Littératures étrangères - Deux romans de M. Bennett

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Louis Gillet
Littératures étrangères - Deux romans de M. Bennett
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 910-923).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

DEUX ROMANS NOUVEAUX
DE
M. BENNETT [1]

Arthur Charles Prohack descendit comme d’habitude à huit heures et demie précises, et trouva avec satisfaction, son déjeuner servi dans la salle à manger. Il le vit avec plaisir, car il ne détestait rien tant que de se presser. L’enfer, c’était pour lui un pays dont les indigènes avaient toujours un œil fixé sur la pendule et où la pendule marquait toujours un peu d’avance.

La salle à manger, chastement meublée de copies d’un pudique Chippendale, et où régnait cette température à peine tiède que l’Anglo-Saxon n’a pas honte de soutenir qu’il préfère, appartenait à une maison irréprochablement correcte, du style Victoria de 1880 ; et la maison faisait partie d’un square, également correct, situé derrière Hyde Park. Les chauffeurs de taxi, quand on leur donnait cette adresse, avaient besoin de réfléchir un cinquième de seconde avant d’en repérer exactement la position.

M. Prohack était bel homme : la tête et les traits grands, et il portait la barbe. La physionomie respirait une certaine bienveillance, faite d’une indulgence ironique pour les faiblesses humaines. (Le texte dit pour l’humanité de la nature humaine.) Il avait quarante-six ans et il y paraissait. Il était depuis vingt ans au ministère des Finances, où il était quelqu’un. Il était même décoré de l’Ordre du Bain. Et il était content que l’Ordre du Bain marchât devant ces ordres subalternes, tels que l’Étoile des Indes, le Saint-Michel et Saint-George, l’Indian Empire, le Royal Victorian et le British Empire ; mais il se moquait de sa femme, si elle s’en montrait contente. Il disait alors, à l’occasion, que dans l’ordre des préséances, les Compagnons du Bain venaient immédiatement après les Maîtres de la Lune.

Sa gloire était la tenue des finances pendant la guerre. D’autres ministères s’étaient gonflés démesurément. Les Finances avaient su faire cent fois plus d’ouvrage qu’en temps de paix, presque sans accroître leur personnel. De tous les ministères, c’était à la fois le moins cher, le plus laborieux et le plus puissant... Presque inconnu au reste du monde, le modeste M. Prohack était, aux Finances, un personnage légendaire : on l’avait surnommé « la Terreur des bureaux.» Plus d’une fois, des ministres ou de hauts fonctionnaires avaient protesté avec colère que M. Prohack, avec sa passion des règlements, était en train de perdre la guerre. Il répondait fortement : « Au point de vue des finances, perdre la guerre est un détail. » Il répondait encore : « Ce ne sont pas les brouillons qui gagneront la guerre. » Il ajoutait enfin : « Je ne connais que mon devoir. »

Finalement, la guerre ne fut pas perdue, et M. Prohack fit le calcul que, par son courage personnel, il avait épargné au pays cinq cent quarante-six millions de livres. Une fois, en l’absence de son chef, il eut à assister à un conseil de Cabinet. Sa femme, à cette nouvelle, fut dans tous ses états. Il lui dit : « C’est encore moi qui étais le moins ému. »

Cependant, le grand public n’avait jamais entendu parler de lui. On ne voyait pas son portrait dans les journaux illustrés. Le portrait de sa femme, en « munitionnette, femme d’un de nos hauts fonctionnaires, » n’était pas publié davantage. Aucun reporter n’avait esquissé sa « silhouette. » Aucun grand quotidien ne lui avait jamais demandé son opinion sur aucune espèce de sujet, par téléphone ou autrement. Sous le rapport de l’actualité, sa cote était zéro. Dans le Who’s W’ho, sa notice occupait quatre lignes.

Le menu de son déjeuner était ainsi composé : bacon, pain grillé, café, confitures, le Times et le Daily picture. Cette dernière feuille était pleine de mariages, de matches de foot-ball, de procès en cour d’assises, de jeunes femmes en dessous vaporeux, de réclames pharmaceutiques, de champions de boxe, d’étoiles de cinéma ; on y voyait encore le plus gros potiron de l’année, et des pronostics infaillibles sur le prochain résultat des courses et sur le dividende de sociétés par actions. En outre, quelques lignes de nouvelles sans images sur la guerre civile en Irlande, la famine en Europe centrale et l’écroulement des trônes.


M. Arnold Bennett est aujourd’hui un des « jeunes romanciers » les plus considérables de l’Angleterre, et l’un de ceux dont les livres font le plus parler d’eux dans le monde. Il a déjà écrit plus de quarante volumes, dont une vingtaine de romans, sans parler des nouvelles et des pièces de théâtre. Sa réputation commence à franchir le détroit ; on nous a donné en français au moins deux de ses livres. Critique, moraliste, essayiste, satirique, l’auteur de Clayhanger et des études des Cinq villes est une des figures marquantes de la nouvelle génération, celle qui suit la grande époque des Kipling, des Stevenson et des Conrad, et qui vient tout de suite après les Chesterton et les Galsworthy. Les deux pages du roman dont je viens de traduire le début, caractérisent sa manière vive, alerte, brillante, non exempte de recherche et de préciosité. Le livre a eu en Angleterre le plus grand succès de l’année. À peine paru, il s’en est enlevé huit éditions en huit jours.

Le fait est que le sujet de ce roman, Mr. Prohack, est un de ceux qui ne pouvaient manquer aujourd’hui leur effet. Le premier chapitre s’intitule : Les nouveaux pauvres. Dans tous les pays de l’univers où les anciennes classes moyennes, qui faisaient depuis un siècle la force de l’État, traversent des conditions gênées, où les petits rentiers, les fonctionnaires, les intellectuels, les professions libérales, pour salaire de l’immense effort et des sacrifices qu’ils ont consentis pendant la guerre, se trouvent réduits à déchoir et à former les rangs d’une nouvelle sorte de prolétariat, un pareil énoncé sera aussitôt compris. On entre dans le vif de l’actualité. On voit le digne M. Prohack, modèle des bureaucrates, type des vertus domestiques, et parangon modeste des serviteurs de l’État, prendre son petit déjeuner dans sa salle à manger médiocrement chauffée, en badinant avec sa femme, quadragénaire aimable et grasse, descendue, en peignoir de cachemire jaune, pour assister son mari dans le premier acte solennel de toute journée anglaise. Il faut se rappeler ce qu’est le breakfast britannique, pour comprendre la valeur quasi sacramentelle de cette fonction fondamentale de la vie.

— Ce café est de l’eau claire, dit M. Prohack.

— Laisse-moi le goûter.

— Bon ! Elle va boire mon café, à présent ! dit-il en lui tendant la tasse. Eh bien ! est-il clair, oui ou non ? Je me flatte de mener la vie supérieure ; je ne me fais pas un dieu de mon ventre. Mais, même sur la cime où j’habite, il est bon qu’il y ait une limite à la faiblesse du café.

Ève (il l’appelait ainsi, du nom de la première des femmes ; mais son vrai nom était Marianne) avala une gorgée. Son front se plissa, et elle jeta sur son mari un regard suppliant.

— C’est vrai qu’il est clair, dit-elle. Il a fallu rationner la bonne. Arthur, je vais te faire de la peine. Il n’y a plus moyen de vivre avec l’argent du mois.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?

— Je te l’ai dit. Si tu ne m’avais pas reproché le café, je me serais tue encore quinze jours. Tu as augmenté mon mois en juin, et tu m’as dit que c’était la dernière limite. Je t’ai cru. Mais ce n’est pas assez. Je t’ennuie ; cela me fait horreur, je suis honteuse. .

— Quelle idée ! Honteuse de quoi ?

— Je ne sais pas, c’est ainsi.

— Mon enfant, tu te complais dans ta propre vertu. Mais l’Economist disait la semaine dernière qu’il y avait depuis quelque temps une tendance à la baisse.

— Je ne sais pas ce que raconte l’Economist, mais je sais ce que coûte la livre de café et ce que sont les notes de fournisseurs.

Elle fondit brusquement en larmes. Il lui baisa doucement les yeux.

— Je sais bien que nous ne pouvons dépenser davantage, souffla-t-elle à travers ses larmes. J’ai honte de ne pas savoir m’arranger et de te faire du chagrin. Quand je pense à tous ces fainéants d’ouvriers, à tous ces profiteurs !… C’est une honte.

— Oui, dit M. Prohack. C’est pour cela que Charlie s’est battu, qu’il a eu deux blessures et la médaille militaire. Voilà le fait. Que veux-tu ? Cette fameuse classe moyenne, dont on parle dans les journaux, c’est nous autres, et nous sommes en train de passer sous la meule. Il y a quelque temps que les plateaux se rapprochaient. Les voilà maintenant qui se mettent à broyer. Cette drôle de sensation que tu viens d’éprouver et qui fait que tu m’arroses en dépit de mes protestations, c’est le premier tour de vis.

Elle s’arrêta de pleurer.

— Si tu continues, je crie !

— À ton aise, dit M. Prohack. Pourvu que ce ne soit pas trop fort. Mais de ton côté, souviens-toi que je suis un humoriste ; un humoriste heureux plaisante, et, quand il ne l’est plus, il continue de plaisanter.

— Penser, reprit-elle plus calme, penser que l’on t’appelle la terreur des bureaux, que tu es un des manitous des Finances, que tu es au service de l’État depuis trente-cinq ans et que tu as toujours fait ton devoir.

— Enfant, dit M. Prohack, ne me dis pas ce que je sais. Et ne fais pas l’étonnée devant des phénomènes naturels. Il y a des gens qu’étonnent toujours les choses les plus simples. Ils vivent sur la terre comme s’ils tombaient de la lune. Ce n’est pas un signe de bon sens. Tu es sur cette terre, disons depuis vingt-neuf ou trente ans, et si tu ne connais pas le pays, c’est ta faute. Je t’assure qu’il n’y a rien d’inouï dans notre fait. Nous sommes sans reproche ; nous sommes même admirables, et nous sommes punis. Rien de plus ordinaire. Tu as lu des milliers d’exemples de cas pareils ; on t’a parlé d’une foule d’autres, tu en as rencontré toi-même. Eh bien ! maintenant, c’est ton tour d’être un de ces exemples. Voilà tout.

Mrs Prohack dit avec impatience :

— Mais nous avons un rang à tenir !

— Justement. C’est en quoi les pauvres honnêtes valent mieux que nous. Car nous ne sommes pas d’honnêtes pauvres. Nous allons dans les mêmes classes et les mêmes universités, nous parlons la même langue, nous avons les mêmes goûts et les mêmes manières que des gens qui dépensent dans leur mois ou dans leur semaine, ce que nous dépensons par an. Et nous disons, et ils disent eux-mêmes, que nous nous ressemblons. Quelle erreur ! Nous ne sommes qu’une immense imposture. As-tu remarqué, madame, que nous n’avons pas d’automobile et que très certainement nous n’en aurons jamais ? Et cependant, rien qu’à Londres, il y en a des centaines de mille : mais pour nous, pas la plus petite. Ce détail ne l’a pas échappé...

— Je te répète que je trouve que le Gouvernement te traite indignement. Qu’est-ce que vous attendez, entre gros bonnets du ministère, pour vous former en syndicat ?

— Ève ! Après tout le mal que tu m’as dit des syndicats ! Tu me scandalises ! Nous serons traités indignement tant que nous ne serons pas un syndicat. Mais jamais nous ne formerons de syndicat. Nous sommes trop fiers. Nous laisserions nos enfants crever de faim, plutôt que de renoncer à notre dignité. Voilà le fait.

— D’abord, nous ne pouvons prendre une maison moins chère.

— Par la raison qu’il n’y en a pas.


L’entretien continue en abordant le chapitre des économies. Dans combien de ménages, depuis quelques années, n’a-t-on pas eu à se poser ce problème de la vie chère, et à passer en revue tous les articles de la table, de la toilette, des plaisirs, du service et de l’éducation, sur lesquels on pouvait rogner ? Quels soucis et parfois quels drames représente, dans le secret des maisons, cette scène de la politique domestique, la compression du budget, ou plutôt la nécessité de faire face, avec des ressources amoindries, à des dépenses quadruplées ! Les conséquences d’une telle crise, sa répercussion sur les mœurs et sur la vie sociale, les transformations qui se passent sous nos yeux, et qui font que le monde, dans l’espace de dix ans, est devenu méconnaissable, le dénivellement des classes, la tragédie de la bourgeoisie formaient un des plus beaux sujets de roman qui se fussent présentés à un observateur. Il est même surprenant qu’une matière si riche n’ait pas tenté plus tôt l’historien des mœurs. Que n’auraient pas fait d’un tel thème un Dickens, un Daudet ! On conçoit qu’un pareil début avait de quoi piquer l’intérêt du lecteur, et assurer dès la première scène le succès de Mr. Prohack.

Mais il a plu à M. Bennett d’en décider tout autrement, et de changer aussitôt la direction de son roman. Un auteur est le maître de la destinée de son héros. Il peut en corriger la fortune à son gré. Nous n’avons rien à dire, du moment qu’il nous divertit. Nous voyons donc M. Prohack se diriger, à l’heure du lunch, vers son club, le club majestueux, auquel aucun Anglais ne voudrait renoncer, sous peine de la vie, et dont il vient de refuser le sacrifice à sa femme. Un club en vue duquel son père l’a élevé ! Bref, au moment de se mettre à table, un chasseur en jupons (espèce née de la guerre) vient annoncer à notre héros qu’il y a un certain M. Bishop qui demande à lui parler. Bishop, allons donc ! Il est à Inverness ! Mais il s’agit d’un autre Bishop, un camarade de collège, un Bishop minable, râpé, une de ces anciennes connaissances qui reparaissent comme par hasard, après vingt ans de plongeon, à l’heure du déjeuner. Notre héros est d’abord tenté de s’en débarrasser ; puis, il le retient, par faiblesse, en se reprochant intérieurement une générosité qui entame ses finances, si tôt après les belles résolutions du matin.


Au moment des cigares, Bishop fit tout à coup : — Vous vous rappelez ce type de Silas Angmering ?

— Angmering ? Comment donc ! Il était de la maison. Il y a des siècles qu’il a filé en Amérique.

— Vous y êtes. Et vous lui avez prêté cent livres pour filer.

— Qui vous l’a dit ?

— Lui, fit Bishop avec un vague sourire.

— Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— C’est toute une histoire. Il a gagné gros comme lui pendant la guerre. Il était à Cincinnati. C’était plein de bonnes occasions...

— Pourquoi vous a-t-il dit que je lui avais prêté de l’argent, demanda assez sèchement M. Prohack.

— J’étais un peu son associé.

— Et vous dites qu’il a gagné gros. Qu’est-ce que vous appelez gros ?

— Mon Dieu, dit M. Bishop en regardant la nappe à travers ses lunettes, je veux dire gros.

Il parlait à mi-voix, il avait toujours l’air de vous dire un secret. Il continua : Il n’a plus rien.

— Dommage qu’il ne m’ait pas rendu mes cent livres pendant qu’il les avait ! Et comment a-t-il tout perdu ?

— Comme beaucoup d’autres. Il est mort...

— Marié ? demanda M. Prohack avec détachement.

— Angmering ? Non. Jamais. Vous savez aussi bien que moi quelle carte c’était. Pas de famille non plus.

— Alors, qui est-ce qui hérite ?

— Eh bien ! dit M. Bishop avec une douceur et une aisance étudiées, comme pour se délivrer d’un grand poids. Moi, d’abord, pour une part. Et puis, il y avait une petite femme, une espèce d’actrice, vous savez, — n’en parlons pas trop, cela vaut mieux, — elle hérite aussi. Enfin, il y a vous. Nous partageons par tiers.

— Le diable m’emporte !

— Parole d’honneur !


C’est ainsi que M. Prohack, qui s’était levé le matin tirant le diable par la queue, apprend à déjeuner qu’il lui tombe du ciel une fortune de cent mille livres, valant, au cours actuel du change, quelque six ou sept millions. Il se trouve avoir subitement cinq cent mille francs de rentes. Et pour la première fois de sa vie, ce modèle des fonctionnaires arrive à son bureau à cinq heures du soir, en prétextant une rage de dents, et en se murmurant intérieurement : « Pourvu qu’il n’y ait pas la révolution ! » Il n’a fallu que deux heures et une visite chez son notaire : il a déjà l’âme d’un boïard.

Dès ce moment, le livre bifurque : et, parti pour être le roman des nouveaux pauvres, la fantaisie de l’auteur en fait le roman du nouveau riche. La suite de l’histoire est le récit des aventures qui attendent M. Prohack dans sa nouvelle fortune. M. Prohack, qui avait tant de peine à gagner une modeste aisance en travaillant, apprend d’abord que rien n’est plus aisé que de gagner sans rien faire des sommes fantastiques, à la condition d’avoir de l’argent ; il prête cinq millions à un ami qui les met dans une affaire de pétroles, et qui les lui rend, le coup fait, au bout de quinze jours, augmentés de sept ou huit autres. Le voilà à la tête de plus d’un million de revenu, sans s’être donné la peine de remuer le petit doigt. Mais M. Prohack n’est pas au bout de ses surprises. Il lui reste à s’accoutumer aux conséquences de la fortune. Il va de soi qu’un ploutocrate ne peut plus continuer d’aller au ministère pour servir comme un pauvre diable. M. Prohack obtient un congé de six mois. Alors, il éprouve ce qui arrive à beaucoup de gens qui détellent ; le jour où il commence à s’occuper de sa santé, il tombe malade tout de bon ; l’automatique, à peine arrêté, se détraque. M. Prohack ne sait pas être riche : il lui manque l’habitude. C’est ce que lui explique une espèce de docteur portugais, un charlatan pour gens du monde, confit en sourires et en boniments, que Mrs Prohack a fait venir pour soigner son mari, au lieu de leur ours de médecin anglais, celui qu’on appelait quand on n’avait pas le temps d’être malade. Le docteur exotique fait comprendre à son client qu’il s’y prend tout de travers et qu’il ne sait pas le premier mot de son nouvel état ; il croit que d’être riche consiste à se reposer. Grave erreur ! Rien de plus occupé qu’un oisif. Ce n’est pas une petite affaire, que de ne rien faire ; c’est un travail très sérieux. Il faut se donner beaucoup de peine et des fatigues infinies pour mériter le nom d’un véritable désœuvré ; on ne gagne pas le titre glorieux de parfait inutile, sans un exercice incessant et sans un labeur excessif. Il y a tout un programme et un régime ardu pour le fainéant professionnel : la toilette seule ouvre un champ d’opérations extrêmement absorbantes ; et il y a la promenade, les visites, la danse, car il faudra que M. Prohack apprenne à danser comme tout le monde ; il y a le hammam, les dîners, le théâtre, les villes d’eaux, les exigences minutieuses de la vie de plaisir. C’est une grande illusion de croire qu’on arrive sans peine à perdre méthodiquement son temps et son argent. Il faut une imagination continuellement en éveil pour inventer dix fois par jour de nouveaux buts, une discipline inflexible pour les réaliser, une santé de fer pour souffrir une si rude succession de plaisirs. Il y faut un apprentissage et une sérieuse éducation : ainsi le docteur Veiga développe à son client ses rigoureuses ordonnances, et lui fait une théorie du désœuvrement scientifique, que l’on pourrait appeler le « Manuel du nouveau riche. »

M. Prohack suit docilement ces prescriptions salutaires. Il s’initie à un monde inconnu et découvre à chaque pas de nouveaux horizons. Il déjeune au Grand Hôtel de Babylone où il tend au garçon un billet de dix livres, qui suffit à peine pour le pourboire d’un lunch de six couverts, et il admire que dans cette ville, où il n’avait vu jusqu’à présent que des hommes affairés, il y ait tant de gens occupés à ne rien faire et à consommer en un repas ce qu’il gagnait naguère en un mois de travail. Il monte dans l’auto magnifique qui stationne à la porte, et il s’étonne de trouver déjà tout naturel d’avoir sur le siège de sa voiture un homme plein de santé, rétribué comme un fonctionnaire, pour attendre que Monsieur ait fini de déjeuner. Il parcourt toutes les boutiques de Bond Street, et il apprend successivement chez le tailleur, chez le chemisier et chez le chapelier que l’habit, la cravate et le chapeau, c’est l’homme, et que ces divers articles sont le seul objet digne des soins d’un gentleman.

Toute cette raillerie est fort plaisante. Elle doit paraître plus piquante encore à nos voisins, à cause d’allusions claires pour eux, et dont une partie nous échappe : ainsi, la collision avec l’auto conduite par une charmante jeune fille, secrétaire d’un ministre qui, pour échapper à l’impôt, déclare ses voitures sous le nom de ses demoiselles de bureau. Parmi les jeunes ministres du cabinet Lloyd George, quel est le héros de cette anecdote ? C’est ce que chacun sait à Londres ; on devine ce que de tels traits ajoutent au succès d’un roman.

Et je ne vais pas méconnaître l’agrément de maint autre épisode, tel que l’histoire du collier de perles, ou celle de l’installation dans l’hôtel de la divette à la mode, ou celle de l’horloge de l’église voisine, horloge ennemie du repos de M. Prohack. Car M. Prohack, depuis sa surprenante fortune, n’a plus qu’un sommeil de millionnaire, c’est-à-dire un mauvais sommeil. D’une oreille merveilleusement habile et délicate, il distingue mille bruits qu’il ne percevait pas et qui l’empêchent de dormir. Parmi ces bruits, celui de l’horloge qui compte les heures nocturnes aux rues du voisinage, lui semble diabolique par son inexorable régularité. Il attend chaque coup avec colère, et vite se dépêche d’essayer de perdre conscience, avant que le coup suivant vienne le réveiller ; et cela dure jusqu’au jour, à l’heure où les bruits confus de la vie viennent noyer le bruit solitaire de l’infernale machine. Mais une nuit, M. Prohack ne peut pas fermer l’œil, car, par une malice inouïe, cette coquine d’horloge s’obstine à ne pas sonner, et sa victime hors d’elle-même pense en faire une maladie. Le malheureux millionnaire apprend enfin que c’est sa fille qui, au risque de vingt contraventions, s’est glissée dans le clocher pour arrêter la sonnerie.

L’histoire est un peu longue, encore qu’amusante. Mais là-dessus on se demande : « Où diable ai-je lu cela ? » Eh ! parbleu, c’est la fable le Savetier et le Financier :


Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus...


Et cela suffit pour juger le nouveau roman de M. Bennett. Ce livre est une charmante satire des inconvénients de la fortune, dont toute la morale tient dans le vieux proverbe : « L’argent ne fait pas le bonheur. »

Sans doute, les petites misères de la fortune, les « embarras d’argent, » comme un homme d’esprit l’a dit d’un de nos contemporains accablé d’un subit héritage, sont un spectacle consolant et propre à nous faire prendre nos maux en patience. C’est la revanche des pauvres gens de pouvoir s’égayer aux dépens des heureux. Cela vaut mieux que de se plaindre. Mais quel rapport ce conte de fées a-t-il avec le monde présent ? Où est ici l’histoire des mœurs ? Où est le roman du nouveau riche ? Il se trouve que M. Prohack, excellent fonctionnaire des Finances, hérite brusquement d’un oncle d’Amérique : c’est une aventure moins commune qu’on ne se l’imagine, mais qui n’est pas moins vraisemblable que celle d’un concierge qui tirerait le gros lot. Mais en quoi ce hasard, toujours rare, mais toujours possible, est-il particulier au temps où nous vivons ? Qu’a-t-il de caractéristique des mœurs contemporaines ? On trouve de telles aventures dans les Mille et une Nuits.

Bien entendu, le « nouveau riche » n’est pas un phénomène particulier à notre siècle. Le mot se trouve déjà au temps de la Régence. Turcaret est un « nouveau riche. » Il y a eu des nouveaux riches, toutes les fois qu’il y a eu avènement en masse d’une classe sociale, par déchéance ou ruine de la classe supérieure et par bouleversement de la propriété ; et c’est ce qui distingue le nouveau riche du parvenu. Ces phénomènes sont ordinaires en temps de troubles prolongés : acquéreurs de biens nationaux, munitionnaires de la République, fournisseurs des armées de l’Empire, spéculateurs, agioteurs, requins de toute espèce, ce n’est pas d’aujourd’hui qu’est née la race des profiteurs. Elle peut revêtir les costumes les plus divers, et s’adapter, selon l’occasion, à toutes les formes du commerce : qu’on songe aux nouveaux riches de Balzac, à toutes les variétés de cette faune féroce, les Crevel, les Sauviat, les Grandet, les Graslin, et jusqu’à ce pauvre imbécile de César Birotteau. Tous ne sont pas nécessairement des canailles ou des monstres : mais tous ont ce trait commun d’être partis de rien ; s’ils doivent beaucoup aux circonstances, ils n’en sont pas moins de ceux qui se sont faits tout seuls. Ils peuvent être des sots ou des hommes de génie ; mais on les reconnaît tous à leur vulgarité. Ces traits n’ont pas changé : on les retrouverait de nos jours chez les chaudronniers ou chez les parfumeurs, chez les marchands de bois ou de boites de conserves, chez tous ceux qui ont eu le flair d’acheter ou de vendre pendant que les autres se battaient, et de faire leurs affaires quand les niais se faisaient tuer.

Qui ne voit que M. Prohack est tout le contraire d’un self-made man ? Ce monsieur, dressé par son père, élevé dès l’enfance dans les pures traditions de la discipline britannique, ce membre-né d’un club extrêmement distingué, ce bureaucrate considéré, peut être comblé impunément de millions par la Providence, ou par le caprice de M. Bennett : il ne peut pas être un nouveau riche. Ajoutez par surcroît que M. Bennett s’est plu à l’orner d’une philosophie indulgente et à lui faire tenir en toute occasion une abondance de discours fleuris, où il est difficile de ne pas soupçonner un reflet chatoyant de M. Anatole France ; après cela, M. Bennett a beau nous laisser entrevoir que les millions de son héros proviennent de tripotages ou de bénéfices de guerre, opérés à Cincinnati ; il ne réussit pas à créer un moment l’illusion que son M. Prohack soit quelque chose de réel. C’est un personnage de fantaisie, une espèce de fantoche aimable, disert, un peu prolixe. Ce n’est même pas l’ombre d’un nouveau riche.

Les personnages secondaires sont un peu plus vivants. J’aime assez cette Sissie qui, revêtue d’une salopette, a conduit bravement un camion pendant la guerre, et qui, au début du roman, ne pouvant supporter de vivre dans la « purée, » tire parti de ses talents pour ouvrir un dancing. J’aime aussi son frère Charlie, blessé, médaillé militaire, qui, las de voir que la situation de héros ne lui rapporte rien, dégoûté du rôle de « poire, » se décide à faire comme les autres et à mettre au pillage son ingrate patrie. Il se jette dans les affaires et, n’étant bon à rien, se fait « intermédiaire » : c’est-à-dire qu’il achète n’importe quoi à n’importe quel prix, en trouvant le moyen de le revendre plus cher. Il mène un train d’enfer et joue un jeu de casse-cou : et c’est ici que le roman pourrait devenir intéressant. On voit reparaître à cet endroit notre vieille connaissance M. Bishop. Il tourne autour de Charlie, et l’on devine qu’il lui tend sournoisement un piège, pour lui casser les reins et faire tomber dans ses filets les millions de M. Prohack, en même temps qu’il épouse la petite amie de son défunt associé : joli coup qui doit réunir dans ses mains l’héritage total de Silas Angmering. Il va sans dire que la manœuvre échoue et que le traître en est pour ses frais. Après un moment d’inquiétude, où Charlie frise la cour d’assises, le ciel se rassérène, et la fortune des Prohack vogue à pleines voiles vers le milliard.

Par malheur, tout ce drame d’argent, qui serait le vrai sujet du livre, reste à peine ébauché. De ces conflits d’intérêts, de ces passions, de ces affaires, qui sont le ressort de l’action, on ne nous dit pas un mot ; rien ne nous est expliqué. On passe à côté du sujet. Et l’on songe, encore une fois, à ces terribles batailles de Bourse, à ces redoutables duels de du Tillet et de Nucingen, à ces chocs gigantesques des bandits de Balzac, à ces colonnes de chiffres, à ces masses de papier timbré, à cette fantasmagorie d’argent, à laquelle l’auteur de la Comédie humaine communique une telle intensité tragique.

M. Bennett répondra qu’il savait ce qu’il faisait en évitant le caractère sombre, et que la vie est bien assez triste sans que les romanciers se chargent de l’attrister. Il faut même ajouter, que le succès lui donne raison. Il est curieux que ce soit en France qu’on se plaigne de trouver son livre trop léger. Je conviens avec lui qu’on peut rire de tout ; je lui accorde même qu’il vaut mieux rire que pleurer. Il reste que son roman, à mon sens, a le défaut de ressembler à ce personnage d’un de ses livres, qui « s’imaginait que ses actions n’auraient jamais de conséquences graves, et qu’il ne pourrait jamais lui arriver rien de sérieux. » Il y règne un ton de persiflage qui détruit l’illusion. L’auteur pèche par abus d’esprit : avec tout cet esprit, il oublie qu’il s’agissait de peindre une révolution.

Je me garderais d’insister, si ce trait ne gâtait tous les autres romans que j’ai lus de M. Bennett. Il me semble que M. Bennett qui, si je suis bien informé, a épousé une Française, est, parmi les nouveaux conteurs de son pays, un de ceux qui ont le plus fait pour renouveler le roman anglais, et pour y introduire quelques-unes des libertés familières aux auteurs de chez nous. Personne plus que lui n’a pris à tâche de rompre avec la pruderie et le collet monté du roman « victorien. » C’était autrefois une convention, que les romans anglais pouvaient traîner sur les tables, sans danger pour l’âme innocente, et que la plus pure jeune fille ne risquait d’y apprendre aucun secret nuisible à sa candeur ; jamais mari ne trompait sa femme, jamais femme ne pouvait être soupçonnée d’inconduite, et la vie la plus équivoque, comme celle de l’affreuse Rébecca de Vanity Fair, était contée de façon à ne pas faire rougir le front d’une pensionnaire. Tout cela est bien changé. Mais entre tous M. Bennett se distingue par la hardiesse. Il secoue toutes les vieilles contraintes, il enchérit encore sur les audaces françaises. Dans Amour profane, une jeune fille de bonne famille s’échappe de la maison, va entendre un concert, se jette dans les bras du virtuose, qu’elle voit pour la première fois, et devient sur le champ sa maîtresse. Dans le Prix de l’Amour, on voit deux jeunes gens bien élevés, invités à dîner chez leur tante, voler chacun de son côté, sans s’être donné le mot, la moitié d’une somme d’argent qu’elle vient de recevoir. On ne dira pas que ce soient des livres pour demoiselles ! Et il y a, çà et là, une certaine insistance sur des détails physiques, des visions complaisantes de femmes déshabillées, un étalage de lingeries et de chambre à coucher, tout un côté sensuel qu’on n’était guère accoutumé à rencontrer dans le roman anglais.

Comment se fait-il, avec tout cela, que ces romans donnent toujours l’impression de l’artifice ? Pourquoi nous est-il si difficile de nous y intéresser ? Je voudrais, pour le montrer, résumer le plus récent des livres de M. Bennett : l’histoire d’une petite dactylo qui veut faire la fête, se fait enlever par le patron, passe sa lune de miel à Monte-Carlo, y retrouve un lord qui l’avait remarquée dans son bureau, perd son amant qui meurt d’un refroidissement (il l’épouse à son lit de mort) après une romantique promenade nocturne, et revient enfin à Londres, en veuve digne et inconsolable, pour mettre au monde son enfant. Je ne dis pas que cette histoire soit impossible ; je ne dis même pas qu’elle soit plus niaise qu’une autre. Le malheur, c’est que tout y est faux : faux cynisme, faux caractères, fausse poésie, fausse sentimentalité. Tout est en simili. C’est un scénario de cinéma.

Faut-il croire que les genres littéraires s’épuisent ? L’immense production romanesque de l’Angleterre contemporaine ne peut faire illusion sur sa stérilité. Après deux cents ans de génie, depuis le temps de Daniel de Foë et de Richardson, de Fielding et de Walter Scott, de Dickens et de Thackeray, il est naturel que le roman anglais se fatigue. Si l’on compare les livres de M. Arnold Bennett à ceux de ces grands « victoriens, » qu’il méprise, on verra que la pire convention ne consiste pas à s’interdire certains sujets ou à observer un certain nombre de bienséances morales. C’est en vain que le roman anglais se flatte d’avoir conquis les licences françaises : il se meurt de n’être plus qu’une formule vide, et de l’impuissance à saisir la réalité.


LOUIS GILLET.

  1. Arnold Bennett : Mr. Prohack, 1 vol. in-8o, Londres, Methuen, 1922 ; Lilian, in-8o, Londres, Cassel and C°, 1922.