Littérature orientale, le Schah-Nameh/02

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LITTÉRATURE ORIENTALE.

ÉPOPÉE PERSANE.


LE SCHAH-NAMEH,[1]
traduit par M. Mohl.

Après avoir vu se dérouler le cercle immense des annales héroïques de la Perse, telles qu’elles sont contenues dans le Livre des Rois, de Firdousi, on doit être curieux de savoir quelque chose de la composition du poème et de la vie du poète. Pour satisfaire le lecteur à cet égard, il faudrait pouvoir citer la préface de M. Mohl, morceau de sûre et haute critique, et l’un de ces ouvrages qui suffisent à marquer la place d’un homme au premier rang dans la science. Ne pouvant prendre ce moyen, qui serait le meilleur, je m’en rapprocherai le plus possible, en m’efforçant de reproduire les principaux résultats du grand et beau travail de M. Mohl avec toute la fidélité que comporte la nécessité où je suis d’abréger.

Le premier point à établir, c’est que le Livre des Rois a pour base, non l’invention capricieuse d’un homme, mais la tradition transmise et conservée par un peuple. C’est que le Livre des Rois est épique à la manière de l’Iliade et des Niebelungen, non pas à la manière de l’Énéide ou de la Jérusalem délivrée. Les traditions sur l’ancienne histoire de la Perse, que Firdousi a recueillies, existaient antérieurement à lui. Firdousi a écrit un peu avant l’an 100 de notre ère, et Moïse de Korène, historien arménien du Ve siècle, connaissait déjà les histoires de Zohak et de Rustem.

Au VIe siècle, le célèbre Nourschivan, qui fit venir de l’Inde le recueil d’apologues et de contes tant de fois traduits et connus en Occident sous le nom de fables de Bidpaï, ne se montra pas moins empressé à recueillir les récits indigènes que les fictions étrangères. Il ordonna de rassembler, dans les diverses provinces, les souvenirs populaires concernant les anciens rois, et il voulut que cette collection fût déposée dans sa bibliothèque. Enfin, le dernier roi de la dynastie des Sassanides fit revoir et compléter le recueil de Nourschivan. Au moment où l’islamisme allait renverser la religion de Zoroastre, où la monarchie persane était prête à s’écrouler sous la main des mangeurs de lézards, comme l’on appelait dédaigneusement les compagnons d’Omar, à Ecbatane ou à Ctésiphon, les derniers soutiens du culte antique, les derniers défenseurs de la nationalité expirante, se rattachaient, se cramponnaient pour ainsi dire aux traditions de la patrie, comme on se cramponne dans un naufrage aux débris d’un vaisseau qui va sombrer.

Firdousi lui-même nous atteste la formation de ce second recueil. Selon lui, un grand personnage nommé Danischwer, qui vivait sous le dernier Sassanide, fit venir de chaque province les vieillards qui possédaient des parties d’un livre où étaient contenues beaucoup d’histoires ; il écouta le récit des vieillards, et, à l’aide de ce récit, il composa un ouvrage qui portait le titre que porta depuis l’ouvrage de Firdousi. M. Mohl doute avec raison de l’existence d’une collection autre que celle de Nourschivan, collection dont les paroles de Firdousi semblent supposer l’existence.

On peut remarquer au reste, ajoute-t-il fort judicieusement, que, dans presque tous les pays, ceux qui les premiers réunissent en un corps d’ouvrage les traditions orales, tâchent de donner à leurs récits un peu plus d’autorité en les faisant remonter à des ouvrages imaginaires. »

Cela est parfaitement vrai, et la littérature épique du moyen-âge en fournit plus d’une preuve. Les auteurs des poèmes chevaleresques affirment presque tous avoir tiré de quelque source respectable les aventures qu’ils racontent, des Chroniques de Saint-Denis, par exemple ; ils citent si souvent le livre, l’histoire, que cette formule est devenue une manière de parler sans conséquence jetée dans le récit souvent pour la rime, ou même une plaisanterie que l’Arioste a imitée en ayant soin d’appuyer ses narrations les plus follement invraisemblables sur la grave autorité de Turpin.

On peut donc croire que le recueil de Danischwer fut puisé comme celui de Nourschivan dans la tradition orale, aidée tout au plus de quelques manuscrits dont la même tradition était la source.

Ce Danischwer appartenait, dit Firdousi, à une famille de Dihkans, c’est-à-dire, comme l’a montré M. Mohl avec beaucoup de sagacité, il appartenait à l’aristocratie territoriale qui possédait le sol avant la conquête musulmane. « Les familles qui la composaient, dit M. Mohl, devaient rechercher curieusement les traditions de leurs localités et de leurs aïeux ; car une grande partie d’entre elles se rattachaient aux anciennes maisons royales ou princières de l’empire persan, dont les hauts faits formaient la matière de ces traditions. » On conçoit, d’après cela, pourquoi Danischwer avait mis un si grand intérêt à faire sa collection. Il s’agissait de la gloire héréditaire des chefs militaires ou pehlwans, dont il était un des plus illustres. Voilà donc le sujet du Livre des Rois ; c’était le recueil des antiquités poétiques de la Perse, transmis de génération en génération, arrivé jusqu’à l’époque fatale où devait s’accomplir la destruction de la monarchie persane. Il faut qu’il traverse encore trois siècles, et trois siècles de domination étrangère, avant de tomber dans les mains du grand poète qui le mettra en œuvre sans l’altérer.

Le recueil de Danischwer, épargné, mais rejeté par Omar « comme un mélange de bon et de mauvais qu’on ne pouvait approuver, » méprisé par les musulmans zélés, parce qu’il contenait des futilités dangereuses et anathématisées par le prophète, fut pourtant traduit en arabe dans le second siècle de l’hégire par un Guèbre converti à l’islamisme, mais dont la conversion fut suspecte. L’attachement à des souvenirs qui se rapportaient au temps d’ignorance[2] supposait presque nécessairement une certaine tiédeur d’orthodoxie, et plus tard Firdousi, malgré les professions de foi musulmane dont son livre est semé, ne put échapper lui-même à quelques soupçons sur la pureté de ses opinions religieuses.

Mais ce fut surtout dans le nord de la Perse, loin du centre de la domination des kalifes, que se conserva le mieux le goût des antiques traditions du pays. Plusieurs des chefs dont la puissance s’éleva dans ces contrées sur l’établissement du kalifat, s’efforcèrent de ranimer dans un but politique le vieil esprit local de leurs principautés pour l’opposer à l’autorité des kalifes. Cette résurrection de l’ancienne nationalité, soulevée dans un intérêt d’ambition particulière contre la domination arabe, amena dans le nord de la Perse une suite de tentatives littéraires, dont la plus brillante produisit le Livre des Rois, de Firdousi. Je vais laisser parler ici M. Mohl ; je ne veux pas priver le lecteur d’un morceau historique également remarquable par la netteté des vues et la fermeté du style.

« Le succès de la conquête arabe avait été très grand et très rapide ; peu d’années avaient suffi pour détruire l’empire persan ; l’ancienne religion avait été abolie, la plus grande partie de la population s’était convertie à l’islamisme ; la littérature persane avait disparu presque entièrement, et avait fait place à la littérature arabe, et le kalifat paraissait assis d’une manière inébranlable sur son double trône spirituel et temporel. Mais il s’en fallait bien que l’influence arabe, quelque grande qu’elle fût, reposât sur une base également solide dans toutes les provinces ci-devant persanes, ce qui tenait à l’état artificiel où les Arabes avaient trouvé la Perse au moment de la conquête. Le pehlwi était alors la langue officielle de tout l’empire persan. C’était un dialecte né en Mésopotamie, du mélange des races sémitique et persane, une langue des frontières, comme son nom nous l’indique ; il était devenu langue officielle, parce que les évènemens politiques avaient fixé depuis des siècles le siége de l’empire dans des provinces dont il était la langue usuelle ; dans les provinces orientales, au contraire, on parlait des dialectes purement persans.

« Après la conquête, les Arabes s’établirent naturellement en plus grand nombre que partout ailleurs dans les provinces de la Perse les plus voisines de l’Arabie, précisément celles où l’on parlait pehlwi ; ils y placèrent le centre de leur empire, fondèrent Bagdad, Koufah, Mosoul, et autres grandes villes toutes arabes, laissèrent périr les anciennes capitales des provinces, et agirent sur les populations par tous les moyens que donnent le nombre, le pouvoir politique, le fanatisme religieux, l’influence d’une nouvelle littérature, et les changemens des lois et des institutions. Ils réussirent si complètement à s’assimiler cette population, qu’ils parvinrent à lui faire adopter peu à peu leur langue, et à la substituer au pehlwi dans toute l’étendue des provinces occidentales, à l’exception de quelques districts montagneux. Dès ce moment, la conquête arabe n’eut plus rien à craindre dans la Perse occidentale.

« Les circonstances étaient bien différentes dans les provinces orientales. L’arabe, il est vrai, se substitua facilement au pehlwi, et devint à sa place la langue de l’administration, de la littérature et de la religion ; et à la couche artificielle de pehlwi, si je puis parler ainsi, succéda une couche d’arabe aussi étendue, mais presque aussi superficielle. Les Arabes étaient en trop petit nombre dans la Perse proprement dite, pour pouvoir apporter un changement radical dans la langue ; on écrivait en arabe, mais le persan restait la langue parlée ; et dès-lors la conquête n’était pas définitive, car avec les langues se conservent les souvenirs qui donnent un esprit national aux peuples.

« Aussitôt que le kalifat, qui s’était étendu avec une rapidité beaucoup trop grande relativement à sa base réelle, commença à montrer des signes de faiblesse, il se manifesta une réaction persane, d’abord sourde, et bientôt ouverte. La plus grande partie des anciennes familles persanes avaient conservé leurs propriétés foncières, et avec elles leur influence héréditaire, qui ne pouvait que gagner au relâchement de l’autorité centrale. Les gouverneurs des provinces orientales commencèrent à devenir plus indépendans de Bagdad ; on parlait persan à leur cour, et ce que la domination du pehlwi n’avait pas fait, la domination d’une langue tout-à-fait étrangère, comme l’arabe, le fit : elle provoqua la création d’une littérature persane. Toutes les cours se remplirent de poètes persans, et les princes encouragèrent de tout leur pouvoir ce mouvement littéraire, soit qu’ils fussent eux-mêmes entraînés par un instinct aveugle vers cette manifestation de l’esprit national, soit que la protection qu’ils lui accordèrent fût le résultat d’un calcul politique. Ce qui pourrait faire admettre cette dernière supposition, c’est que ces princes étaient les premiers à rechercher les traditions nationales, dont la popularité devait leur être d’un si grand secours contre la suprématie politique des kalifes, et que cette politique fut suivie avec une ténacité remarquable par toutes les dynasties qui se succédèrent. »

M. Mohl poursuit dans le détail la preuve de ce qu’il a énoncé d’une manière générale. Il voit Jacoub Leis, le fondateur de la famille des Soffarides, de potier et de voleur devenu maître de la Perse, faire traduire en persan ce que Danischwer avait écrit en pehlwi. Les noms des traducteurs ont été conservés, et montrent que cette tâche fut confiée à des hommes de pure race persane. Ainsi, la dynastie nationale, que venait de fonder le potier persan en présence du fantôme sacré de Bagdad, s’inaugurait elle-même, en faisant passer dans l’idiome vivant et populaire les souvenirs de la Perse antique.

Il en fut de même de la dynastie des Samanides qui remplaça bientôt la famille de Jacoub Leis. Cette dynastie, qui descendait des anciens rois de Perse, fit mettre en vers la traduction de l’ouvrage de Danischwer, qui avait été écrite en prose par ordre du fondateur des Soffarides, et l’on choisit pour cette œuvre un poète guèbre, Dakiki. Celui-ci n’eut le temps d’exécuter qu’une bien petite partie de sa tâche : il écrivit deux mille vers que Firdousi a conservés, tout en traitant fort mal Dakiki sous le rapport poétique. Cela n’en prouve que mieux, comme le remarque M. Mohl, que les deux poètes connaissaient et suivaient la même tradition ; car Firdousi « ne lui reproche rien à ce sujet, malgré l’amertume avec laquelle il critique en lui l’homme et le poète. — Enfin Mahmoud, le second roi de la dynastie des Ghaznévides, se sépara encore plus du kalifat, dit M. Mohl, que n’avaient fait ses prédécesseurs, et, quoique musulman fanatique, il ne négligea rien de ce qui pouvait fortifier son indépendance politique. La langue persane fut cultivée à sa cour avec une ardeur jusque-là inouie ; elle pénétra même dans l’administration où son visir abolit l’usage de l’arabe. La cour du prince le plus puissant et le plus guerrier de son temps était une véritable académie, et tous les soirs il se tenait au palais une assemblée littéraire, où les beaux esprits récitaient leurs vers et en discutaient le mérite, en présence du roi qui y prenait un vif plaisir. Mahmoud, comme les princes ses prédécesseurs, s’intéressait avant tout aux poésies nationales et historiques, et ne se lassait pas de se faire raconter les traditions concernant les rois et les héros de la Perse ancienne.

Ce prince avait conçu le désir de faire mettre en vers une collection complète de ces traditions ; il s’adressa, dans ce dessein, à plusieurs poètes de son temps, sans en trouver un qui lui parût complètement propre à ce grand travail. Enfin il en chargea Aboulkasim Firdousi.

Nous voici donc arrivé à Firdousi lui-même. Firdousi fut choisi par Mahmoud le Ghaznévide, comme d’autres l’avaient été, avant lui, par les Soffarides et les Samanides. Il fit à son tour un Livre des Rois, comme d’autres avaient composé le leur ; il le fit avec les mêmes matériaux, dans le même esprit. La beauté de son imagination et de son langage, l’harmonie que les Persans trouvent dans ses vers, ont fait vivre son poème, tandis que les essais qui l’avaient précédé ont presque entièrement péri. Son nom est de nos jours l’objet de la plus profonde vénération, et celui de ses devanciers est à peu près oublié. Telle est la distance infinie que l’exécution met entre les ouvrages du même genre. Mais, évidemment, l’intention de Firdousi a été semblable à celle de ses prédécesseurs : il a voulu, comme eux, raconter la tradition. Il le dit positivement en une foule d’endroits ; il cite l’autorité du livre ou celle des dihkans. M. Mohl cite dans sa préface ce passage décisif : « Maintenant, dit Firdousi, je vais conter le meurtre de Rustem, selon un livre écrit d’après les paroles des siens : Il y avait un vieillard nommé Agad Zerv, qui demeurait à Merv, chez Ahmed, fils de Sahl ; il possédait le Livre des Rois, il avait le cœur plein de sagesse, la tête pleine de souvenirs, et la bouche remplie de vieilles traditions. Il tirait son origine de Sam, fils de Heriman, et parlait souvent des combats de Rustem. Je vais conter ce que j’ai appris de lui. »

On voit, par ce qui précède, comment la tradition qui fait la base du Schah-Nameh, née des souvenirs et de l’intérêt populaires, a survécu à la nationalité persane, et s’est suscité des organes et des interprètes partout où quelque chose de cette nationalité survivait encore ou tentait de renaître. Passons maintenant à l’histoire de celui qui était destiné à immortaliser ce qu’avaient conservé jusqu’à lui les siècles.

Firdousi naquit à Thous, vers le milieu du Xe siècle[3], à une époque où l’Occident était plongé dans une profonde barbarie. À Paris, quelques moines écrivaient en mauvais latin des proses rimées, et pendant ce temps vivait dans la ville de Thous, aujourd’hui détruite, celui qui devait être un des plus grands poètes de l’univers.

Né d’une famille de dihkans, Firdousi semblait voué par sa naissance au culte des traditions nationales ; une éducation littéraire, la connaissance de l’arabe, celle du pehlwi, rare alors dans la Perse orientale, le préparèrent aux compositions et aux succès poétiques. De bonne heure il s’était exercé à composer des chants héroïques, et il avait environ trente ans quand mourut Dakiki, celui que le sultan Mahmoud avait chargé de mettre en vers l’ancien Livre des Rois, écrit en pehlwi par Danischwer. Firdousi éprouvait un ardent désir de continuer cette œuvre interrompue. Lui-même nous a raconté avec naïveté l’agitation que lui causait ce noble désir, et le bonheur qu’il éprouva dès qu’il se sentit en mesure de le réaliser. « Je désirais obtenir ce livre (celui de Danischwer) pour le traduire dans ma langue ; je le demandais à un grand nombre d’hommes, craignant que, si ma vie n’était pas longue, je ne fusse obligé de le laisser à un autre… Ainsi se passa quelque temps pendant lequel je ne fis part à personne de mon plan, car je ne vis personne qui fût digne de me servir de confident dans cette entreprise. » Bientôt il obtint le trésor qu’il convoitait. « J’avais, ajoute-t-il, dans ma ville, un ami qui m’était dévoué ; tu aurais dit qu’il était dans la même peau que moi. Il me dit : « C’est un beau plan, et ton pied te conduira au bonheur. Je t’apporterai ce livre pehlwi ; ne t’endors pas, tu as de la jeunesse et le don de la parole ; tu sais faire un récit héroïque. Raconte donc de nouveau le Livre des Rois, et cherche par lui de la gloire auprès des grands. » Puis il apporta devant moi ce livre, et ma tristesse se convertit en joie. »

Appelé à la cour de Gaznin, on ne sait pas trop bien à quelle occasion, notre poète eut d’abord quelque peine à triompher de la jalousie de ses rivaux et à fixer l’attention du sultan. Enfin, un quatrain improvisé par ordre sur un favori de Mahmoud, fit pour l’Homère persan ce que n’avait point fait la portion de son grand ouvrage qu’il avait déjà exécutée ; dès ce moment, bien en cour, le poète de Thous reçut, de la bouche même du souverain, le surnom de Firdousi, Paradisiaque, parce qu’il avait converti l’assemblée en paradis ; bientôt après, il fut chargé officiellement par Mahmoud d’accomplir la grande œuvre nationale du Schah-Nameh. Le prince entoura le poète de tous les secours et de toutes les facilités qu’il pouvait désirer ; il lui fit préparer un appartement attenant au palais et qui avait une porte de communication avec le jardin privé du roi. Les murs de son appartement furent couverts de peintures représentant des armes de toute espèce, des chevaux, des éléphans, des dromadaires, des tigres, les portraits des rois et des héros de l’Iran et du Touran. Mahmoud pourvut à ce que personne ne pût l’interrompre dans son travail, en défendant la porte à tout le monde, à l’exception de son ami Ayaz et d’un esclave chargé du service domestique.

Les diverses portions dont se compose le poème de Firdousi furent récitées au roi à mesure qu’elles étaient achevées par l’auteur ; et, à en juger par une vignette curieuse d’un des plus anciens manuscrits du Livre des Rois, cette récitation fut accompagnée de musique et de danses, comme l’était souvent la poésie des Grecs, celle de Pindare en particulier.

Le sultan avait fixé, dans sa magnificence, à une pièce d’or le prix de chaque distique de Firdousi. Celui-ci préféra ne recevoir qu’à la fin du poème la somme qui lui serait due. Il avait, pour demander ce renvoi, un touchant motif. « Dans son enfance, son plus grand plaisir était de s’asseoir sur le bord du canal d’irrigation qui passait devant la maison de son père. Or, il arrivait souvent que la digue qui était établie dans la rivière de Thous, pour faire affluer l’eau dans le canal, et qui n’était bâtie qu’en fascines et en terre, était emportée par les grandes eaux, de sorte que le canal demeurait à sec ; l’enfant se désolait de ces accidens, et ne cessait de souhaiter que la digue fût construite en pierre et en mortier. » Devenu grand et célèbre, Firdousi se rappela le vœu de ses premières années, et son souhait le plus cher fut d’accumuler une somme assez considérable pour le réaliser. On verra bientôt que ce souhait généreux ne devait point s’accomplir de son vivant ; on éprouve une sorte de consolation à penser qu’il le fut après sa mort.

Firdousi travailla douze ans à terminer son poème. Au bout de ce temps, il le fit présenter à Mahmoud. Le sultan, dans un premier mouvement de générosité, ordonna d’envoyer au poète autant d’or qu’en pouvait porter un éléphant ; mais, persuadé par un de ses ministres ennemi de Firdousi, il fit porter à ce dernier, non les soixante mille pièces d’or qui lui avaient été promises, mais soixante mille pièces d’argent. Firdousi était au bain ; il donna un tiers de la somme au messager du sultan, un tiers au baigneur, et des vingt mille pièces qui restaient il paya un verre de bière (fouka). Plein de honte et de fureur, le sultan s’emporta contre ceux qui lui avaient conseillé une bassesse, et menaça de jeter le hardi poète sous les pieds des éléphans. Firdousi, l’ayant appris, brûla quelques milliers de vers qu’il avait composés, et un bâton à la main, vêtu en derviche, parti de Gaznin. Mais, en partant, il laissa à son protecteur Ayaz un papier scellé, le priant de le remettre, dans vingt jours, au sultan. C’était une satire terrible contre Mahmoud ; le redoutable conquérant de l’Inde était outragé sans ménagement par le poète irrité. Faisant allusion à la naissance du sultan, dont le père avait été esclave, Firdousi s’écriait « S’il avait eu un roi pour père, il aurait mis sur ma tête une couronne d’or ; s’il avait eu une princesse pour mère, j’aurais eu de l’or et de l’argent jusqu’aux genoux ; mais, comme il n’y a pas eu de grandeur dans sa famille, il ne peut pas entendre prononcer le nom des grands. »

Le mépris ne saurait être plus poignant ; tout en se vengeant, le poète n’oublie pas de se louer : l’injustice en donne le droit. Un beau mouvement de colère et de fierté a dicté les paroles suivantes, dont quelques-unes rappellent d’une manière frappante les célèbres vers d’Horace, ainsi imités par Lebrun :

Enfin, grace au dieu qui m’inspire,
Il est fini, ce monument
Que jamais ne pourront détruire
Le fer ni le flot écumant.

Et Firdousi ne connaissait pas Horace.

« Ô roi ! je t’ai adressé un hommage qui sera le souvenir que tu laisseras dans le monde ; les édifices que l’on bâtit tombent en ruines par l’effet de la pluie et de l’ardeur du soleil ; mais j’ai élevé, dans mon poème, un édifice immense auquel la pluie et le vent ne peuvent nuire. Des siècles passeront sur ce livre, et quiconque aura de l’intelligence le lira… Pendant trente ans, je me suis donné une peine extrême ; j’ai fait revivre la Perse par cette œuvre persane, et, si le roi n’était un avare, j’aurais une place sur le trône. » La satire se terminait ainsi « Et voici pourquoi j’écris ces vers puissans ; c’est pour que le roi y prenne un conseil, qu’il connaisse dorénavant la force de la parole, qu’il réfléchisse sur l’avis que lui donne un vieillard, qu’il n’afflige plus d’autres poètes, et qu’il ait soin de son honneur ; car un poète blessé compose une satire, et elle reste jusqu’au jour de la résurrection. Je me plaindrai devant le trône du Dieu très pur en répandant de la poussière sur ma tête et en disant : « Ô Seigneur ! brûle son ame dans le feu et entoure de lumière l’ame de ton serviteur qui en est digne ! »

Telle est la marche et le mouvement de ce morceau remarquable qui commence par une glorification du poète et finit par l’ironie et l’anathème. Il est d’autant plus important de le noter, que la satire est rare en Orient, où l’hymne abonde. L’Orient est trop grave pour la raillerie légère, et, dans le pays du despotisme, l’invective libre et hardie ne saurait être commune ; mais il n’est rien qui puisse contenir la fierté blessée d’un poète.

Le fugitif fut partout poursuivi par la haine de son formidable ennemi. Bagdad même ne lui fut pas un sûr asile ; l’autorité du chef des croyans était faible en présence de ces dynasties guerrières qui s’élevaient sur l’écroulement du kalifat. Une lettre menaçante de Mahmoud força le kalife Kader-Billah à congédier le poète. Celui-ci, chassé de pays en pays par la haine de Mahmoud, au lieu de s’humilier, s’apprêtait à composer un livre où il voulait éterniser l’injustice du sultan. Le vieux lion, traqué sans merci, allait se retourner et mordre le chasseur, avant de succomber. Un ami prudent lui persuada de n’en rien faire, et s’interposa entre lui et le sultan pour amener une réconciliation. Mahmoud reconnut ses torts, et envoya au poète les pièces d’or jadis promises, et qu’il n’était pas destiné à recevoir. Au moment où les chameaux chargés d’or arrivaient à une des portes de la ville de Thous, patrie de Firdousi, où il s’était hâté de revenir, le convoi funèbre du grand homme, toujours malheureux, sortait par la porte opposée. Réparation tardive et vaine, qui rappelle les couronnes triomphales déposées sur le cercueil du Tasse.

La noblesse de sentimens dont Firdousi fit preuve lorsqu’il distribua à ceux qui l’entouraient une récompense indigne de lui, avait passé à sa fille, car elle ne daigna pas accepter cet or qui avait causé le malheur de son père ; elle refusa en disant : « Ce que j’ai suffit à mes besoins, et je ne désire point les richesses. » Alors une sœur du poète se rappela qu’il avait désiré, depuis son enfance, bâtir en pierre la digue de Thous, et le vœu de toute sa vie fut du moins accompli.

La destinée de l’Homère persan ne manque donc point d’intérêt et d’une sorte de poésie mélancolique ; elle a droit de prendre place à côté de celle de Dante, de Camoëns, de Torquato, ses émules en malheur et en génie.

Jusqu’ici j’ai suivi pas à pas le savant traducteur de Firdousi. Tout ce qui précède est tiré de la préface de M. Mohl, dans laquelle on trouve à la fois un modèle de critique historique et littéraire, et une excellente biographie.

Maintenant que, grace à cette préface, et grace à la traduction de M. Mohl, complétée par l’abrégé de Gœrres, j’ai pu faire connaître au lecteur la vie du poète et la matière du poème, je vais terminer cette étude par un petit nombre de considérations sur le caractère de l’œuvre de Firdousi, sur les rapports qui la rapprochent et les différences qui la séparent de quelques autres grands monumens du génie épique chez différens peuples ; car, en même temps que Firdousi fut l’écho fidèle de la tradition persane, il fut aussi l’artiste puissant qui sut imprimer à cette tradition le sceau de son propre génie ; il n’en altéra nullement le fonds, mais il en détermina la forme. Après avoir apprécié le Livre des Rois comme œuvre historique, on ne saurait donc faire abstraction de son caractère comme œuvre d’art, et c’est sous ce dernier aspect qu’il nous reste à l’envisager.

Le Livre des Rois offre les caractères généraux de la poésie orientale, qui sont l’éclat et la grandeur. Les mœurs dont Firdousi présente le tableau sont empreintes de cette magnificence qu’on a coutume d’attribuer à l’Orient, et qui avait dû frapper les yeux du poète à la cour de Mahmoud, de ce conquérant qui avait dépouillé de leurs trésors les temples de l’Inde. Le palais de Feridoun est le palais agrandi et idéalisé de Mahmoud le Ghaznévide ; il y a un incroyable éclat dans les peintures qui nous montrent le roi des rois assis sur son trône, entouré de ses grands tout brodés d’or de la tête aux pieds, avec des massues d’or et des ceintures d’or, et toute la terre qui a pris la couleur du soleil. L’imagination de Firdousi se complaît dans ces descriptions étincelantes. Il faut l’avouer, par momens la vue se trouble et se baisse devant tant de flamme. Le lecteur, ami de la beauté sereine, voudrait qu’un nuage vînt amortir cet éclat qui l’éblouit ; mais ici, comme au désert, le soleil brille incessamment dans le ciel. La poésie de l’Occident n’a point de telles splendeurs, elle éclaire les objets d’un jour plus doux et plus tempéré. L’Occident a ses nuages et ses brumes ; mais ce sont les brumes qui produisent les accidens de lumière les plus variés, ce sont les nuages qui font les reflets.

Le style grandiose du dessin n’est pas moins remarquable que la vivacité du coloris. Quel plus grand spectacle que celui de cet empire primitif de Djemschid qui s’étend, non seulement sur le genre humain, mais encore sur les génies, sur les bêtes des forêts et les oiseaux du ciel ; c’est que, selon les notions orientales, l’idée de l’empire se confond avec l’idée de l’univers. La Chine et la terre s’appellent d’un même nom, le dessous du ciel ; cette prétention à l’empire universel a été celle des grands peuples de l’antique Orient, des Chinois, des Babyloniens, des Persans. Puis, du fils du ciel, du grand roi, elle a passé un jour à un peuple, le peuple romain ; plus tard elle s’est incarnée de nouveau dans un homme. Chez les Césars, chez les empereurs modernes, c’était toujours, mais restreinte et moins absolue, la conception orientale du souverain empire. Il y a plus : la nature elle-même est soumise, en Orient, au pouvoir suprême qui régit l’humanité. On reproche à l’empereur de la Chine les tremblemens de terre et les inondations, comme des désordres et des abus dont il est responsable ; de même le fondateur et le type vivant de la royauté persane, Djemschid, commande à tous les êtres : « Il était ceint de la splendeur royale, et l’univers entier se soumit à lui ; le monde était calme et sans discorde, et les divs, les oiseaux, les péris lui obéirent. » Quand Kaioumors marcha contre le div noir, « il rassembla les péris, et, parmi les animaux féroces, les tigres, les lions, les loups et les léopards ; c’était une armée de bêtes fauves, d’oiseaux et de péris, sous un chef plein de fierté et de bravoure. » Rien n’est plus majestueux que cette royauté primitive, dont l’autorité, égale et semblable à celle de Dieu même, commande à la création tout entière.

Le gigantesque, trait dominant de l’imagination orientale, est un caractère fréquent de la poésie de Firdousi. Il dira des approches d’une bataille : « D’un côté était le feu, de l’autre l’ouragan ; l’étendard de Kaweh était porté devant eux, et le monde en reçut un reflet jaune, rouge et violet. La face de la terre, couverte de cette multitude, était agitée comme un vaisseau quand s’élèvent les vagues dans la mer de la Chine. Les boucliers couvraient les boucliers dans les plaines et sur les montagnes, et les épées étincelaient comme des flambeaux ; le monde entier était devenu comme une mer de suie au-dessus de laquelle auraient flotté cent milles lampes. On aurait dit que le soleil s’était écarté de sa voie, effrayé du son des clairons et du bruit de l’armée. » Et, pour exprimer la grandeur du carnage : « Le sang rejaillit jusqu’à la lune. »

Ces métaphores colossales dégénèrent souvent en exagérations tellement démesurées, qu’elles approchent du ridicule. Les héros élèvent leurs tentes jusqu’aux nuages ; le butin entassé occupe tant de place que la flèche d’un archer ne pourrait passer par dessus. D’autres fois leur bizarrerie n’est pas sans grace : « Toute l’armée, avec ses lignes de combat et avec le bruit de ses timbales, était ornée comme une fiancée… Tu aurais dit que c’était un banquet, tant résonnaient les clairons et les trompettes. La plaine devint comme une mer de sang ; tu aurais dit que la face de la terre était couverte de tulipes. » On ne peut exprimer l’effusion du sang par une image à la fois plus hardie et plus gracieuse. Ailleurs on trouve ces paroles : « La nuit vint, le ciel fut comme un jardin dont les roses étaient des étoiles. » Il semble qu’on lit des vers cultos de Caldéron, tant la poésie castillane a été fidèle au génie de la poésie orientale.

Dans certains passages on retrouve un délire d’hyperboles que peut seule enfanter l’imagination effrénée de l’Orient : « Les épées qui étincelaient comme des diamans, les lances qui s’échauffaient dans le sang paraissaient au milieu de la poussière comme des ailes de vautour sur lesquelles le soleil aurait versé du vermillon. L’intérieur du brouillard retentissait du bruit des timbales, et l’ame des épées se rassasiait de sang rouge. » Mais il ne faut pas oublier que cette richesse poétique, qui nous semble à bon droit surabondante, ne coûte aucun effort aux imaginations qui la répandent ; que cette recherche même est naturelle, on pourrait presque dire naïve. Les expressions qui nous paraissent les plus étranges et quelquefois les plus forcées font souvent partie du langage usuel et journalier. Dans le Livre des Rois, tout beau jeune homme est un cyprès ou un palmier, toute femme une lune, et quelquefois un palmier au visage de lune. Il n’y a dans cette manière de dire rien d’extraordinaire. Malcolm raconte qu’un Persan amusa beaucoup les Anglais de son escorte, en appelant l’un d’eux palmier (you date tree). Ce Persan faisait de la poésie héroïque sans le savoir.

En Orient, les dépêches diplomatiques ne sont pas écrites dans un style beaucoup moins figuré que les passages les plus fleuris du Livre des Rois. Je le répète, tout cela n’est guère qu’une habitude de langage qui ne change rien au fond des choses, et on peut juger des sentimens, des mœurs, des caractères qu’invente ou dépeint Firdousi, aussi bien que s’ils étaient exprimés à la manière européenne, en faisant seulement la part d’un certain convenu, dont il faut tenir compte ; souvent même on n’a pas à prendre ce soin : l’héroïsme et la passion introduisent, comme malgré le poète et le peuple pour lequel il écrit, une certaine simplicité dans le langage. On a pu le remarquer dans diverses citations que j’ai faites, et entre autres dans tout ce qui se rapporte au pathétique épisode de la mort de Zohak.

Ce qui appartient bien en propre à Firdousi, ce sont les réflexions religieuses et morales qu’il jette quelquefois avec un peu de profusion au travers du récit. Elles sont, en général, empreintes d’une gravité douce et d’une tristesse sérieuse. On n’entend pas sans un certain recueillement la parole désabusée d’un sage s’élever parmi la fureur des orages, le choc des populations, l’écroulement des empires.

« Ô monde ! que tu es méchant et de nature perverse ; ce que tu as élevé tu le détruis toi-même. Regarde ce qu’est devenu Feridoun, le héros qui ravit l’empire au vieux Zohak. Il a régné pendant cinq siècles, et à la fin il est mort, et sa place est restée vide ; il est mort et a laissé à un autre ce monde fragile, et de sa fortune il n’a emporté que des regrets. Il en sera de même de nous tous, grands et petits, que nous ayons été bergers ou que nous ayons été troupeau. » Il y a une grande mélancolie dans ces contemplations rapides par lesquelles le poète interrompt un moment la course des évènemens. Ailleurs il dit : « Au commencement, la vie est un trésor ; à sa fin est la peine, et puis il faut quitter cette demeure passagère. »

Linquenda tellus et domus

Cette mélancolie se mêle singulièrement à des images gracieuses dans le passage suivant qui précède le récit de la mort de Zohak, et que je traduis d’après Gœrres : « Ô jeune homme qui m’écoutes, ne détourne pas ton visage de l’amour et de la joie, car l’amour et la joie conviennent à la jeunesse. Après nous, bien souvent encore doit revenir la saison où la rose brille, où le printemps se renouvelle. Beaucoup de nuages passeront, beaucoup de fleurs se fermeront ; ton corps se dissoudra et se mêlera avec la terre noire. » Je trouve un grand charme de tristesse à ce morceau qui commence comme Anacréon et finit comme Job.

Pour achever de faire connaître au lecteur le grand ouvrage dont je viens de l’entretenir, je rapprocherai de la poésie héroïque persane quatre autres poésies de même nature ; je comparerai successivement l’épopée de Firdousi à l’épopée chevaleresque, à l’épopée germanique, à l’épopée homérique et à l’épopée indienne.

J’ai déjà fait remarquer, en passant, certains incidens du Livre des Rois, qui sont de véritables aventures fort analogues à celles des romans de chevalerie. On pourrait pousser ces rapprochemens beaucoup plus loin. Les mœurs guerrières des héros de l’Iran offrent de grandes analogies avec les mœurs chevaleresques.

Il y a dans Firdousi de véritables défis et de véritables joutes entre les deux armées. On se livre à des exercices militaires fort semblables à nos tournois. Les guerriers, montés sur des chevaux couverts de fer comme eux, se précipitent l’un sur l’autre, brisent leur lance sur l’écu d’un adversaire et cherchent réciproquement à s’enlever de la selle. Un jeu guerrier, qui consiste à frapper un bouclier avec la lance ou le javelot, ressemble beaucoup à la quintaine. L’usage des armoiries est universel ; chaque guerrier porte son signe : c’est un lion, un léopard, un soleil, etc. Les chevaux, et même les éléphans, sont caparaçonnés de fer. Les vignettes des manuscrits de Firdousi semblent empruntées à nos poèmes du moyen-âge, tant l’accoutrement des héros est pareil à celui de nos chevaliers. L’une d’elles, publiée par Gœrres, montre un guerrier aux genoux d’une belle. On croirait voir un de ces preux qui prient sous leur armure, agenouillés au marbre d’un tombeau. Il y a même un certain rapport entre le rang du chevalier et le titre de pehlwan, originairement l’homme de la frontière (marchio, d’où marquis). Behram jette dans la poussière la tête de Kebadeh, parce que cette tête n’est pas celle d’un pehlwan.

La féodalité est intimement liée à la chevalerie, et c’est une sorte de féodalité qui régit la Perse héroïque. Les terres conférées par investiture sont de véritables fiefs ; et les chefs, dans leurs châteaux placés à la cime des montagnes, sont de véritables barons sous la suzeraineté du grand roi.

Un état social assez analogue à celui de l’Europe au moyen-âge, a dû nécessairement produire des mœurs en partie pareilles ; mais cette parité est loin d’être complète, elle est plus apparente et superficielle que réelle et fondamentale. La différence entre la chevalerie de l’Orient et celle de l’Occident, entre la chevalerie musulmane et la chevalerie chrétienne, se fait sentir principalement dans ce qui touche les sentimens et avant tout le sentiment de l’amour.

Il y a bien çà et là dans le Livre des Rois quelques expressions éparses qui pourraient convenir à l’amour chevaleresque ; mais en y regardant de près on reconnaît bientôt le caractère différent qu’elles présentent.

J’ai cité, dans des études sur la chevalerie qui ont été insérées dans la Revue des Deux Mondes, cette maxime tirée du Livre des Rois : « Quiconque est issu d’une race puissante, resterait farouche s’il n’avait une compagne. » Mais là où elles sont placées, ces paroles semblent se rapporter au mariage. Or, rien, on le sait, n’était plus antipathique, selon la jurisprudence galante du moyen-âge, que le mariage et l’amour chevaleresque. En général, ce que peint Firdousi chez les femmes, c’est la passion orientale dans sa fougue et son délire, cette passion de l’épouse de Putiphar, la Leila des poètes persans et arabes, de la Sunamite du Cantique des cantiques ; cette passion qui fait dire à Roudabeh : « Sachez que je suis ivre d’amour comme la mer qui jette ses vagues vers le ciel ; » cette passion qui conduit la belle Tehminé près de la couche de Rustem. Elle n’a d’analogue dans nos romans que les amours hardies et nullement chevaleresques des filles de sultans, qui, comme Floripar dans Ferabras, et Luziane dans Aiol de Saint-Gilles, s’éprennent subitement et violemment pour les héros chrétiens d’un sentiment que les troubadours et les trouvères ne prêtent qu’à des héroïnes musulmanes, sentiment qui est évidemment d’origine orientale et non chrétienne, et qu’on peut citer parmi le très petit nombre de traits de vérité locale conservée dans les romans de chevalerie.

Quant aux hommes, on ne voit pas que l’amour soit jamais pour eux le principe de la valeur et des belles actions. L’estime qu’ils font de la femme est médiocre. Rustem préfère évidemment son cheval Raksch à la séduisante fille du roi de Touran. Le malheur d’avoir une fille au lieu d’un fils est exprimé fort crûment par ces paroles : « Sachez qu’il a une bonne étoile, celui qui ne possède pas de fille, et que celui qui en a ne connaîtra pas le bonheur. » Voici une réflexion de Firdousi au sujet des machinations perverses de la belle-mère de Siavesch : « Telle est la femme. Aussi le schah Keikobad dit : Que les femmes et les dragons soient maudits ! la terre est meilleure que cette engeance. Si tu loues les femmes, loue plutôt les chiens ; ils le méritent mieux que ces impures. »

Dans tout cela je ne saurais voir l’adoration de la femme, adoration qui fut l’ame de la chevalerie en Occident. Au contraire, l’idée orientale de l’infériorité de la femme est énergiquement proclamée. Partout où règne l’islamisme, il doit tendre à fortifier cette fausse et dégradante idée, qui, du reste, se retrouve en Orient dans les cosmogonies, où le sexe féminin est attribué au principe matériel, et jusque dans le dogme juif, d’après lequel c’est par une femme que le mal s’introduit dans le monde. Quant aux pays mahométans, la polygamie et la clôture, quelque restreintes qu’elles soient par l’usage, témoignent au fond d’un mépris réel pour les femmes ; et rien ne le déclare plus insolemment que la doctrine musulmane selon laquelle elles ne peuvent, dans l’autre vie, recevoir que la moitié des peines et des récompenses réservées pour les hommes. Dans son indulgence insultante, la législation du Coran réduit aussi de moitié la pénalité qu’elle inflige en ce monde aux esclaves. L’assimilation est remarquable, et nous voilà bien loin de la galanterie chevaleresque.

En revanche, plusieurs portions du Livre des Rois offrent les rapports les plus frappans avec la principale des traditions héroïques conservées dans l’Edda et les Niebelungen. On ne doit pas beaucoup s’en étonner. Dans la famille des langues indo-germaniques, la branche persane et la branche germanique se tiennent de près. Parmi les idiomes parlés par cette famille de peuples, les langues germanigues se rapprochent plus qu’aucune autre de l’ancienne langue de la Perse. C’est l’opinion de M. Eugène Burnouf, qui, avec une si admirable sagacité, a retrouvé cette langue. L’idée fondamentale de la religion persane, l’idée de la lutte, du bien et du mal, représentés, l’un par les puissances de lumière, et l’autre par les puissances de ténèbres, cette idée est la base de la mythologie scandinave. Enfin, en parcourant les histoires racontées dans le Schah-Nameh, j’ai déjà rencontré plusieurs analogies frappantes entre quelques-unes de ces histoires et des évènemens retracés par la poésie germanique du moyen-âge. Je vais reprendre les traits principaux de ce rapprochement.

Le combat de Rustem et de Zohrab offre la plus grande ressemblance avec le combat d’Hildebrand et de son fils Hadebrant, tel qu’il se trouve dans la Wilkina-Saga, dans les chants populaires du Danemark, et sous une forme plus ancienne dans le précieux fragment de Cassel[4].

Le combat d’un guerrier et d’un dragon, qui est le point de départ des récits accumulés autour du héros germanique Sigurd ou Sigefrid, se reproduit plusieurs fois dans le Schah-Nameh. J’ai signalé entre la mort de ce personnage du Nord et celle de Rustem des rapports vraiment extraordinaires, et qui s’étendent jusqu’à des circonstances minutieuses et telles qu’on ne les invente guère deux fois. On pourrait poursuivre la ressemblance des deux traditions dans de nombreux détails. L’épreuve amicale que font de leur force réciproque Isfendiar et Rustem, en se serrant chacun la main de manière à ce que le sang ruisselle sous les ongles, ressemble à la lutte de Brunhilde et de Sigefrid, dans le récit de laquelle des expressions analogues sont employées ; et de même que la vaillante reine d’Islande attache avec sa ceinture les pieds et les mains de l’époux qu’elle juge indigne d’elle, dans un poème du cycle persan, la fille de Rustem, « mariée à Guis, l’un des plus braves des Iraniens, lie son mari avec sa ceinture et le jette sous son siége. » Remarquez que c’est surtout dans ce qui concerne Rustem que les ressemblances de l’épopée persane et de l’épopée germanique sont fréquentes. Le caractère général de cette portion du Livre des Rois est singulièrement rude et sauvage. On y sent la tradition locale d’un pays guerrier souvent en opposition et en lutte avec le pouvoir central de l’Iran. Ce pays est le Seistan ; il est placé non loin de ce qu’on nomme la route royale, route que suivent les caravanes, et qu’ont suivie toujours les expéditions des conquérans et les migrations des peuples. Est-il surprenant que les races germaniques venues du plateau central de l’Asie aient emporté quelques souvenirs d’une région par où elles ont dû passer ?

Toutes les fois que l’on compare une poésie quelconque aux poèmes d’Homère, de fortes restrictions sont nécessaires ; car il y a une distance considérable, il faut le dire, entre tous les autres monumens de l’épopée primitive et ces monumens merveilleux qui ont été un objet d’admiration et une source d’enthousiasme pour les peuples civilisés de l’Occident. Les progrès de l’érudition littéraire ne découvrent pas des Iliades et des Odyssées dans tous les coins du monde. Seulement, par leur formation et leur nature, ces mémorables produits de l’âge héroïque de la Grèce peuvent être mis dans un certain rapport avec d’autres produits de l’esprit humain nés dans des circonstances à peu près pareilles. Voir dans la poésie homérique une œuvre individuelle que rien n’avait préparée, voir dans Homère le père de l’Olympe, c’était méconnaître la marche des choses, et refuser sa part à la tradition orale, dont les poètes primitifs sont toujours les organes ; c’était dépouiller un peuple au profit d’un homme, et grandir l’individu au détriment de l’humanité. D’autre part, ne voir que la tradition dans l’œuvre du poète, qui l’a reçue sans doute, mais qui l’a disposée, l’a ordonnée, se l’est appropriée par l’art ; ne pas tenir compte de son action personnelle, nier d’une manière absolue la possibilité de son existence, ce serait tomber dans une autre exagération non moins outrée et non moins fausse que la première. Il faut les éviter toutes deux, et, après avoir élevé la statue d’Homère sur son véritable piédestal, qui est la tradition nationale, il faut replacer la lyre ordonnatrice dans ses mains inspirées.

D’après ce qui précède, on doit s’attendre à trouver entre l’Iliade et le Livre des Rois, à côté d’une analogie fondamentale, des différences profondes. L’analogie consiste surtout dans le point de départ et le but du poète. Pour Firdousi comme pour Homère, il s’agit de raconter la tradition du pays transmise et non inventée, reçue et non créée. De plus les deux poèmes ont un certain air de parenté ; la simplicité de la composition, la largeur et la rapidité de la narration, les récits de batailles nombreux et animés, les comparaisons fréquentes, les discours au milieu de la mêlée, rappellent l’Iliade ; mais la diversité des temps, des lieux, du génie des auteurs introduit de notables différences, même dans ces élémens communs aux deux poèmes. La composition est simple dans tous deux ; mais on ne saurait nier que cette simplicité ne soit plus savante chez Homère. Homère, ou si l’on veut les diaskevastes, c’est-à-dire les arrangeurs qui ont mis en ordre la poésie homérique, ont distribué les différentes portions du récit avec un art naturel ou une ingénieuse adresse, de telle sorte que ce récit, tout en suivant fidèlement la marche des évènemens traditionnels, pût soutenir, suspendre et ranimer sans effort l’intérêt des auditeurs. Il ne s’agit que d’un fait, au lieu d’une série immense de faits. Le récit peut donc être beaucoup plus développé, et le poète, qui n’a point inventé l’ensemble, peut du moins mettre infiniment plus d’invention dans les détails.

On ne saurait nier qu’il n’y ait une habileté calculée, inspirée peut-être, soit dans l’incertitude ou le succès alternatif et longtemps balancé des Troyens et des Grecs, le partage des dieux, l’hésitation de Jupiter et l’absence d’Achille laissant flotter les destinées d’Ilion et d’Argos, soit dans les contrastes, souvent reproduits par Homère, entre les scènes turbulentes des combats et des scènes d’un charme voluptueux ou domestique, comme la séduction de Jupiter par Junon ou les adieux d’Hector. Rien de pareil chez Firdousi ; il raconte les évènemens à mesure qu’ils se présentent. Il a la marche de l’histoire avec le langage de la poésie ; il déroule un panorama plutôt qu’il ne compose un tableau.

Firdousi ne sait guère que suivre les évènemens qu’il raconte ; il ne sait pas se transporter librement d’un point à un autre et donner au récit plusieurs centres indépendans. Enchaîné à ses personnages, il va là où ses personnages le mènent, il ne marche et n’arrive qu’avec eux. Homère, au contraire, se meut au sein de sa narration avec une pleine liberté. Il n’a pas besoin qu’un de ses personnages suive une certaine route pour faire le même chemin. Le poète persan ne parle du pays de Touran que lorsqu’un héros iranien y est conduit par une aventure ; mais Homère va sans cesse du camp des Grecs aux remparts de Troie, sans que personne marche devant lui ; le théâtre de la narration se déploie et voyage chaque fois, et, sur ce nouveau terrain où le poète vient s’établir, il attend pour ainsi dire les évènemens et les personnages qu’il y appellera. Chez Firdousi, la scène est immobile ou elle est portée pour ainsi dire à la suite des faits ; chez Homère, la scène est mobile, il la déploie à volonté, tour à tour au milieu de la mêlée, près du foyer, sous la tente, sur la plage, aux sommets de l’Olympe.

Les batailles sont multipliées dans le Livre des Rois, comme dans l’Iliade, les Niebelungen, les poèmes chevaleresques, où les coups de lance, de massue et de glaive ne font pas défaut. Notre goût trouve quelques longueurs et quelques redites dans tous ces belliqueux récits, en y comprenant, si nous sommes francs, ceux même d’Homère. Mais il faut se souvenir que ce n’est pas pour nous, lecteurs pacifiques, qu’ils ont été composés, mais bien pour un auditoire guerrier dans des temps passionnés pour la guerre. Pour cet auditoire et pour ces temps, la mêlée avec tous ses sanglans détails, tous ses incidens de meurtre et de carnage, la mêlée est le spectacle le plus fait pour intéresser. On ne se lasse point de ce qu’on aime ; la passion n’a que faire de la variété. Chaque époque a ses répétitions favorites : tantôt ce sont les coups de glaive et de lance, tantôt les enlèvemens, les rencontres, les beaux sentimens, les princes accomplis et les princesses incomparables ; dans de certains temps, les détails de mœurs, les analyses subtiles de l’ame. Nul siècle ne se plaint de la monotonie des peintures qu’il affectionne, et les âges héroïques se laissent redire d’interminables récits de batailles aussi volontiers que les enfans entendent raconter, pour la centième fois, des histoires de palais enchantés, de bonnes fées et de méchans génies.

Du reste, ici encore la supériorité d’art est du côté d’Homère. Les combats de l’Iliade ont toute la variété que peut admettre l’uniformité inhérente à ce genre de récit. Souvent l’histoire d’un guerrier qui succombe, rappelée en quelques vers, contraste heureusement avec l’horreur de sa mort. Les comparaisons offrent un autre moyen de distraire et de reposer le lecteur. On a remarqué qu’elles sont fréquemment empruntées à la vie rustique, comme pour délasser l’imagination par un riant souvenir. Ces oppositions ne semblent point avoir été ménagées par Firdousi, il développe moins qu’Homère les sujets de ses comparaisons. Dans l’Iliade, ce sont parfois des paysages complets suspendus parmi des tableaux guerriers ; dans le Livre des Rois, ce ne sont que quelques coups de pinceau rapides jetés à la hâte au travers d’une immense composition, comme un lointain agreste à peine indiqué dans un tableau d’histoire. Les caractères sont moins nuancés ; on ne trouve pas ces types admirables de la vaillance, de la majesté, de la sagesse, de la ruse, personnifiées dans Achille, dans Agamemnon, dans Nestor, dans Ulysse ; Rustem est le seul héros qui ait une physionomie bien tranchée. Ceci tient, en partie du moins, à la nature de l’ouvrage. Les personnages de Firdousi, à mesure que le temps les amène devant lui, passent pour ne plus revenir. Ceux d’Homère tournent autour d’une action centrale, et demeurent, pour ainsi dire, sous le regard de la poésie, tandis que la poésie n’a pas le temps de fixer les traits des premiers, comme le daguerréotype ne peut retracer les objets en mouvement. Les eaux qui fuient ne déposent point les cristaux, qui se forment dans les eaux tranquilles.

Le résultat de cette comparaison, c’est que, venu à une époque littéraire plus avancée, à une époque où le palais de Mahmoud était le théâtre de concours et de combats poétiques, à une époque où lui-même fit sa fortune par une rime difficile trouvée à propos, Firdousi a mis dans son œuvre moins d’art que le vieil Homère ; tant l’art était naturel au génie et même au génie primitif de la Grèce.

Pour que l’on pût comparer l’épopée persane à l’épopée indienne, il faudrait que celle-ci fût mieux connue. Quelques épisodes seulement du Mahabarat et le quart environ du Ramayana ont été traduits. Cependant ces courts extraits suffisent pour qu’on soit dès à présent en mesure d’indiquer, entre les grandes compositions de Valmiki et de Vyasa et celle de Firdousi, un certain nombre de rapports importuns et de différences essentielles.

Leur étendue est à peu près la même ; le Mahabarat peut avoir cent mille vers, c’est deux fois plus que l’Iliade et l’Odyssée réunies. Les figures des cavernes d’Éléphanta ont treize pieds, c’est plus de deux fois la hauteur de l’Apollon du Belvédère. Les dimensions de l’art sont dans l’Inde égales à celles de la poésie.

On reconnaît une commune origine dans la tradition primitive de l’Inde et de la Perse. Cette lutte entre le bien et le mal armés sans relâche l’un contre l’autre, cette lutte incessante que les héros de Firdousi soutiennent contre les mauvais génies, se retrouve dans les luttes des dieux et des guerriers contre les rakchasas : ceux-ci sont les divs de l’Inde. J’ai déjà remarqué que la même division en castes se montrait au berceau des deux civilisations. Le monde est en paix sous Dascha-Rata comme sous Djemschid ; de même, encore à cette époque primordiale, les hommes sont mêlés par la poésie aux animaux et aux génies : les singes, les serpens, interviennent dans l’action avec les rakchasas et les dieux, comme Firdousi conduisait une grande armée d’hommes, d’animaux sauvages, d’oiseaux et de péris ; souvenirs antiques d’un temps où l’homme ne s’était pas encore distingué nettement de ce qu’il connaissait d’inférieur et de ce qu’il imaginait de supérieur à lui, vestiges obscurs d’un panthéisme primitif, qui s’est maintenu dans l’Inde, mais qui s’est effacé devant le génie de l’Iran.

En effet, si les deux races ont indubitablement une souche commune, elles ont eu, de bien bonne heure, des tendances entièrement diverses, et la tradition a réfléchi fidèlement cette diversité. L’Indou, opiniâtrement panthéiste, est resté sous le joug de ses brahmanes ; le dualisme a prévalu chez les Persans, peuple énergique et guerrier : aussi le Livre des Rois est un poème héroïque ; le Mahabarat et surtout le Ramayana sont des poèmes théocratiques. Les personnages, purement humains dans le premier, sont, dans les deux autres, des manifestations de la Divinité. Le sujet principal du Mahabarat paraît être l’histoire de Krichna, incarnation du dieu Vichnou. Le même Vichnou descend dans le sein des quatre épouses du roi Dascha-Rata et s’incarne à la fois dans le personnage de Rama et dans ceux de ses trois frères. Tout dans ces épopées est surhumain comme les héros eux-mêmes. Des récits cosmogoniques et mythologiques y sont fréquemment introduits, et y tiennent une place considérable.

Le rapport des brahmanes et des kchatryas (guerriers) marque assez que les premiers sont les auteurs de cette poésie[5] ou du moins lui ont donné son caractère.

L’idéal poétique, c’est le renoncement au monde. Rama lui-même mène la vie d’un pénitent, et c’est là sa plus insigne gloire. Les expressions dont se servent les rois en s’adressant aux brahmanes, expriment toutes une profonde humilité et une dévote adoration. Le langage des brahmanes respire au contraire la plus hautaine arrogance. La lutte du sage Vaschichta et du roi Viswamitra peint parfaitement l’attitude réciproque des deux castes[6]. On y trouve des paroles comme celles-ci : « Oh ! kchatrya, vil comme la poussière. » Ailleurs, en parlant d’un prince accompli, on a soin de dire que le modèle des rois, à l’occasion d’un sacrifice, donna dix millions aux brahmanes.

Le pouvoir du brahmane est présenté comme supérieur à celui des dieux même. L’ermite Gaatama traite avec le dernier mépris Indra, dieu du ciel, qui avait tenté de séduire son épouse, et qui joue devant lui le rôle le plus honteux. Un autre ermite, voulant donner une fête à Rama, ordonne aux dieux, aux fleuves, aux plantes, de concourir aux enchantemens qu’il prépare, et tout dans le ciel et dans la nature obéit à la parole du brahmane.

Rien ne ressemble moins à l’épopée persane, dans laquelle le merveilleux tient si peu de place, dans laquelle on dit en passant quelques mots de Zoroastre, dans laquelle enfin les mobeds occupent un rang assez modeste auprès des rois et des chefs guerriers, dont ils sont souvent les conseillers, jamais les maîtres.

L’action est presque tout dans le Livre des Rois, comme dans les épopées occidentales ; mais, dans les épopées de l’Inde, il y a une part pour la contemplation et pour la science. Un système complet de panthéisme a été introduit sous forme d’épisode dans le Mahabarat ; un système d’athéisme s’est glissé plus singulièrement encore dans le Ramayana. De longues digressions politiques montrent que ceux aux mains desquels est cette poésie, ne veulent pas seulement raconter pour plaire, mais instruire pour gouverner.

Enfin, si la poésie persane, comparée aux poésies européennes, nous a paru gigantesque parfois et démesurée, elle semble modeste et contenue à côté de la poésie indienne. La narration de Firdousi, bien qu’abondante, est rapide ; ses prescriptions, bien que parfois éblouissantes, sont précises en comparaison des récits et des tableaux de Vyasa ou de Valmiki. Le génie même de la langue sanscrite, de cette langue qui pousse plus loin qu’aucune autre l’audace dans la composition des mots, en accumulant toutes les circonstances accessoires autour de l’idée principale, donne au récit une lenteur majestueuse, une ampleur traînante, qui rappelle les eaux calmes et débordées du Gange ; la paresseuse mollesse, la fertilité luxuriante que produit le climat de l’Inde, se peignent dans la richesse des détails et la lenteur indolente du récit. Souvent la description d’une montagne ou d’une rivière emploie plusieurs pages du Ramayana. La solitude de la ville d’Ayodia, privée de son héros, Rama, n’est pas exprimée par moins de vingt et une comparaisons. Auprès de cet excès, la poésie de Firdousi est, je le répète, sobre et tempérée ; tout y est sur une échelle beaucoup moindre. Que sont les sept cents ans de la vie de Rustem à côté du règne de Dwilipa qui dure trente mille années ? Qu’est-ce que Kaweh, avec ses dix-neuf fils, à côté de l’épouse du roi Sagara, qui met au monde, en une fois, quatre-vingt mille enfans ?

La poésie épique des Persans est donc intermédiaire entre celle de l’Occident et celle du haut Orient, comme la Perse elle-même s’appuie d’un côté à la chaîne de l’Himalaia et de l’autre au Caucase. La Perse est le pays qui a eu le plus de rapports avec le monde grec et romain. Dans l’histoire grecque, Marathon et Alexandre ; les Parthes, dans l’histoire romaine, témoignent de cette vérité. D’autre part, les origines du langage rattachent la Perse à l’Inde, tandis que des analogies non moins certaines de langue et de traditions la rapprochent des nations germaniques. Ce pays est donc le lien de l’Asie centrale et de l’Europe, et aujourd’hui encore sa destinée en fera bientôt, ce semble, le théâtre d’une lutte formidable entre deux grandes puissances qui, parties l’une du Nord, l’autre de l’Ouest, semblent appelées à se rencontrer près des Indes.

Le poème de Firdousi n’a pas besoin, pour attirer l’attention, de l’intérêt qui s’attache maintenant à la scène antique des exploits de Rustem. Il n’arrive pas tous les jours que le plus grand monument de la poésie d’un peuple soit, pour la première fois, publié dans son intégrité et mis dans la circulation des intelligences. C’est un évènement qui compte beaucoup plus dans l’histoire littéraire d’un siècle que la naissance bruyante d’une foule de productions destinées à mourir.

Les orientalistes dignes de ce nom porté avec tant d’éclat par plusieurs illustres compatriotes, apprécieront la valeur philologique de l’immense travail de M. Mohl, qui a consulté, pour la publication de son texte, trente-trois manuscrits conservés à Londres et à Paris. On a pu juger du mérite de la traduction et de la préface par les morceaux que j’ai cités. Pour un homme tel que M. Mohl, des citations sont les meilleures louanges.

Je me bornerai à dire que celui qui a consacré une vaste science, des facultés supérieures et une portion de sa vie à faire passer dans notre langue une des plus importantes productions du génie humain, mérite la reconnaissance du pays qu’il a choisi et qui l’a adopté.


J.-J. Ampère.
  1. Voyez la livraison du 15 août 1839.
  2. C’est ainsi que les musulmans appellent le temps qui a précédé la venue de Mahomet.
  3. La date précise de la naissance de Firdousi n’est indiquée nulle part ; M. Mohl, par un calcul très habile, l’a fixée à l’an 329 de l’hégire.
  4. J. Grimm, Die Beyde alteste, etc. ; les deux plus anciens monumens de la poésie allemande.
  5. Valmiki, auteur du Ramayana, est représenté comme un anachorète (mouni) qui a reçu la tradition de Naradas, personnage divin. Lui-même dit d’une histoire qu’il raconte : « Elle était contenue dans une ancienne chronique qui m’a été racontée par un vénérable prêtre. » (Ramayana, éd. de Sirampore, in-4o, t. I, pag. 117.)
  6. Ibid., 428.