux. Il lui donne ses anneaux, ses chaînes d’or. « Pourquoi me donnes-tu tout ? lui dit-elle. N’as tu pas des frères et des sœurs ? — Mes frères et mes sœurs, répond le malade, trouveront un appui dans ce monde ; mais toi, quand je serai mort, tu n’auras plus personne pour te consoler. » Quelques instans après, on sonne la cloche funèbre pour lui, et le lendemain on la sonne pour elle.

Un chevalier, poursuivi par ses ennemis, s’est retiré avec celle qu’il aime dans une île déserte. Une troupe nombreuse d’hommes armés s’avance pour s’emparer de lui. Il est seul contre tous, et pourtant il ne cède pas. La jeune fille lui apporte elle-même sa longue épée, lui lace sa cuirasse sur les épaules. Il combat pour elle et à côté d’elle. Il s’élance au-devant de ses adversaires et les renverse autour de lui.

Quelquefois une idée de mœurs barbares se mêle à un sentiment évangélique. Tel est, par exemple, le chant de Karine :

« La petite Karine servait dans la demeure d’un jeune roi. Elle brillait comme une étoile entre toutes les jeunes filles.

Elle brillait comme une étoile entre les jeunes filles. Le roi l’appelle et lui dit :

Écoute, Karine, veux-tu être à moi ? je te donnerai des chevaux pommelés et des selles d’or.

— Les chevaux pommelés et les selles d’or ne me conviennent pas. Donne-les à ta jeune reine, et laisse-moi mon honneur.

— Écoute, Karine, veux-tu être à moi ? je te donnerai une couronne d’or rouge.

— Ta couronne d’or rouge ne me convient pas. Donne-la à ta jeune reine, et laisse-moi mon honneur.

— Écoute, Karine, veux-tu être à moi ? je te donnerai la moitié de mon royaume.

— La moitié de ton royaume ne me convient pas. Donne-la à ta jeune reine, et laisse-moi mon honneur.

— Écoute, Karine, si tu ne veux pas être à moi, je te ferai mettre dans le tonneau rempli de pointes de fer.

— Si tu me fais mettre dans le tonneau rempli de pointes de fer, les anges de Dieu verront que je ne l’ai pas mérité.

Les valets du roi s’emparent de la petite Karine et la roulent dans le tonneau.

Alors deux blanches colombes descendent du ciel et prennent la petite Karine. On n’avait vu venir que deux colombes. En ce moment on en vit trois. »

Quelquefois aussi l’idée barbare l’emporte sur tout le reste. La scène la plus dramatique est racontée avec le plus grand sang-froid. Une jeune fille a été empoisonnée chez sa nourrice par l’ordre de sa belle-mère. Elle rentre chez elle avec les angoisses de la mort, et sa belle-mère lui dit :

— Ma douce fille, où as-tu été si long-temps ? — J’ai été chez ma nourrice, ma chère belle-mère, voilà pourquoi j’ai si mal.

— Qu’as-tu mangé chez ta nourrice ? — Deux petits poissons ; voilà pourquoi j’ai si mal.

— Que souhaites-tu à ton père ? — Je lui souhaite les joies du ciel.

— Que souhaites-tu à ta mère ? — Le bonheur du paradis.

— Que souhaites-tu à tes frères ? — Un navire flottant sur l’eau.

— Que souhaites-tu à ta sœur ? — Des bijoux et des cassettes d’or.

— Que souhaites-tu à ta belle-mère ? — Les ténèbres de l’enfer.

À côté de ces vers, qui dépeignent si tranquillement le crime, on en trouve d’autres qui expriment d’une manière énergique la puissance du remords par un symbole.

Une jeune fille qui se promène au bord de la mer avec sa sœur, dont elle est jalouse, la précipite dans les flots. Un ménestrel, en passant sur le rivage, trouve le corps inanimé de la victime. Il lui coupe les cheveux et en fait des cordes pour sa harpe ; puis il s’en va chanter dans la maison où elle demeurait, et la coupable, en entendant le son de cette harpe merveilleuse, tombe morte.

Il y a aussi çà et là, dans ces chants de la Suède, quelques jolies fictions de sentiment cachées sous une allégorie. Telle est celle de ce chevalier qui promet à une jeune fille de lui faire voir les sept montagnes d’or. La jeune fille n’a jamais cru à toutes les merveilles qu’on lui raconte ; mais son cœur est ému, son imagination est séduite. Elle entre dans le paradis de l’amour, et elle voit les sept montagnes d’or.

Telle est celle qui exprime la puissance du chant. Une pauvre petite bergère chante si bien, que le roi la fait venir auprès de lui. Il lui fait donner à la place de sa robe de laine des vêtemens de martre zibeline, des bas de soie, des agrafes d’or ; puis il la prie de chanter. Mais la bergère, étonnée de tout ce qu’elle voit, ne peut chanter, et demande à retourner auprès de ses chèvres. Le roi lui offre de riches habits, des anneaux d’or, un navire, et la bergère répond : Tous ces biens que vous m’offrez ne sont pas faits pour moi. Laissez-moi retourner auprès de mon troupeau. Il lui offre la moitié de son royaume, et elle refuse. Il lui offre son amour. Alors elle chante, et le roi et les hommes de sa cour se mettent à danser. Après cela, la bergère veut partir ; mais le roi la nomme reine et lui donne sa couronne d’or.

La Suède a puisé, comme le Danemark, sa poésie populaire à plusieurs sources. Elle a gardé du paganisme la tradition du marteau de Thor, des perfidies de Loke, des Elfes qui dansent dans les forêts, des Hœgspelare, des Strœmkarle qui soupirent dans les fontaines et chantent dans les cascades. Le christianisme lui a donné ses légendes de saints et ses miracles. L’Islande lui a appris ses histoires de guerre et de pirates, l’Allemagne ses contes de chevalerie. Elle a chanté elle-même les évènemens qui se passaient autour d’elle, les rois dont elle voulait célébrer la sagesse, les héros dont elle admirait le courage. Elle a chanté ses joies et ses douleurs. Tous ces chants improvisés ainsi dans un moment d’émotion, et répétés par la foule, présentent aux regards de celui qui veut les étudier sérieusement, tantôt un tableau de mœurs fidèle et intéressant, tantôt une scène fictive, riche de sentiment et de poésie, tantôt la peinture d’un caractère, le récit d’un fait qui peuvent servir à l’historien.

Voici un autre point assez curieux à observer. C’est dans ces recueils de chants populaires qu’il faut chercher les premières traces de composition dramatique parmi les habitans du Nord. Les hommes qui vivent sous cette rude température des régions boréales ne connaissent guère cette vie extérieure, cette vie de forum des populations méridionales. Dans les campagnes, ils habitent une maison à l’écart et restent isolés l’un de l’autre. Dans les villes, ils subissent encore l’influence du climat, et l’éducation qu’on leur donne, les habitudes qu’ils prennent dès leur enfance, sont en quelque sorte indiquées par cette atmosphère variable et froide qui les menace dès qu’ils posent le pied dans la rue. Ainsi ils s’accoutument à une vie sédentaire. Ils aiment leur intérieur, leurs travaux patiens pendant le jour et leur cercle de famille le soir. Que l’on se représente un pays comme la Suède, où toutes les habitations sont dispersées à travers champs, où l’on ne trouve que quelques petites villes à de longues distances l’une de l’autre, et quelques villages dans deux provinces ; il est facile de concevoir que l’art dramatique, fût-ce même l’art le plus simple et le moins exigeant, ne peut guère se développer dans de telles contrées. Polichinelle aurait trop à faire de courir d’un chalet à l’autre pour montrer sa joyeuse humeur, et Colombine n’aurait jamais la force de traverser tant de sentiers rocailleux, de gravir tant de montagnes, pour jouer ses naïves pastorales avec Arlequin.

Les paysans de chaque paroisse ne se réunissent qu’une fois par semaine pour aller à l’église. Le reste du temps, ils sont disséminés de part et d’autre, l’été dans les villes, l’hiver dans leur demeure. Ils sont là autour de leur foyer comme ces anciens Scandinaves dont parlent les sagas, les femmes filant la laine, les hommes buvant la bière, ou préparant leurs instrumens d’agriculture.

Dans ces longues veillées qu’ils passent ainsi à la lueur d’une lampe pâle, au bruit du vent qui gronde, ils ont cherché à se créer une distraction, et ils l’ont trouvée dans leurs contes et leur poésie. Ils récitent ces contes en changeant de ton selon la nature des évènemens ou le caractère des personnages. C’est une espèce d’exercice déclamatoire, et la frayeur qu’ils excitent, le cri de surprise qui s’échappe de côté et d’autre au moment de la catastrophe, remplacent pour eux les bravos du parterre et l’éloge du journaliste. Beaucoup d’entre eux s’appliquent à étonner les auditeurs par l’habileté de leur récit, et l’on cite dans la paroisse un bon conteur comme on cite parmi nous un jeune premier ou un père noble. Leurs chants traditionnels n’ont pas moins d’importance. Les uns sont purement lyriques ; on les chante sur une mélodie simple, dont chacun répète le refrain ; d’autres sont dialogués, et par le fait qu’ils racontent, par la forme que le poète leur a donnée, ils ressemblent à des scènes de tragédie. Le plus souvent, cependant, ces chants ont le caractère épique. Ce sont des pages détachées d’une longue histoire, des fragmens de la vie morale, de la vie belliqueuse de tout un peuple. Il ne manque qu’un Homère pour en faire une Iliade.

Dans leur poésie populaire, les Danois ont de plus que les Suédois un chant particulier, connu sous le nom de lek. C’est celui-là surtout qui présente des intentions de jeu scénique. Le lek n’est parfois qu’un morceau fort court, destiné seulement à rassembler plusieurs personnages et à peindre diverses situations. C’est une espèce de libretto complété par la danse, par la pantomime, par la musique. Une société suédoise le prend et se distribue les rôles. Chacun est acteur dans cette comédie de famille, car ceux qui n’ont point de part au dialogue s’associent au chœur qui répète le refrain du lek ou aux danses qui l’accompagnent. Quelques-unes de ces petites pièces sont d’une nature burlesque. Les jeunes gens les jouent en faisant diverses contorsions. D’autres ont un caractère licencieux. Dans les contrées du Midi, elles ne pourraient être représentées sans danger. Dans le Nord, si une famille de paysans s’avise de les jouer, elles ne servent souvent qu’à prouver la pureté de ses mœurs. Enfin, il en est qui sont d’une nature tendre et gracieuse et d’une simplicité antique : tel est, par exemple, ce charmant lek de Vendela, où toutes les puissances de l’ame se montrent absorbées dans le sentiment de l’amour.

Une jeune fille est assise sur une chaise, la tête couverte d’un voile, les deux mains l’une près de l’autre, balançant le corps, comme si elle ramait. Plusieurs personnes passent en chantant, en dansant autour d’elle, et lui disent :

« Pourquoi es-tu assise là ? Pourquoi rames-tu ? pourquoi rames-tu, belle Vendela ?

LA JEUNE FILLE.

Il faut que je rame, il faut que je rame ; l’été vient, le gazon croît.

LES DANSEURS.

Je l’ai appris aujourd’hui, je l’ai appris hier : ton père est mort ; il est dans le cercueil, belle Vendela.

LA JEUNE FILLE.

Grand bien lui fasse ! grand bien lui fasse ! Mon fiancé vit encore. »

Les danseurs lui apprennent ensuite la mort de sa mère, de ses frères, de ses sœurs. La jeune fille, qui n’a qu’une seule pensée dans l’ame, se console de tout en disant : « Mon fiancé vit encore. » Les danseurs continuent leur chant et s’écrient :

« Je l’ai appris aujourd’hui, je l’ai appris hier : ton fiancé est mort ; il est dans le tombeau, belle Vendela.

À ces mots la jeune fille tombe sur sa chaise, évanouie.

Les danseurs lui disent :

« Lève-toi, lève-toi, belle Vendela ; ton père vit encore. »

La jeune fille, plongée dans la douleur, répond : « Grand bien lui fasse ! grand bien lui fasse ! Mais mon fiancé est mort. »

Les danseurs font ensuite revivre sa mère, ses frères, ses sœurs, et elle parle toujours de son fiancé.

Enfin les danseurs s’écrient : « Lève-toi, lève-toi, belle Vendela, ton fiancé vit encore. »

La jeune fille se lève toute joyeuse, et chasse ceux qui l’ont affligée[10].

Ces chants populaires de la Suède ont été, comme ceux du Danemark, composés à différentes époques. Les uns remontent, par la tradition, jusqu’aux plus anciens souvenirs scandinaves ; d’autres datent du temps de la réformation, du règne de Gustave Wasa. Ils sont écrits dans un style simple, uniforme, et coupés ordinairement par strophes de quatre vers. Deux de ces vers forment un refrain qui n’a souvent aucun sens, et semble n’avoir été placé là que pour aider l’improvisation de celui qui les compose ou la mémoire de celui qui les récite. On ignore du reste complètement par qui ils ont été écrits et en quelle année.

Tous ces chants ont été long-temps oubliés, méconnus : le XVIIe siècle, préoccupé de ses études classiques, ne songeait pas à les lire ; le XVIIIe, tout dévoué à la versification académique, ne comprenait pas ce qu’il y avait de force et de saveur dans cette poésie du peuple. Le XIXe, plus intelligent, l’a réhabilitée. En 1814, MM. Geiier et Afzeliers, tous deux poètes, publièrent, sous le titre de Folkvisor, un recueil de ces chants, qui obtint dans toute la Suède un grand succès[11]. M. Arwidsson vient d’en publier un tout nouveau et plus étendu[12].


X. Marmier.
  1. Stiernmann, Tal om den lœrda Vettenskapers Tilstand i Svearike, under Hedendoms och Pafvedoms Tiden.
  2. Il est dit d’un homme qui mourut en 1391 : Laicus litteratus tamen.
  3. Sur la façade de cette maison, Léon X fit graver cette inscription, qui depuis a été effacée :

    Domus sanctæ Brigittæ de regno Suethiæ instaurata.

  4. Geiier, Svenska Folkets historia, tom. I, pag. 333.
  5. Frondin, Vitterhets Academiens Handlingar, tom. IV.
  6. G. Wallins, Gothlandske Samlingar, pag. 48.
  7. Vita seu legenda cum miraculis dominæ Katharinæ filiæ S. Brigittæ. Réimprimée à Rome en 1555.
  8. Historiola linguæ dalekarliæ a Nœsman, in-4o, Upsal, 1733.
  9. Le couvent de Wadstena fut très renommé en Suède. Il existait déjà au XIIe siècle ; mais il était loin d’être alors aussi important qu’il le devint plus tard. Au XIVe siècle, sainte Brigitte y fonda une communauté d’hommes et de femmes. En 1388, une partie de l’édifice fut consumée. La reine Marguerite le fit reconstruire. La lettre que nous avons rapportée est extraite d’un recueil de différentes pièces écrites dans ce couvent. Tous les bibliographes s’accordent à en reconnaître l’authenticité.
  10. Nordens œldsta Skaderpel af J. Er. Rydqiuist.
  11. Svenska Folkvisor, 3 vol. in-8o avec musique. L’ouvrage est aujourd’hui complètement épuisé.
  12. Svenska Fornsanger, 3 vol. in-8o. Les deux premiers seulement ont paru.