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Littératures étrangères - Les Mémoires de la comtesse Tolstoï

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Louis Gillet
Littératures étrangères - Les Mémoires de la comtesse Tolstoï
Revue des Deux Mondes7e période, tome 10 (p. 920-931).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

LES MÉMOIRES
DE LA COMTESSE TOLSTOÏ [1]

On n’a pas oublié l’impression produite en Europe par la fuite et la mort du comte Tolstoï. Pendant une longue semaine de novembre 1910, tout fut suspendu aux nouvelles de la petite gare d’Astapovo. Bientôt quelques lueurs éclairèrent les dessous de cette dramatique affaire. Témoins, enfants, amis déposèrent tour à tour, et la publication des œuvres posthumes du maître apporta au procès des pièces décisives.

Car il s’agissait bien d’un procès, où il y avait une prévenue : oui ou non, la comtesse Tolstoï était-elle coupable d’avoir rendu la vie intenable à son mari et d’avoir été un obstacle à ce qu’il y avait de plus généreux en lui ? Etait-elle coupable de n’avoir pas compris le grand homme auquel le sort l’avait unie, et d’avoir hésité à se sacrifier tout entière au génie ? Est-il vrai que l’apôtre, dont la voix bouleversait le monde, n’avait rencontré dans sa maison que mauvaise volonté, et obtenu que des reproches de celle qui lui avait engagé sa foi et son amour ? Tel était le débat qui était désormais ouvert : car on n’attendait pas, pour agiter ces secrets, la mort des personnages, puisque la comtesse Tolstoï était encore vivante (elle survécut neuf ans à son mari) et que chacun se croyait le droit de lui fouiller le cœur.

Il était juste cependant que l’accusée pût se faire entendre : c’est dans cette pensée d’équité que Semen Vengerov, le professeur de Pétrograde, invita la Comtesse à écrire ses souvenirs. La Comtesse ne manquait pas de talent littéraire. Elle avait publié des Contes et des Nouvelles, et surtout un petit recueil de poèmes en prose, intitulé les Grognements, maligne parodie de la jeune école décadente. On savait d’ailleurs qu’elle aussi avait tenu son Journal, et deux ou trois morceaux en avaient même paru dans diverses Revues au cours de l’année 1912. Les Souvenirs furent rédigés dans l’automne suivant et complétés ensuite au printemps de 1914. Ils étaient restés inédits.

Le texte est court, et il nous laisse évidemment déçus. Peu de détails, peu de faits nouveaux, partout un ton de contrainte et de dignité chagrine. Partout règne la froideur d’une sensibilité épuisée. Nous apprenons que Tolstoï écrivait avec peine, que l’enfantement, comme il disait, était laborieux ; il raturait beaucoup et télégraphiait pour corriger un mot : j’avoue que ce trait me touche, chez un homme qui affecte un si beau mépris pour le métier d’auteur. Mais, dans l’ensemble, rien de plus sec et de plus incolore que ce petit ouvrage de la comtesse Tolstoï. Même l’histoire de son mariage, événement capital de toute vie de femme (c’est l’histoire du mariage de Kitty dans Anna Karénine), et qui devait être la gloire de la comtesse Tolstoï, c’est à peine si nous en trouvons quelques mots dans ses Souvenirs. On s’attend à un riant tableau de ces années heureuses, au récit de cette longue idylle d’Iasnaia Poliana, pleine d’œuvres immortelles et de berceaux d’enfants, aux impressions charmantes du matin de la vie, alors qu’on ne parlait pas encore de tolstoïsme, et que la jeune femme était tout pour son Levotchka. Elle pouvait parler de cette époque avec orgueil : les disciples n’ont eu que ses restes. Mais elle ne se rappelle plus rien. Quoi de plus triste ? Si bien que, désormais, si nous voulons savoir combien elle fut charmante, il nous faut relire Bonheur conjugal, et les livres où Tolstoï lui-même a tracé la peinture de sa vie de jeune marié, dans l’histoire de Constantin Lévine et de Pierre Besoukhov, et dans ces merveilleuses figures de jeunes femmes, Natacha et Kitty : nous savons en effet ce qu’il y a mis de sa Sonia.

Comment le charme fut-il rompu ? C’est ce que la comtesse Tolstoï ne parvient pas à s’expliquer. Elle s’y perd. Peut-être nous donne-t-elle pourtant, sans y songer, dès les premières lignes de son livre, la clef de ce problème. Sophie Bers descendait d’un de ces officiers prussiens, appelés par la grande Catherine comme instructeurs de l’armée russe. Sa grand mère était une Wulfert, et avait été enterrée en 1855 au cimetière luthérien de Pétrograde. Sophie Bers était donc aux trois quarts Allemande, avec les mérites de l’Allemande, et ces vertus de tendresse et de moralité qui firent longtemps la gloire des filles de l’Allemagne. Seulement, pour son malheur, elle avait épousé le « grand écrivain de la terre russe, » l’âme la plus slave, c’est-à-dire la plus trouble et la plus inquiète, la nature la plus faible et la plus tourmentée, l’être le plus inconstant et le plus irritable, le plus femme en un mot, le plus pétri de contradictions qui ait jamais paru sur cette terre de tous les excès et de toutes les folies. Le drame était inévitable. Le conflit, d’abord inaperçu, allait se révéler de jour en jour plus aigu, à mesure que se réveillait dans l’âme de Tolstoï le vieux génie du bogatyr, le démon du steppe et de l’anarchie.

La Comtesse accuse de tout le mal ceux qu’elle appelle les « étrangers, » les intrus qui s’insinuèrent dans la confiance du maître et s’emparèrent de son cœur : et nous ne pouvons douter que sous ce mot un peu vague, elle désigne, sans le nommer, le disciple bien-aimé de Tolstoï, Vladimir Grigoritch Tchertkov. Ce n’est pas le lieu de s’expliquer sur ce personnage singulier, et sur l’ascendant despotique qu’il ne tarda pas à prendre sur la pensée du maître. Ancien officier de la Garde, mais élevé en Angleterre, il vivait en exil à Londres, où il se consacra à la diffusion des œuvres de Tolstoï. Il n’était pourtant pas sympathique aux autres « tolstoïens. » C’était un type de protestant, une espèce de puritain. Il disposait de Tolstoï avec une tyrannie que l’incroyable faiblesse du maître rendait, il est vrai, bien facile. C’est lui qui publia, malgré Tolstoï, le chapitre de Résurrection sur la messe, qui motiva la sentence d’excommunication. Il lui fallait sans cesse des actes, un éclat. On sait de quoi est capable le zèle d’un fanatique. Et l’on verra que l’intégrité, d’ailleurs inattaquable, de cet homme austère et vertueux, ne l’a pas empêché, dans l’affaire du testament, de jouer, au point de vue de la morale mondaine, un assez vilain rôle.

On conçoit que la comtesse Tolstoï ait souffert des empiétements de ce rival redoutable. Elle en était jalouse, comme une femme vieillissante l’est d’une jeune maîtresse. Tchertkov est pour elle le « mauvais génie » de son mari, et celui qu’elle rend responsable de tous ses maux. Mais la vérité est que la liaison de Tolstoï et du disciple élu ne date que de 1883, et la crise remontait déjà à plusieurs années. C’est en 1876, alors que l’écrivain composait Anna Karénine, que, brusquement, sans cause apparente, en pleine force, en pleine gloire, il fut saisi, d’une manière absolument inexplicable, par un soudain dégoût de la vie. Tout à coup, il se sentit incapable de bonheur. Peut-être des chagrins domestiques, la perte de trois enfants et de deux parentes chéries (la mort visita la maison cinq fois en moins de deux ans), donnèrent-ils à Tolstoï une impression de découragement. Ce fut la grande tentation du midi de l’existence, lorsque l’homme, parvenu au faîte, découvre l’horizon et comprend qu’il faudra mourir. C’était le grand Nitchevo russe, le mortel : A quoi bon ? l’ivresse désabusée de la vanité des choses, de l’effort inutile, de l’heure qui fuit, de la feuille qui tombe ; c’était ce doute universel qui s’élève comme une brume autour du voyageur, décolorant la vie et donnant à toutes les choses de la réalité une apparence de fantômes. C’était cette mélancolie de vivre pour mourir, cette angoisse secrète de la créature éphémère, environnée de choses fuyantes et comme elle éphémères, cette révolte contre l’illusion et la duperie de la nature, ce goût de la cendre mêlée à tout, ce vertige du néant qui monte comme un brouillard de l’Orient bouddhique, et qu’exprime la sublime légende de Barlaam et de Josaphat. C’était cette détente de l’énergie, cette volupté du désespoir, ce charme de l’abandon suprême, qui poussent les mystiques au cloître ou au suicide. Tolstoï, pendant des mois, vécut dans cette obsession. Il n’osait plus sortir dans les champs avec son fusil ; et chez lui, il cachait les cordes, pour ne pas se pendre à la solive de son cabinet de travail.

Je n’ai pas à décrire cet accès de neurasthénie, sur lequel Tolstoï lui-même nous a minutieusement renseignés dans sa Confession. Je ne décris pas davantage les phases de sa guérison, les étapes successives de sa recherche de la vérité. Dans tout cela Tchertkov n’est pour rien. C’est tout bonnement l’ennui russe, l’antique acedia, le cafard, la vieille malaria slave, l’espiègle, pernicieux démon qui parfois, chez ce peuple, souffle avec le vent du steppe et y joue de ses tours, l’esprit taquin, absurde qui nie, bouscule, piétine tout et s’amuse à détruire pour le plaisir de détruire. Déjà dans sa vie de garçon, Tolstoï avait éprouvé à deux ou trois reprises des désordres semblables. Le mariage, la vie de famille, la joie des grandes créations, l’avaient fixé, calmé. Mais il n’était pas homme à vivre longtemps en paix. Il avait besoin d’émotions. Vagabonds, chemineaux, peuple errant qui parcourt, la besace au dos, les routes de la sainte Russie, en quête d’un hasard, d’un miracle, d’une étoile, il était comme vous enfant du rêve et du désir. Il était de ce sang sauvage des huttes et de la tente, sang nomade qui étouffe entre les quatre murs d’une maison ; et, ne pouvant s’en évader, il s’empressait de la démolir. Société, lois, mœurs, art, sciences, croyances, Églises, il s’attaque à tout à la fois avec une haine joyeuse ; rien ne résiste à sa critique. Il déclare la guerre aux idoles et entame le procès de la civilisation.

Je ne vais pas rappeler ici cette série d’enfantillages qu’on appelle les « idées » du comte Tolstoï, cette collection de factums, aujourd’hui illisibles, tous rédigés avec une fureur d’autodidacte et une ignorance de grand seigneur. Je doute qu’on attache à cette littérature plus d’importance que n’en mérite la marotte d’un dégoûté qui, pour changer de personnage, s’amuse à scier du bois ou à coudre ses bottes. Mais qu’on se figure l’effet de cette « conversion » dans un intérieur, sur une Allemande tendre et sage, sur une mère de famille, obligée de penser à l’avenir des siens et chargée d’avoir de la raison pour deux ! On ne songera pas sans pitié à une telle situation. Occupée des soins du ménage, durement éprouvée par une grave maladie (elle fut à deux doigts de mourir en 1876), absorbée par le lourd gouvernement d’une maison, par les grossesses successives, — elle a eu treize enfants, dont elle a élevé dix elle-même, — la comtesse Tolstoï ne pouvait plus, comme autrefois, se concentrer uniquement dans le service de son mari. Elle ne vit pas le gouffre qui peu à peu l’éloignait d’elle. Quand elle le voyait sombre, préoccupé, elle se disait : « Cela passera. » Elle observa des bizarreries, et haussa les épaules avec une tendresse indulgente. Quand elle s’aperçut du désastre, il était trop tard : elle avait perdu le cœur de son mari.


Rien n’était plus capable de satisfaire Léon et de lui mettre l’esprit en repos. Un génie noir, qui repoussait toutes les formes des religions, niait le progrès, la science, l’art, la famille, condamnait tout ce que les hommes ont acquis par des siècles d’efforts, s’était développé en lui et l’assombrissait de jour en jour. C’était comme si son âme ne pouvait plus voir dans le monde que laideur et souffrance, comme si toute joie, toute beauté, toute bonté, avaient tout à coup disparu. Pour moi, il m’était impossible de vivre ainsi : j’étais inquiète, j’avais peur, je souffrais. Mais je ne pouvais pas, avec mes neuf enfants, tourner comme une girouette et suivre dans tous les sens l’humeur de mon mari. Son esprit m’échappait. Chez lui, j’en étais sûre, c’était le tourment d’une recherche passionnée et sincère ; dans mon cas, cela n’était plus que sotte imitation et, cette fois, j’aurais fait vraiment du mal à tous les miens. De plus, en mon âme et conscience, je ne ressentais aucun désir de répudier l’Église où j’avais prié depuis l’enfance. Mon mari lui-même, pendant deux ans, dans les commencements de sa crise, s’était montré très orthodoxe, observant à la lettre tous les jeûnes et les fêtes. À ce moment-là toute la famille a suivi son exemple. Quand nous nous séparâmes, à propos de quoi ? je n’en sais rien : je ne me rappelle plus.


Sans doute, je n’oublie pas (et la Comtesse elle-même nous en fait souvenir) ce qu’il y eut, dans les « recherches » du comte Tolstoï, de touchant, d’ingénu désir de vraie simplicité et de vie spirituelle. C’est un beau rêve, que le rêve de la perfection : mais c’est un rêve dangereux. Il n’est pas bon, même pour les saints, d’abandonner les voies communes. Je sais que c’est un poids très lourd de s’élever vers le ciel, en traînant à ses pas les soucis de la terre-Peut-être vaut-il mieux ne pas s’engager dans ces liens. Mais, une fois la chose faite, on a mauvaise grâce de reprocher à Marthe les soins et les travaux de Marthe ; on ne peut exiger d’elle qu’elle monte en croupe à tous les dadas de monsieur son mari. J’en fais juge Tolstoï lui-même : dans son curieux drame posthume (daté de 1886), la Lumière dans les Ténèbres, drame autobiographique d’une vérité inouïe, le héros Sarintseff, l’homme de Dieu, le frère de Tolstoï, cause béatement le malheur de tout ce qui l’entoure ; il finit par être si odieux, que l’auteur n’a pu se résoudre à achever sa pièce : la plume lui est tombée des mains.

Oui, dans ce document accablant, l’artiste, poussé par son sens infaillible de la vie, a dû avouer la faillite de toutes ses idées. Mais cela n’ébranle pas encore sa foi dans sa Raison, c’est-à-dire dans les chimères et dans les lieux communs qui composent le « tolstoïsme. » Évidemment, ce qui lui coûtait le plus, c’était de ne pouvoir convertir sa femme à ses principes. Car elle lui était chère. Sans doute, il serait doux de réaliser ainsi un idéal de sainteté. Il serait doux de donner au ciel le reste d’une vie, dont la première moisson a mûri pour la terre. Les légendes nous parlent de ménages d’époux, comme celui de Paulin de Nole et de sa femme Thérèse, qui, ayant fait vœu de continence, vendaient leurs biens pour les distribuer aux pauvres et consacrer à Dieu le reste de leurs jours. Mais le mot de l’Écriture : Ils ne seront qu’une seule chair, est une grande vérité. Dans le mariage, on ne se « sauve » qu’à deux : la famille est un corps. Elle n’est complète qu’en plusieurs personnes ; les limites de chacune se perdent dans les contours des autres. On ne sait plus où l’un commence et où l’autre finit. C’est un drame quand ce petit monde d’habitudes, d’amour et de sang, se divise. C’est tout le drame de la Lumière dans les ténèbres. Tolstoï en souffre. Il n’y tient plus : à la fin, il s’évade pour faire son salut. Il ne peut, il revient, il cède. Le courage lui manque à l’idée des larmes qu’il fait répandre. Il repose son chapeau et son sac sur la table, et soupire. Et on le plaint.

Cette scène s’est passé en 1884. La voici racontée par la comtesse Tolstoï :


… Une fois, il eut l’envie de prendre une paysanne, une simple ouvrière des champs, et de s’enfuir avec elle, caché parmi les paysans, pour commencer une vie nouvelle : il me l’a dit en face. Enfin, le 17 juin, à la suite d’une dispute insignifiante au sujet des chevaux, il emballa précipitamment quelques bardes dans un sac, qu’il emporta sur son épaule, et quitta la maison, criant que c’était pour toujours, qu’il s’en allait en Amérique et qu’on ne le reverrait jamais. J’attendais mon huitième enfant. À cet instant, je commençai de sentir les douleurs. La colère de mon mari me mettait au désespoir : et la torture physique, jointe à la détresse morale, formait un supplice intolérable. Je suppliai Dieu de me faire mourir. À quatre heures du matin, j’entendis mon mari qui rentrait. Mais, au lieu de monter dans ma chambre, il se coucha en bas sur le sofa de son cabinet. Malade, dans l’état où j’étais, je volai à lui : il était sombre et n’ouvrit pas la bouche. À sept heures du matin, notre fille Alexandra naquit. Quelle nuit ! Une nuit de juin, magnifique, terrible. Jamais je ne l’oublierai.


Cette page-là ne s’invente pas. Elle offre tous les caractères de la réalité. Mais ce n’est plus Tolstoï qui paraît la victime. Cette fois, il resta. Il resta encore, treize ans plus tard, après la fameuse lettre du 8 juin 1897, où il expliquait à sa femme, à sa « chère Sophie, » avec une élévation, une onction merveilleuses, pourquoi il la quittait cette fois, pour toujours. Cette lettre, quand elle fut trouvée dans ses papiers, a fait jeter des larmes à tous les « tolstoïens. » Ainsi, Tolstoï l’avait gardée treize ans dans son tiroir ! Il avait écrit cet adieu, et continué, treize ans, de souffrir en silence ! Mais pourquoi, puisqu’il ne partait pas, conserver cette lettre ? Pourquoi, à peine écrite, ne pas la déchirer, mais la cacheter avec soin, en inscrivant sur l’enveloppe : A remettre à Sophie après ma mort ? Pourquoi tant de complication, ce désir de faire souffrir quand on n’y sera plus ? Pourquoi cette flèche du Parthe ? À moins que ce ne soit le plaisir de s’attendrir sur soi-même par l’idée de l’effet qu’on produira, une fois mort, sur autrui, de se représenter cet autre ouvrant la lettre et se disant : « Quelle âme admirable ! Quelle patience ! Que cet ange a été bon pour moi ! » Dans ce cas, ce serait un trait de cabotinage. En vérité, ces âmes slaves sont de drôles de machines.

Et je me demande, en tremblant de cette conjecture, si l’explication de toute l’affaire n’est pas tout simplement dans la nature de l’homme de lettres. Je sais que je blasphème, parce qu’il est convenu que Tolstoï est quelque chose de plus qu’un écrivain ordinaire. Mais quelle raison y a-t-il pour le mettre en dehors et au-dessus de l’humanité ? Tolstoï n’est ni un héros ni un saint : il est poète, et cela suffit. Il conçoit un vague désir d’indépendance et de « pureté ; » il écrit à sa femme un bel adieu, et tient son intention pour demi accomplie. Tout cela, c’est de la littérature. Lui-même l’a dit un jour : « La vie de l’artiste n’est jamais intéressante, parce qu’il met le meilleur de lui-même dans son œuvre. C’est pourquoi son œuvre est bonne, et sa vie est mauvaise. » Cela est vrai de Tolstoï plus que de personne. Qui s’est plus confessé que lui dans ses livres ? Enfance, Adolescence, Jeunesse, les Cosaques, Sébastopol, c’est toujours son histoire, et c’est elle encore qu’il nous conte sous les noms du prince André, de Pierre Besoukhov et de Constantin Lévine. Qui sait si sa religion et tout le « tolstoïsme » sont autre chose qu’une nouvelle expérience littéraire, une manière nouvelle de dramatiser sa vie et de trouver une matière d’art ? Ces scènes avec sa femme, ces querelles, ces faux départs, il en fait une pièce de théâtre, et le voilà tranquille. Il bafoue le mariage, il exalte la virginité, et cela ne l’empêche pas, à soixante ans, d’avoir encore des enfants, tout en se lavant les mains de leur éducation. Cette remarque explique bien des choses. On comprend, par exemple, que, tout en se reprochant le confort de sa vie, en menaçant toujours de planter là femme et enfants, il soit demeuré si longtemps sans en rien faire. C’est l’état de demi-illusion où vivent les poètes. Ils tiennent leurs velléités pour des choses réelles : ils ont raison, ils nous font croire à cette réalité. Leur monde véritable est celui de l’imagination. Il ne faut pas s’étonner s’ils en sont dupes : c’est pour cela qu’ils nous enchantent. Du reste, pour ces âmes slaves, enfantines et complexes, les mots n’ont pas le sens absolu que nous leur prêtons. Il ne s’agit que de mirages. Ainsi le tolstoïsme, la haine du monde, l’accord de la vie et des idées étaient, pour Tolstoï même, autre chose que pour nous. Je ne lui fais pas l’injure de croire qu’il tenait aux richesses : l’argent n’existait pas pour lui. C’étaient, comme sa doctrine, des chimères, des rêves, dont il considérait l’échéance lointaine comme une chose toujours possible, sans se presser pourtant de la réaliser. C’était un beau coup de théâtre, dont l’effet était déjà produit, puisqu’il s’en émouvait à distance ; le temps n’existe pas en Orient, le fait et le rêve se confondent. Et il demeurait par inertie, par faiblesse et aussi par bonté, et parce qu’il ne détestait pas de se sentir coupable, et qu’il avait un goût de la honte, qu’il prenait pour de l’humilité. Fumées, dit Tourgueniev.

Et puis, il semble bien que, dans les derniers temps, après sa grande maladie de 1901, Tolstoï ait tout à fait cessé de croire au tolstoïsme. Il était trop intelligent pour ne pas s’apercevoir du vide de son système. Il était surtout trop mobile pour ne pas s’en lasser. Les tolstoïens l’assommaient. Ses dernières œuvres, à mon gré les plus parfaites de toutes, n’ont plus aucun rapport avec ce qui les précède : plus de thèse, plus de leçon, plus de cette ennuyeuse manie édifiante qui, depuis Guerre et Paix, nous gâte souvent les plus beaux livres. On n’y sent plus que la pure joie, la volupté de l’artiste qui ne songe qu’au bonheur de peindre. Quel héros moins « tolstoïsant » qu’Hadji Mourad, et quel merveilleux cavalier de miniature persane, chevaleresque et rusé, avec son énergie féline, barbare et raffinée ! Quelle admiration pour cette plante sauvage ! Et, dans le Père Serge, quelle page incomparable que la dernière scène, celle où le starets[2] déchu comprend qu’il a perdu sa vie, parce qu’il n’a rien fait que par orgueil et par ostentation, tandis qu’une pauvre ratée de maîtresse de piano, que tout le monde méprise et qui se croit elle-même moins que rien, est une sainte, parce qu’elle est bonne, gaie et simple, et que son âme est un miracle de charité qui s’ignore.

Ces dernières œuvres de Tolstoï sont en vérité toutes pleines de tendresse sereine et d’indulgence souriante. On y sent de moins en moins l’aigreur de l’époque de la « crise, » et de plus en plus, à mesure que s’éteint la ferveur « tolstoïenne, » on y goûte le détachement divin, le charme puéril des œuvres de la jeunesse. Mais, depuis quelque temps, il s’était passé un fait nouveau. En 1908, sous le ministère Stolypine, Tchertkov était rentré d’exil et était venu s’installer non loin de Tolstoï, dans le gouvernement de Toula. Il y avait ouvert une communauté dont les membres pratiquaient la « foi. » Ces disciples avaient le don d’impatienter le maître, sans que celui-ci eût le courage de les donner au diable. Par bonheur, la communauté fut dissoute, et Tchertkov dut se fixer dans les propriétés qu’il possédait près de Smolensk. Mais il ne perdit pas son pouvoir en s’éloignant ; il continuait d’écrire, et il avait toujours des intelligences dans la maison.

La suite est une laide histoire : de quelque nom qu’on l’appelle, il s’agit de la triste affaire qu’est la captation d’un vieillard. Le but était de retirer à la comtesse Tolstoï la gestion des affaires et des papiers de son mari. Dès 1893, on avait rédigé un premier testament qui désignait un conseil de trois exécuteurs : la Comtesse, Tchertkov et le critique Strachov. Mais ce texte n’avait pas suffi. Il y avait de telles rivalités au sujet des papiers du maître, particulièrement de son Journal, que Tolstoï excédé avait pris le parti de les déposer sous scellés au Musée Rumyanstev. Déjà une malle de manuscrits s’était égarée en voyage dans des conditions suspectes ; d’autres papiers avaient disparu. Mais Tchertkov voulait davantage. Il voulait, Tolstoï une fois mort, demeurer le seul maître de sa pensée. En septembre 1909, lors d’une visite que Tolstoï lui fit à Krekshino, il arracha à sa faiblesse un testament dans ce sens. Faute d’une formule, qui se trouva oubliée dans la rédaction, cet acte ne valait rien. C’était à recommencer. Le 22 juillet 1910, Tchertkov étant revenu aux environs de Toula, on hissa le vieillard à cheval, on se rencontra dans une clairière, en présence de témoins apostés, et un testament en bonne forme fut perpétré en secret, comme un vol fait au coin d’un bois.

Tolstoï était revenu très malade de Krekshino. Il avait des absences et des instants de délire. Cette atmosphère de conspiration, dont il se sentait entouré, n’était pas faite pour le calmer. Il avait quatre-vingt-deux ans. Son irritabilité était devenue extrême. Sa femme était à bout. Elle avait subi, en 1906, une grave opération, suivie, deux mois plus tard, de la perte d’une fille. Elle ne se dominait plus. Elle avait des attaques de nerfs. Pendant ces derniers mois, la malheureuse, à force de souffrir, n’était plus qu’une détraquée. Ce qu’elle soupçonnait autour d’elle, la présence de son ennemi rôdant dans la coulisse, achève de l’exaspérer. La vie devenait intolérable. On ne dormait plus dans la maison. Depuis l’affaire du testament, Tolstoï n’osait plus regarder sa femme dans les yeux. La nuit, au moindre bruit, la Comtesse se levait, parcourait les couloirs, une bougie à la main. Cet état de fièvre et d’alerte, ces craquements étouffés de planchers, ces portes qui s’ouvrent avec précaution, cette inquiétude, cet espionnage, ces jalousies, ces menaces de scènes et de crises : cela ne pouvait plus durer. L’existence, pour ces deux malades, devenait un enfer. Il y avait quelqu’un de trop. Une nuit, Tolstoï partit. C’était le 10 novembre, à cinq heures du matin. Quand elle lut la lettre d’adieu qu’il lui laissait, elle courut, folle de douleur, se jeter dans l’étang. On l’en retira demi morte. Et pourtant, cette fois, ce n’était pas elle seule que le vieillard avait fuie…

Pendant cinq jours, elle refusa toute nourriture. Le sixième jour, arriva une dépêche d’un journal ami, annonçant que le fugitif se mourait à Astapovo. Tchertkov avait reçu la nouvelle avant elle. Elle y vola, à temps pour y recevoir un dernier coup de couteau : ce fut pour se voir écarter de l’agonie de son mari.


Il y avait autour du lit une foule d’étrangers et d’indifférents, et moi, la femme, la compagne de sa vie depuis quarante-huit ans, on ne me laissa pas entrer. La porte était fermée à clef, et, comme je cherchais à apercevoir par la vitre le visage de mon mari, une main tira le rideau. Deux infirmières furent détachées pour s’assurer de moi ; elles me serraient les bras et m’interdisaient tout mouvement. Pendant ce temps-là le mourant appelait notre fille Tanya et se mettait à lui demander ce que je devenais : il me croyait toujours à Iasnaïa-Poliana. À chaque question, il fondait en larmes, si bien que Tanya lui dit : « Ne parlons plus de maman, cela t’agite trop. » — « Ah ! s’écria-t-il, c’est bien plus important pour moi que tout le reste. » Et il ajouta, d’une voix déjà plus indistincte : « Pauvre Sonia ! Je lui fais du mal ; nous avons été de grands maladroits. »

Personne, en dépit de mes prières, ne voulut lui dire que j’étais là ! Je ne sais qui a pris sur soi cette nouvelle cruauté. Tout le monde redoutait une émotion qui le tuerait ; c’était l’avis des médecins. Qu’en savent-ils ? Peut-être, en m’embrassant, en se laissant soigner par moi, comme il en avait l’habitude, je l’aurais sauvé. Dans une de ses lettres que je viens de publier, il me dit qu’il avait grand peur de tomber malade loin de moi.

Enfin, les médecins me laissèrent approcher, quand il ne respirait plus qu’à peine, gisant immobile sur le dos et les paupières déjà closes. Doucement, je lui murmurai à l’oreille des tendresses, je voulais lui faire comprendre que j’étais là tout le temps dans cette gare d’Astapovo, et combien je l’aimais et l’aimerais toujours. Je ne me rappelle plus ce que je lui dis encore, mais deux profonds soupirs, qui parurent lui coûter un prodigieux effort, sortirent de sa poitrine comme pour répondre à mon amour, et il retomba immobile.


On n’ajoute rien à une telle page, à ce mystérieux colloque, à cette foi auguste dans le dernier soupir. Certes, Tolstoï fut faible, injuste, capricieux, orgueilleux et parfois cruel. Il le fut en dépit de son cœur merveilleusement humain. C’était un Russe, un grand enfant. Qui avait payé pour le savoir, plus que celle qu’il a fait tant souffrir ? Mais à peine se voient-ils, qu’ils se sont pardonné. Serons-nous plus sévères que celle qui, malgré tout, l’a aimé jusqu’au bout ? Elle pense mourir de sa fuite, et accourt lui donner la suprême caresse. Elle comprenait enfin qu’il ne pouvait pas être à elle tout entier, qu’il y avait en lui quelque chose qui se devait à l’œuvre du Père et voulait se mêler au génie de l’univers. Elle l’acceptait ainsi, et se contentait de sa part. Que ne manquerait-il pas à Tolstoï et à sa légende, sans ce coup de vent prophétique qui l’arracha à sa maison, comme l’aigrette errante de la fleur du steppe, et le jeta vagabond pour mourir sur les routes, image de l’inquiétude de sa race et de la tempête qui allait déraciner la Russie ?


LOUIS GILLET.

  1. The Autobiography of Countess Sophie Tolstoï, translated by S. S. Koteliansky and Léonard Woolf, préface de Vasilii Spiridonov. 1 vol. petit in-8, The Hugarth Press, Richmond, 1922.
  2. Ascète, thaumaturge.