Littératures étrangères - Le nouveau roman de M. Conrade
Vous rappelez-vous ces portraits de femmes de Rembrandt, surtout cette petite Saskia van Uylenburch qui se trouvait jadis au musée de l’Ermitage, ces figures blondes et lumineuses qui étincellent sur un fond d’ombre et auxquelles l’artiste, par on ne sait quelle sorcellerie, arrive à donner la valeur d’une apparition, le prix d’un bijou surnaturel, d’une perle dans les ténèbres ?
C’est à une image de ce genre que fait penser invinciblement le dernier ouvrage de M. Conrad. Elle aussi, comme la Saskia de Rembrandt, elle est de la « catégorie des apparitions, » cette Dona Rita, l’héroïne de la Flèche d’or, dont le grand romancier anglais vient de nous conter l’histoire avec sa magie ordinaire et ce parfum d’étrangeté qui donne à sa figure un attrait si particulier parmi les écrivains de son pays adoptif. On sait que M. Conrad est d’origine polonaise et qu’il s’est mis, à quarante ans passés, à écrire dans cette langue anglaise dont il est devenu l’un des maîtres. Rien n’est d’ailleurs plus difficile à résumer qu’un de ses livres, à cause de ce qu’il y met toujours d’incertain jusque dans l’action la plus vive, sans compter ce charme spécial qui tient à la musique lointaine de sa prose. Mais quand on a fermé le volume, ce qui, de tant d’événements, reste dans la mémoire, ce qui même parvient à effacer pour un moment les faits de l’histoire contemporaine, flottant comme un pétale de rose sur les profonds remous de la politique et de la guerre, c’est cette inoubliable « apparition » féminine, la vision « d’un port de tête enchanteur dans une lumière qui semble émaner du visage, d’une masse de cheveux fauves semée de parcelles de feu et relevée en chignon, sur la blancheur d’une nuque parfaite, par une flèche d’or incrustée de roses et de rubis. »
Le caractère original de l’auteur des Histoires inquiètes, celui qui fait le fond permanent de sa poétique, et auquel on est toujours obligé d’en revenir, toutes les fois qu’on parle de lui, c’est le sens du mystère. Ses personnages si vivants nous donnent presque toujours l’impression de ne pas nous être entièrement connus ; il leur échappe par moments des gestes, des sentiments qui ne concordent pas avec ce que nous savons de leur manière d’être : on dirait qu’un second personnage qu’ils ne connaissent pas eux-mêmes agit tout à coup à leur place, comme si, au milieu d’une pièce de théâtre, le souffleur s’avisait brusquement de modifier le texte et d’altérer les rôles. Il y a toujours, chez les héros de M. Conrad, un secret dont le mot ne nous est pas révélé ; ils vont, viennent, et soudain un pouvoir différent d’eux-mêmes se substitue à eux, leur fait commettre des actes étranges et imprévus. « Je crois, écrit-il quelque part dans son nouveau roman, que l’homme le plus audacieux et le plus résolu s’écarte souvent des voies logiques de la pensée. Il n’y a que le diable qui soit bon logicien. Je ne suis pas le diable. Je n’étais même pas sa victime. J’avais seulement, devant le problème qui se posait, abdiqué la direction de mon intelligence ; ou plutôt, c’est ce problème lui-même qui s’était emparé de mon intelligence et régnait à sa place, côte à côte avec une religieuse épouvante. Un ordre redoutable semblait se formuler dans les ténèbres les plus profondes de ma vie. » Il résulte de là que les héros de M. Conrad nous semblent toujours un peu autres qu’ils ne paraissent être ; leur physionomie ordinaire, leur allure, leurs habitudes et toutes leurs apparences si finement caractérisées ne semblent jamais, si l’on peut dire, qu’un déguisement provisoire, un masque qui ne sert qu’à nous dissimuler leur véritable essence, et sous lequel ils promènent l’énigme de leur destinée, jusqu’à ce que celle-ci jaillisse quelques secondes, pour nous laisser après éblouis dans la nuit, comme l’éclair subit d’une lanterne sourde. Ces personnages singuliers possèdent une faculté indéfinie de nous surprendre par la soudaineté et l’inattendu de leurs caprices, de nous déconcerter par des sentiments involontaires, par les exigences subites d’une fatalité intérieure à laquelle ils obéissent. Ces êtres presque toujours admirables d’énergie nous représentent le combat d’une volonté héroïque contre une puissance obscure et indéfinissable, qui est celle de la vie, et qui les route en un moment comme une lame de fond, les ruine et les détruit, les laisse vaincus comme des épaves sauvées du désastre d’un naufrage.
Ces modèles de courage se conduisent d’une manière presque aussi décousue que des héros de Dostoïewsky. Et, en effet, ils sont leurs frères ; mais le drame qui, chez ces derniers, est un drame pathologique, une maladie et une névrose, est chez M. Conrad d’une nature plus élevée : c’est le pur sentiment du tragique de la vie. Il flotte autour de ses personnages ce même souffle de désespoir qui balaie le steppe, ce souffle de mélancolie slave qu’on entend dans les mélodies de la musique russe, et aussi quelque chose de ces brumes marines que M. Conrad a rapportées de sa vie d’aventures sur tous les océans de la terre. Il s’ensuit qu’autour d’eux le monde même change d’apparence ; les choses ne sont plus ce qu’elles semblaient être ; les plus familières prennent un air fugitif, suspect, évanescent, cachant une réalité inexprimée, un monde de tendresse, d’angoisse ou de menaces. Et sur ce fond obscur, rempli par les ténèbres mouvantes de la vie, se détachent des figures de jeunesse et de poésie, luttant contre une énigme cruelle qui les tourmente, et laissant, quand on les perd de vue, l’impression d’une grâce douloureuse et d’une passion meurtrie, comme le souvenir brisé d’une « polonaise » de Chopin.
Il va sans dire que, pour exprimer ces nuances de romanesque, M. Conrad s’est composé un art particulier d’une subtilité extrême. Les faits se présentent rarement chez lui dans une exposition suivie et positive. Il use à l’ordinaire de procédés plus indirects, employant autant de précautions pour envelopper son récit comme sous les pellicules successives qui composent la tunique d’un oignon de tulipe, qu’un Maupassant ou un Kipling prend de soins pour le dégager et l’amener en plein jour. Son nouveau roman est un des exemples les plus achevés de ces narrations à double enveloppe, par lesquelles l’artiste se plaît à obtenir les effets de recul et de lointain, à créer l’atmosphère et à nous faire voir les objets comme par le jeu compliqué d’une jumelle à prismes. Nous savons dès le début que nous quittons le domaine de la réalité pour entrer dans le plan du relatif, dans le monde des impressions et des faits reflétés à travers des organes plus sensibles que les nôtres. Ainsi l’auteur nous conduit doucement par la main et, avant de faire apparaître ses visions sur l’écran, dispose savamment les rideaux de la chambre noire.
L’histoire présente nous est donnée comme un fragment des souvenirs d’un certain « Monsieur George, » autrement dit le « jeune Ulysse, » hardi contrebandier de guerre, nous dit-on, sur les côtes d’Espagne, au temps de la dernière guerre carliste. Il n’est pas surprenant que M. Conrad, avec le tour d’esprit qui lui est particulier, ait fait choix d’un tel épisode ; au reste, les événements de l’histoire ne servent que de prétexte et de lointain décor et ne sont ici que le cadre à peine esquissé de l’aventure. Les souvenirs de « Monsieur George, » écrits apparemment pour une amie d’enfance, n’ont d’autre but, dit l’écrivain qui s’en fait l’éditeur, que d’éveiller « peut-être un peu de sympathie pour la jeunesse de l’auteur, au moment où il en revit les années disparues, au terme de son insignifiant séjour sur cette terre. » Ainsi, nous sommes avertis qu’il s’agit du dernier regard jeté par un vieillard sur les plus belles années de sa vie, regard chargé de cette magie que prennent au bord de la tombe les souvenirs du passé. Au surplus, nous ne saurons rien de ce « Monsieur George, » de ses origines ni de son pays, rien, sinon qu’il s’était fait connaître par une expédition assez audacieuse dans le golfe du Mexique, au moment où une rencontre, à Marseille, dans un café, un soir de carnaval, avec deux inconnus, vient le jeter en pleine conspiration carliste et lui faire éprouver, par la connaissance de dona Rita, les impressions les plus vives et les plus enchantées, et le plus douloureux des bonheurs de sa vie.
A la vérité, tout le roman ne consiste que dans la peinture de dona Rita, ou « Madame de Lastaola, » ainsi qu’elle est connue dans le monde légitimiste, et c’est elle qui forme à elle seule tout l’intérêt de l’action. Autour d’elle, les autres personnages ne font que tournoyer comme des insectes autour de la flamme d’une bougie : le sage et studieux M. Mills, « cet homme de tournure un peu épaisse, d’esprit aussi fin qu’une aiguille, » et le capitaine Blunt, le type de l’aventurier correct, qui a coutume de se présenter en excellent français comme « Américain, catholique et gentilhomme, » ajoutant qu’il « vit de son épée, » et cherchant, par le moyen d’icelle, à pêcher noblement une fortune en eau trouble ; et c’est le Prétendant lui-même, don Carlos, et un journaliste jacobin, et le banquier Azzolati, et le peintre fameux Henry Allègre, et le misérable José Ortega, affolé de passion, avec ses favoris « en nageoires de requin, » ses tempêtes d’imprécations, son démon de meurtre et de désir.
Tous, ils ne font que suivre la beauté merveilleuse de la même apparition, comme une poussière soulevée sur les pas de dona Rita. Tous ont été touchés par le trait de l’amour. Ils entourent l’enchanteresse, l’assiègent, l’importunent ou l’amusent de leurs différentes folies. Ils ne sont là que pour montrer son charme irrésistible. Elle « monte à la tête, comme un verre de vin tourne la cervelle à un jeune homme. » Et elle passe au milieu d’eux, indifférente, « souffrant d’un sentiment de l’irréalité de la vie, » avec une vague crainte au fond de ses yeux bleus, et ce port de tête royal sous la masse fauve de sa chevelure que perce la flèche d’or.
Jamais l’art de M. Conrad n’a déployé plus de maîtrise que dans la composition de cet admirable portrait de femme. A cette liste d’amoureux que je viens d’énumérer, sans parler de « Monsieur George, » il est clair qu’il convient d’ajouter le romancier. Les cent premières pages du livre sont exclusivement consacrées à nous présenter l’héroïne. Elle nous apparaît d’abord, comme je l’ai dit, dans un long entretien que Mills et le capitaine Blunt tiennent devant le jeune homme, un soir de Mardi Gras, dans un café de la Canebière, afin de l’engager au service de la « Cause ; » et ainsi elle se révèle à nous et à l’adolescent charmé à travers les discours de ses adorateurs. Toutes leurs paroles sont remplies d’ « Elle. » Sans la connaître encore, nous avons tout de suite conscience de son pouvoir. Nous savons immédiatement qu’elle sera le sujet unique du roman. Nous savons que pour « elle » il n’y a pas d’obstacles, qu’elle fait les choses les plus incroyables « comme elle achèterait une paire de gants, » que don Carlos est à ses pieds, qu’elle fait ce qu’elle veut des ministres et des généraux. On nous rapporte des traits de son histoire, sa vie au « Pavillon, » dans l’atelier célèbre du peintre Henry Allègre, où défilait Tout-Paris pour voir les deux chefs-d’œuvre que l’illustre artiste a faits d’elle, la Jeune fille au chapeau et l’Impératrice byzantine ; et puis l’épisode du Lido, et le « potin » de la lune de miel avec le Prétendant, et enfin le mot du sceptique Allègre sur la jeune étrangère : « Il y a quelque chose en elle de la Femme de toujours, » — si bien que le lendemain, quand « Monsieur George, » dans la villa du Prado, aperçoit pour la première fois cette personne fabuleuse, après en avoir oui parler « comme jamais il n’avait entendu faire d’aucune femme, » sa première sensation est celle « d’un étonnement profond devant le fait de son existence. »
Son existence, quel conte de fées ! Il y avait une fois une petite fille en guenilles, « sèche comme une cigale et maigre comme une allumette, » qui gardait ses chèvres dans les gorges et les rochers de Lastaola, quelque part, là-bas, en Espagne. C’est là que son cousin José Ortega, encore petit garçon, tour à tour lui faisant la cour et lui jetant des pierres, donne à cette petite sauvagesse la première idée de son pouvoir et du caractère de l’amour. Un peu plus tard, elle est envoyée par son oncle le curé chez d’autres parents, négociants qui faisaient à Paris le commerce des oranges. Derrière la boutique en façade sur la vilaine rue populeuse, s’étendait un jardin. Un jour, le peintre Henry Allègre, qui habitait le pavillon au milieu de ce jardin, aperçoit assise, les pieds dans l’herbe, sur un vieux balustre écroulé, une jeune bohémienne à tignasse fauve ébouriffée, absorbée dans la lecture d’un chiffon de roman. Elle avait une robe noire trop courte, « une petite robe de deux sous, et un trou à ses bas. » II la regarde, du haut de sa barbe « ambroisienne, » comme Jupiter admirant une mortelle. Elle le regardait aussi, immobile ; enfin, il murmure : « Restez donc, » et c’est lui qui s’en va à pas lents. Cet Allègre, « fils d’une canaille de marchand de savon millionnaire, » peintre, amateur, collectionneur, favori dédaigneux du monde légitimiste, » avec son air sévère de prince à figure de Croisé, comme on en voit sculptées sur les pierres des tombes d’autrefois, » s’amuse à dégrossir ce petit bijou sauvage ; il l’emmène avec lui en Corse et reparait dix-huit mois après, avenue du Bois, affichant à côté de lui une magnifique amazone, dont le début fait sensation dans le Tout-Paris qui monte à dix heures du matin. Pendant cinq ou six ans, il la perfectionne encore, choyée comme le plus précieux des bibelots de son musée, et puis il meurt entre ses bras, lui léguant ses millions, son luxe, ses chevaux, ses villas de Marseille, ses trésors, ses chefs-d’œuvre de la Fille au chapeau et de l’Impératrice byzantine, avec son expérience hautaine et désabusée de la vie.
Et puis, c’est le chapitre de Venise et le bref roman interrompu avec le Prétendant, qui achève de la consacrer aux yeux de toute la terre, dans les salons « bien pensants ; » nous la retrouvons encore un jour aux avant-postes, au milieu de la fusillade et des shrapnels des Alphonsistes, dans les gorges du Guipuzcoa, intrépide, rêvant à ses souvenirs d’enfance. Maintenant, elle vit à Marseille, devenue l’âme de l’intrigue carliste, faisant la pluie et le beau temps, courtisée, jetant par la fenêtre les millions d’Allègre, toute-puissante dans un monde qui ne s’inquiète guère de savoir d’où vient l’argent. Voilà ce que nous apprend, à bâtons rompus, entre deux et trois heures du matin, l’irréprochable capitaine Blunt, « Américain, catholique et gentilhomme, » qui « vit de son épée, » et nous entendons bien qu’avec toutes ces belles qualités et celles de sa digne mère, qui vit « de son esprit, » il ferait assez son affaire de la femme et de la fortune ; ce qui ne l’empêche pas d’introduire le lendemain son jeune interlocuteur chez la belle, comme une bonne recrue pour la « Cause, » et ne se doutant guère d’y introduire son rival.
On devine en effet que notre jeune Ulysse, devenu « Monsieur George, » le fameux contrebandier de guerre, n’a pas plus tôt aperçu l’admirable jeune femme, qu’il s’éprend à son tour d’une passion profonde. C’est pour elle qu’il risque tous les mois d’aller se faire casser la tête, en débarquant des armes sur des points dangereux de la côte, aux bandes carlistes de l’Andalousie. Et de son côté, nous voyons bien, sans qu’il soit presque jamais question d’amour, qu’un intérêt croissant, fait de pitié et de sympathie pour le jeune aventurier, ne tarde pas à naître dans l’âme de l’héroïne. Nous sentons qu’au milieu des hommages et des convoitises qui l’environnent, elle lui sait gré de la passion naïve et du nulle enthousiaste et pur de ses vingt ans. L’élève blasée d’Henry Allègre a trop vite reconnu le vide ou la laideur des personnages qui l’entourent, le néant tout conventionnel de ces mondains qui s’agitent autour d’elle ; elle respire avec délices la fraîcheur d’une jeune âme qui s’est donnée à elle comme on se donne à cet âge, par simple dévouement. Elle trouve un jeune frère, une nature comme la sienne dans cet adolescent qui ne calcule rien et qui, sur un mot d’elle, sans zèle ni foi royalistes, va se faire trouer la peau ou courir l’aventure de se briser sur les rochers, afin d’obtenir un sourire.
Et cependant, nous voyons avec étonnement qu’au lieu de s’abandonner à cet amour qui la ravit, la jeune femme y oppose une résistance opiniâtre. Nous la voyons, dès que son ami cesse d’être pour elle un gentil camarade, pour tenter d’obtenir quelque chose de plus, soudain pâlir, presque défaillir, atterrée, consternée, navrée. C’est ce qui arrive la première fois qu’au retour d’une de ses dangereuses courses, l’adolescent essaie de lui baiser la main : il ne sent plus tout à coup dans la sienne qu’une main froide, insensible, sans vie, qui retombe aussitôt le long du corps, comme morte. Et c’est ce qui arrive encore beaucoup plus tard, un soir qu’après un instant de confiance et de tendresse presque complète, où elle presse sur son sein la tête de l’amoureux, celui-ci en profite, presque involontairement, pour lui donner un long baiser : « Avec un cri de surprise, ses bras se dénouèrent, comme si une balle l’avait tuée... Elle ne dit pas un mot et ne fit pas un signe. Elle était là, debout, perdue dans une rêverie absorbée. Je sortis en hâte, la tête basse, comme prenant la fuite pendant qu’elle ne me regardait pas. Et cependant je me sentais regardé fixement, avec une sorte de stupeur qu’elle avait sur ses traits et dans tout son corps, comme si de toute sa vie elle n’avait jamais su ce que c’est qu’un baiser... »
C’est là, n’en doutons pas, le « mystère » du roman, l’énigme que porte en elle cette fille adorable, avec sa beauté de jeune garçon et cette séduction infinie, et ses doux yeux pareils à une poudre de saphirs, et cette voix de contralto qui semblait sortir d’elle presque sans remuer ses lèvres, comme si les paroles se formaient dans l’air autour d’elle d’une manière indépendante, et « n’étaient pas un son, mais une émotion qui se communiquait directement au cœur. » A vingt reprises, M. Conrad est revenu sans nous lasser jamais autour de ce secret étrange qui paralyse en son héroïne la puissance du bonheur.
Vingt fois il nous laisse pressentir la contradiction singulière qui fait que cette exquise créature d’amour ne cesse de se défendre de l’amour. Vingt fois, nous sommes surpris par le contraste subit qui nous fait apparaître, dans cette sœur charmante de la Princesse de Bagdad et de la Dame aux Camélias, qui a passé entre les bras de tant d’hommes, une statue rigide « faisant penser, avec ses yeux étroits, ses larges sourcils et ses pommettes très élevées, » à quelque beauté de ces « races lointaines de tribus étrangères, aux figures de femmes sculptées sur de très vieux monuments, et à celles qui dorment ignorées dans leurs tombes. » Et à la souplesse ondoyante de la femme de plaisir, succède brusquement cette immobilité frappante, « comme celle d’une idole sculptée il y a six mille ans pour exprimer à jamais cette part d’inconnu et de mystère qu’il y a dans toute femme. »
Ainsi, nous ne saurons jamais quelle crainte ou quel scrupule retient toujours cette pécheresse sur le bord du seul amour véritable de sa vie. M. Conrad est trop artiste pour ne pas laisser autour de la délicieuse fille une large zone d’inexpliqué. Il se garde de la tirer d’une pénombre indécise. Mille sentiments complexes baignent dans le clair-obscur où nage cette âme ardente. A-t-elle seulement la sécheresse, la défiance de la vie qu’elle a prises trop jeune à l’école cynique et raffinée d’Henry Allègre ? Est-elle trop édifiée sur la bassesse des hommes qui la convoitent pour sa richesse, ou pour la beauté de son corps, ou pour la gloire de posséder une femme à la mode ? A-t-elle pitié des misérables qu’elle voit se traîner à ses pieds, et en a-t-elle conçu une espèce d’horreur pour le pouvoir de sa beauté, capable d’affoler les hommes jusqu’au crime, au désespoir et au suicide ? Craint-elle, en se donnant à l’homme qu’elle adore, d’altérer l’image que celui-ci porte d’elle dans son cœur ? Redoute-t-elle de ne lui apporter qu’une âme déveloutée, un corps déjà flétri, et de profaner encore tout ce qui lui reste de virginal, le reflet d’elle-même dans les yeux d’un enfant ? Libre à nous de choisir entre ces explications. Mais peut-être, quand on se souvient des premières expériences de la gardeuse de chèvres et de son premier contact avec les choses de l’amour ; quand on se rappelle ce cousin qui lui jetait des pierres, et qui revient encore, à la fin du roman, l’épouvanter par le spectacle de sa passion furibonde, bavant de jalousie et de luxure, on se demande s’il n’y a pas en elle des sentiments froissés, une pudeur invincible même sous la faiblesse, quelque chose de très primitif, d’aussi vieux que l’histoire des captives et des esclaves dans le monde barbare, — la teneur de l’antique sauvagerie de l’amour.
Elle cède pourtant, à la fin, et ne se refuse plus à la tendresse de son amant ; mais lorsque celui-ci, au bout de quelques mois, se trouve blessé dans un duel avec son rival évincé, le capitaine Blunt, nous apprenons dans l’épilogue, sans trop de surprise désormais, qu’après l’avoir soigné comme une sœur de charité, elle profite de sa convalescence pour s’éloigner et disparaître, respectueuse jusqu’au bout de son idéal de tendresse sans mélange de la chair, et laissant en souvenir d’elle, sur le lit de l’adolescent, la flèche d’or ornée de rubis, symbole de ce charme qui a causé malgré elle tant de drames et de misères. Ainsi elle s’évanouit dans la brume des légendes comme une princesse de contes de fées, génie généreux, bienveillant, que sa beauté a condamné à semer dans le monde la souffrance et le mal. Elle reste fidèle à elle-même, en voulant épargner l’image bienfaisante que nous gardons malgré tout de son passage sur la terre. Elle sait qu’elle n’est tout à fait pure et innocente qu’en retournant loin de ce monde, dans le domaine des rêves et la « catégorie des apparitions. »
Pour nous autres lecteurs, elle n’a jamais été autre chose. Elle n’est qu’une des figures qui viennent s’ajouter à la longue galerie de celles dont nous rêvons. Puissé-je avoir donné l’impression de sa grâce et du don merveilleux de conteur avec lequel M. Conrad a su nous transporter bien loin des troubles contemporains, dans la région de l’art et de la poésie, pour nous offrir ce thème indéfini de songes sur la destinée de la femme et le rôle de la beauté, charme des yeux et des cœurs, joie et tourment de l’univers !
LOUIS GILLET.
- ↑ 1 vol. in-8o, Londres, Fisher Unwin.