Littérature slave

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Littérature slave
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 524-542).

LA


RUSSIE ET LE SLAVISME.




I. — Les Slaves, par M. Mickiewicz, 5 vol. ; Paris.

I. — Études sur la Situation intérieure, la Vie nationale et les institutions morales de la Russie, par le baron de Haxthausen, 2 vol. ; Hanovre.
III.- Le Rêve de Césara, — La Comédie infernale, par le poète anonyme de la Pologne, Revue des Deux Mondes du 1er’ août et du 1er octobre 1846.

IV. — Venceslas, poème, par Garczinski.




Lorsque l’on envisage de près la marche de la politique russe, on est frappé de l’action d’une force mystérieuse qui l’entrave et la gêne au dedans et au dehors jusque dans ses allures les plus fières. Deux pensées très distinctes agissent sur les résolutions du cabinet de Saint-Pétersbourg. Tantôt on le voit se lancer de tout son essor dans les affaires de l’Occident, et alors il semble ne rien avoir tant à cœur que de s’assimiler la civilisation qu’il y rencontre ; tantôt, replié sur lui-même, il semble au contraire dédaigner cette civilisation et poursuivre un but tout opposé. De là les tiraillemens dont l’Europe ne se rend pas bien compte, et qui se reproduisent à chaque page de l’histoire de la Russie moderne. C’est la lutte de l’esprit national contre l’esprit étranger. On le sait, la Russie n’est point exactement dans la voie des traditions slaves telles que la science se les représente à travers l’obscurité des temps, et telles que nous les voyons encore pratiquées en quelques endroits privilégiés du sol slave. La souveraineté suprême s’est formée en Russie sous l’influence de l’idée asiatique émanée de l’invasion de Gengiskan et du long séjour des Mongols au milieu des populations russes ; et quant à l’administration russe, elle dérive des importations occidentales de Pierre-le-Grand, de l’esprit centralisateur d’alors et de la bureaucratie autrichienne. Ni dans la souveraineté ni dans l’administration russe on ne peut donc reconnaître la création spontanée du génie national.

Il faut avouer que cette alliance bizarre de la pensée mongole avec la pensée occidentale dans la personne de Pierre-le-Grand a donné à la Russie ce que les autres races slaves ne possèdent point encore, à savoir un système ; de gouvernement et d’administration à la fois unitaire et stable. Il n’en est pas moins vrai que Pierre-le-Grand a poussé la pensée russe hors de ses voies ordinaires et naturelles, et que pour la discipliner il a dû en quelque sorte la mutiler. C’est le secret de ce combat qui se livre jusque dans la conscience du gouvernement entre l’idée étrangère et l’idée nationale. Cette lutte, on ne l’ignore point, prit une forme saisissante et dramatique dans la famille de Pierre-le-Grand, entre Pierre lui-même et son fils Alexis. Ce jeune prince était russe par son éducation et ses habitudes ; l’esprit slave respirait et soutirait en lui. Son cœur, porté par une inclination naturelle vers tout ce qui était slave, éprouvait une irrésistible terreur à la vue des mœurs étrangères qui se substituaient aux traditions nationales. Telle fut la cause de la fuite d’Alexis. Il rentra dans l’empire sur des promesses de pardon qui ne furent point tenues, et mourut empoisonné dans sa prison ; mais sa pensée est revenue plus d’une fois tourmenter les successeurs de Pierre-le-Grand : elle apparut aux yeux de Catherine dans la personne de son fils Paul, prince honnête et religieux, vrai Slave, d’un esprit par malheur inconsistant ; cette même pensée a jeté sur Alexandre cette teinte de libéralisme et de mélancolie qui le distingue entre tous les princes de sa maison ; et c’est encore elle qui perce dans les efforts tentés par l’empereur actuel pour ressaisir la direction du génie slave, tout en conservant le bénéfice de la souveraineté absolue et de la centralisation instituée par Pierre-le-Grand.

Cependant, à l’heure même où la politique russe cherchait à se retremper ainsi dans l’esprit slave, celui-ci prenait en dehors de son action des forces nouvelles. En présence de ce panslavisme officiel, formé du mélange des deux principes, une autre théorie s’était produite ; on voyait naître dans les écoles tchèques, polonaises et illyriennes une doctrine nouvelle, fondée sur les traditions slaves dégagées autant que possible de tout élément hétérogène. C’est cette doctrine qu’il faut connaître, si l’on veut comprendre le vrai sens de la lutte engagée en ce moment dans le sein de l’Europe orientale entre les divers peuples d’origine slave. Le théâtre de cette lutte est vaste ; il commence aux bords de l’Adriatique et s’étend par-delà l’Oural jusqu’aux confins de la Chine, sur le sol de trois empires, la Turquie, l’Autriche et la Russie. Quatre-vingts millions de Slaves divisés en deux camps, sous deux drapeaux, en sont les soldats. Il ne nous est pas permis d’assister avec indifférence à ce grand débat. Nous avons précédemment esquissé la théorie du czarisme dans ses rapports avec la révolution européenne ; nous voudrions aujourd’hui indiquer quelle est sa politique à l’égard du slavisme, en exposant les points fondamentaux d’organisation religieuse et sociale qui distinguent ce dernier système. L’on ne doit pas s’attendre à trouver dans le slavisme une imitation des idées occidentales ; l’esprit slave diffère de notre esprit autant peut-être que du czarisme. Quelle est donc cette doctrine que nous voyons surgir tout à côté des innovations de Pierre-le-Grand, se placer entre le monde occidental et la politique russe, et qui, se développant avec le temps, adoptée par les écrivains modernes, agite aujourd’hui toutes les populations de l’Orient ? Quel en est le principe et quel en est le but ?


I. – LE SLAVISME DANS LA RELIGION ET DANS L’ART.

Je laisse de côté les divers gouvernemens qui dominent les peuples slaves pour n’envisager que l’esprit de ces peuples eux-mêmes tel qu’il apparaît dans l’histoire et dans la littérature contemporaine. Parmi les Slaves, je compte les Russes tout aussi bien que les Tchèques, les Polonais et les Illyriens. Et c’est au moyen des matériaux ramassés chez chacun de ces peuples que j’essaie de reconstruire, avec les slavistes, leur cité idéale, la Jérusalem nouvelle qu’ils entrevoient au bout de leur captivité.

Le slavisme s’est formé dans une pensée de réaction contre le mécanisme des institutions russes et le rationalisme abstrait de l’Occident, qui se ressemblent par plus d’un point ; il a plutôt les allures d’une religion que d’une philosophie : je veux dire, en prenant ces deux mots dans le sens que M. Cousin leur attribue, que le slavisme tire son esprit et sa force de la raison spontanée plutôt que de la raison réfléchie. Il aura, si l’on veut, les défauts de son origine, il en aura aussi les qualités. Il sera, dans certaines parties, flottant et vague, mais il se montrera partout préoccupé d’un but religieux. Il se rattachera par ses procédés à un mysticisme plus ou moins orthodoxe, mais il sera ce que n’est guère aucune nation en ce monde, il sera chrétien par les œuvres comme par le sentiment. S’il cherche, comme Gerson, la vérité dans l’intuition plutôt que dans la science, il pratiquera l’imitation ; il en fera le guide de la vie publique comme de la vie privée. Il se pourrait que ce ne fût point la pire manière d’être chrétien.

Toute philosophie religieuse ou rationnelle ne vaut que par sa méthode, comme l’entendement lui-même, et la méthode a plus ou moins de valeur suivant qu’elle conduit plus ou moins directement l’esprit à la connaissance de Dieu. Suivant la plupart des slavistes, la méthode rationnelle n’a jamais produit et ne peut, en effet, produire que des systèmes sans fonder des croyances ; elle ne s’élève à Dieu que par des voies incertaines ; encore, la plupart du temps, ou elle échoue en chemin, ou elle s’égare dans les plus bizarres hypothèses. Les slavistes portent dans cette doctrine des idées si absolues, qu’ils placent la raison spontanée au-dessus de la raison réfléchie jusque dans le domaine des sciences physiques. Le même principe de la spontanéité, qui donne seul, selon eux, la connaissance des choses divines, est aussi le principe générateur de toutes les grandes découvertes scientifiques.

« Eh quoi ! dit un poète chez qui une regrettable exaltation mystique n’a pas toujours étouffé la vive intelligence de l’idée slave, eh quoi ! la science apprise, incapable, comme elle l’avoue elle-même, de gagner des batailles, de créer des codes, de produire des chefs-d’œuvre, et même d’inventer une seule expression heureuse (pour tout cela, il faut du génie), cette science apprise se croirait en état d’arriver à la plus sublime des découvertes, de trouver la plus grande des choses, une nouvelle loi morale, une nouvelle synthèse enfin, comme on dit dans l’école ! » Les slavistes, dont M. Mickiewicz est ici l’éloquent interprète, ne reconnaissent pas à la raison réfléchie ce pouvoir créateur ; il ne réside, suivant eux, que dans l’inspiration et le génie, c’est-à-dire dans la spontanéité, dans la révélation. Le slavisme est donc essentiellement religieux. Pendant que les peuples de l’Occident font chaque jour de nouveaux progrès dans le rationalisme et s’accoutument davantage à écarter de la vie sociale et du foyer domestique un Dieu qui ne leur apparaît plus que sous la forme d’une abstraction, les Slaves, au contraire, s’attachent avec toute l’ardeur de la foi au Dieu vivant et personnel.

Mais ce Dieu, où réside-t-il en ce monde ? où est son temple ? Les Slaves en voient encore au moins l’ombre dans les églises chrétiennes, et, déplorant l’inaction dans laquelle ces églises se renferment, ils voudraient qu’elles pussent reprendre, avec leur antique énergie, la place qu’elles occupaient et remplissaient dans l’existence des sociétés et des hommes du temps passé. L’auteur anonyme du Rêve de Cesara et de la Comédie infernale, celui de Venceslas, ont jeté une éclatante lumière sur ce côté du slavisme. Le dénoûment de chacune de ces œuvres, c’est la glorification du Christ mêlée d’une amère et douloureuse critique de ce que M. Mickiewicz appelle l’église officielle. La science moderne y est représentée comme puissante seulement pour la destruction. Assez forte pour ruiner un passé qui ne se soutient plus et ne sait plus se défendre, elle échoue sitôt qu’elle se pose à son tour l’énigme de la destinée. Elle a pulvérisé les vieilles formules, mais elle s’use en vains efforts dans la recherche de la formule nouvelle. Pancrace, en qui elle est incarnée dans la Comédie infernale, Pancrace, le rationaliste et le révolutionnaire, triomphe sans peine du comte, en qui revivent avec éclat les traditions du vieux monde. À quoi bon ? À peine ce héros de la révolution a-t-il envahi le globe avec ses innombrables soldats, au moment même où il est maître unique et souverain, il sent son impuissance ; le problème redoutable se présente à sa pensée, et il tombe foudroyé dans le sentiment de sa misère en faisant l’aveu de Julien le philosophe, en reconnaissant l’incomparable supériorité et la victoire du Galiléen. L’église est représentée au milieu de ce drame par un prêtre qui n’a conservé que la lettre des traditions et des cérémonies saintes, et qui n’en pénètre plus l’esprit. L’esprit du christianisme n’en reste pas moins debout sur les ruines des deux civilisations qui s’éteignent successivement dans la personne chevaleresque du comte et dans celle de l’homme moderne, du novateur Pancrace.

Une pensée analogue à celle du poète anonyme est répandue dans le Venceslas d’Étienne Garczinski. Le poème s’ouvre par une scène d’impiété et de blasphème d’une beauté sinistre pour finir également par un acte de foi qui n’en est que plus profond et plus vrai. Venceslas est l’œuvre inachevée d’un poète mort à vingt-sept ans, qui a tour à tour et sans succès cherché la foi dans l’église et dans le rationalisme ; comme le fait observer avec raison M. Mickiewicz, ce poème est une espèce d’autobiographie. Venceslas entre dans le temple le vendredi saint ; il salue le prêtre la malédiction sur les lèvres, en lui demandant ce qu’il a fait du monde et de la chrétienté : « Où est le Verbe qui s’est fait chair ? s’écrie-t-il ; où est-il ?… O Jésus-Christ ! tu as souffert pour l’humanité, te voilà mort sur la croix !… Et celui-ci, qui se croit ton disciple, veut t’imiter en lisant des livres de prières ! » Et, comme le prêtre le conjure d’arrêter ses blasphèmes : « Je crierai de toutes mes forces, continue-t-il, je ferai déborder ma parole comme un fleuve, tant qu’elle n’aura pas épuisé la source de ma pensée jusqu’à sa dernière goutte ; j’aurai la voix du tonnerre, le langage d’un homme libre ; je parlerai en sanglotant comme un enfant ; je crierai comme une mère après son premier-né emporté par un vautour ; je conjurerai les hommes, au nom de leurs anciens malheurs, de croire tout, excepté ce que vous dites, car, au lieu d’interposer votre parole toute-puissante pour protéger les peuples, vous vous bornez à les enterrer chrétiennement au sein de la terre, la seule mère que vous reconnaissiez. » Venceslas essaie de revenir à Dieu par la science, par les livres ; mais, s’apercevant tout aussitôt qu’il est dupe d’une illusion, il maudit les livres comme il a maudit le prêtre. « Que les vers et les rats s’engraissent de cette poussière ! pour moi, qu’ai-je tiré de mes parchemins et des instrumens de physique et de chimie ? Et cependant, quel labeur que le mien ! Que de professeurs n’ai-je pas entendus ! que de livres n’ai-je pas lus ! que de nuits n’ai-je pas passées dans l’insomnie ! O savarts, me voilà maintenant votre égal ! Et si je vous demandais Que savez-vous ? qu’enseignez-vous ? — si je trahissais le secret du métier, — la honte vous consumerait le cœur, si vous pouviez avoir quelque honte, ô philosophes ! Fermez vos livres, et écrivez sur les couvertures de tous vos volumes cette sentence unique que je suis prêt à signer. L’homme est né pour savoir de toute chose et pour ne rien savoir sur lui-même. »

La science rationnelle est donc condamnée, ainsi que la théologie stérile. Comment Venceslas reviendra-t-il à la foi ? Par un retour sur lui-même à la vue de quelques paysans polonais qui ont conservé une ferme croyance en la patrie et en Dieu, par l’enthousiasme, par l’essor spontané de l’esprit, que ce touchant spectacle d’un beau fait moral éclaire d’une soudaine et pénétrante lumière.

Ici s’élève une des questions les plus délicates de la philosophie slave. L’intuition est l’instrument de la connaissance ; mais l’intuition est une faveur qui n’appartient pas indistinctement à tous au même degré. Sans être, tant sans faut, aussi exceptionnelle que la science, elle est, lorsqu’elle arrive à une certaine hauteur, le privilège de la vertu et du génie. De là la nécessité d’un intermédiaire entre la vérité et la multitude. De là le fait naturel des révélations religieuses ; de là les dieux, les demi-dieux, les saints, les héros, ce petit nombre d’hommes qui nourrissent l’humanité de leur parole et de leurs exemples. Si par ce côté les slavistes se rapprochent de la méthode chrétienne, ils y touchent encore de plus près dans la grande question des œuvres. La foi qui n’agit pas n’est point la foi. La foi se compose de deux termes, dont le premier est l’affirmation de la vérité et le second l’action à laquelle cette vérité doit conduire. Sans l’acte, la croyance ne suffit nullement à constituer la foi ; mais les œuvres elles-mêmes ne sont vivantes et méritoires que par l’esprit qui les inspire.

Où sont aujourd’hui les chrétiens qui comprennent ainsi l’Évangile ? En quel pays se sont conservées les vraies traditions du christianisme ? Parmi les catholiques de Pologne, de Bohême et de Croatie, répondent les slavistes. Dans ces contrées, le prêtre est resté l’homme de Dieu ; il porte encore dans sa vie et sur son front les marques de sa supériorité intellectuelle et de ses vertus. Là aussi l’on rencontre encore des citoyens qui seraient prêts à s’armer et à combattre pour la défense de la religion : la Pologne, suivant quelques-uns, serait encore la colonne même du catholicisme dans le monde entier. On connaît le Rêve de Césara, ou la vision de la nuit de Noël, poème éloquent de l’auteur de la Comédie infernale, empreint de la couleur religieuse qui caractérise tous ses écrits. Après la sanglante catastrophe de la Pologne, une légion armée de pèlerins traverse l’Europe pour aller se retremper aux sources de la vie, au foyer du christianisme, dans Saint-Pierre de Rome ; elle assiste à une scène grandiose et terrible : le vieux monde, le vieux temple qui le représente s’affaisse et écrase les populations dans sa ruine. Le christ nouveau doit naître cette nuit pour ne plus mourir, et, lorsque le nouvel apôtre qui l’annonce demande à la légion des pèlerins si elle veut s’enterrer avec l’apôtre Pierre, le vieillard des vieillards, les pèlerins répondent : « Il est amer de mourir seul ; restons avec ce vieillard, car nous ne savons pas ce que c’est que de déserter ; — et ils lèvent leurs épées, certains de retenir sur la pointe de leurs glaives la basilique qui va s’écrouler. » Que signifie cette fière image, sinon que les Polonais sont encore les plus hardis soutiens de l’église chrétienne, les premiers aussi parmi les hommes qui s’attachent à la vérité religieuse, et qui recherchent avec sollicitude la vie d’ici-bas et d’en haut dans la foi ; enfin celui des peuples modernes qui est le plus propre à ménager sur le terrain religieux la transition du passé à l’avenir ? Les murs de la vieille basilique sont déjà couchés sur le sol, que les Polonais en soutiennent encore le dôme de leurs bras fortifiés par la foi.

Bien que les écrivains slaves professent que la théologie comprime l’esprit chrétien, ils conservent donc une vive tendresse pour l’église. Si l’on excepte les messianistes qui sont tombés dans l’illuminisme, les Slaves n’ont pas donné dans le rêve impuissant et ridicule de ceux qui voudraient élever de nouvelles églises à côté de l’église constituée. Il n’est rien qui soit plus incompatible avec l’esprit slave que l’esprit révolutionnaire, c’est-à-dire la manie des innovations radicales, des procédés violens qui emportent les peuples brusquement en dehors de leurs traditions. Le slavisme n’admet pas d’autre progrès dans les idées que celui qui s’accomplit pacifiquement par le mouvement régulier des institutions établies ; il n’admet pas que ce progrès puisse découler d’ailleurs que d’un principe religieux, ni que ce principe religieux soit autre que celui de l’Évangile dégagé de la théologie.

Après la religion, ce qu’il y a de plus grand dans le monde aux yeux du slavisme, c’est l’art ; après le prêtre, le poète. L’un et l’autre tirent leur droit d’instruire les peuples d’une même source, l’inspiration religieuse. Malheur au poète qui ne verrait dans son génie que l’instrument d’un vain plaisir et d’une vaine gloire ! Celui-là, l’auteur de la Comédie infernale l’a flétri avec véhémence : « Heureux, dit-il en s’adressant à la poésie, heureux celui en qui tu as placé ta demeure, comme Dieu au milieu du monde, inaperçu, ignoré, mais grand et éclatant dans chacune de ses parties, et devant lequel les créatures se prosternent partout en disant : Il est ici. Celui-là te portera comme une étoile sur son front, et ne mettra pas entre ton amour et lui l’abîme de la parole ; il aimera les hommes, et brillera comme un héros au milieu de ses frères. Et à celui qui ne te restera pas fidèle, à celui qui te trahira avant le temps et te livrera aux joies périssables des hommes, tu jetteras quelques fleurs sur la tête et te détourneras ; celui-là passera sa vie à tresser avec des fleurs fanées une couronne funéraire.

Ainsi, ce qui fait le prêtre, l’union des actes avec la croyance, les œuvres jointes à la foi, c’est aussi ce qui constitue le vrai poète. M. Mickiewicz a remarqué avec beaucoup de raison que l’écrivain russe Pouchkine a pressenti cette mission du poète, mais sans planer aussi haut que l’auteur de la Comédie infernale. La théorie de Pouchkine flotte dans l’indécision entre la théorie égoïste de l’art pour l’art et celle du poète soldat d’une croyance. « Ce n’est pas, dit l’écrivain russe, pour exploiter les passions du vulgaire, ce n’est pas pour être utile au public, ce n’est pas pour lutter avec les masses brutales que nous sommes envoyés ici. Nous vivons d’inspirations, nous les répandons en harmonie et en prière. » C’est beaucoup de s’élever jusqu’à la prière ; cependant la prière n’est encore que de la contemplation, quelque chose de salutaire et pourtant d’incomplet. Mais quoi ! les poètes qui se sont contentés de peindre la beauté, ceux qui n’ont aspiré qu’à plaire par les séductions de l’harmonie, ceux qui ne se sont pas proposé pour but d’agir, ceux-là seraient-ils tous en dehors des conditions de l’art ? L’esthétique slave, en prenant pour fondement le principe posé dans la Comédie infernale, ne pousse point à ce degré l’exclusivisme. Elle reconnaît qu’il y a des époques où les ames les plus généreuses, où les hommes les plus forts se vouent de préférence à l’art : c’est lorsque les questions capitales qui intéressent l’humanité sont résolues. Il y a aussi des époques qui ont besoin de tous les efforts des hommes, et nous sommes dans une de ces époques où il n’est point permis à l’art de s’isoler. Il ne suffit plus de peindre la beauté pour elle-même, comme l’ont prêché certaines écoles ; il ne suffit plus de prier suivant le précepte de Pouchkine : il faut agir. La poésie est un sacerdoce non dans le sens niaisement vaniteux que certains poètes modernes pourraient donner à ce mot, mais en ce sens qu’elle est l’organe populaire des vérités éternelles et comme la forme mondaine de la religion. Les écrivains slaves professent donc que nous sommes dans une de ces époques où l’art ne saurait être un amusement. Son devoir est de chercher le mot du temps présent, et de lui donner une forme concrète, universelle ; c’est de s’identifier avec les préoccupations religieuses et politiques de la société, c’est de combattre constamment pour la vérité et le pays. Parmi les poètes qui ont entendu ainsi la mission de l’art, et qui l’ont pratiquée, n’oublions pas de citer en première ligne le poète des Slovaques. Quoique fort enclin au panslavisme et en ce sens un peu matérialiste, Kollar est entré majestueusement dans ces vues. Il a mis entre sa pensée et ses actes cet harmonieux accord qui est le but de l’auteur de la Comédie infernale. Le poème en sonnets dans lequel Kollar poursuit la Slavie, l’idéal, le type divin de la nationalité slave, porte à chaque page l’empreinte de cet amour de la justice, de ce dévouement absolu à l’intérêt national et social. « Je jeûne, dit Kollar, et je verse des larmes pendant les jours néfastes de l’histoire slave ; je m’enferme et je fais abstinence le jour de la bataille de Kossovo, de cette bataille qui détruisit l’indépendance des Serbes, le jour de la bataille de Weissemberg où fut tuée la vieille Bohême, le jour où Kosciuszko tomba sur le champ de Macieiowice. »

Ce n’est pas avec moins de patriotisme que les poètes serbes chantent la gloire et les malheurs de leurs aïeux, cette terrible journée de Kossovo où ils durent reconnaître la supériorité des Turcs, et dont le souvenir, si lointain soit-il, est encore présent à toutes les mémoires dans les Balkans. C’est l’unique sujet de la littérature serbe, c’est l’éternel regret éveillant d’éternelles plaintes et animant d’une mélancolique douleur l’épopée, le drame ou la chanson. Un auteur moderne, Milutinowicz, l’a traité sous la forme du drame et avec un accent de patriotisme qui ne résonne pas moins éloquemment que la voix émue de Kollar. Si l’on examine les œuvres de pure érudition, l’ethnographie et les antiquités slaves de Schafarick, les écrits historiques de Palacki sur la Bohème, ceux du docteur Gaj sur la race illyrienne, on est frappé de ce même sentiment national, de ce même besoin d’action qui conduit les érudits comme les poètes, et les réunit dans un dévouement commun à la tâche politique du pays. La littérature chez les Slaves n’est point, on le voit, isolée du mouvement religieux et national. Pendant qu’en Europe tout se divise et se morcèle en mille spécialités, chez les peuples slaves, au contraire, tout se résume et tout tend à se concentrer. En pays slave chaque ouvrage littéraire remarquable est en même temps une œuvre politique. Il y a telle production slave que l’on pourrait appeler indifféremment un poème ou un pamphlet, une prédication ou un journal. M. Mickiewicz a remarqué à ce propos, non sans raison, que toutes les grandes productions de l’esprit humain portaient précisément le même caractère multiple et indéfinissable, réunissant en elle, comme Homère, les Niebelungen, le Koran, les versets de l’Évangile, la puissance de convaincre et celle de conduire, l’idée religieuse et l’idée politique, la force et l’action.

Il est donc vrai de dire que, dans leur philosophie comme dans leur littérature, les Slaves dérivent de la grande école religieuse qui commence avec l’humanité, et dont le christianisme a élevé si haut la puissance. Le scepticisme du XVIIIe siècle a porté de redoutables atteintes à la religion, et, ce qui est pis, au sentiment religieux : il a failli dessécher cette source des grandes inspirations en Europe comme en France, mais il a respecté ce sol slave, que son heureux éloignement des grands foyers de la philosophie moderne a sauvé des ravages d’une impitoyable raillerie ; les Slaves n’ont pas profité des avantages que la science du XVIIIe siècle a dispensés si libéralement aux nations modernes, mais en revanche ils n’en ont pas ressenti les inconvéniens. La spontanéité a conservé chez eux sa vigueur native, et de là vient cette foi juvénile et ardente qu’ils portent dans la religion et dans l’art, et qui anime aussi la cité slave.


II. – LE SLAVISME DANS LA SOCIETE ET DANS LE GOUVERNEMENT.

Les doctrines des slavistes modernes sur les lois civiles et politiques n’ont encore reçu dans l’histoire que des applications partielles. En Pologne ; en Bohême, en Croatie comme en Russie, la tradition slave a subi l’influence des idées étrangères. En Pologne, c’est l’idée latine, la chevalerie, et plus tard le libéralisme français qui ont dominé le génie national ; en Bohème, il a été profondément altéré par le contact du germanisme ; il s’est vu comprimé par l’idée allemande et l’idée magyare en Croatie. Chose étrange, c’est en Turquie ; sous le joug de l’islam, que les traditions slaves ont pu se perpétuer le plus librement. Il entrait dans les principes de la civilisation musulmane de permettre aux races conquises de s’administrer elles-mêmes, de parler leur langue, de vivre suivant leurs croyances et leurs coutumes. Par malheur, les Slaves-Turcs ne sont jamais arrivés à un très haut degré de lumières. Disséminés, ils ont vécu sans lien, au jour le jour, et ils n’offrent à la science que les élémens épars des traditions nationales ; mais l’érudition et la poésie, rapprochant ces élémens de ceux qui se sont conservés en Croatie, en Bohême, en Pologne, en Russie même, se complaisent à en former une cité imaginaire, l’idéal d’une société nouvelle.

On sait qu’une certaine dose d’amour pour le passé est un des élémens du patriotisme des Slaves. Aussi ont-ils dans le système que l’on appelle historique une plus grande confiance que dans celui des rationalistes, constitutionnels ou radicaux. Ils ne sont point embarrassés de donner la raison de leur préférence. Il y a, disent-ils, de l’homme dans tout ce que fait l’homme abandonné à lui-même, par la seule inspiration de son instinct. Il n’en est pas toujours de même des théories qu’il enfante par le raisonnement. Souvent il arrive par cette voie aux combinaisons les plus fausses, à des systèmes dans lesquels il n’y a plus rien d’humain ; telle serait par exemple la république de Platon. Si donc les constitutions historiques et primitives ont le grand défaut d’être vagues et confuses, si pour la plupart, n’étant pas écrites, elles dégénèrent facilement et laissent beaucoup de chances à l’audace du plus puissant, elles ont du moins l’avantage d’offrir dans leur jet original et spontané les notions premières et essentielles de l’ordre social.

Cette faveur dont les institutions historiques jouissent chez les Slaves s’explique d’ailleurs par des motifs plus rigoureusement politiques. Durant la période primitive de leur histoire, durant toute cette époque, un peu obscure d’ailleurs, où ils sont restés abandonnés à leur génie national, ils ont vécu dans les conditions d’une liberté fort étendue ; ils ont joui des bienfaits de l’égalité civile et du droit commun politique. Les institutions historiques représentent donc pour eux le régime de la démocratie patriarcale. La démocratie, ils la veulent comme nous ; ils l’entendent autrement, là est toute la différence.

La différence, à la vérité, est profonde ; elle dérive logiquement de leur méthode philosophique, c’est-à-dire de leurs idées sur la religion et sur l’art ; c’est dans les sentimens humains, et non dans les combinaisons de la science, qu’ils cherchent les bases de leur cité idéale. Ils ont remarqué que l’une des principales sources d’erreur en matière politique est l’application des principes généraux qui ont en vue l’être abstrait à l’économie sociale dont les calculs doivent, au contraire, prendre pour règle les rapports des individus. De l’individu à l’humanité, il y a une relation, mais en quelque sorte hiérarchique ; on n’arrive d’un terme à l’autre que par des associations progressives qui s’enchaînent et s’engendrent l’une l’autre. Quelle est la forme de ces associations ? Faut-il entendre par là ces groupes artificiels que certains docteurs modernes essaient de substituer à la liberté individuelle, l’association du travail et de l’atelier, par exemple ? Non ; il ne s’agit que de ces groupes naturels qui se forment comme d’eux-mêmes, et qui résultent des sentimens essentiels du cœur humain, la famille, la commune, la nationalité et la race, puis en dernier lieu l’humanité.

La famille ! nulle part peut-être le funeste effet de l’abstraction ne s’est montré avec plus de relief que dans la famille occidentale. S’il y avait au monde un lieu que le principe rationnel et scientifique de l’égalité dût respecter, c’était l’asile sacré où la Providence a placé en regard la faiblesse et la force, la naïveté et l’expérience, le devoir de l’obéissance et le droit de l’autorité, comme pour donner l’exemple et le vrai sens de la hiérarchie sociale. Les Slaves seuls peut-être aujourd’hui de tous les peuples de l’Europe ont conservé cette notion de la famille fondée sur le privilège moral du père de famille. L’esprit d’indiscipline, de discussion, l’esprit constitutionnel et parlementaire qui, s’est introduit dans la famille occidentale, n’a pas pénétré encore dans la famille slave. On ne saurait contempler sans émotion l’énergie, la dignité homérique que la souveraineté paternelle a sauvée en ces pays du naufrage de toutes les souverainetés. Entrez sous l’humble et paisible toit du paysan ou du knèse serbe ; vous rencontrerez partout les mêmes mœurs, ces traditions vénérables sous l’empire desquelles le père, véritablement chef de la famille, règne et gouverne dans la plénitude de son droit indiqué et défini par la nature elle-même.

Cette force naturelle, légitime, salutaire, reconnue au foyer domestique, l’est de même dans la commune. Dans la plupart des civilisations occidentales, la commune n’est point autre chose qu’une association d’individus ; chez les Slaves, la commune est une association de familles. Chez nous, la famille n’existe pas comme élément politique ; là, au contraire, elle a une existence officielle ; elle est l’élément constitutif à la fois de la commune et de l’état, en tant que famille.

Ce principe organique a reçu son application dans les lois démocratiques de la Serbie turque. L’ancienne constitution de la Pologne pourrait aussi nous en offrir çà et là quelques vestiges. Enfin, nous en retrouvons des traces profondes dans la Russie elle-même, sous le régime du servage. Un voyageur dont nous aimons à invoquer l’autorité impartiale et scrupuleuse, M. de Haxthausen, a décrit l’organisation de la commune russe, en exposant l’état des paysans de la couronne. « La commune comprend, dit-il, trois degrés : le village, la commune rurale et le canton. À la tête de chaque village se trouve le starosta (l’ancien) élu par les paysans eux-mêmes. Il a pour adjoints les dessiatsky ou dizeniers, choisis chacun à la majorité des suffrages par dix pères de famille. Ces élus du peuple restent en fonctions un an, quoique, d’après la règle, ils dussent être changés tous les mois. Les petits villages ne possèdent souvent qu’un dessiatsky. Les adjoints n’ont pas d’appointemens ; mais le starosta reçoit un salaire qui s’élève à 185 roubles assignat par an. La commune rurale se compose de cinq à six cents pères de famille. Jadis, le poste de starchina (chef d’âge) revenait de droit au plus ancien starosta de la commune ; actuellement, chacun des villages qui la composent envoie deux députés pour l’élection du starchina, auquel on donne par an de 300 à 400 roubles assignat. C’est la commune qui est obligée de fournir les recrues dont le nombre est ordinairement fixé par un oukase à tant par mille habitans. Plusieurs communes rurales forment un canton présidé par le golova (chef, tête) élu par suffrage pour trois ans. Le chef de l’arrondissement est tenu de donner par écrit son avis sur le choix du golova et de l’envoyer à la chambre des domaines qui le présente au gouverneur. C’est à ce dernier qu’appartient le droit de confirmer ou de rejeter le candidat proposé par les paysans. Le golova peut être réélu pour trois ans, si, pendant tout le temps de sa première gestion, aucune plainte n’a été portée contre lui. Le golova reçoit par an 600 roubles assignat ou même davantage. »

Après ce principe de la famille qui sert de fondement à la commune, rien n’est plus remarquable que la fraternité qui règne au sein de ces associations. Je ne parle point seulement du puissant esprit de solidarité qui, en Serbie notamment, relie entre eux les membres libres de ces municipalités démocratiques ; dans la Russie même, quelque chose de cet esprit essentiellement slave a échappé à l’injure des temps et à l’atteinte du pouvoir. Les attributions des communes russes s’étendent en général à tous les rapports des paysans entre eux, et combien l’organisation indécise et vague de la propriété dans l’empire du czar ne rend-elle pas ces rapports difficiles ! Cependant, de l’aveu de ceux qui ont vu fonctionner les communes russes, rien de plus fraternel et de plus véritablement chrétien que les procédés et l’action de ces petits pouvoirs populaires. M. de Haxthausen en a tracé de curieux tableaux. D’après ses observations, toujours si calmes et si justes, le principe sur lequel se fonde le partage des terres parmi les paysans est que, toute la population masculine formant une unité collective, la somme des terres, champs de labour, prairies, pâturages, forêts, broussailles, lacs, étangs, forme aussi une unité foncière, appartenant non aux individus, mais à l’unité collective représentée par la commune. Chaque individu mâle a droit de réclamer pour sa part l’usufruit d’une quantité de terre égale à celle des autres membres. Les forêts, les pâturages, les droits de chasse et de pêche, n’étant pas susceptibles de partage, restent indivis et livrés à l’usage de tous ; mais les champs et les prairies sont effectivement partagés. Or, comment partager avec équité des terres plus ou moins fertiles, plus ou moins rapprochées du village ? Il est difficile de résoudre un pareil problème à la satisfaction générale. Toutefois, si un paysan s’estime moins bien traité que les autres, il adresse ses réclamations à la commune, et celle-ci, quand elle les trouve fondées, l’indemnise avec des terres de réserve.

En dépit de ce système indécis, de cette confusion permanente, de ces partages qui se renouvellent annuellement ou du moins à toutes les époques du recensement de la population, et en vertu de l’aveugle jugement du sort, l’esprit de fraternité ne cesse pas de régner entre les membres de l’humble communauté russe ; Chaque famille en soi forme un élément organique de la commune, les familles réunies composent une association dans laquelle tous les membres se sentent parfaitement solidaires. Il pourrait être curieux de rechercher quelles institutions économiques résultent particulièrement de l’idée de la solidarité communale, et l’on remarquerait que, dans certaines régions du territoire slave comme en Bulgarie, cette idée a donné lieu à des dispositions aussi ingénieuses que bienfaisantes, dont le premier résultat est de prévenir la mendicité. En beaucoup d’endroits, la caisse communale, formée du revenu des impôts qu’elle transmet au chef de la province, fait aussi les fonctions de caisse d’épargne et de banque, de prêts ou de secours en faveur des veuves, des orphelins et des paysans qui ont besoin de se procurer les instrumens de culture. L’assistance publique est ainsi régularisée ; l’esprit de solidarité et de justice qui règne dans les communes la rend facile ; elle est en quelque sorte privée en même temps que publique ; l’être abstrait que l’on appelle état, et dans la vie duquel souvent les individus ne se sentent pour rien, l’état n’intervient pas. Lorsque l’autorité municipale prête ou donne, elle sait qu’elle le fait au nom des familles qu’elle représente, et quiconque emprunte ou reçoit comprend de même qu’il est l’obligé de la communauté. L’abstraction, mortelle au sentiment, ne vient pas dessécher les coeurs.

Si ces institutions communales qui sortent naturellement de la civilisation slave, et qui, çà et là, se produisent avec une admirable vigueur, si ces heureuses municipalités faisaient partie d’un système politique plus parfait, et n’étaient pas dénaturées, en Russie surtout, par l’immixtion des principes de despotisme, de conquête ou d’aristocratie, elles porteraient les plus heureux fruits, elles donneraient aux sociétés slaves une originalité, une fécondité merveilleuses. Par malheur, il n’est au monde que la petite principauté de Serbie qui ait pu se constituer politiquement d’après ces principes de liberté et de démocratie : c’est le seul endroit où les traditions slaves aient pu se produire à peu près à leur aise ; mais ce n’est qu’une Slavie en miniature ; et partout ailleurs la commune slave, assez vivace pour avoir pu traverser bien des siècles et bien des régimes, gémit cependant sous le poids ou d’une souveraineté illimitée ou d’une conquête étrangère.

Quant à l’état slave, nulle part encore il n’a pu se constituer dans sa plénitude ; il n’existe pas dans la réalité ; nous sommes réduits à le chercher dans les livres. En revanche, les écrits des slavistes expriment à chaque page la pensée qui lui doit servir de fondement, la nationalité. Ce mot de nationalité offre matière à controverse. Pour éviter toute confusion, il faut distinguer deux sortes de nationalités : celles qui se sont formées par un développement historique, par l’immixtion et l’assimilation successive de plusieurs races, et celles qui résultent du développement libre d’une même race. L’unité de langue en est la marque distinctive. La nationalité ainsi comprise est, suivant les slavistes, le seul légitime fondement de l’état. Par là, ils menacent à la vérité toute agrégation de peuples basée sur le principe de la conquête, et, en ce sens, ils sont révolutionnaires. À ce principe de conquête ils en substituent toutefois un autre qui devient essentiellement conservateur, et qui rend à jamais impossibles de nouvelles guerres territoriales. Le jour, en effet, où l’Europe serait constituée sur ce principe de nationalité et de race, le malaise qui l’agite jusque dans ses entrailles disparaît, et fait place à une harmonie internationale nouvelle dans l’histoire de l’humanité.

C’est Dieu qui a créé la distinction des races, c’est lui qui leur a donné, avec des instincts propres, une vocation spéciale. Dieu a donc voulu que la race fût la raison déterminante des grandes associations, c’est-à-dire des états. L’histoire a beau nous montrer cette loi souvent violée, en même temps elle nous laisse voir la sanction pénale qui suit presque infailliblement cette violation à travers les temps. Là où la conquête a superposé une race à une autre, il faut bien que le vaincu, à la fin, rentre dans ses droits. C’est le génie de la race primitive qui reprend peu à peu le dessus. La Gaule subit la double domination du Romain et du Franc, elle reçoit la substance des deux races ; mais le vieux fond gaulois l’emporte en dernier lieu, et la France n’arrive au suprême degré de son énergie nationale que le jour où le Gaulois a absorbé et le Romain et le Sicambre.

Telle est la pensée des Slaves sur la question des races ; ils en font la base même de l’état. Si l’on excepte la Russie, qui depuis des siècles a embrassé le principe de la conquête et n’a pas cessé de le pratiquer, il est certain que les Slaves, admirables soldats, les dignes émules des nôtres par la fougue de leur courage, ne sont pas conquérans. L’honneur du combat semble les toucher plus que le profit de la victoire. Voyez les Tchèques de la Bohême, les Bulgaro-Serbes, les Polonais eux-mêmes au temps de leur force ; l’histoire nous les montre aux prises avec l’Allemagne, les Ottomans et les Russes, mais beaucoup plus préoccupés d’éloigner la guerre de leurs frontières que de la porter chez les autres, obéissant toujours à la même pensée, celle de se renfermer dans les limites de leur nationalité et de leur race. C’est donc un sentiment qui n’appartient pas uniquement aux théoriciens du slavisme ; nous le retrouvons dans les annales de ces peuples comme l’une de ces idées natives et traditionnelles qui forment le patrimoine ou le génie d’une race à travers les âges.

Lorsque la base et la circonscription de l’état sont déterminées, reste un dernier problème à résoudre : quelle sera la forme politique de cette association ? sous quel gouvernement se placera-t-elle ? Tous les peuples slaves ont vécu sous des royautés ; mais ces royautés ont varié singulièrement suivant les lieux et les temps. Du czarisme à la monarchie de Pologne la distance est grande. Cependant c’est la monarchie élective qui a le plus généralement prévalu dans l’histoire des Slaves, et cette forme de gouvernement, sorte de consulat viager compatible avec la démocratie, entraînerait peut-être encore aujourd’hui les prédilections de ces peuples. Ce penchant n’est point de leur part une simple fantaisie ; c’est la conséquence logique de l’idée du slavisme sur les grands hommes et sur l’autorité du génie. La pensée du pays s’incarne dans un homme, et cet homme arrive à la souveraineté par l’acclamation des peuples. Il y a dans cette façon de comprendre les esprits éminens quelque chose d’analogue à ce qu’un profond penseur anglais, Thomas Carlyle, définit le culte des héros. Comme Carlyle, les écrivains slaves ont toujours cru à la mission divine des supériorités ; ils ont toujours envisagé le respect des grandes individualités comme la condition première de vie et de grandeur pour toute société : toujours ils ont pensé que les machines constitutionnelles sont des engins inutiles sans la puissance et l’adresse des bras qui les font mouvoir. « Ce qui empêchait de dormir le plus célèbre des Athéniens, dit M. Mickiewicz, ce ne fut pas un livre, ni un récit, ni une idée ; ce fut Miltiade, un idéal devenu homme. César ne pleurait pas en lisant des livres : ce sont des hommes oisifs qui versent des larmes sur des livres. — César pleurait devant la statue d’Alexandre. »

Ce culte du héros aboutit nécessairement ou à la royauté élective ou au consulat viager. Ainsi en est-il arrivé presque constamment chez les Polonais depuis les commencemens de leur histoire jusqu’au règne de Poniatowski, et telle est aujourd’hui la constitution du pouvoir suprême chez les Serbes. En matière de gouvernement, les Serbes se placent à une égale distance de la monarchie héréditaire et de la présidence limitée des républiques.

Bien que les Slaves reconnaissent au héros chef de l’état une autorité très vaste, ils ne confondent pourtant pas absolument le pouvoir législatif avec le pouvoir exécutif. Le chef élu de l’état ne peut faire les lois que d’accord avec le pays. À la vérité, les Slaves ne sont pas possédés du besoin funeste aux peuples de l’Occident de faire des lois à tout propos, sur toute matière. Les rapports sociaux sont chez eux plus simples. Le pouvoir législatif ne prend point dans leurs imaginations toute l’importance qu’il a chez nous. Il existe cependant et il réside à la fois dans les représentans de la nation et dans le pouvoir exécutif. Les représentans de la nation sont choisis comme les administrateurs de la commune par les pères de famille dont elle est formée. Quiconque n’est pas dans ces conditions ne compte pas encore dans la société ; la famille est la base du droit politique comme du droit communal. Le slavisme a-t-il résolu par ce moyen le difficile problème du droit électoral ? En préférant le principe de la famille au principe rationnel de la capacité déterminée par la science ou au principe matérialiste de la fortune, il a donné du moins à l’élection un caractère profond, simple et moral. La famille est une idée concrète, saisissable ; c’est l’élément premier et constitutif de toute association humaine ; c’est le germe de la race et de la nationalité comme de la commune. Il était naturel d’en faire aussi le premier rouage de la machine gouvernementale.

Les représentans du pays, ainsi désignés par le vote direct des pères de famille, s’assemblent autour du souverain en congrès général, et c’est d’accord avec ce congrès que le prince fait les lois et gouverne. De même que le prince a une grande part dans la confection des lois, le congrès, en revanche, ne laisse pas d’avoir une influence considérable dans l’exercice du pouvoir exécutif. En effet, le prince choisit dans le sein de cette assemblée, non-seulement des ministres, mais encore un sénat ou conseil d’état en présence duquel toutes les mesures administratives et politiques sont discutées préalablement. Ce sénat est un conseil permanent qui limite en l’éclairant la volonté du prince. L’assemblée générale contrôle et révise, consacre ou rejette les mesures que le prince a prises d’accord avec son conseil d’état. Les slavistes modernes s’écartent beaucoup en ce point de l’ancienne constitution de Pologne ; ils ne veulent pas d’assemblées oligarchiques, et surtout ils n’accordent à ces assemblées aucun de ces privilèges qui pourraient rappeler le fatal droit du liberum veto. La représentation du pays, telle qu’ils la conçoivent et telle qu’elle existe en partie’ chez les Serbes turcs, est tout aussi démocratique dans son principe que les assemblées représentatives dans les pays de l’Occident ; elle n’en a pas cependant l’autorité despotique et l’initiative. De son côté, le souverain, quoique doté en apparence d’un pouvoir presque absolu, ne peut rien en réalité sans l’avis et le concours de ce conseil d’état, qui sert comme le lien entre l’assemblée générale et le magistrat suprême.

Si donc la cité slave se constitue un jour, ce sera sur ce triple principe de la famille, de la commune et de la race. Telle sera du moins la forme de la société, et, quant à la forme des pouvoirs, elle sera combinée de manière à laisser au chef élu de l’état une autorité très étendue, sans l’affranchir d’un contrôle scrupuleux. On lui donne beaucoup de puissance parce que, l’ayant choisi, on lui suppose une grande supériorité d’esprit et de caractère ; mais plus on lui accorde de confiance, plus il a nécessairement de responsabilité, plus est sévère le compte qu’il doit de ses actes au pays. Il possède le droit d’initiative, mais il ne l’exerce qu’à ses risques et périls sous une surveillance rigoureuse. Privés de ces abstractions pompeuses que les théoriciens de l’Occident ont inventées pour masquer le vide de leurs systèmes, les Slaves s’attachent donc à suivre dans leur législation politique comme dans la religion et dans l’art les indications vraiment essentielles de la nature, plus confians dans la puissance du génie que dans celle des combinaisons raffinées, et plus enclins à attendre leur salut de l’activité humaine, du dévouement, de l’héroïsme de leurs chefs que du mécanisme ingénieux de lois savantes. Il serait superflu de les suivre dans l’application de ces principes aux diverses branches de la législation politique. Les prémisses sont posées, les conclusions peuvent se déduire d’elles-mêmes. Le slavisme a du moins le mérite de former un ensemble dont toutes les parties sont étroitement liées par un enchaînement logique.

En définitive, nous n’ignorons pas qu’à la première vue les Slaves semblent marcher de très près sur les traces de Joseph de Maistre ; mais, en fait, ils s’en écartent singulièrement dès le point de départ, puisqu’ils distinguent le christianisme de la théologie. Et d’autre côté, s’ils s’inspirent de l’histoire, ce n’est pas qu’ils veuillent en revenir à la pensée ni aux formules du moyen-âge, car ils repoussent la féodalité et posent en principe l’égalité des familles et des races. Ils ne donnent pas davantage dans l’excès contraire ; ils croient à la vertu de l’humaine intelligence sans lui prêcher l’orgueil et la révolte, et c’est sans exalter le rationalisme qu’ils font une si large place à la raison spontanée. S’ils déplorent l’engourdissement fâcheux dans lequel le christianisme est tombé, ils admettent et ils désirent qu’il en puisse sortir par un effort du génie rajeuni de l’église. Ils aspirent après une certaine forme de démocratie ; mais ils déclarent en même temps que le gouvernement de cette démocratie appartient de droit aux supériorités naturelles qui s’élèvent du sein de la société. En politique comme dans l’art et dans la religion, les Slaves visent ainsi à combiner la raison réfléchie avec la raison spontanée, le sentiment avec la science, et s’ils parlent très haut de l’impuissance du rationalisme, qui peut s’en étonner aujourd’hui ? En résumé, ils ne veulent que détourner la raison des régions de l’abstrait et de l’absolu pour la ramener à l’observation et au respect de la nature.

C’est ainsi que les slavistes se posent en présence du panslavisme officiel. Pour le combattre, ils se gardent bien d’avoir recours aux théories de l’occident ; ils empruntent à l’histoire slave leurs principaux argumens. Nourris dans l’étude des sentimens simples et primitifs, ils s’élèvent au-dessus de la portée philosophique du czarisme, sans cesser d’être en rapport direct avec la vie intime et les idées des masses. Par les efforts qu’il fait pour saisir la direction de ce mouvement et l’entraîner dans son orbite, le panslavisme révèle lui-même aux slavistes libéraux leur importance et leur force. Il leur oppose des théories de gouvernement dont on ne peut méconnaître la valeur. Les slavistes répondent par d’autres théories plus naturelles, plus nationales, plus profondes. Le slavisme et le panslavisme ne sont donc pas de vaines fantaisies de philosophes en quête d’un système. Toute la puissance et toute l’ambition du gouvernement russe se cachent sous l’un de ces mots ; tous les souvenirs, toutes les craintes, toutes les espérances des peuples slaves, illyriens, tchèques ou russes, se résument et se concentrent dans la doctrine des Slaves libéraux. La révolution dernière, en provoquant la guerre de Hongrie et cette horrible mêlée dans laquelle on a vu des Polonais combattre contre les Illyriens et les Tchèques, et les Russes au contraire accourir avec empressement à leur secours, cette révolution, singulière entre toutes celles de ce temps, a détourné un moment les slavistes de leur lutte contre le panslavisme. Ce n’était pas la fin du combat, c’était une de ces situations comme l’histoire contemporaine nous en a montré quelquefois, dans lesquelles le panslavisme essaie de faire accepter aux Slaves ses services intéressés. Ce que la Russie a essayé à une autre époque pour gagner les Slaves de la Serbie turque, elle l’a de nouveau tenté récemment pour s’attacher les Croates et les Tchèques.

À la suite de cette guerre, les deux systèmes, après avoir combattu par occasion sous le même drapeau, sont rentrés chacun sur son terrain propre ; ils ont repris leur attitude et leur rôle. On sait quelle est en ce moment la tactique des Slaves libéraux ; cette tactique leur a été tracée depuis long-temps par la force des choses ; ils la suivent avec persévérance, surtout depuis les dernières révolutions. Elle consiste à ajourner tout projet d’indépendance et à s’unir plus étroitement que jamais, d’un côté avec les Autrichiens, de l’autre avec les Turcs. Les Slaves espèrent qu’à la faveur de cette politique et à l’aide du temps, ils pourront pratiquer librement, sur le sol de ces deux empires, les doctrines du slavisme et les faire passer de la théorie dans les faits avec le concours des deux gouvernemens eux-mêmes. Une fois que la cité slave aura pris cette consistance et qu’elle sera devenue un monument réel et vivant, elle aura moins à redouter les caresses ou les menaces du panslavisme.

Déjà les Turcs la voient sans crainte s’affermir et se consolider en Serbie. L’Autriche, de son côté, ne peut plus sans péril s’opposer à ce qu’elle s’établisse et s’organise en Croatie et en Bohême. Cet idéal slave, qui tend à s’élever rayonnant à la fois d’antiquité et de jeunesse en face de la sombre cité moscovite, n’est-il pas l’un des plus curieux spectacles que l’avenir promette aux philosophes et aux hommes d’état ?

Si la France tient à jouer un rôle, à entrer pour quelque chose dans ce mouvement original qui contient la destinée de l’Europe orientale, il est temps qu’elle étudie cette situation et qu’elle se présente à son tour sur le terrain. Puisse-t-elle surtout se bien garder de porter là ses théories de prédilection, son rationalisme constitutionnel, ou radical Elle n’aurait aucune prise sur des imaginations inspirées par un tout autre esprit. Pour agir avec quelque autorité sur ces peuples, il faut qu’elle pénètre d’abord dans leur philosophie et dans leurs traditions, il faut qu’elle entre dans la pensée religieuse et politique du slavisme.


H. DESPREZ.