Littérature païenne et chrétienne du IVe siècle - Ausone et Saint Paulin/02

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LITTÉRATURE
PAÏENNE ET CHRÉTIENNE
DU QUATRIÈME SIÈCLE.

AUSONE ET SAINT PAULIN.


ii.
SAINT PAULIN.

Parti du même point qu’Ausone, Paulin est arrivé à un résultat bien différent. Il a commencé de même par être un rhéteur ; mais il a fini par être un évêque et un saint.

Paulin appartenait aussi à cette Aquitaine si féconde en talens oratoires. Il naquit à Bordeaux, en 353, d’une famille illustre et opulente, qui possédait de grandes propriétés territoriales, non-seulement en Gaule, mais encore en Espagne et en Italie. Toute la première partie de sa vie offre avec celle que nous avons racontée une conformité presque complète. Il sortit de l’école pour s’illustrer dans le barreau et dans les affaires. Il fut chargé de grands emplois, et même, à ce qu’il semble, consul subrogé. Jusqu’ici sa carrière ressemble exactement à celle d’Ausone, son maître et son ami.

Nous n’avons aucun des ouvrages que Paulin composa au temps de sa vie mondaine ; et malgré les louanges d’Ausone, nous ne devons pas déplorer beaucoup cette perte, à en juger par le peu de vers de son disciple qu’il nous a conservés, et qui démentent ses éloges. Ces vers faisaient partie d’un poème de Paulin, qui n’était qu’une paraphrase métrique d’une histoire des rois, ouvrage perdu de Suétone. Il ne faut pas prendre à la lettre ces louanges outrées que se donnaient entre eux les rhéteurs, pas plus qu’il ne faudrait prendre à la lettre les complimens oratoires que le grand Balzac prodiguait aux illustres de son temps.

Balzac, dont l’existence littéraire au xviie siècle a quelque rapport avec celle des rhéteurs du ive, Balzac, qui, comme eux, travaillait ses lettres avec un soin extrême, s’inquiétait plus de l’élégance de ses périodes que de l’équité de ses louanges. Il écrivait, par exemple, au père Josset, dont peut-être vous n’avez pas beaucoup entendu parler : « Oserai-je hasarder une pensée qui vient de me tomber dans l’esprit ; vous chantez si hautement les triomphes de l’église et les fêtes de l’état, la mort des martyrs et la naissance des princes, qu’il semble que vos vers ajoutent de la gloire à celle du ciel et des ornemens à ceux du Louvre ; les saints semblent recevoir de vous une nouvelle félicité, et M. le dauphin une seconde noblesse[1]. » Je ne veux point comparer le père Josset à saint Paulin. Je ne compare que l’exagération, la banalité des louanges. Ce que vante Ausone dans les vers de saint Paulin, c’est l’élégance[2] ; et ce mérite est précisément celui qu’offrent le moins les poésies composées depuis sa conversion. Nous verrons qu’elles en ont un autre plus sérieux. Je sais bien qu’on a supposé que les vers profanes de Paulin étaient meilleurs que ses vers pénitens, et que, par humilité chrétienne, il s’était appliqué à moins bien écrire ; mais j’ai peine à croire que la mortification d’un poète puisse aller jusque là.

Parmi les motifs qui portèrent saint Paulin à embrasser la sévérité chrétienne, on entrevoit des ennuis sur lesquels il s’explique vaguement, et qui furent, ce semble, des ennuis de cœur. Il doit à ces premières tristesses de sa vie ce caractère mélancolique qui donne souvent du charme à ses vers incultes, ce que saint Augustin appelait une dévotion gémissante, pietas gemebunda.

La mélancolie qui tient une si grande place dans ce qu’on pourrait appeler l’histoire intérieure de la poésie moderne, la mélancolie est chrétienne d’origine. Le christianisme seul a inspiré à l’homme cette tristesse grave et tendre, qui n’est pas la misantropie satirique de Timon, qui n’est pas l’ironie amère et désespérée de l’Ecclésiaste, mais qui est tempérée par la charité et adoucie par l’espérance.

Écoutons Paulin lui-même nous raconter les dispositions de son ame et les circonstances de sa vie qui déterminèrent sa conversion.

« L’âge qui s’avançait, la considération qui m’a entouré dès mes plus jeunes années, ont pu hâter la gravité de mes mœurs ; la faiblesse de mon corps, mon sang déjà refroidi (decoctior caro), ont pu émousser chez moi le désir des voluptés ; en outre, cette vie mortelle, si fréquemment exercée par les peines et les tristesses, a pu m’inspirer l’éloignement des choses qui me troublaient et augmenter mon amour pour la religion par l’effroi du doute et la nécessité de l’espérance. Enfin, j’ai trouvé où me reposer des calomnies et des voyages ; délivré des affaires publiques, enlevé au tumulte du barreau, j’ai célébré le culte de l’église au sein du repos des champs, dans une agréable tranquillité domestique, de sorte qu’ayant peu à peu retiré mon ame des agitations du siècle, l’ayant accommodée par degré aux divins préceptes, j’ai passé insensiblement, et comme d’une route voisine, au mépris du monde et à la société du Christ. »

Dans cette confession très naïve, on surprend les sentimens les plus intimes de saint Paulin, et l’on peut par elle se faire une idée des dispositions dans lesquelles se trouvaient beaucoup d’ames auxquelles le christianisme s’offrait ainsi qu’un abri contre les agitations et les tristesses du monde, et qui, à l’exemple de l’ame douce et tendre de Paulin, se réfugiaient dans la religion, comme une colombe rentre dans son nid.

Dans d’autres vers de saint Paulin reparaissent ces teintes de mélancolie religieuse : « Tout l’homme est de peu de durée ; c’est comme un corps qui se dissout, comme un jour qui tombe ; sans le Christ, c’est une poussière, une ombre[3]. »

Paulin quitta l’Aquitaine pour l’Espagne vers 390. Il resta quatre ans dans ce dernier pays ; pendant ces quatre années s’accomplit ce qu’on pourrait appeler son initiation au christianisme. Quelques pièces de vers composées durant cet intervalle nous montrent les divers degrés par lesquels passèrent l’ame et la pensée du néophyte chrétien. La prière appartient probablement aux premiers temps de cette retraite en Espagne. Paulin n’en est pas où en est Ausone dans l’Ephemeris ; il ne place pas, comme son maître, une oraison à la Trinité immédiatement avant des ordres pour l’apprêt d’un dîner, et à peu de distance d’une invocation aux songes. Mais le christianisme de la prière de Paulin est un peu indécis pourtant, et l’on surprend encore quelques retours vers des sentimens et une sagesse profanes. Paulin adresse au ciel des vœux qui conviendraient à un honnête païen. « Puissé-je avoir[4] une joyeuse maison, une épouse chaste et des fils chéris ! » Alors il désirait être père ; l’idée du célibat dans le mariage était loin de lui. Il demande de ne pas avoir des jours tristes, de ne pas souffrir dans l’ame, ni dans le corps. Il n’avait pas accepté la croix véritable. Quelques vers exaltés qui se trouvent à côté de ces souhaits timides[5], montrent les fluctuations de cette ame encore agitée. Enfin, il fit un pas de plus ; il vendit tous ses biens, sa femme devint sa sœur, et il embrassa toute la sévérité du sacrifice. Ce fut une grande joie dans l’église. L’église, à cette époque, formait sur toute la terre une sorte de patrie commune des ames chrétiennes ; l’église était une grande cité dont tous les membres avaient des intérêts pareils et des affections unanimes. La patrie chrétienne se réjouissait de la gloire d’un de ses enfans, comme la patrie antique applaudissait à une noble action d’un de ses fils. Quand on apprit en Italie, en Afrique, Ambroise à Milan, Augustin à Hippone, qu’un consulaire, un littérateur, un patricien célèbre, Paulinus Pontius, avait quitté le monde, l’éloquence, la renommée, pour se retirer dans la solitude, et qu’il avait distribué aux pauvres ses grandes richesses, toute l’église admira le triomphe de la foi. Paulin répondait aux éloges avec une humilité ingénieuse : « L’athlète ne triomphe pas dès qu’il s’est dépouillé. Celui qui doit traverser un fleuve à la nage se dépouille aussi, mais il ne passera le fleuve que si, après s’être dépouillé, il lutte avec constance et triomphe du courant. »

Cependant, la famille de Paulin, ses amis, ses condisciples, et plus que tous les autres, son maître Ausone, s’affligeaient du parti qu’il avait pris. Plusieurs se détachaient de lui. Paulin a exprimé avec un accent de mélancolie profonde la peine que lui causaient le blâme de ses parens et la désertion de ses amis, « Où est, s’écriait-il douloureusement, où est la parenté ? Où sont les liens du sang ? Que sert le toit commun de la famille ? Je suis devenu, comme dit le psalmiste, étranger en présence de mes frères ; j’ai été un voyageur parmi les fils de ma mère. Mes amis et ceux qui étaient mes proches se sont éloignés, ils ont passé à côté de moi comme un fleuve qui s’écoule, comme un flot qui se retire[6]. »

Ce qui est pour nous particulièrement intéressant à observer, c’est le rôle que joua Ausone dans cette opposition mondaine aux pieuses résolutions de saint Paulin. Ausone, retiré de la cour, vivait paisiblement au sein d’un repos littéraire, dans la maison de campagne qu’il possédait aux environs de Saintes. De là, il écrivait aux rhéteurs, ses amis, à Paul, à Symmaque et à Paulin. Mais Paulin, qui était en Espagne, ne répondait pas. Il n’arrivait au maître, sur son disciple, que de vagues rumeurs, de vagues plaintes ; partageant le mécontentement des autres amis de Paulin, il lui adressa quatre épîtres en vers, dont trois nous sont parvenues, pour lui reprocher son silence. Sans mettre la question précisément sur la conversion de Paulin, il cherche, par des insinuations détournées et délicates, à le dissuader de renoncer aux lettres et au monde. Il commence par lui demander s’il a été initié à des mystères, s’il a fait vœu de silence. Il le soupçonne d’avoir auprès de lui quelqu’un qui le trahit (proditor). Il désigne par là l’épouse de Paulin, Therasia, qui était pour beaucoup, par ses conseils et par son exemple, dans le nouveau genre de vie que son mari avait embrassé. Selon l’usage de la primitive église, en se vouant à Dieu, Paulin ne s’était point séparé complètement de Therasia ; il avait continué à vivre avec elle, mais dans une relation purement fraternelle. Plus tard, saint Paulin, devenu prêtre et évêque, écrivait à d’autres évêques, à saint Augustin, par exemple, en son nom et au nom de sa sœur Therasia ; et saint Augustin adressait ses réponses à l’évêque Paulin et à sa sainte sœur. Cette situation particulière, ce rapport nouveau que le christianisme seul pouvait créer, a fourni quelques inspirations gracieuses à l’imagination de ces temps. Ainsi, un auteur gaulois a mis en vers une légende dont le héros est Retice, évêque d’Autun, qui avait fait comme saint Paulin[7].

Selon cette légende touchante, quand le saint évêque fut porté à la sépulture où l’attendait sa compagne, celle-ci, au moment où l’on approcha le corps de celui qui avait été son époux et son frère, lui tendit la main en signe d’union pacifique et sainte. De nos jours, une muse chaste et sensible a tiré de cette légende la candide histoire des Amans de Clermont[8].

Il y aurait une monographie à faire des épouses sœurs ; pour être complet, il y faudrait faire entrer celles qui en venaient un jour à se repentir du sacrifice de leurs époux[9].

Ausone accusait Therasia du silence de son ami ; il engageait celui-ci à lui répondre en secret, et faisant allusion à l’empire que la femme de Tarquin-le-Superbe exerça sur son époux : Que ta Tanaquil l’ignore, ajoutait-il. Il allait même jusqu’à indiquer à Paulin des moyens furtifs d’écrire sans que l’épouse redoutée pût lire les caractères qu’il aurait tracés. Il invoquait les liens de l’amitié, rendus plus étroits par la communauté des études et la paternité de l’enseignement.

« Je suis ton père, disait Ausone, c’est moi qui t’ai introduit dans la société des muses. » Puis, lui adressant d’aimables reproches : « Tu as donc secoué le joug d’amitié que tous deux nous avons porté ensemble, et que, durant une si longue suite d’années, n’ébranla ni une plainte, ni un faux rapport, ni une colère, ni même une erreur. Ce joug si paisible, si doux, que nos pères aussi portèrent depuis leurs premiers ans jusqu’à leur vieillesse, et qu’ils nous ont légué à nous, leurs fils, pour toute la durée de notre vie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Sans toi, les vicissitudes de l’année sont pour moi sans charmes, le printemps est pluvieux et sans fleurs. Oh ! quand un messager m’apportera-t-il ces paroles : Voilà ton Paulin qui arrive ! Tout le peuple se précipite à sa rencontre, et passant devant la porte de sa maison, il vient frapper à la tienne. Faut-il y croire ? ou ceux qui aiment se forgent-ils des songes ? »

Credimus an qui amant ipsi sibi somnia fingunt ?

Ainsi, dans ses mouvemens les plus sincères, l’ame d’Ausone, toujours poursuivie par les souvenirs d’une érudition, cette fois gracieuse, demande à Virgile un dernier accent, une dernière parole pour décider au retour son élève bien-aimé.

La troisième épître est encore plus pressante. Blessé du silence de Paulin, Ausone répand son impatience en vers d’une poésie d’expression qu’il n’a jamais peut-être égalée.

« Les rochers répondent à la voix, les ruisseaux font entendre un murmure, la haie qui nourrit les abeilles d’Hybla se remplit de bourdonnemens, les roseaux de la rive ont leur mélodie, et la chevelure des pins converse d’une voix tremblante avec les vents… Toi seul, ô Paulin ! tu gardes le silence[10].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Ô mon cher Paulin, tu as bien changé ! Voilà ce qu’ont produit ces montagnes de la Vasconie, ces neigeuses retraites des Pyrénées et l’oubli de notre ciel… Que l’impie qui t’a conseillé ces longs silences soit privé de l’usage de la voix ! que, triste et pauvre, il habite les solitudes ! Que muet, il parcoure les sommets des montagnes, comme on dit qu’autrefois, privé de la raison, fuyant les assemblées et les traces des hommes, Bellérophon erra dans les lieux déserts ! Ô muse, divinité de la Béotie, exaucez cette prière, et rendez un poète aux muses latines ! »

Ainsi, c’est aux muses païennes que le poète demande de lui rendre le solitaire chrétien. La conclusion ne saurait être plus clairement mythologique. Ailleurs, il appelle le néophyte lui-même un impie. « Impie ! lui dit-il, tu pourrais séparer Hercule de Pirithoüs, Nisus d’Euriale ! »

Pour Ausone, l’excès de la piété chrétienne était une impiété envers les muses et l’amitié.

Cette distraction païenne du poète achève de le peindre, et remarquez que dans ces épîtres, animé d’un sentiment assez hostile au christianisme, Ausone a cependant mis deux vers chrétiens, comme pour l’acquit de sa conscience. Mais cette concession, faite en passant à sa religion officielle, ne tire pas à conséquence, et il revient bientôt, avec toute l’ardeur dont il est capable, à sa religion littéraire qui est le paganisme.

Si Paulin ne répondait pas, c’est qu’il n’avait pas reçu les lettres de son ami. Elles ne lui arrivèrent qu’au bout de quatre ans. Il y répondit. Nous avons sa réponse à celle des épîtres d’Ausone qui est perdue, et qui était écrite en trois sortes de vers. Quoique Paulin fût devenu un saint, il se souvenait de ses études poétiques, et peut-être, par un reste de vanité littéraire, il voulut déployer la même variété de mètre ; commençant par des vers élégiaques, il se plaint avec douceur de la sévérité d’Ausone, reconnaissant toutefois que ses reproches ont été tempérés par l’amitié. Puis passant aux iambes, il lui dit dans un langage moins élégant et moins fleuri, mais dans lequel on sent l’accent plus ferme d’une conviction décidée : « Pourquoi m’engages-tu, ô mon père, à revenir aux muses que j’ai abandonnées ? Les cœurs voués au Christ repoussent les muses et sont fermés à Apollon. Jadis, m’associant à tes travaux avec un zèle égal, sinon avec un talent pareil, j’évoquais, ainsi que toi, Phébus, ce dieu sourd, de son antre delphique, et je nommais les muses des divinités ; je demandais aux forêts et aux montagnes la parole qui est un don de Dieu. Maintenant, ce Dieu suprême est la nouvelle puissance qui gouverne mon ame ; il réclame un autre emploi de la vie, il redemande à l’homme ce qu’il lui a donné. Celui qui ne vit que pour Dieu, qui met tout en Dieu, ne le regarde pas, je l’en conjure, comme paresseux ou pervers, ne l’accuse pas d’impiété ; la piété c’est d’être chrétien, l’impiété de ne pas être soumis au Christ. »

Après cette profession de foi, dont les expressions nettes et positives contrastent avec les rares allusions qu’Ausone fait de loin en loin au christianisme, Paulin semble vouloir adoucir la rigueur de sa réponse, en adressant à son ancien maître tout ce qu’il peut imaginer de plus tendre, de plus affectueux.

« Je te dois mes études, mes dignités, mon savoir, la gloire de ma parole, de ma toge, de mon nom. Tu m’as nourri, tu m’as instruit, tu m’as soutenu, tu es mon patron, mon instituteur, mon père. »

Ensuite, avec l’abandon caressant d’un disciple, n’insistant plus sur le motif sérieux de sa retraite et se plaçant au point de vue mondain d’Ausone, il ajoute :

« Tu te plains de ma longue absence ; tu t’irrites par l’effet d’une tendre affection. Eh bien ! ce que j’ai choisi m’est utile, ou m’est nécessaire, ou me plaît seulement ; dans tous les cas, tu dois me pardonner ; pardonne à qui t’aime, si je fais ce qu’il convient de faire ; réjouis-toi si je vis selon mon désir. »

Puis s’élevant, avec le sentiment qui grandit, à la majesté de l’héxamètre, il repousse d’abord les accusations qu’Ausone a dirigées contre lui-même, contre sa compagne et le lieu de sa retraite : « N’accuse point la faiblesse de mon esprit ou l’empire d’une épouse ; mon ame n’est point troublée comme celle de Bellérophon ; je n’ai pas une Tanaquil, mais une Lucrèce. »

L’Espagne, où il s’est retiré, n’est point un pays barbare : « Dois-je énumérer les villes ceintes de superbes remparts et entourées de campagnes fertiles qu’enferme l’Espagne entre ses deux mers ? — Elles valent bien les landes de Bazas. » Mais il se reprocherait de répondre aux attaques d’Ausone par des railleries.

L’exhortant à son tour à laisser des déités vaines et à se tourner vers le Dieu véritable. « N’invoque pas les muses qui ne sont qu’un néant et un vain nom. Les vents emporteraient ces vœux inutiles. Les vœux qui ne s’adressent pas à Dieu s’arrêtent dans la région des nuages, et ne pénètrent pas dans le palais étoilé du grand roi. Si tu désires mon retour, tourne ton regard et ta prière vers celui dont le tonnerre secoue les voûtes enflammées du ciel, qui brille des triples lueurs de la foudre, et ne se contente pas de faire résonner les airs d’un vain bruit, qui prodigue aux moissons les pluies et les soleils, qui, supérieur à tout ce qui est, et tout entier partout, gouverne l’univers par son verbe qu’il y a répandu. »

Après ces grandes paroles, revenant encore une fois au rôle de disciple :

« Si Dieu a vu en moi quelques qualités qui me rendaient propre à ses desseins, grace t’en soit rendue avant tous ! toi, aux préceptes duquel j’ai dû la faveur du Christ. »

Ainsi, avec une délicatesse charmante, Paulin, tout en résistant à son maître, reporte sur lui le mérite de cette vie chrétienne dont il voudrait maintenant le détourner.

Enfin, il termine son épître par un morceau lyrique dont l’inspiration est vraiment sublime, et qui n’a pas échappé à M. Villemain dans son excellent travail sur les pères de l’église. Aux reproches d’abandon et d’ingratitude, il oppose une perfection d’amitié plus haute que lui enseigne le christianisme ; il promet à son maître un inviolable attachement, non-seulement ici-bas, mais aussi dans cette vie à venir que la foi promet à l’espérance.

« Pendant tout l’espace de temps qui est accordé aux mortels, tant que je serai contenu dans ce corps qui m’emprisonne, par quelque distance que nous soyons séparés, dans quelque monde, sous quelque soleil que je vive, je te porterai cloué dans mes entrailles (fibris insitum), je te verrai par le cœur, je t’embrasserai tendrement par l’ame ; partout tu me seras présent, et lorsque, affranchi de cette prison, je m’envolerai de la terre, en quelque région que le père commun place ma demeure, là encore je te garderai dans mon ame. La mort qui me séparera de mon corps ne me détachera pas de toi, car la pensée, qui est d’origine céleste et qui survit à notre chair, doit nécessairement conserver ses sentimens, ses affections, comme sa vie ; elle doit vivre et se souvenir à jamais ; elle ne peut pas plus oublier que mourir[11]. »

Voilà ce que l’inspiration du spiritualisme chrétien faisait dire à un poète naturellement assez médiocre. Par elle, Paulin arrivait à proclamer ainsi l’immortalité de l’ame et l’immortalité de l’amour. Ces beaux accens terminent noblement cette piquante controverse entre deux hommes distingués, unis d’abord par l’amitié et les lettres, séparés ensuite par les opinions et la destinée, mais se tenant toujours par le cœur et s’aimant encore quand ils ne s’entendaient plus.

Le vœu secret de saint Paulin était de se retirer près d’un tombeau qu’il s’était choisi pour y abriter le reste de ses jours. Il avait une dévotion particulière à un saint napolitain, saint Félix, dont la sépulture était près de Nola. Qui avait suggéré ce choix à saint Paulin ? On sait qu’il avait des terres près de Fondi, sur la route de Naples ; peut-être, dans quelque séjour qu’il y avait fait, avait-il entendu parler du saint de Nola ; car saint Félix paraît avoir joui d’une grande célébrité et avoir devancé, dans l’imagination vive et crédule des Napolitains, le célèbre saint Janvier.

Avant de quitter l’Espagne, Paulin fut fait prêtre aux acclamations du peuple. Il se défendait d’accepter cet honneur, d’abord par un sentiment d’humilité, et aussi pour ne mettre aucun obstacle entre lui et le tombeau de saint Félix ; il ne consentit même à recevoir la prêtrise que sous la condition de n’être attaché à aucune église, ce qui était alors assez rare. Il y en avait pourtant des exemples ; témoin saint Jérôme. Paulin partit pour Nola, se confiant à la protection de saint Félix, au milieu des dangers de la guerre que se faisaient l’empereur Théodose et le tyran Eugène. Eugène était un rhéteur, que le Franc Arbogaste avait affublé du manteau impérial. À cette époque, les rhéteurs sont partout, même sur le trône.

Paulin vit saint Ambroise à Florence. À Rome, une grande foule de prêtres, de moines, de peuple, se pressa autour de l’illustre converti. L’évêque Siricius fut assez mécontent de cette affluence. Saint Paulin se plaint légèrement, dans une de ses lettres[12], de l’humeur que ce triomphe d’un étranger fit éprouver au pape, déjà indisposé par l’ordination un peu irrégulière de Paulin. Enfin, arrivé à Nola, au lieu où tendaient depuis long-temps tous ses désirs, il établit près du tombeau de saint Félix une espèce de monastère, composé d’un petit nombre de personnes, parmi lesquelles se trouvait sa compagne Therasia. Il fonda comme une petite Thébaïde sous le ciel de la Campanie, et depuis ce moment sa vie fut consacrée à un sentiment qui peut nous paraître étrange, mais qui, comme tout sentiment désintéressé et durable, a droit au respect. Dès-lors, le tendre culte que Paulin avait voué à la mémoire de saint Félix lui inspira presque tous ses vers. Chaque année, pour l’anniversaire de la mort de son saint bien-aimé, il composait un poème en son honneur. Nous avons quinze de ces poèmes. Cette sorte de culte d’un patron qu’on s’est choisi dans le ciel a pour base un sentiment bien naturel au cœur humain. Chacun de nous, en s’examinant, trouverait peut-être qu’il a une préférence décidée, une admiration choisie, pour quelque grand homme auquel il aimerait surtout à ressembler. C’est une prédilection de ce genre qui avait fait choisir saint Félix à Paulin entre tous les saints du christianisme. Il serait à désirer qu’on sût quel a été le personnage qu’a particulièrement admiré chaque homme remarquable. Il n’est pas indifférent que le héros favori du cardinal de Retz fût Catilina, que le saint de Fénelon fut saint François de Sales. Ce sentiment est tellement fondé sur la nature du cœur de l’homme, il est tellement analogue à toutes les autres affections humaines, qu’il peut emprunter leur langage aux plus passionnés.

Paulin, pour exprimer le désir qu’il a de se consacrer au culte de saint Félix, emploie des expressions qu’un grand poète, Goethe, a mises dans la bouche d’un autre grand poète, le Tasse, s’adressant à l’objet de son idéal amour. Voici ce que dit saint Paulin à saint Félix :

« Je garderai la porte de ton sanctuaire ; le matin, je balayerai ton seuil ; je consacrerai mes nuits à de pieuses veilles dans ton temple[13]. »

Voici ce que le Tasse dit à Éléonore :

« Oh ! laisse-moi le soin de ton palais ! J’ouvrirai les fenêtres à propos pour que l’humidité n’altère pas les tableaux. Je nettoierai avec un balai léger les murs ornés de marbres précieux. »

Aux yeux de tous deux, la ferveur de l’adoration relève les soins les plus vulgaires. Chez l’amant et chez le saint ce sont des détails semblables ; c’est la même naïveté et presque la même passion.

Les poésies annuelles consacrées par saint Paulin à la mémoire de saint Félix nous présentent, en plusieurs endroits, des tableaux dont la ressemblance avec certaines scènes actuelles de la vie italienne est frappante. Quand il peint l’affluence du peuple qui célèbre la fête du saint, tous se prosternant devant le tombeau, et allumant à l’entour des autels une grande quantité de lampes et de cierges[14], on croit assister à une de ces fêtes qui attirent de si loin les populations. C’est un pélerinage italien au ive siècle ; Rome seule fournissait douze mille pélerins. Cette ressemblance est encore plus saillante dans un récit de saint Paulin évidemment calqué sur celui du paysan qui en est le héros. Il lui a conservé fidèlement ses sentimens et son langage.

En lisant saint Paulin, on croit voir et entendre un bouvier des environs de Naples. Voici un extrait de cette grotesque, mais curieuse narration :

« Un homme de Nola avait des bœufs qui lui étaient plus chers que ses enfans (piu che figli). Il vient à saint Félix, et l’apostrophe avec cette liberté que les gens du peuple, dans son pays, emploient très souvent vis-à-vis de leur protecteur céleste : « Je prendrai le gardien même de l’église pour un de mes voleurs ; et toi, ô saint ! tu es mon coupable ; tu es leur complice, tu sais où sont mes bœufs, rends-les-moi, et arrête mes voleurs. »

C’est bien comme ces paysans italiens qui injurient leurs madones, comme ce matelot qui plongeait les pieds de la sienne dans la mer quand le temps était à l’orage, la menaçant, s’il venait une tempête, de la noyer tout-à-fait. Ainsi notre homme apostrophe familièrement le saint, et exige le miracle dont il a besoin. Cependant il devient un peu plus traitable, il se radoucit, et propose un marché (conveniat tecum, facciamo l’accordo). « Partage avec moi ; prenons chacun ce qui nous appartient ; pour toi, délivre le coupable ; pour moi, rends les bœufs. Eh bien ! c’est convenu, tu n’as plus de motif de retard, hâte-toi de me tirer de peine ; car j’ai la résolution bien arrêtée de ne pas m’en aller que tu ne m’aies secouru. Ainsi dépêche-toi, ou bien je laisserai ma vie sur le seuil ; et si tu ramènes les bœufs trop tard, tu ne trouveras plus personne à qui les rendre. » Ce dernier trait rappelle un autre mouvement d’éloquence méridionale. Un prédicateur portugais tirait d’un sentiment analogue un effet qui, bien que bizarre, ne manquait pas d’une certaine grandeur. Il disait à Dieu, en lui demandant d’arrêter les progrès de l’hérésie :

« Si tu ne les arrêtes pas, si, dans quelque temps, l’hérésie a couvert l’Espagne, on demandera aux jeunes garçons : « Quelle est votre religion ? » ils répondront : « Nous sommes luthériens. » On demandera aux jeunes filles : « Quelle est votre religion ? » elles répondront : « Nous sommes luthériennes. » Alors, je le sais, tu te repentiras, mais il sera trop tard. »

« Ce suppliant un peu rude, dit saint Paulin, ne déplut pas au martyr ; cependant il ne se presse point d’obéir aux injonctions du paysan. Mais celui-ci s’opiniâtre, il reste sur le seuil, le couvre de son corps prosterné ; le soir, on l’en arrache avec violence, on le chasse, il va dans son écurie, et là, son désespoir, les plaintes et les tendresses qu’il adresse à ses bœufs absens, ont une chaleur toute italienne, toute napolitaine, qui a certainement été prise sur le fait. Enfin saint Félix se laisse toucher. Les bœufs reviennent, les caresses du maître et des animaux respirent encore l’impétueuse vivacité du caractère italien. Le paysan ramène ses bœufs en triomphe aux pieds du saint. Mais il n’est pas content ; et sans craindre d’abuser de sa patience : « Bon martyr, dit-il, je suis devenu presque aveugle à force de pleurer, hier de tristesse, aujourd’hui de joie ; tu m’as rendu mes bœufs, rends-moi la vue ? » Les assistans rient ; mais Félix lui accorde encore cette faveur.

Cependant le ve siècle allait commencer, et il allait commencer par la mort de l’empire romain. Les Goths étaient près de fondre sur l’Italie. Paulin, au tombeau de saint Félix, ne s’alarmait point des évènemens qui bouleversaient le monde ; et dans les pièces de vers de ces années d’invasion, le sentiment de confiance et de courage que lui donnent la foi et la protection de son saint chéri communique à sa poésie un beau caractère d’enthousiasme. « Que la guerre frémisse au loin, que la paix et la liberté demeurent à nos ames, je le chanterais encore (saint Félix), quand je serais soumis aux armes gétiques ; je le chanterais joyeux parmi les Alains farouches ; et quand mille chaînes et mille jougs m’accableraient, l’ennemi ne pourrait jamais joindre à la captivité de mes membres la servitude de mon ame. Dans les fers des barbares, mon libre amour adresserait à Paulin les vœux qu’il me plairait de lui adresser[15]. »

On sent, en lisant ces vers, que le christianisme a donné aux ames un point d’appui contre les calamités effroyables qui vont fondre sur le monde avec les Barbares.

Au milieu de ces menaces de la guerre, Paulin était occupé à bâtir à saint Félix une nouvelle église, beaucoup plus grande que l’ancienne. Un de ses poèmes a conservé la description de l’édifice qu’il élevait, description importante pour l’histoire de l’architecture. En ce qui nous concerne, nous remarquerons la présence et l’emploi des images dans l’église de Nola, elle est incontestable. Bientôt ces images donneront lieu à une grande querelle, la querelle des iconoclastes, où figurera Charlemagne ; au temps de saint Paulin, pour lui, du moins, la question était résolue en faveur des images, car il nous apprend qu’il avait fait peindre des sujets de l’Ancien Testament sur les murs de sa basilique, afin que les paysans qui avaient conservé des mœurs païennes la coutume de célébrer, dans des banquets assez scandaleux, la mémoire des martyrs sur leur tombe, fussent détournés de ces usages grossiers par le spectacle des peintures tracées sur les murailles. Il s’applaudit d’avoir réussi à tel point, que ces paysans oublient l’heure de leurs repas pour considérer, avec une curieuse attention, les représentations sacrées. Ceci rappelle avec quel plaisir, avec quel sentiment naïf et passionné de l’art les hommes du peuple, en Italie, contemplent, durant de longues heures, les tableaux des églises. Enfin, quand les Goths ont été battus, Paulin en rend grace à saint Félix. Le reste de sa vie s’écoula paisiblement à Nola, dont il avait été nommé évêque en 409. Dix ans après, il parut au concile de Ravenne, et il mourut en 431, pleuré, disent ses biographes, par les chrétiens, les juifs et les païens.

Cet intervalle et tout le temps que Paulin passa à Nola est rempli par des communications perpétuelles avec les grands hommes de l’église, avec saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin. La situation de Paulin le plaçait comme un intermédiaire entre Milan et l’Afrique, et par la mer il pouvait entrer facilement en rapport avec saint Jérôme dans son désert de Bethléem. Saint Paulin offre un modèle précieux de ces relations étendues, de ces communications perpétuelles entre les écrivains chrétiens dispersés sur toute la surface du monde, qui succédaient avec avantage aux communications littéraires établies entre les rhéteurs. Je dis avec avantage, car ici on n’échangeait pas seulement des complimens et des vers, mais on échangeait des idées, des conseils sur la vie, des éclaircissemens sur la religion ; c’était une correspondance sérieuse, entretenue avec une incroyable activité[16]. Saint Paulin envoyait un serviteur saluer les évêques d’Afrique, un autre vers saint Jérôme en Palestine. Il écrivait à saint Vitricus, évêque de Rouen. Un ami commun lui apportait des nouvelles de Sulpice Sévère, qui était resté en Aquitaine. L’illustre veuve Mélanie le visitait à son retour de Jérusalem. C’était surtout saint Jérôme que l’on consultait de toutes les parties de la chrétienté, et non-seulement les autres évêques comme Paolin, mais les laïques, mais les grandes dames de Rome ou de la Gaule, quand un passage de la Bible les embarrassait, ne manquaient pas de dépêcher vers saint Jérôme, près de Bethléem, pour lui demander l’explication du passage, et saint Jérôme répondait[17]. Il était le grand oracle du désert, l’oracle d’Ammon du christianisme.

Saint Paulin n’avait pas une connaissance très approfondie du dogme[18] : ainsi que tant d’autres, il sortait de la rhétorique païenne ; mais, avec une sagesse que n’eut pas Lactance, il évita d’écrire sur le dogme. Lui aussi s’adressait à saint Jérôme pour s’éclairer sur les difficultés de la religion ; il entretenait avec saint Augustin un commerce de lettres fort assidu. Saint Augustin était ravi des épîtres de l’évêque de Nola, et ses louanges, quoique plus sincères que celles des rhéteurs, ne sont guère moins exagérées. Les vertus du saint relevaient probablement, aux yeux de l’évêque d’Hippone, le mérite de l’écrivain, quand il lui disait : « Tes lettres sont-elles plutôt douces ou plutôt ardentes, plutôt lumineuses ou plutôt fécondes ; comment se fait-il qu’elles soient tout à la fois des torrens de pluie et un ciel serein ? » En lisant ces hyperboles et ces métaphores admiratives, on se souvient que saint Augustin avait été professeur de rhétorique.

La plus curieuse de ces lettres de Paulin, trop vantées par saint Augustin, est celle qu’il adresse à Jovius. Ce Jovius représente une classe d’hommes qui devait être alors assez nombreuse. C’étaient ceux qui inclinaient au christianisme sans l’embrasser, qui en approuvaient en général la doctrine et l’esprit, mais qui n’en adoptaient pas tous les principes.

Après avoir combattu quelques opinions philosophiques de Jovius, qui tenait encore pour le fatalisme antique et résistait à la notion chrétienne de providence, Paulin le presse avec onction de quitter les lettres profanes et de se consacrer uniquement à l’étude de l’Écriture et du christianisme. Il lui dit : Sois le philosophe de Dieu, le poète de Dieu ; il l’invite d’une manière ingénieuse à consacrer son talent littéraire à la cause du Christ. « Quitte ceux qui cherchent toujours la sagesse sans la trouver jamais ; ne croyant pas à Dieu, ils ne méritent pas de le comprendre. Qu’il te suffise de leur avoir dérobé l’abondance du langage et les ornemens de la parole, comme une riche dépouille qu’on enlève à l’ennemi. »

Ce Jovius, qui était ami du nom chrétien, nominis christiani studiosus, qui approuvait la conduite de saint Paulin, sans l’imiter ; qui, sur la route du christianisme, s’arrêtait à la borne de la sagesse païenne ; ce Jovius fournit une nuance de plus au tableau que nous traçons de la situation des ames à l’époque où les deux religions étaient en lutte dans la Gaule, comme dans le reste du monde.

C’est alors aussi que, du sein du paganisme, d’autres esprits s’élevaient à cette majestueuse tolérance qui faisait dire à Symmaque : « Le ciel nous est commun, nous vivons au sein du même univers ; qu’importe suivant quelle sagesse chacun recherche la vérité ? On ne peut parvenir par un chemin à ce grand secret ; mais c’est là une dispute d’oisifs, nous prions au lieu de combattre ! »

Il nous reste à dire un mot de saint Paulin considéré comme orateur. Il avait fait un panégyrique de Théodose, qui est perdu. J’y ai regret, nous aurions à opposer au panégyrique païen d’Ausone le panégyrique chrétien de son ami.

Nous ne connaissons celui-ci que par ce qu’en dit saint Jérôme. Selon lui, ce discours était d’une pureté cicéronienne. Saint Jérôme, quoique grand admirateur de Cicéron, ne se connaissait pas beaucoup en pureté cicéronienne, et saint Paulin encore moins. Saint Jérôme ajoute, ce qui est plus significatif, que le panégyrique était remarquable par la division, l’enchaînement, subdivisio et consequentia. Il dit avec raison que tout discours dans lequel il n’y a que les mots à louer est peu de chose. Il opposait donc l’œuvre de saint Paulin aux produits de la rhétorique païenne. On voit par là que le christianisme tendait à introduire l’ordre logique et le raisonnement dans ce genre, jusque-là si creux et si vide, du panégyrique.

Enfin, nous avons de saint Paulin un fragment de sermon sur l’aumône. Ce sujet allait bien à celui dont le renom de charité donna naissance à une légende attendrissante.

On racontait qu’une veuve de Campanie, dont le fils avait été enlevé par les Vandales et emmené captif en Afrique, vint demander à Paulin de le racheter ; que le saint, qui avait épuisé toutes ses ressources, pour rendre à cette mère son fils, alla prendre sa place. Le fait est bien probablement apocryphe ; mais nous ne nous étonnerons pas si le seul fragment oratoire que nous ait laissé l’homme auquel on a pu prêter une pareille action est un fragment d’un sermon sur l’aumône.

Ce qui est à remarquer dans ce morceau, c’est son caractère de simplicité, de familiarité vulgaire, surtout au début. On sent que le discours dont il faisait partie était adressé à des paysans, à des hommes grossiers, auxquels il fallait accommoder et proportionner, pour ainsi dire, la parole chrétienne.

« Ce n’est pas pour rien, bien-aimés, qu’on place la crèche devant les bêtes de somme, elle n’est pas là seulement pour les yeux ; c’est une sorte de table à l’usage des animaux sans raison, que la raison de l’homme a préparée, pour que les quadrupèdes puissent prendre leur nourriture ; si ceux qui ont construit le ratelier négligent d’y mettre du fourrage, les animaux ne tarderont pas à être consumés par la faim ; s’ils ne mangent pas, la faim les mangera. Avertis par cet exemple, gardons-nous de négliger la table que Dieu a placée dans son église. »

Quel rapprochement ! Tout n’est pas sur ce ton, mais par cette concession faite tout d’abord aux habitudes rustiques de ses auditeurs, Paulin voulait captiver en commençant l’attention d’un auditoire napolitain, un peu matériel alors comme aujourd’hui. Cette faute de goût, j’en conviens, n’aurait pas été commise par un rhéteur, mais les rhéteurs parlaient pour les rhéteurs ; ils s’adressaient aux beaux esprits comme eux. Les orateurs chrétiens s’adressaient à tout le monde, et quand on s’adresse à tout le monde, on s’adresse surtout aux classes les plus nombreuses, aux classes qui forment la majorité du genre humain, c’est-à-dire aux classes simples et pauvres.

Le christianisme, en cela, obéissait à son principe, sorti du peuple, et il était naturel qu’il lui empruntât souvent les inspirations et les ressources de sa parole. La chaire chrétienne ne perdra jamais complètement ce caractère simple, familier, populaire, qui est dans son essence et dans son origine ; quelquefois même l’excès de cette tendance précipitera son langage dans une trivialité choquante. C’est ainsi que le moyen-âge verra naître ces singuliers sermons, mélange de bouffonnerie grotesques et d’une certaine éloquence évangélique, dont le discours du capucin, dans le Camp de Schiller, est une reproduction achevée, et qu’on retrouve chez les prédicateurs macaroniques du xvie siècle. C’est l’abus d’un principe qui a en soi quelque chose de respectable ; c’est le familier poussé jusqu’au plaisant, le populaire outré jusqu’au burlesque.

Ce premier échantillon de l’homélie chrétienne que nous rencontrons sur notre chemin nous offre un exemple frappant du fait que je signale. La faim qui mangera les animaux, s’ils ne mangent pas, est un jeu de mots destiné à faire rire un auditoire grossier, et le ratelier est un terme de comparaison peu relevé pour désigner la sainte table.

Du reste, nous n’avons pas le droit de nous trop scandaliser, si, à propos des dogmes les plus élevés de la religion, saint Paulin parle d’étable et de crèche, car l’orateur chrétien pourrait nous répondre : Oui, je me suis servi de ces mots qui vous semblent vulgaires ; oui, j’ai fait allusion à ces objets que vous méprisez ; mais souvenez-vous que c’est d’une étable, d’une crèche, qu’est sorti le libérateur du monde !


J.-J. Ampère.
  1. Lettres choisies de Balzac, liv. iii, lettre xv.
  2. Hæc tu quam peritè concinnè quam modulatè et dulciter. (P. Ausonii, ep. i.)
  3. Quidquid homo breve est, ut corporis ægri
    Temporis occidui, sine Christo pulvis et umbra.

  4. Paul. poem. iv. Precatio.
  5. Paul. poem. v.
  6. Ep. ii, n. 3.
  7. Hist. patrum, tom. XXVII, pag. 527, et Greg. Turon., de Glor. confessorum, c. 75.
  8. Mme Tastu, Chroniques de France.
  9. Voyez dans Grégoire de Tours et dans Cassien, coll. XXI, ch. viii.
  10. Est et arundineis modulatio musica ripis
    Cumque suis loquitur tremulum coma pinea ventis.

    Ces vers ont un charme et une musique qui rappellent Gray ou Lamartine. De telles rencontres sont rares chez Ausone. Ici même il gâte, par des variations malheureuses et trop prolongées, le motif dont il a tiré d’abord des effets si heureux. Il oppose, au silence de Paulin, le bruit des sistres d’Égypte et le retentissement des bassins d’airain de Dodone. L’érudition arrive, et noie bien vite cette fleur de poésie, née de fortune sur une terre aride.

  11. Et ut mori sic oblivisci non capit
    Perenne vivax et memor.

  12. Ép. v, no 14.
  13. Natalis, I.
  14. Nat., III.
  15. Nat., VIII.
  16. On s’envoyait aussi des livres. C’est ainsi que les ouvrages des pères se répandaient dans l’église. Saint Augustin envoyait à saint Paulin son Traité sur le libre arbitre, et lui demandait un ouvrage de saint Ambroise.
  17. Une grande dame de la Gaule lui envoya douze questions. La première était pour lui demander les moyens d’arriver à la perfection. J’ai oublié les autres.
  18. L’opinion la plus hérétique que l’on puisse reprocher à Paulin fait honneur à la tendresse de son cœur. Selon lui, tout chrétien, tout homme marqué du sceau du baptême, après un temps d’expiation plus ou moins long, sera sauvé. Il n’aura point en partage la gloire des saints ; mais il aura la vie éternelle : Vitam tenebit non gloriam, compromis touchant entre la rigueur du dogme et les souhaits de la charité.