Littératures étrangères - L’auteur de Cavalleria Rusticana

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Louis Gillet
Littératures étrangères - L’auteur de Cavalleria Rusticana
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 916-929).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

L’AUTEUR
DE
CAVALLERIA RUSTICANA[1]

Rien n’est plus célèbre que l’opéra de Cavalleria rusticana. Depuis plus de vingt-cinq ans, dans toutes les capitales du monde, cette musique brutale a popularisé le nom de Mascagni, et l’avenlure tragique de Turiddu Macca et de la Santuzza s’est jointe au répertoire des amants immortels, à côté de l’histoire de Manon Lescaut et de Carmen. Mais le roman de l’abbé Prévost continue de vivre en dehors de la musique de Massenet, et l’éclatant talent de Bizet n’a pas fait oublier la gloire de Mérimée. Au contraire, combien d’auditeurs de Cavalleria connaissent, au moins à l’étranger, le nom de Giovanni Verga ? Je ne sais même pas s’il figure sur l’affiche, auprès de celui de Mascagni. Dans ses charmants souvenirs, qui viennent de paraître, l’illustre cantatrice Gemma Bellincioni, qui créa le rôle de Santuzza, ne mentionne pas le dramaturge : peut-être le prenait-elle pour quelque librettiste. Bien peu de gens se doutent que ce drame saisissant, avant d’être chanté, avait été joué sans musique, quelques années auparavant, par la jeune Duse, et que, sous cette forme, il n’était que le remaniement d’une nouvelle d’une quinzaine de pages, qui a des chances d’être un des joyaux parfaits de la prose italienne. Et, pendant que l’œuvre vulgaire du maître de Livourne continue de charmer les foules, à peine si quelques lettrés se sont aperçu que l’auteur du chef-d’œuvre véritable venait de mourir, — Giovanni Verga s’est éteint le 27 janvier, à Catane, âgé de près de quatre-vingt-deux ans, — sans qu’un écho de journal en France ait salué la tombe du poète de Cavalleria rusticana.

Cette bizarre fortune mériterait déjà d’attirer l’attention. Il arrive que des écrivains ne se survivent que par quelques pages. Bienheureux, ils ne périront pas tout entiers ! Mais il s’agit en réalité d’un homme que l’Italie nouvelle regarde comme un maitre, et n’hésite guère à placer au-dessus de célébrités plus fameuses. Si, vers 1910, une enquête avait demandée à la jeunesse artiste, celle des Borgese, des Papini, des Tozzi, des Pirandello : « Quel est le premier écrivain Italien vivant ? » il y a fort à parier que ces jeunes gens n’auraient pas répondu par le nom de M. d’Annunzio, mais bien par celui de ce vieillard, quasi septuagénaire, et qui depuis longtemps déjà n’écrivait plus. Pour toute cette école, que représentait le groupe de la « vraie Italie, » cet ancêtre, aux trois quarts inconnu du public, faisait figure de classique. Et c’était un problème, souvent agité par cette jeunesse, que la situation étrange de cet auteur, tenu par quelques-uns pour le premier artiste de son temps, et dont la renommée ne parvenait pas à franchir un petit cercle de lecteurs. En France, le cher Edouard Rod, toujours si attentif aux choses d’Italie, était à peu près seul à l’avoir mis tout de suite à son rang : c’est lui, je pense, qui avait adressé à Verga son ami Paul Bourget, à l’époque où celui-ci composait la Terre Promise. Mais Verga était de ceux qui savent attendre et qui peuvent compter sur le temps ; il savait qu’il y a des œuvres qui gagnent en vieillissant, et en effet sa figure n’a fait que grandir après sa mort.

Il y avait plusieurs raisons de cet effarement, et la première est qu’il était en partie volontaire. Verga ne pouvait souffrir aucune espèce de publicité. Ecrire on parler de lui-même lui était insupportable. Il gardait les manières de l’homme bien élevé, et fuyait jusqu’aux apparences de la réclame et du charlatanisme. Il se tenait à l’écart des affaires publiques et, quoique sénateur et membre de la Commission des antiquités de Sicile, il n’a jamais voulu se mêler aux disputes des partis. Après avoir lu toute son œuvre, on est embarrassé de dire quelle pouvait être sa nuance politique. Il ne s’est associé à aucun des courants les plus vigoureux qui ont traversé, depuis l’époque du Risorgimento, la pensée italienne ; il lui manque la corde citoyenne qui fait la gloire de Carducci et, même avant la guerre, avait tant contribué à la fortune de d’Annunzio. Il s’est enfermé strictement dans son œuvre d’artiste, sans même prendre part aux discussions d’écoles qui ont agité la jeunesse depuis une trentaine d’années. Peu d’écrivains ont pratiqué aussi rigoureusement la discipline hautaine de l’art impersonnel.

De pareilles ambitions peuvent produire des chefs-d’œuvre, mais ce n’est pas ainsi qu’on touche le cœur des foules. Les foules aiment l’auteur qui prouve quelque chose, ou qui du moins se passionne pour une cause ou pour une idée ; elles aiment qu’on s’émeuve, qu’on mette du sien dans ce qu’on écrit. Ce n’est pas le moyen de se les attacher, que de rester étranger à ce qui les intéresse. Sur presque tous les sujets, Verga, on le devine, pensait autrement que son public, et ne partageait pas les illusions dont ce public ne saurait se passer. Il croyait peu à la science et ne croyait pas au progrès. Son œuvre capitale, restée inachevée, la grande épopée des Vaincus, est, le titre l’annonce, une œuvre désabusée. Verga est un écrivain triste. Les écrivains de cette espèce peuvent être de très grands artistes, ils ne sont jamais populaires. Par certains côtés de son esprit, ce maître supérieur fait penser à Flaubert. Comme lui, il est toujours demeuré un solitaire. M. Pirandello dit : « une ile. »

C’était un grand homme sec, au visage en lame de couteau, aux cheveux ras, longtemps grisonnants, la moustache taillée en brosse, l’air d’un colonel de cavalerie en retraite. Sa courtoisie était exquise. L’été venu, il voyageait ; on le voyait à Milan, où on le, rencontrait chez Cova, dans un petit cercle d’amis, Giacosa, Boito, de Robcrlo, l’éditeur Trêves, ceux que, vers d 900, on appelait la « vieille garde. » Il passait l’hiver à Catane, près de son inséparable Luigi Capuana, l’auteur du roman de Giacinta, avec qui il formait le plus plaisant contraste : ce dernier court, rond, rouge, infatigable polémiste, critique laborieux, champion de toutes les idées modernes ; Verga nonchalant, grand seigneur, le moins systématique des hommes, se méfiant des mots, volontiers ironique et, à l’heure où son ami se remettait rageusement au travail, devant son pupitre à écrire debout, se retirant pour s’habiller et dîner dans le monde. Il y avait un siècle qu’il ne publiait plus. On attendait depuis trente ans sa Duchesse de Leyra, le deuxième épisode de sa tétralogie des Vaincus, le roman qu’il remaniait et refaisait sans cesse, jamais satisfait de son ouvrage, et ne se décidant pas à y mettre le mot : Fin. Ses scrupules et ses exigences allaient croissant avec l’âge et l’expérience. Les dernières nouvelles qu’il donnait encore au public étaient loin de suffire à ramener l’attention, distraite par des œuvres plus bruyantes. Il paraissait avoir démissionné de la gloire. Depuis 1906, il n’avait plus écrit. Il vivait en marge du siècle, content de faire valoir ses terres, peu pressé d’argent et de renommée, en gentilhomme, indépendant, dédaigneux de forcer les suffrages, et suivant de loin, avec une indulgence amusée, la succession rapide des écoles et des goûts. Et il vécut assez pour voir, dans les dernières années, les plus sages des jeunes gens, enfin las d’inventer et de brûler des idoles, revenir doucement à lui et se glorifier de ses leçons.

Verga n’a pas de biographie : son histoire est celle de son œuvre. Il était Sicilien de vieille souche bourgeoise, étant né à Vizzini en 1840, et ne s’était jamais marié, n’ayant pas voulu dans sa vie d’autres obligations que celles de son art. Cette liberté lui semblait indispensable à l’écrivain. Ce qui n’empêchait pas ce sens de la famille, ces affections du sang pour les frères et les sœurs, qui sont un caractère de la vie italienne, et qui forment un des thèmes de l’œuvre de Verga. Il avait commencé, de vingt à trente-cinq ans, par écrire sept ou huit volumes de romans historiques ou d’études passionnelles, qui fondèrent sa réputation. Si l’on en croit le chiffre des tirages, ce sont ces livres de jeunesse qui, aujourd’hui encore, ont les préférences des lecteurs. Le plus connu, l’Histoire d’une Fauvette, est le journal d’une jeune fille sacrifiée par une belle-mère, qui la contraint d’entrer malgré elle au couvent, où elle meurt folle. Cette anecdote sentimentale a eu chez nos voisins le même genre de succès que chez nous l’Histoire de Sibylle. Tous ces livres, Eva, Eros, le Mari d’Hélène, appartiennent à cet art mondain et d’un sensualisme élégant, répandu en Europe à la fin de second Empire.

Comment se fit sa conversion ? Comment l’auteur de ces romans à la Feuillet, devint-il celui des Contes paysans et du Pain noir ? Il l’a conté ainsi lui-même à M. Benedetto Croce :


C’est bien simple. J’avais publié quelques romans de débutant. Le succès marchait bien ; j’en préparais de nouveaux. Un beau jour, je ne sais comment, il me tombe sous la main une espèce de journal de bord, un manuscrit où un capitaine au long cours, sans orthographe et sans grammaire, racontait brièvement certaines péripéties survenues à son voilier. Un style de marin : pas une phrase inutile ; sec et bref. Cela me frappa, je relus : c’était cela que je cherchais, sans m’en rendre compte distinctement. Quelquefois, vous savez, il suffit d’un mot, d’un hasard. Ce fut pour moi le trait de lumière.


Il n’y a aucune raison de mettre en doute cette confidence. L’occasion est une grande maîtresse, au moins pour les esprits déjà préparés par un travail intérieur. Je voudrais seulement savoir si cette révélation ne fut pas accompagnée par une autre influence. Le mouvement naturaliste, dont Giovanni Verga allait devenir un des maîtres, est un de ceux qui se produisirent à peu près simultanément dans toute l’Europe. Verga est né la même année que Zola, que Daudet. L’Assommoir est de 1877, les Malavoglia sont de 1881. On a souvent comparé les Malavoglia et l’Assommoir ; on y trouverait aussi bien certains traits qui rappellent le chef-d’œuvre de Flaubert. Le pharmacien don Franco fait penser au pharmacien Homais. Mastro-don Gesualdo, c’est un peu le sujet du Nabab. Plus d’un conte de Vagabondage pourrait être de Maupassant.

Je le dis sans intention de diminuer Verga. Les littératures vivent d’emprunts ; Verga est tout aussi original que pas un de ses modèles. Ce qu’il leur doit surtout, c’est précisément la méthode qui lui a permis de découvrir son originalité. Il a découvert la Sicile. Jusqu’alors, dans tous ses romans, le lieu de la scène n’était guère qu’une indication de décor ; les faits se passaient moins dans un endroit que dans un certain monde. Nul pays cependant n’offre, autant que l’Italie, une échelle variée de nuances dans les différentes latitudes de sa longue péninsule ; nulle part le Nord et le Midi ne s’opposent par un plus vif contraste. L’unité italienne est récente, et Verga l’avait vue se faire. Le roman de Balzac est sorti du grand drame historique de la Révolution. L’ambition de Verga fut. de peindre la vaste transformation sociale qui résulta, pour la Sicile, de la création du royaume d’Italie.

La Sicile, coupée par la mer du reste du continent, tour à tour arabe, normande, angevine, espagnole, et se souvenant encore de Murat et des Bourbons, avait conservé sous tant de maîtres une originalité profonde ; on y menait encore, il y a soixante ans, dans les villages de la côte, une vie demi-pastorale et demi-agricole, qui devait être à peu près la même qu’au temps de Virgile et de Théocrite. Les pêcheurs, dans des barques semblables, y péchaient les mêmes thons et les mêmes anchois, qu’on voit sur les monnaies d’Agrigente et de Syracuse. La magnifique histoire de Rosso Malpelo, le pauvre diable de « rouquin, » souffre-douleur de ses camarades, qu’on envoie à la découverte d’un boyau dans une carrière de sable, « et que personne n’a plus revu, » aurait pu se passer dans les mines de Denys le Tyran. Rien d’éternel comme la campagne. Il se conservait ainsi, dans ce coin isolé du monde, une race immuable, autochtone, très particulière, d’idées et de mœurs un peu barbares, mais qui du moins ne manquait ni de caractère, ni de grandeur.

Peindre cette société de marins et de ruraux, représenter le petit monde d’idées et de rapports qui suffisent à leur existence ; montrer les formes élémentaires, farouches et grandioses, que prennent les passions dans ces âmes simples, endurcies par le travail de la terre et de la mer ; faire comprendre leur tour d’esprit, leur manière de raisonner et leur philosophie spéciale, l’espèce de culture d’un homme qui a entendu « les histoires des paladins de France sur le port de Catane, » qui a ouï parler d’Alexandrie d’Egypte et, qui, sans passer par l’école, se contente d’un fonds de sagesse constitué par les vies de saints, par des chansons et des proverbes aussi vieux que le monde ; noter les modifications causées par les notions modernes dans ces villages où l’on croit que « les bateaux à vapeur effarouchent le poisson, » et que les fils du télégraphe « sont un truc du gouvernement pour distribuer la pluie et arroser chez ses amis ; » peindre les premiers troubles apportés par le chemin de fer, « qui ressemble à une rue mouvante défilant bruyamment avec toutes ses boutiques, » par l’Etat, par l’armée, par l’impôt, et autres inventions de « ces Italiens ; » puis, au-dessus du peuple, décrire les « gentilshommes, » les bourgeois et demi-bourgeois, les enrichis et les parvenus, les débris de la noblesse mourante au fond de ses palais délabrés, çà et là quelques aperçus du théâtre et des coulisses avec leurs types de déclassés et de comédiens, enfin le clergé, les intrigues des affaires et de la politique, telle est la matière qui remplit les huit ou dix volumes qui font la gloire de Verga, dans sa période réaliste, lorsqu’il eut renoncé aux sujets romanesques, pour découvrir les ressources que lui offraient les scènes de la vie de province. Verga est ainsi, en Italie, l’un des initiateurs de la littérature régionale : il a devancé Fogazzaro, le peintre de Vicence, comme les romans napolitains de Mme Serao, ou Mme Deledda avec ses romans sardes. De tous ces beaux talents, qui honorent l’Italie, il demeure le premier, et aussi le plus grand.

J’ai dit ce qu’il devait lui-même à nos « naturalistes. » Mais son art diffère du leur par plus d’un trait, et l’auteur sicilien s’est montré en cela un élève fort indépendant. C’est sans doute ce que la critique italienne a voulu exprimer en distinguant du naturalisme de Zola, ce qu’elle appelle le vérisme. En réalité, cette nuance n’est qu’une subtilité, et Verga n’y attachait pour sa part aucune importance. « Ce ne sont que des mots ! » disait-il. « Le vérisme ! disait-il encore : je préfère la vérité. » Le fait est qu’entre ces divers « ismes contemporains, » pour reprendre le mot de Capuana, il n’avait cure de choisir. Il était beaucoup plus artiste que théoricien, et se fiait moins là-dessus aux doctrines qu’à son goût.

Par exemple, il n’a jamais eu l’idée d’écrire au nom de la science, ni que ce pût être pour un roman un titre de noblesse, que de se dire « expérimental. » Il lui répugnait d’employer dans une œuvre d’art le vocabulaire de la psychologie ou de la pathologie. Il écarte jusqu’au mot de « document humain, » comme prétentieux et pédantesque. , II croyait que la littérature n’avait rien à gagner à prendre les oripeaux du langage scientifique, et à vouloir se donner pour ce qu’elle n’est pas. Zola, qui avait vu Verga, dans ce voyage mémorable où il passa Quinze jours à Rome pour se « documenter, » en était tout scandalisé, et ne reconnaissait pas le « disciple » qu’on lui avait promis : il lui reprochait de n’avoir pas « des théories bien arrêtées... »

Non, Verga n’avait pas la foi robuste de Zola dans les lois de la science et le progrès des lumières ; mais il n’a pas non plus, ce qu’on regrette souvent chez nos « naturalistes, » le parti pris de la canaille et de la boue, comme si réalisme était synonyme de laideur. Il n’a pas cette vision déformante de Zola, qui prête à la vie l’apparence d’un cauchemar tragique ou obscène. Les rustres de Maupassant font un peu l’impression de singes malfaisants, dont la vie tourne toute autour de deux pivots, l’avarice et la gaudriole. Verga est plus humain. Dans son œuvre, très circonscrite, la gamme est beaucoup plus variée. Il est trop « vrai » pour ne pas voir les turpitudes et les vices, en particulier le désir du gain, l’amour de l’argent et de la terre, plus encore que la sensualité ; mais il est trop juste aussi pour ne pas voir les vertus qui voisinent avec les vices et qui parfois s’y mêlent. Il a plus d’un ton, dirait-on de lui, comme M. Ingres disait qu’il avait plusieurs pinceaux. Nedda a le pathétique brutal de l’Histoire d’une fille de ferme, tandis que Nann Volpe (Jean Renard) est dans la meilleure veine des contes goguenards, du genre de Toine ou de la Ficelle. Le clavier moral s’étend depuis le type sauvage de Jeli le berger, qu’on prendrait pour « l’enfant de ses cavales, » et qui fait, pour comprendre, « la grimace des bêtes qui se rapprochent le plus de l’homme, » jusqu’à cette Pina, dite la Louve, avec « ses yeux qui vous mangeaient, » possédée de luxure et d’inceste, comme une Phèdre de village, et que son amant finit par abattre à la hache, pour tuer le péché.

Pour définir cet art de Verga, rien ne vaudrait de relier les Malavoglia. Le sujet, on l’a vu, est à peu près le même que celui de l’Assommoir ; c’est une tragédie de famille, l’histoire de la ruine d’une maison de pêcheurs. On y voit les désastres qu’introduisent, dans un de ces milieux où la vie n’avait pas bougé depuis des siècles, la contagion des idées nouvelles, « le désir du bien-être, l’inquiétude de changer, l’amour de l’inconnu, la sensation soudaine qu’on est mal à son aise, ou du moins qu’on pourrait être mieux. » C’étaient pourtant de braves gens que ces Malavoglia, en dépit de leur nom, courageux et durs à la peine, ne boudant pas l’ouvrage, et qui, depuis des générations, avaient toujours eu, à Trezza, « des barques sur la mer et des tuiles au soleil. » Le vieux, le patron ‘Ntoni (Antoine), avait mené sa barque en dépit des bourrasques, et il l’avait toujours tirée des mauvais pas, parce que, « pour ramer, on a besoin de ses cinq doigts, » et parce que, dans la vie, « il faut que le pouce fasse le pouce, et le petit doigt, le petit doigt. »

Il avait ainsi, pour toutes les circonstances, une foule de dictons dont il prenait conseil, car « Proverbe ne saurait mentir. » Il disait : « Barque sans pilote n’avance pas, » ou : « Pour être pape, il faut commencer par être sacristain, » ou encore : « Bon ouvrier ne meurt pas de faim. » Et il avait élevé son fils, le grand Bastianazzo, à filer droit devant lui, si bien qu’il ne se serait pas mouché, si le vieux ne le lui avait pas dit. Et tout prospérait à souhait dans la maison du néflier Mais le fils aîné de Bastien, qui s’était mis à bien gagner sa vie, est pris par la conscription, et commence à voir du pays ; on reçoit de là-bas des lettres qui parlent de grandes villes où les femmes traînent en marchant sur les trottoirs des robes de soie. Pour marier la fille ainée, qui sera bientôt d’âge, on rêve de s’enrichir d’un coup : on achète à l’oncle Crucifix, dit Cloche-de-Bois, parce que, « quand on lui demandait du crédit, il n’entendait pas de cette oreille, » une cargaison de lupins, une affaire d’or ! que le père ira revendre à Palerme. Mais le bateau se perd corps et biens, le père périt dans le naufrage, et brusquement, c’est la ruine. La maison fait eau de toutes parts. Le mariage arrangé pour Mena est rompu. Le jeune ‘Ntoni revient du service avec de mauvaises habitudes et un goût de paresse. Rien ne lui réussit : il va chercher fortune au loin et revient en guenilles. Peu à peu, il se décourage, il hante le cabaret, et on le voit à la brune avec, les mauvais drôles, du côté des écueils où l’on fait mine de pêcher les crabes à minuit, pour débarquer de la contrebande. Un jour, cela finit par des coups de couteau, et ‘Nioni quitte le pays entre deux gendarmes, pour avoir saigné un gabelou. Son frère Luca, qui était du bon sang des Malavoglia, coule sur son cuirassé à la bataille de Lissa. La mère meurt de douleur. La dernière sœur. Lia, tourne mal. Le vieux, accablé de malheurs, finit à l’hôpital. Il ne reste, de toute la famille, que le cadet, Alessi, qui, avec sa sœur, la bonne Mena, reconstruira le foyer détruit, et demeurera au pays pour y faire refleurir les Malavoglia.

On voit la ressemblance de cette histoire avec celle de la déchéance de Gervaise et de Coupeau. Mais quelle supériorité chez l’auteur sicilien ! Ces pauvres gens ont de l’honneur. Lorsque Cloche-de-Bois, qui est un affreux usurier, leur envoie du papier timbré, ils s’en vont tous en corps consulter l’avocat, un matin qui, chaque fois qu’il ouvrait la bouche, vous en débitait pour plus de vingt-cinq lires. Ils expliquent leur affaire ; il éclate de rire : « Hypothèque dotale ! Le créancier n’y peut rien. » Les hommes rentrent rassurés.


— Rien à payer ! s’écria ‘Ntoni, on ne peut pas nous prendre la maison ni la Providence. Nous ne devons rien !

— El les lupins ? dit Maruzza.

— C’est vrai, répéta le vieux, et les lupins ?

— Les lupins ? Est-ce que nous les lui avons mangés, ses lupins ? Je ne les ai pas dans ma poche ! Et on ne peut rien nous prendre à nous : Cloche-de-Bois arrêtera les frais, c’est l’avocat qui l’a dit.

Il y eut un moment de silence. Cependant Maruzza ne paraissait pas convaincue.

— Alors, il a dit de ne pas payer ?

‘Ntoni se gratta la tête. Le vieux ajouta :

— C’est juste. Crucifix a livré les lupins, il faut les lui payer.

Il n’y avait pas à dire. A présent que l’avocat n’était plus là il fallait payer. Et le vieux, secouant la tête, déclara :

— Et puis ça, non ! Ça ne ne s’est jamais vu chez les Malavoglia. Cloche-de-Bois nous prendra la maison, et la barque, et tout, mais ça, jamais !

Il était tout troublé, le pauvre homme, mais sa bru, sans mot dire, sanglotait dans son tablier.


Et je voudrais citer encore, entre tant de pages merveilleuses, la description de la tempête, lorsqu’on a remis à flot ce vieux sabot de la Providence, et que ‘Ntoni remplace son père à la manœuvre, car ce garçon, dans le danger, » avait le cœur grand comme la mer. »


On entendait le vent siffler dans la voile de la Providence, et les cordages résonnaient comme des cordes de guitare. Brusquement, ce fut un bruit aigu comme le cri de la locomotive, quand le train sort du tunnel au-dessus de Trezza, et il arriva un paquet de mer, venu on ne sait d’où, qui fit craquer la Providence comme un sac de noix et la fit sauter en l’air.

— La voile ! A bas la voile ! cria le vieux. La corde ! Coupe la corde !

‘Ntoni, le couteau entre les dents, s’était accroché à l’antenne comme un chat, et arc-bouté sur le bordage pour faire contre-poids, il se laissait pendre sur la mer qui hurlait dessous, prête à l’avaler...

— Tiens bon ! liens bon ! hurlait le vieux dans le fracas des vagues...

La voile tomba d’un seul coup, tant la toile était raide ; en un moment, ‘Ntoni l’eut roulée et ficelée.

— Tu sais le métier comme ton père, dit le vieux. Toi aussi, tu es un Malavoglia...

— Où sommes-nous ? demanda ‘Ntoni, après un temps, le souffle au bout des dents, à force de fatigue.

Dans les mains de Dieu, dit le grand père...

Le vent gênait la manœuvre, mais en cinq minutes la voile se déplia de nouveau, et la Providence se mit à danser sur la crête des vagues, couchée sur le flanc comme une mouette blessée. Les trois hommes pesaient tous du côté opposé, accrochés au bordage ; personne ne soufflait mot, parce que, quand la mer se met ainsi à faire la grosse voix, on n’a pas le cœur à ouvrir la bouche.

Le vieux dit seulement : « A cette heure, là-bas, on dit le chapelet pour nous. »


Mais ce qui, plus que tout le reste, fait le caractère propre de l’œuvre de Verga, c’est le style. Je sais que son style a été vivement critiqué, et qu’on accuse souvent Verga de mal écrire ou de ne pas écrire. Il est toujours très délicat pour un étranger de se mêler d’un pareil sujet. Cependant, je ne crois pas toute explication impossible. On a loué Flaubert d’avoir fait entrer dans le roman la notion de l’art et donné aux sujets vulgaires la dignité du style. C’est un lieu commun, depuis ce maître, que plus une matière est triviale, plus il convient d’y apporter le souci de l’expression et de la relever par le prix de la forme. Les Goncourt ont encore renchéri là-dessus, en inventant les raretés de l’« écriture artiste. » Si cette esthétique a raison, si l’art de dire consiste dans le raffinement de la langue écrite, si l’artiste est celui qui ne cherche dans un sujet qu’un prétexte pour faire briller sa virtuosité, Verga n’écrit pas. Mais il faut convenir que cette idée est nouvelle, et que nos pères l’entendaient mieux. La prose, dans le bon temps, n’était autre chose que la langue parlée, et les meilleurs auteurs ne se proposaient rien de mieux que de reproduire, en écrivant, les grâces naturelles du langage des honnêtes gens.

Écrire comme on parle, voilà quel a été, pour Verga, l’idéal de la forme, et c’est sans doute ce qu’il voulait dire, quand il raconte l’anecdote de ce journal de bord qui fut pour lui un trait de lumière. Évidemment, ce n’est pas du style, si l’on entend par là la rhétorique décorative des romanciers lyriques. Verga ne fait pas de « phrases, » il ne soigne pas ses périodes, ne cherche pas d’effets, ne travaille pas le « morceau ; » jamais de réflexion, jamais d’explications, jamais un de ces paysages obligés qui, dans les romans de cette école, ont l’air de tableaux accrochés dans un appartement. S’il faut nommer l’Etna, il dit, l’Etna, sans plus. S’il décrit, c’est en quatre mots, et toujours comme décrirait un de ses personnages, nullement comme se doit de le faire un « artiste » : « Après minuit, le vent se mit à faire le diable, comme s’il y avait sur le toit tous les chats du pays. On entendait la mer mugir sur les écueils, comme si c’étaient tous les bœufs de la foire de la Saint-Alphée, et le jour se leva enfin, noir comme Judas. » Cette manière de dire, pleine de bonhomie, où rien ne sent son auteur, où l’écrivain s’applique à substituer toujours à l’expression savante l’expression familière, où la perfection consiste à reproduire, comme si cela coulait de source, la parole naturelle, c’est bien un art aussi, un art où il ne faut pas croire que l’on atteint sans peine, et personne, depuis Manzoni, n’en avait retrouvé le secret.

« Écoutez, écoutez, aimait à dire Verga, et vous apprendrez à écrire. » On croirait, en effet, dans ses meilleurs ouvrages, entendre conter un vrai paysan de Sicile. Mais là encore, il y avait un danger. On sait que la langue littéraire ne se parle pas en Italie, et qu’en dehors du toscan, l’usage a maintenu cinq ou six dialectes très vivants ; ces dialectes ont leurs poètes, et souvent fort célèbres, tels que M. Pascarella pour le romanesco, ou M. di Giacomo, pour le patois de Naples. Il ne tenait qu’à Verga d’écrire en sicilien ; seulement il serait devenu presque incompréhensible. Il en a usé avec tact, en se bornant à traduire dans la langue commune les sentences, les proverbes, le tour particulier de la syntaxe de son pays. Sa langue est ainsi pénétrée de saveur populaire, tout imprégnée de cette sagesse immémoriale qu’on trouve déposée dans le discours, qui est le résidu d’expériences sans âge et le résumé des traditions séculaires d’une race.

Assurément, ce langage semble convenir surtout à la peinture de la vie des humbles. A mesure que les idées se compliquent, il devait moins suffire à en exprimer toutes les nuances. Et c’est peut-être cette difficulté de style qui arrêta Verga dans l’exécution de son œuvre. Il pouvait raconter ainsi les Malavoglia ; il pouvait raconter encore Mastro-dun Gesualdo, qui est, pour le dire en passant, un des livres les plus « balzaciens » qui soient, par le spectacle de la fatalité qui dompte un type de parvenu et qui finit par l’écraser. Verga n’a rien écrit de plus fort que certaines pages de ce roman, en particulier les dernières, celles qui nous décrivent la mort de son héros, dans le palais de sa fille, à l’étage des domestiques. La méthode devenait impuissante pour les épisodes suivants, ceux de la Duchesse de Leyra ou du Député Scipioni. Mais ne nous plaignons pas. Rien ne valait pour nous l’œuvre qu’a faite Verga. Assez d’autres peuvent nous dire les lares de la bourgeoisie et les vices qui paralysent les dons les plus brillants dans les Hommes de luxe. Lui seul pouvait nous faire comprendre le fonds solide, le stoïcisme et l’opiniâtreté, la résignation, la noblesse de ces grands taciturnes que sont les paysans, ce qui subsiste de romain dans ces âmes calleuses. On touche là le tuf et le roc. Son art était peut-être limité à un ordre étroit de sujets, mais c’était le sujet qu’il nous importait de connaître. Cet art est d’ailleurs plus à l’aise dans un cadre borné, et c’est là qu’il parait le plus grand. La Sicile n’est-elle pas la patrie de l’idylle ? Verga est un des maîtres accomplis de la Nouvelle. On croit entendre dans ses contes la voix impersonnelle d’une race : une sobriété, une rapidité abrupte, une grandeur d’expression, où chaque mot porte, ou chaque trait a la frappe d’une médaille. Les choses ont des arêtes brusques et sont liées à joints vifs, sans transition et sans mortier. Et quelquefois, à force d’art, l’auteur est parvenu à disparaître tout à fait, pour ne laisser à son œuvre que le rythme et la cantilène des légendes anonymes, comme il lui arrive dans la Louve ou dans cette immortelle Cavalleria rusticana :


Quand Turiddu Macca. le fils à la Nunzia, revint de faire le militaire, il se pavanait tous les dimanches sur la place du village, en uniforme de soldat, le bonnet rouge sur l’oreille, et il faisait autant d’effet que l’homme à la bonne aventure, quand il installe sa baraque, avec sa cage à serins pour enseigne. Les files le mangeaient des yeux, en allant à la messe, le nez dans leurs mantilles, et les gamins tournaient autour de lui comme des mouches. Il avait rapporté une pipe avec le roi à cheval, qui avait l’air en vie, et il frottait ses allumettes au derrière de son pantalon, en levant la jambe, comme s’il lançait un coup de pied.


Et le drame, le défi, le duel, l’adversaire blessé qui se baisse et jette à son rival une poignée de sable dans les yeux, et la fin rapide et tragique


— Ah ! hurla Turiddu aveuglé, je suis mort.

El il cherchait à se sauver en faisant en arrière des bonds désespérés ; mais le père Alfio l’attrapa d’un coup dans l’estomac et d’un autre à la gorge.

— Et de trois ! Voilà pour les cornes que tu m’as plantées chez moi. A présent, ta vieille laissera ses poules tranquilles.

Turiddu battit des bras un moment çà et là dans les figuiers d’Inde et s’écroula comme une masse. Un bouillon de sang lui sortait en écumant de la bouche. Il n’eut pas le temps de dire : « Maman ! »


Aussi, tandis qu’ailleurs le mouvement naturaliste recule sur toute la ligne, et traverse ce crépuscule qui est l’épreuve des systèmes, on voit grandir l’ombre sévère du Maître de Catane. Il y a vingt-cinq ans, Zola parcourait l’Italie dans l’éclat de sa gloire et porté en triomphe sur le tas gigantesque de ses « éditions ; » et il traitait Verga sur un ton protecteur. Aujourd’hui, les rôles sont changés. La masse des Rougon-Macquart s’enfonce à l’horizon. On pouvait croire que Verga s’abimerait avec elle, et c’est le contraire qui arrive. Le vérisme a passé, moins vite encore que les diverses réactions esthétiques qui ont cru le remplacer. L’Italie n’est pas romantique. Verga lui donnait en silence les chefs-d’œuvre qu’elle attendait. Il a été l’historien de son dur paysan ; il a esquissé le roman de l’unité nationale. Et surtout, comme artiste, il a retrouvé le style, ce je ne sais quoi d’intraduisible qui est le son et l’accent du génie du terroir ; et ce sont ses livres qu’il faut lire pour comprendre cette vertu intime, que vient rapprendre chez lui la jeunesse nouvelle, instruite par la guerre, le mâle secret de ce qui s’appelle : l’Italianità


LOUIS GILLET.

  1. Giovanni Verpa : I Malavoglia, Mastro-Don Gesualdo, Cavalleria rusticana, Vagabondaggio, Don Candeloro e Cie, etc. Trêves édit. , Milan. — Œuvres complètes en cours de publication, Bemporad édit., Florence. — Luigi Russo, Giovanni Verga, Rirciardi édit. , Naples, 1920. — B. Croce, La Letteratura della Nuova Itlalia t. III. Ojetti, Alla scoperta dei letterati, Milan, 1893, etc.