Littérature orale de la Picardie – Les fées

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LÉGENDES




A. — LES FÉES ET LES LUTINS

§ I. — LES FÉES



Dans les contes populaires et dans les légendes que jusqu’ici j’ai pu recueillir en Picardie, le rôle joué par les fées se réduit à bien peu de chose. Partout où dans les contes similaires des autres pays on rencontre une fée, on ne trouve ici qu’une sorcière ou la main du diable ou du bon Dieu. On voit pourtant leur souvenir dans nombre de dénominations : Montagne des Fées, Trou aux Fées et surtout dans les Champs aux Fées. Il n’est presque pas de village où l’on ne montre un espace circulaire où, d’après la tradition, les fées, les sorcières, les lutins et le diable se réunissaient à certains jours pour y faire le sabbat.

Les sorcières prenaient leur « manche à ramon » — manche de balai — et récitaient la formule sacramentelle :

« Saute haies, saute buissons,
Fais-moi aller où ils sont. » Et immédiatement elles se trouvaient portées au Champ aux Fées. Elles s’y livraient à des danses, à des chants, à des orgies sans nom et ne rentraient que fort tard dans la nuit. Leur âme jouissait même de la faculté de quitter le corps pour se rendre à ces réunions, et pendant ce temps la sorcière paraissait morte pour se ranimer au retour de l’esprit.

Plusieurs d’entre elles se déchiraient aux bois et aux buissons quand il leur arrivait de dire :

Traverse haies, traverse buissons,
Fais-moi aller où ils sont.

De nos jours encore les paysans n’osent traverser les cercles fantastiques tracés par les sorcières et les lutins dans les Champs aux Fées, et l’on raconte mille aventures terribles arrivées aux audacieux qui essayèrent de découvrir les secrets des sorcières.



la fée qui se change en enfant



Une jeune femme mit au monde une petite fille. Les voisines lui conseillèrent de placer un chapelet bénit au cou de l’enfant. Mais la jeune mère qualifia leurs dires de billevesées et leur déclara qu’elle prétendait ne point se soumettre aux vieilles coutumes d’autrefois.

L’enfant n’eut donc point de chapelet bénit ; on la plaça dans un charmant petit berceau et l’on commença à parler du jour où le baptême aurait lieu.

Mais une fée, profitant un beau matin de l’absence de la mère, entra dans la maison, s’approcha du berceau et, trouvant la petite enfant à son goût, l’enleva et l’emporta chez une de ses amies, fée comme elle, à qui elle la confia en lui recommandant d’en prendre le plus grand soin. Ensuite elle revint au village, rentra dans la maison, se rapetissa jusqu’à devenir toute petite, toute petite, et se coucha dans le berceau au lieu et place de la petite fille. N’eût été sa vieille peau tannée et ridée et sa laideur, on l’eût prise pour la jeune enfant.

La jeune femme étant revenue peu après à la maison, songea à allaiter sa fille.

— « Oh ! Dieu, le petit monstre ! ne put-elle s’empêcher de s’écrier à la vue de l’enfant qui se trouvait dans le berceau. Ce n’est point là la charmante enfant que j’ai laissée dans ce berceau tout à l’heure. Pour sûr que les fées me l’auront changée. Mes voisines avaient bien raison de me recommander de placer un chapelet bénit au cou de ma petite fille. Mais que faire ? que faire ? mon Dieu !… »

Après avoir bien réfléchi, la jeune mère pensa que l’enfant qui se trouvait dans le berceau pouvait fort bien être sa propre fille changée, enlaidie ainsi par les fées ; et, ne sachant à quoi se résoudre, elle fit part de ses doutes à une de ses parentes qui passait pour fort experte en la matière.

— « Voici ce qu’il te faudra faire, lui dit celle-ci. Rentrée chez toi, place le berceau de ta fille auprès du foyer. Puis, prends une douzaine d’œufs, casse-les par le milieu avec soin et, après avoir vidé les coquilles, remplis-les d’eau et mets-les à bouillir dans les cendres bien chaudes. Fais ceci bien gravement et sans rire. Si l’enfant est fille de fée ou fée elle-même, elle ne pourra s’empêcher de se trahir par quelque mot qui lui échappera. Hâte-toi, surtout. Pendant ce temps, qui sait ce qui peut arriver à ta petite fille ? »

La femme, à peine rentrée chez elle, approcha le berceau de la cheminée, cassa les œufs et mit les coquilles à bouillir dans les cendres du foyer. La fée regardait les coquilles avec le plus grand étonnement. Quand elle vit l’eau bouillir, elle n’y tint plus ; elle se redressa dans le berceau et se mit à chanter :


J’ai bien pour le moins neuf cent et quelques ans ;
Jamais je n’ai vu tant de petits pots bouillants !

La femme vit bien ainsi qu’elle avait affaire à une fée et non à sa petite fille. Aussi, prenant la petite fée dans ses bras, elle lui dit :

— «Méchante fée ! Qu’as-tu fait de ma petite fille ? Où l’as-tu cachée ? Rends-la-moi tout de suite ou je te jette dans le foyer !

— Ah ! ah ! ah ! Marie Colin est bien fine ! Si tu avais connu Marie Colin, tu aurais placé un chapelet bénit au cou de ta petite fille !… Tu ne l’as pas fait. Marie Colin est venue et a emporté l’enfant ! Ah ! ah ! ah ! Marie Colin est fine ! Elle a pris la place de l’enfant et l’a envoyée à la fée, son amie. Mais, tiens, je te rendrai ta fille si tu veux bien…

— Quoi faire ? Je suis prête à tout.

— Eh bien ! t’engager à lui arracher un cheveu tous les jours. Si tu oublies de le faire un seul jour, Marie Colin reviendra prendre ta fille et ton enfant mourra.

— J’y consens ; mais rends-moi vite ma fille !

— Tu vas la retrouver dans le berceau dès que je serai partie. Adieu ! adieu ! »

Et ce disant la petite fée quitta le maillot dans lequel elle se trouvait renfermée, grandit, grandit et reprit sa forme et sa taille naturelles. Puis, sautant de ci de là dans la maison, elle avisa l’ouverture de la cheminée, contempla une dernière fois les coquilles d’œufs dans le foyer et disparut en chantant :


J’ai bien pour le moins neuf cent et quelques ans ;
Jamais je n’avais vu tant de petits pots bouillants !

Au même instant, la mère entendait des hi ! hi ! hi ! dans le berceau ; c’était sa petite fille qui marquait son retour à la maison par une musique à sa façon.

Elle était fort bien portante et ne semblait en aucune façon avoir souffert de son séjour chez les fées. Jugez de la joie de sa mère, qui n’eut garde, à partir de ce jour, d’oublier d’enlever, chaque matin, un cheveu de la tête de son petit chérubin.


(Conté en février 1881, à Paris, par Madame A. Carnoy).