Littératures étrangères - Tolstoï peint par Gorki

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Littératures étrangères - Tolstoï peint par Gorki
Revue des Deux Mondes6e période, tome 59 (p. 633-648).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

TOLSTOÏ PEINT PAR GORKI


MAXIME GORKI : Réminiscences of Léo Nicolayevitch Tolstoï[1]


Ce petit livre, — écrit Gorki, — se compose de notes rédigées en Crimée, lorsque je vivais à Oleise et Tolstoï à Gaspra, au temps de sa grande maladie et de sa convalescence… J’y ajoute une lettre que j’avais commencée à la nouvelle de son « évasion » et de sa mort. Je n’y change pas un seul mot. Et je la laisse inachevée, car de toute façon il m’est impossible de la finir.


Ces lignes servent de préface à une mince brochure précieusement imprimée que le poète des vagabonds, devenu l’un des personnages de la République des Soviets, chargé de l’éducation des masses, inspecteur des monuments historiques de Pétrograde et éditeur d’une collection populaire des classiques russes, vient de faire traduire et publier en Angleterre. Les notes de Crimée datent de 1901. Tolstoï avait soixante-douze ans. L’illustre vieillard, excommunié pour le scandale de Résurrection, relevait d’une maladie grave ; il avait dû se laisser conduire pour sa santé dans le midi de la Russie, sur cette Côte d’Azur des environs de Sébastopol, dans la belle villa de la comtesse Panine. Gorki, à trente-deux ans, était dans tout l’éclat de sa jeune et soudaine renommée[2]. Les deux hommes s’étaient rencontrés depuis un an soit à Moscou, soit dans la terre de Tolstoï à Yasnaïa Poliana. Ils ne devaient plus se revoir. Bientôt après, Gorki se retirait à Capri ; c’est là qu’il apprit, le 22 octobre 1910, la fuite de Tolstoï, et c’est de là qu’il écrivit, sous le coup d’une émotion que partageait toute l’Europe, la lettre qui forme l’essentiel de ce volume de Souvenirs.

Ces Souvenirs ne sont pas, à proprement parler, un « portrait » de Tolstoï. Gorki n’est pas un chambellan, un ponctuel Eckermann devant qui M. le conseiller Goethe parle comme devant le phonographe. Un Russe n’est pas capable de tant d’application. Incurie et désordre, c’est toute la Russie. Souvent les notes de Gorki servirent à allumer le réchaud à café. Ce qui reste n’a été sauvé que par hasard. Mais ces bribes décousues ont ce que n’eut jamais l’exactitude allemande : le don de la vie. L’image de Tolstoï, dans ces mille facettes d’une vision d’artiste, apparaît déjà plus mobile et plus capricieuse, étrangement différente de l’image de convention à laquelle le public s’était accoutumé.

On sait de reste que Gorki n’est rien moins qu’un tolstoïsant. S’il a pour le génie de Tolstoï un culte voisin de l’adoration, il ne cache pas que sa pensée lui déplaît et l’irrite. Il déteste surtout sa doctrine du « non-agir, » de la « non-résistance au mal, » cette passivité qui est le mal russe par excellence, le poison laissé dans l’âme slave par l’opium mongol. Cette inertie, cette apathie sont le legs fatal du passé, qui paralyse tant de beaux dons et, de ce qu’on appelle l’histoire de Russie, fait l’histoire d’une série de despotismes tartares, baltes, allemands, selon la nationalité du premier conquérant qui a eu la fantaisie de s’emparer du pouvoir. Et ne venons-nous pas de voir avec la même facilité une bande de terroristes surprendre, gâcher impunément cet Empire de cent millions d’âmes ? Tolstoï incarne aux yeux de Gorki cette impuissance russe à s’organiser en État, l’imbécillité politique, l’horreur de tout effort, qui ramènent toujours le Russe au groupement nomade. Il lui reproche son mépris pour la culture et la science, cette ignorance goguenarde du paysan qui se méfie ou se rit de toute nouveauté. National, par tous ces travers agrandis à l’extrême, personne ne l’est plus que Tolstoï ; mais plus Tolstoï est grand, plus Gorki le trouve haïssable de magnifier en lui les vices de la race. « Le Russe est un être de paresse qui n’a pas besoin qu’on lui trouve de nouveaux prétextes à sa torpeur. » C’est un crime de l’encourager dans sa fainéantise, en lui répétant : « A quoi bon ? » Parfois, ce prodigieux Tolstoï, avec son génie « monstrueux, » apparaît à Gorki comme « une immense montagne » qui se dresse entre son peuple et l’Europe, pour détourner la Russie en marche vers l’Occident et la rejeter là-bas vers les steppes de l’Asie, dans l’enfance du monde et la patrie des rêves stériles.

Oui, il y a des moments où Tolstoï lui paraît presque le « mauvais génie » de la Russie, le dangereux charmeur qui envoûte son peuple et l’empêche de lutter contre le mal de vivre. Et le moment d’après, il est tellement séduit par le pouvoir de l’enchanteur, il admire en lui une telle force de sève et de génie, qu’il ne se tient plus de s’écrier : « Voyez quelle merveille d’homme vit parmi nous sur cette terre ! » Il finit par ne plus savoir s’il l’adore ou le hait. Mais qu’importe la haine ou l’amour ? « Il provoquait en moi des agitations, un émoi sans mesure. » Et ce mélange de sentiments contraires dans l’âme du peintre répand déjà sur la figure du modèle un mouvement dramatique.

Ainsi, il s’en faut que Gorki soit un fidèle béat. L’athée, le révolté, le poète des rebelles et des parias ne pouvait s’entendre avec l’apôtre du renoncement et de l’humiliation. Il faut une bonne dose d’optimisme pour oser entreprendre le bonheur de l’humanité, fût-ce par la violence et le crime. Les deux hommes ne parlaient pas seulement de points de vue opposés, ils étaient de générations et de races différentes. Mais un artiste est toujours un peu femme : il a le don de se prêter à son interlocuteur. Et c’est pourquoi Gorki a beau regimber de loin contre les idées de Tolstoï, il ne se trouve pas plus tôt en contact avec l’homme, qu’il oublie ses préventions et tombe sous le charme. Tolstoï non plus n’est pas le même avec Gorki qu’avec les autres. Il s’adapte sans y penser à ce nouveau public. Il se passe entre les deux hommes ce qui arrive dans une lettre, qui est faite presque autant par celui à qui elle s’adresse que par la personne qui l’écrit. Tolstoï sentait fort bien que ses homélies seraient peine perdue avec Gorki. Il avait le tact de les lui épargner. Il évitait toujours de lui parler de Dieu, — ce dont Gorki lui savait gré, — ou il ne le faisait qu’avec une gêne et une froideur visibles. C’était comme s’il s’apercevait soudain que sa religion lui tenait peu au cœur, qu’elle n’était en lui qu’une construction artificielle. Il avait un peu honte de la simplicité de son Christ.

En fait, outre le désir de plaire naturel à l’artiste, on se demande si ce n’était pas un bon débarras pour Tolstoï quand Gorki lui rendait le service de secouer cette fade atmosphère religieuse dont il s’était environné et de le rendre à sa vraie nature. Avec lui, il pouvait cesser de pontifier : il n’était plus le prophète, l’oracle de la conscience humaine. Il était en vacances. Surtout, il était délivré de ses admirateurs. Ce cercle de Tolstoï, qu’il traînait avec lui de Moscou à la villa de la comtesse Panine, Gorki nous en trace une peinture des plus divertissantes. Il y avait d’abord les intimes, le ménage Tchekov, et l’inquiétant Sulerzhiski, le loup mal apprivoisé, exerçant sur Tolstoï un ascendant inexplicable, capable de tout, de jeter une bombe, de partir avec une troupe de musiciens ambulants… C’était encore la foule des snobs, des curieux ou des simples dévots. « Voici le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, le peintre d’intérieurs Ilya, un social-démocrate d’Yalta, le « stundiste » Putzuk, un musicien, un Allemand, le régisseur des domaines de la comtesse Kleinmichel, le poète Bulgakov, et tous le contemplent à la fois avec des regards d’amour. Tolstoï est là, il est charmant : il explique à la société la doctrine de Lao-Tsé, et il me fait l’effet d’un extraordinaire homme-orchestre, pouvant jouer de cinq ou six instruments à la fois, de la trompette, du tambour, de l’harmonium et de la flûte. » Et puis, il y avait les « Tolstoïens… »

Ah ! pour les Tolstoïens, il n’est pas tendre, Maxime « l’Amer. » « Figurez-vous une tour sublime dont le tocsin appelle infatigablement l’univers, et tout en bas d’infimes roquets, une meute de sales cabots qui jappent en se regardant de travers et en demandant : Qui aboie le mieux ? » Cette canaille sue la lâcheté et la tartufferie : elle infecte la maison d’une atmosphère de bassesse et de flagornerie. On dirait une famille autour d’un oncle à héritage. Cela s’embrasse tout le temps avec des voix dolentes. Cela vous a des mains moites et les yeux faux. Du reste, des gens pratiques et qui s’entendent aux affaires. C’était bien la peine de rompre avec l’Eglise, pour installer chez soi des mœurs de sacristie ! Engeance écœurante ! Elle rappelle à s’y méprendre cette moinerie qui parcourt inlassablement les coins sombres de la Russie, portant dans sa besace des os de chiens crevés qu’elle donne pour des reliques, vendant de petites fioles de « ténèbres de l’Egypte » et de « larmes de la Sainte Vierge. » « Je me rappelle, écrit Gorki, un de ces bons apôtres qui, à la table d’Yasnaïa-Poliana, refusait des œufs à la coque, « pour ne pas faire de peine aux poules, » mais qui, au buffet de Toula, se goinfrait de viande à belles dents, en s’écriant : « Vraiment, le vieux, il exagère ! »

Évidemment, Tolstoï n’était pas dupe de cette comédie. Un jour, à Yasnaïa-Poliana, un Tolstoïen s’étendait avec componction sur les bienfaits de sa conversion : comme il était heureux, comme il se sentait pur depuis qu’il avait la foi ! Tolstoï se pencha vers Gorki : « Il ment, le coquin, il ment, lui dit-il à voix basse, mais c’est pour me faire plaisir. »

Non, Tolstoï n’était pas la dupe de son entourage ; mais il en était la victime. Il jouissait malgré lui de cette popularité. Il lui était doux de respirer cet encens, même vulgaire. Il lui était doux de jouer un grand rôle, d’avoir des disciples aux Indes, en Amérique, au Japon, jusqu’en Chine, d’être pour une foule de croyants « notre vénérable frère, le bienheureux boyard Léon. » Il lui était doux d’étonner le monde par une conversion éclatante et une humilité fastueuse, de prendre le contre-pied de toutes les idées modernes, de fendre et de scier du bois comme le dernier des paysans, d’ébranler à lui seul une société orgueilleuse et de la faire douter de cette civilisation dont elle était si fière. Quelle satisfaction d’exercer son pouvoir, d’ « obliger les gens à faire pénitence, à aller à pied, à méditer les Évangiles, à se faire végétariens, par-dessus tout à croire en l’infaillibilité des vues philosophico-religieuses de Léon Tolstoï ! » Il ne pouvait plus renoncer à ce pontificat. Il déployait, pour le défendre, l’intolérance frénétique d’un prêcheur du Volga. Et pourtant, on soupçonne que ce rôle lui pesait, Comme le grand Frédéric mourant, il était las parfois de régner sur des esclaves.


Rien de plus faux en effet que l’apparente bonhomie et la légende populaire, la grossière image d’Epinal qui s’était répandue de « Saint Léon Tolstoï. » Bien naïf qui se laisserait prendre à ses dehors rustiques. L’habit ne fait pas le paysan : plus d’un visiteur du prophète s’en aperçut à ses dépens. C’est un des traits le plus finement notés par Gorki. Le tableau est charmant. Voici l’homme qui s’approche, de son pas court, léger, rapide, « le pas du marcheur habitué a beaucoup parcourir cette terre. » Sur le seuil, les deux pouces passés dans sa ceintura, il s’arrête une seconde, avec un coup d’œil circulaire de ses petits yeux gris et perçants, auxquels rien n’échappait » « ni un grain de sable ni une pensée, » « un regard qui saisit sur-le-champ le moindre trait nouveau et absorbe instantanément le sens de toute chose. » Il ne paraît pas très grand, mais tout, dès qu’il se montre, « se rapetisse autour de lui. » Une barbe de paysan, des mains rudes (d’ailleurs prodigieuses), des vêtements communs, l’air et l’allure « peuple, » une façon de se mettre à l’aise et de plain pied avec vous : aussitôt, l’assistance se sent en confiance et ce sont dans l’assemblée des trémoussements de joie, des exclamations pâmées, « le sans-gêne du toit à porcs. »


Brusquement, sous la barbe du rustre, sous la grosse blouse du démocrate, apparaissait le grand seigneur, le vieux barine russe, l’aristocrate de grand style : et de ce changement à vue, les candides visiteurs, les gens du monde, etc. demeuraient pétrifiés. On voyait tous les nez bleuir d’une sensation subite d’intolérable glace. C’était plaisir alors d’admirer ce pur-sang, cette créature pleine de race, d’étudier la noblesse et la grâce de son geste, la fière retenue de ses discours, de sentir la pointe exquise de ses mots meurtriers… Un jour, en revenant d’Yasnaïa-Poliana à Moscou, je me trouvais dans le wagon avec un de ces visiteurs candides : le brave homme avait perdu la respiration et ne pouvait retrouver son souffle. « Quelle douche ! » répétait-il avec un sourire ahuri. Et moi qui le croyais anarchiste !


M. André Beaunier, qui n’est point un « visiteur candide, » est, je crois, le premier, dans ses Notes sur la Russie, qui ait vu ce trait et n’ait point pris pour argent comptant cette humilité pleine d’ostentation. Sous le déguisement égalitaire il avait parfaitement deviné le patricien. Et d’ailleurs, quel autre qu’un noble a jamais su vraiment ce que c’est qu’un paysan ? Le sens de la terre est le signe infaillible de l’aristocratie. C’est ce qui distingue à tout jamais des romanciers mondains le véritable romancier provincial et rural. J’ai vu chez M. André Beaunier une photographie du vieux maître avec une dédicace de sa grosso écriture d’enfant, orthographiée Léon Tolstoy. « Cela vous étonne, disait-il de sa voix grasseyante, mais depuis trois cents ans qu’il y a des comtes Tolstoy, ils signent toujours comme cela. » Voyez-vous le descendant de Rurik, l’homme qui jugeait de haut la petite noblesse des Romanoff ?

Non ! il n’était pas simple, l’apôtre de la simplicité ! À sa première visite, Gorki eut la sensation d’un grand seigneur qui condescend à faire des avances et qui veut bien s’encanailler, — se croyant même obligé d’emprunter pour cela un langage de charretier, — mais il demeura surtout sous l’impression d’avoir passé un examen. La seconde fois, Tolstoï fut charmant. Il emmena le jeune homme se promener dans un bois ; il se laissait aller, tout en marchant, à ses souvenirs ; il récitait des vers. « Tout à coup, un lièvre lui partit entre les jambes. Tolstoï sursauta, sa figure brilla de plaisir et d’animation ; il se mit à crier : Hop ! en suivant des yeux les bonds de l’animal. Le vieux chasseur se réveillait. Alors, il me regarda gaiment, et il se mit à rire franchement d’un rire cordial et bon enfant. Il était délicieux, à cet instant-là. » On voit que le « vieil homme » survivait sous le « converti. » Quelle surprise aussi de le voir jouer aux cartes ! Il jouait avec sérieux, en joueur passionné. Ses mains s’énervaient aussitôt qu’elles touchaient aux cartes ; on eût dit qu’elles tenaient une volée d’oiseaux… » Et sous le costume d’emprunt de l’ermite et du pénitent, c’était un charme de voir jaillir ces soudaines fusées de l’instinct et du tempérament.

Le sujet dont il parlait le plus volontiers, dans ces épanchements intimes, c’étaient les femmes. Il en parlait, écrit Gorki, « presque comme un romancier français » ( ? ) — mais toujours, ajoute notre auteur, « avec la grossièreté affectée d’un paysan russe. » Chose curieuse ! Cet homme qui pouvait être, quand il voulait, plein de charme, de sensibilité et de délicatesse, était à d’autres moments d’une brutalité pénible. « Il était odieux quand il parlait des femmes : c’était inouï de goujaterie, et cela sonnait faux, quoique ce fût toujours étrangement personnel. On eût dit qu’il avait été une fois blessé dans sa jeunesse, et qu’il n’y avait eu jamais d’oubli ni du pardon. »

La première fois que Gorki le vit, — c’était à Moscou, — le vieillard fit rouler l’entretien sur deux de ses nouvelles, et cela sur un ton dont son jeune visiteur demeura abasourdi. Il entreprit de soutenir que chez la jeune fille la chasteté est contre nature. « Vous nous peignez votre héroïne comme une fille saine, et vous lui donnez des sentiments d’anémique ! » Et il se mit à enfiler sur ce thème un chapelet d’ordures… Gorki en resta suffoqué.

Plus tard, il s’expliqua que ce n’était pas chez Tolstoï un goût de l’obscénité, mais qu’il se servait du mot cru, quand c’était le mot juste. Il parlait ainsi tranquillement, en homme sorti du jeu et, comme il arrive à certains vieillards, avec une absence complète de pudeur. Il se plaisait à faire aux gens une foule de questions brusques et indiscrètes pour les mettre dans l’embarras : « Etes-vous amoureux de votre femme ?… Que pensez-vous de la mienne ?… Croyez-vous que mon fils Léon a du talent ? » Il y avait en lui de l’inquisiteur. Un jour, à la promenade, il interpelle Tchekov :

— Tu as été un grand coureur dans ta jeunesse ?

Tchekov bredouilla dans sa barbe une réponse inintelligible, tandis que Tolstoï, le regard vague et perdu au loin sur la mer, ajoutait :

— J’étais un infatigable…

Et il lâcha un mot salé. Le livre de Gorki contient tout un écrin de ces maximes sur les femmes, attestant un incroyable mépris. Ce mépris rappelle le mot d’Aristophane sur Euripide, qu’on surnommait le misogyne, mais qui ne l’était pas toujours. On s’en serait douté à la vie merveilleuse que Tolstoï a prêtée à ses caractères de femmes, — Natacha, Anna, Maslowa, — toujours si supérieurs à ses caractères d’hommes, et d’ailleurs si peu embarrassés de scrupules et de vie morale. Il se défendait d’avoir du goût pour elles ; et c’était une des raisons de son dédain pour nous : « Les Français sont des sensuels. Pour eux, il n’y a que la femme. C’est un peuple fini, une race d’émasculés. Tous les phtisiques sont des sensuels. » Il ne jugeait pas plus favorablement les Italiens : « Un peuple de charlatans et de rastas : toujours des Arétins, des Casanova, des Cagliostro. » Voici un choix de ces boutades sur les femmes :


Avec son corps la femme est plus franche que l’homme, mais avec son cerveau elle ment. Elle ment, mais elle n’est pas dupe de ses mensonges : tandis que Rousseau croit aux siens…

Le vrai danger, ce n’est pas la femme qui vous tient par la peau, c’est celle qui vous tient par le cœur… (C’est tout le contraire de la thèse de la Sonate à Kreutzer.)


Et encore :


L’homme survit à tout, aux tremblements de terre, aux pestes, aux horreurs de la maladie et des tortures morales ; mais le grand drame de sa vie, aujourd’hui comme hier et comme demain, c’est le drame de la chambre à coucher…


Et il accompagnait ces aphorismes d’un sourire de triomphe. Ils ne sont pas d’une galanterie raffinée et sentent la ferme et le fumier plutôt que le boudoir… Il est certain que Tolstoï éprouvait une joie sauvage, une allégresse de cordelier à bafouer la femme, à démolir l’idole et à la mettre en pièces ; il n’était jamais plus content que lorsqu’il pouvait la montrer dépouillée de sa poésie, dans quelque posture bien humiliante. Il y a dans les Souvenirs de Gorki une de ces histoires rabelaisiennes, une histoire de fessée, qui mettait le vieil homme en joie, le faisait rire aux larmes, jusqu’à se donner un point de côté. On eût dit que dans ces cas-là il trouvait on ne sait quelle satisfaction de vengeance. C’était comme un vieux compte qu’il avait à régler. « Etait-ce la rancune du mâle que la volupté a déçu et qui n’y a pas trouvé l’ivresse qu’il attendait ? Etait-ce la révolthe de l’esprit contre la bête ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait toujours dans ses propos sur les femmes la férocité froide, la cruauté d’Anna Karénine. » Peut-être le fond des choses a-t-il que Tolstoï n’a jamais été réellement heureux : « Le calife Abdurahman, disait-il, avait eu dans sa vie quinze jours de bonheur. Je n’ai pas été si heureux. » Ni dans « les livres des sages, » ni « sur le dos d’un cheval, » ni « dans les bras d’une femme, » il n’avait pu trouver la joie. Et c’est cela qu’il ne pardonnait pas à l’amour.


Les femmes ! s’écriait-il dans le parc de Gaspra, un soir que l’entretien était tombé sur elles. Attendez que j’aie un pied dans la tombe, alors je dirai la vérité. Je la dirai, la vérité, je sauterai dans mon cercueil, je tirerai le couvercle et je vous dirai : « A présent, faites ce qu’il vous plaira. » Il prononça ces mots d’un accent si farouche et d’un air si menaçant, que tout le monde garda le silence…

C’est qu’il y avait en lui, avec un sentiment incomparable de la vie, un sentiment profond du néant de la vie. Tous ses livres sont pleins de la mort. L’idée de la mort envahissait l’illustre vieillard, l’enveloppait de ses premières ombres : « Une fois qu’on s’est mis à réfléchir, avouait-il un jour à Gorki, peu importe à quoi on pense : on ne peut plus penser qu’à la mort. Car, s’il y a la mort, est-ce qu’il y a une vérité ? » La maladie avait développé en lui ce penchant funèbre. Elle l’avait entraîné dans son crépuscule solennel. Il n’était déjà plus qu’un mourant en sursis.

Dans cette situation, mis en quelque sorte au pied du mur, il se débattait en vain contre l’idée de la destruction. Il y répugnait de toutes ses forces, il la trouvait stupide et dénuée de sens et il se révoltait contre sa nécessité, de toute la hauteur de son orgueil : car enfin, il est dur, quand on est Léon Tolstoï, d’avoir à se soumettre au caprice d’un streptococque. C’est ainsi que Louis XV se fâcha quand son médecin lui dit : « Il faut mourir. » Il faut ! Il faut !… répétait le roi indigné. Et Gorki suppose très finement que chez Tolstoï le désir du martyre était une manière d’échapper à cette absurdité, de lui donner un sens ; c’était faire de la mort un acte volontaire, un acte de puissance. Mourir ainsi, c’était encore agir ; ce n’était plus subir une volonté étrangère, mais imposer la sienne ; c’était se perpétuer par l’exemple et la contagion du sacrifice… C’était peut-être enfin se persuader soi-même de l’utilité de sa vie et de la vérité de la foi pour laquelle on l’aurait donnée.

Voilà ce qu’il y avait au fond de l’âme de Tolstoï, dans ces moments de silence auxquels il s’abandonnait de plus en plus aux portes de la mort, silences qu’on sentait plus grands que toutes ses paroles. Quel était le secret de ces rêveries augustes ? On sentait qu’il passait dans ce tête-à-tête avec lui-même « des idées dont il avait peur. » Cette pensée du néant ou de Dieu le rongeait. Il n’y portait aucune tendresse, nulle piété véritable : ses rapports avec Dieu étaient d’un genre très difficile. « Par moments, on eût dit deux ours dans une caverne. » Il en voulait à l’Infini de ne pouvoir s’y dérober, de lui gâcher sa vie, de la tyranniser comme celle de ces pèlerins chassés sans repos de sanctuaire en sanctuaire : bon gré mal gré, le mystère s’était emparé de lui, il ne voyait plus autre chose sous toutes les formes de la nature ; tout le ramenait au désert, et à cette unique affaire du problème éternel.

Dans son drame des Bas-fonds, Gorki a mis en scène un personnage de ce genre. Aucun des grands apôtres russes, nous dit-il, n’a une foi active et vivante. Ils s’intéressent aux idées et n’aiment pas les hommes. Comme leur métier les rapproche d’eux, ils leur distribuent de bonnes paroles, mais comme on donne à un pauvre, avec l’intention de s’en débarrasser. Et toute leur philosophie, toute leur éloquence n’est qu’une aumône qui déguise une aversion secrète, et derrière laquelle on entend des plaintes de désespoir : « Allez-vous en ! Aimez Dieu ou votre prochain, mais allez-vous-en ! Blasphémez, faites ce que vous voudrez, mais laissez-moi tranquille ! Laissez-moi, car je suis un homme et condamné à mort. »

C’est ce nihilisme de Tolstoï qui est le vrai nom de son angoisse et de son mysticisme, et qui frappe de mort sa religion sans tendresse. Etrange homme ! « Il y avait en lui l’espièglerie de l’enfant terrible, la turbulence du bogatyr, quelque chose de Vaska Buslayev (le Til l’Espiègle de la légende russe), et en même temps le fanatisme de l’Archi-pope Awakum, tandis qu’au-dessus ou à côté se cachait le scepticisme railleur d’un Tchaadéïev. Le fanatique harcelait, tourmentait de sa morale le grand artiste ; le barbare de Novgorod bousculait Dante et Shakspeare, tandis que le sceptique persiflait ses joies et ses douleurs. Et le vieux Russe qui était en lui accablait les idées de Science et d’Etat, — le Russe conduit à l’inertie passive et anarchique par la vanité de ses efforts pour organiser la vie d’une manière plus humaine. »

Cependant, le vieux bogatyr demeurait si vivace, qu’il triomphait presque toujours de ces idées désespérées. Dans cette lutte perpétuelle entre la vie et le néant, c’était encore la vie qui avait le dessus. Gorki note avec joie, — parfois avec malice, — ces charmantes inconséquences, ces sautes d’humeur brusques et ces délicieux réveils de la nature.

C’est ainsi qu’en dépit de Qu’est-ce que l’art ? et de sa prétendue indifférence pour la gloire de bien dire, le vieux romancier ne se retrouve pas plus tôt avec Gorki, avec Tchekov, qu’il se met à parler de ce qui fait l’éternel objet de la passion de l’homme de lettres : il parle de littérature. La place me manque malheureusement pour reproduire ici quelques-uns de ses jugements. Ce n’est pas le moins piquant chapitre de ces Souvenirs. On voit que cet homme, qui condamnait toute la littérature, l’adorait, et qu’au milieu de ses encycliques religieuses et sociales, il ne cessait nullement de s’y intéresser. Des écrivains russes, qu’il avait à peu près tous connus, il parlait comme un patriarche parle de ses enfants : en particulier de ses préférés, Pouchkine, Gogol et Tourguenef. En revanche, il ne pouvait pas souffrir Dostoïewsky ; il le trouvait surfait et l’accusait de romantisme. « Le romantisme, c’est ne pas pouvoir regarder la réalité dans les yeux. » « Il me reproche d’être livresque, écrit Gorki, mais il l’est bien autant que moi. » Il avait beaucoup lu Dickens, et surtout les Français, spécialement Rousseau, pour lequel il se montre, en vieillissant, assez ingrat. « Les Français, déclare-t-il, n’ont que trois écrivains : Stendhal, Balzac et Flaubert, peut-être Maupassant, quoique j’aime mieux Tchekov. — Et Hugo ? — Il est trop bruyant. » Guerre et Paix doit cependant bien quelque chose aux Misérables.

Pour ses propres ouvrages, il était bien loin d’en penser le mal qu’il en a écrit. Il disait à Gorki : « Entre nous, modestie à part, Guerre et Paix, c’est l’Iliade. » Un soir, au crépuscule, les yeux à demi fermés, et agitant les sourcils, il se mit à lire une variante du Père Serge, le roman qu’il écrivait alors : c’était la scène merveilleuse de la tentation. Il acheva sa lecture, et puis, relevant la tête et fermant tout à fait les yeux, Gorki l’entendit murmurer : « Tout de même, il écrit bien, le vieux ! »

Cela fut dit si simplement, il jouissait si naïvement de la beauté de son œuvre, que je n’oublierai jamais la joie que cette petite phrase me causa sur le moment, une joie que je ne pus ou ne sus pas exprimer, mais que je ne réussis à contenir que par un immense effort. Mon cœur s’arrêta de battre, et soudain tout me parut plus jeune et rafraîchi autour de moi.

Toutes ces images correspondent-elles à l’image officielle et légendaire du grand vieillard ? Y reconnaîtra-t-on la vignette pour catéchisme humanitaire, et par exemple le Tolstoï de la Lettre à Romain Rolland ? Le portrait de Gorki a plus de chances d’être vrai. Il est peint par petites touches à la Dostoïewsky, sans esprit de système et d’ensemble, comme une suite de croquis et d’instantanés, qui semblent d’abord se contredire, et d’où résulte à la fin l’impression de la vie. Rien n’y est fixé ni arrêté dans un contour rigide. Il reste autour de la figure du flottant, de l’indécis et du je ne sais quoi. On voit tantôt le prophète avec son désir d’auréole, tantôt l’ancien viveur, ici le critique terrible et le destructeur enragé de la Sonate à Kreutzer, puis le moujik, l’aristocrate, le gendelettre, l’admirable artiste amoureux de la beauté du monde et par-dessus tout le désespéré qui a touché le fond de toutes les illusions et qu’emplit désormais le vertige du néant.

Entre toutes ces imagos, il en est une que je veux extraire et donner tout entière, parce qu’elle résume mieux qu’aucune autre, dans sa grandeur démesurée et son majestueux silence, le Tolstoï des dernières années. Gorki n’a rien écrit de plus beau que cette page.


Une fois, je le vis comme personne au monde peut-être ne l’a vu. Je me rendais chez lui à Gaspra par la plage lorsque, derrière le parc Yussupor, je l’aperçus dans les rochers : silhouette petite et anguleuse, dans un vieux costume délabré, coiffée d’une vieille casquette informe. Assis, la tête dans les mains, le vent agitait dans ses doigts les poils argentés de sa barbe. Son regard errait là-bas à l’horizon de la mer, et les petites vagues d’un jaune vert se roulaient humblement à ses pieds qu’elles caressaient. On eût dit un vieux magicien écoutant les secrets de la mer. C’était un jour de soleil traversé de nuages ; les ombres des nuages glissaient sur les rochers ; et en même temps que les rochers, le vieillard s’éclairait et s’obscurcissait tour à tour. C’étaient de grands rocs tout crevassés et couverts d’algues parfumées ; il y avait eu une forte marée. Et il avait l’air, lui aussi, d’une de ces vieilles pierres qui serait devenue vivante, une pierre qui connaîtrait l’origine et la fin des choses, et qui saurait ce qui doit arriver des rochers, des herbes de la terre et des flots de la mer et de l’univers entier, du grain de sable jusqu’au soleil. Et la mer elle-même faisait partie de son âme, et toutes les choses environnantes semblaient venir de lui. Dans l’immobile rêverie du vieillard, je distinguais quelque chose de fatal, de magique, une force qui plongeait dans les ténèbres inférieures et fouillait comme un phare le vide bleu qui enveloppe la terre, — comme si c’était lui dont la volonté avait le pouvoir de rythmer les vagues, de les attirer tour à tour et de les repousser, de régler les mouvements des ombres et des nuages, et d’animer l’insensibilité elle-même de la pierre. Tout à coup, dans un fol éclair, le miracle me parut possible ; il va se lever, me disais-je, il va étendre la main, et la mer va se cristalliser comme un verre, les pierres s’émouvoir, tout va s’animer, prendre une voix et chacune de ces voix parler dans son langage, parler de la nature et de l’homme. Ce que je pensais ou plutôt ce que je sentis à ce moment, je ne trouve plus de mots pour l’exprimer : c’était de la joie et de la terreur, et tout se fondait pourtant dans cette pensée de bonheur : « Non, je ne suis pas seul sur la terre, tant que cet homme est de ce monde. »

Jamais on ne dira mieux sur l’enchanteur, sur le vieux Prospère dont le charme ensorcela notre jeunesse, et qui sut jouer mieux qu’aucun homme de tout le clavier de l’univers. Mais avant de le quitter, j’aime mieux reproduire ici une scène moins arrangée et moins lyrique, où Tolstoï apparaît sous un jour plus uni et peut-être plus vrai, avec toute sa sensibilité étrangement riche, mobile, contradictoire. Un jour, Gorki et lui parlaient de dégénérescence :


« Cela n’existe pas, dit-il, c’est une invention de Lombroso, et puis après est venu ce perroquet juif de Nordau. Tout cela, ce sont des affaires de livres. » Je lui contai alors l’histoire d’une famille de Moscou que j’avais connue, une famille de marchands où la loi de dégénérescence avait fonctionné d’une manière particulièrement impitoyable. Alors il me prit par le bras : « Cela, c’est vrai, s’écria-t-il. Je connais deux familles pareilles à Toula. Il faut que vous écriviez cela. Un grand roman, sans phrases, voyez-vous ? Il le faut. » Et ses yeux brillaient. Celui qui se fait moine, afin de prier pour la famille… magnifique ! « Péchez, vous autres, et moi je prie et j’expie vos péchés par mes prières : » voilà la vie. Et l’autre, l’homme d’argent, le fondateur de la famille, comme c’est cela ! Un ivrogne, un vieux débauché, qui s’amourache de toutes les filles, et subitement assassine. Ah ! que c’est beau ! Il faut que vous écriviez cela… Il n’y a pas de héros, c’est un mensonge et une invention : il n’y a que des hommes, des hommes, rien de plus. »

Et il continua en souriant : « Voyez-vous, nous sommes tous de terribles inventeurs. Moi-même, en écrivant, je me prends de pitié pour un de mes personnages, je lui ajoute une qualité ou je l’enlève à quelque autre, pour qu’il n’apparaisse pas trop noir. » Soudain, prenant le ton d’un juge inexorable : « Voilà pourquoi je dis que l’art est un mensonge, une fiction arbitraire et nuisible. Qu’est-ce que cela peut faire au monde, la manière dont je vois cette tour, ou la mer, ou ce Tatare ? De quel intérêt cela peut-il être ?… »


Une autre fois, le vieillard, en se promenant avec Gorki, devisait sur la guerre de l’âme et de la chair, sur le deteriora sequor du poète ; cette idée lui rappela brusquement un souvenir de jeunesse : « une femme soûle qu’il avait vue à Moscou, couchée dans le ruisseau. » Il frissonna, secoua la tête en fermant à demi les yeux, et poursuivit avec douceur :


Une femme ivre, c’est ce qu’il y a de plus hideux et de plus répugnant. Je voulais l’aider à se relever, mais je ne pouvais pas : elle était si sale, c’était quelque chose de si visqueux et de si glissant ; si je l’avais touchée, les mains sales pour un mois. C’était horrible. Et sur le bord du trottoir, il y avait un charmant petit garçon aux yeux gris, les joues inondées de larmes ; il sanglotait interminablement : « maman… maman…. lève-toi ! » Alors, elle remuait les bras, grognait, levait la tête, et la laissait rouler de nouveau dans la boue. »

Il s’arrêta, et murmura : « Oui, oui, c’était horrible. Vous avez souvent vu des femmes ivres ? Souvent… mon Dieu ! Il ne faut jamais écrire cela, jamais !

— Pourquoi ?

Il me regarda droit dans les yeux et répéta en souriant :

— Pourquoi ?… Je ne sais pas. Cela m’a échappé. Parce qu’on n’écrit pas sur la boue. Mais après tout, pourquoi pas ? Il faut dire la vérité sur tout, sur tout.

Ses yeux se remplirent de larmes. Il les essuya et se mit à regarder son mouchoir en souriant, tandis que de nouvelles larmes sillonnaient ses vieilles rides. « Je pleure, dit-il, je vieillis. Cela me perce le cœur, ces souvenirs horribles. »

Et il me toucha doucement du coude et ajouta : « Vous aussi, un jour, vous arriverez au bout de votre vie, et il n’y aura rien de changé, et vous pleurerez aussi, vous pleurerez toutes les larmes de votre corps, comme disent les bonnes femmes. Et il faut dire la vérité sur tout, toute la vérité ; autrement, le petit garçon aurait le droit de se plaindre. Il nous dirait : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas tout. » Car il est exigeant en fait de vérité.

Tout à coup, il se secoua et me dit : « Et maintenant, Gorki, contez-moi une histoire : vous racontez si bien ! Une histoire d’enfants, une histoire de votre enfance. Ce n’est pas facile de croire que vous avez été enfant. Contez-moi une histoire. »

Et il s’étendit bien à l’aise sur les racines d’un sapin, et se mit à considérer avec attention les fourmis affairées entre les aiguilles de pins.


Sans doute, il faut tenir compte de la vision spéciale de Gorki, de cette adaptation, de cet amalgame dont j’ai parlé, et qui faisait que, devant Gorki, Tolstoï n’était déjà plus le même que devant un autre homme. Mais n’a-t-on pas l’impression que Gorki est bien près du vrai quand il nous montre Tolstoï à l’état naturel, — le grand écrivain et le grand poète sans théories chrétiennes, sans idées sociales, sans rôle de pontife et de prêtre ? Ce portrait ne confirme-t-il pas ce que nous avions senti, lorsque dans le vague et l’ennui de Pamphile et Julius ou de Que devons-nous faire ? nous ne reconnaissions plus l’incomparable artiste des Cosaques, de Kholstomier, de Guerre et Paix et d’Anna Karénine ?

Peut-être que Tolstoï, à son insu, et tout en détestant le romantisme, demeura en cela plus romantique qu’il ne croyait l’être : il confondit le pouvoir de l’art et la fonction religieuse : il crut que la littérature était faite pour résoudre l’énigme de la destinée, et pour remplacer l’antique enseignement de l’Église. Il se condamna alors à écrire ce fatras édifiant, social et humanitaire où l’ignorance le dispute à la niaiserie. C’est l’histoire que nous rapportent tant de jolies légendes grecques, comme celle de saint Alexis, le prince merveilleux, héritier d’un royaume, qui s’enfuit le soir de ses noces pour revenir mourir, mendiant et méconnaissable, à la porte du palais paternel. Ce fut le suicide d’un magnifique génie.

Oui, Gorki a raison de se scandaliser, de protester contre le sacrifice absurde de dons incomparables. « Pouchkine et lui, dit-il avec mélancolie, c’est ce que nous avions de plus charmant. » Ce charme de Tolstoï reste sensible encore jusque dans le vieillard. Le chrétien n’avait pas réussi à éteindre l’artiste. On sent que le premier n’était pas en lui un être naturel, mais bien une créature factice surajoutée à l’autre par un effort de sa volonté. On comprend que cette partie de son œuvre est fille de la raison et non plus de l’amour. Et cependant, ne manquerait-il pas quelque chose à la grandeur de Tolstoï, s’il s’était contenté d’être un admirable romancier, et s’il n’avait aperçu un jour, comme un Racine ou un Pascal, le néant de l’art et de la vie ?


LOUIS GILLET.

  1. 1 vol. petit in-8 de 72 p. Hogarth Press, Richmond, Surrey, 1920.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er août 1901, Maxime Gorky, l’Œuvre et l’homme, par le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé.