Littératures étrangères - Un Roman de guerre de Clara Viebig

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LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

UN ROMAN DE GUERRE DE CLARA VIEBIG


CLARA VIEBIG : TOECHTER DER HEKUBA. — DAS ROTE MEER[1]


Depuis plus de vingt ans, le nom de Mme Clara Viebig est populaire en Allemagne. Il est même du petit nombre dont la réputation ait franchi la frontière et se soit fait connaître en France. Le fait est que les deux romans de cet auteur qui ont été traduits chez nous voilà une quinzaine d’années sont des œuvres très remarquables[2]. Le Pain quotidien est un très bon roman naturaliste. La Garde au Rhin est toutefois un livre bien supérieur, un des plus forts qu’on puisse lire sur le grand drame moral et politique de l’unité allemande. Pour qui a suivi ici même les belles études de M. Julien Rovère sur le passionnant problème de la Rhénanie, nul document ne saurait être plus instructif. L’histoire du malheureux sergent-major Rinke, le sous-officier prussien en garnison à Düsseldorff, qui épouse une « fille du Rhin » et ne la comprend pas plus qu’elle ne le comprend ; le destin de ce pauvre diable d’automate, incapable de donner et de sentir le bonheur, glaçant d’effroi tout ce qu’il aime, faisant faire l’exercice à sa fille avec un bâton, et qui se tue le jour où il a reconnu son fils sur une barricade, parmi les insurgés de 1848 ; le drame de cette victime de l’honneur militaire, instrument borné et fanatique d’une œuvre de conquête et d’unification qui ne sera consommée que vingt ans après sa mort sur le champ de bataille de Spickeren, par le sacrifice sanglant de son petit-fils, — ce tableau des générations qui se sont succédé de 1830 au lendemain de 1871, est un des plus beaux témoignages que nous ayons sur le prix que l’Allemagne a payé la grandeur de son unité nationale. Nulle part le contraste entre le génie rhénan et celui de la Prusse n’a été exprimé de façon, plus saisissante. Ce livre, qui devrait être aujourd’hui dans toutes les mains françaises, place son auteur au premier rang des romanciers contemporains.

Aussi un roman sur la guerre par l’auteur de la Garde au Rhin ne pouvait-il manquer d’exciter le plus vif intérêt. On savait à l’avance que ce serait une œuvre de haute tenue littéraire et d’une tout autre espèce que les productions courantes de la littérature chauvine en Allemagne. Par malheur, il se trouve qu’aucun ouvrage de Mme Viebig ne s’éloigne davantage de nos habitudes françaises et de nos procédés de composition. Aucun ne diffère plus de notre art que les deux volumes de ce « roman contemporain » où l’auteur a noté, comme dans un journal, les phases successives de l’agonie de son pays. C’est le type achevé de ces livres qui se passent de centre et même de héros, où l’action est nulle, où les histoires s’enchevêtrent et se succèdent l’une à l’autre sans plan déterminé d’avance, en un mot de ces « chroniques » où l’intrigue ne compte pas, où les personnages restent passifs et se bornent à subir les caprices d’une destinée dont ils ne sont pas les auteurs. Non qu’il n’y ait un certain « art » dans la manière dont l’auteur entrelace ses sujets et groupe ses différents « motifs, » et qu’on ne puisse signaler des effets de symétrie et de parallélisme, d’opposition et de contraste, qui impriment au récit un rythme spécial. Mais, pour définir la nature de cette « chronique » et ce qui la distingue d’une œuvre construite à la française, il suffira de dire que le premier volume a été publié en 1917, alors qu’il était impossible à l’auteur de savoir ce que l’avenir réservait a ses personnages et quel serait le dénouement. C’est l’art de la tapisserie, — songez si vous voulez à la tapisserie de Bayeux, — comparé à l’ordonnance d’un tableau. Peut-être à cette absence d’intrigue et d’artifice reconnaitra-t-on le programme de l’école, naturaliste, qui était dans tout l’éclat de sa vogue européenne au moment où Clara Viebig commençait à écrire. Mais je crois que l’auteur s’est inspiré beaucoup plutôt des modèles de son pays, de ce type de roman classique en Allemagne depuis Wilhelm Meister, comme si cette élève de Maupassant et de Zola, pour raconter les épreuves de sa pairie, était revenue naturellement à la tradition nationale. Et il faut convenir que pour l’objet qui était le sien, ce genre de la « chronique » était précisément le meilleur : c’était le plus propre à représenter dans une suite de scènes quasi photographiées, comme dans un album d’images, presque sans choix apparent ni intervention de l’auteur, les aspects variés de cette guerre de quatre ans et de l’inexorable catastrophe de l’Allemagne.

Je n’entreprendrai pas de résumer ces deux volumes d’une histoire qui ne commence pas plus qu’elle ne finit, et dont rien ne nous assure que la seconde partie ne sera pas encore suivie de plusieurs autres. La première (Les filles d’Hécube) comprend les deux premières années de la guerre, tandis que la seconde embrasse les deux suivantes et se termine avec la Révolution (La Mer Rouge) ; mais il n’y a pas de raison pour que Mme Viebig arrête sa « chronique » au 9 novembre 1918 et ne la poursuive pas jusqu’au Jugement dernier. — Contentez-vous de savoir que dans la banlieue de Berlin il y a un village mi-paysan, mi-bourgeois, où vivent, dans deux villas voisines, séparées seulement par une clôture de jardin, la famille Bertholdi, composée du père, de la mère et de deux fils, et la famille du vieux général von Voigt, qui comprend la Frau Generalin et sa fille Lili, veuve d’un officier italien, le lieutenant Rossi, lequel vient d’être tué aux premières attaques du Carso. Vous avez déjà là presque tous les personnages principaux du roman. Ajoutez à ce premier groupe quelques personnes du voisinage, la vieille Mme Kruger, qui est la logeuse de Lili, Gertrude, la « petite amie » de Gustave Kruger, la jolie Minna Dombrowski et diverses figures de comparses qu’on voit reparaître çà et là comme des figures de connaissance : un vieux ménage de fonctionnaires, la chlorotique Gretchen Dietrich, et Emilie, la « bonne » de Mme Bertholdi. Voilà le petit monde où va se passer tout le roman. L’analyse de cette goutte d’eau donnera l’image de la tempête. Les événements servent de cadre et de fond de décor à d’humbles drames domestiques. L’auteur s’est interdit toute scène à grand spectacle, toute peinture directe du combat, tout ce qu’elle n’a pas vu et observé elle-même. C’est la guerre sentie et soufferte à l’arrière, non plus sur le devant du théâtre, mais dans les profondeurs et les entrailles du pays : la guerre sans histoire, sans gloire, sans spectateurs, la guerre sans les beautés et l’ivresse de la guerre, faite du terre-à-terre quotidien de la vie.

Dans ces conditions, le milieu où l’auteur a placé son récit est très habilement choisi. On a vue à la fois sur la ville et les champs, sur le peuple et la bourgeoisie. Les allées et venues en chemin de fer entre le village et Berlin fournissent, quand il en est besoin, l’opinion populaire et comme les voix du chœur. Enfin, pour donner quelque mouvement à ce monde un peu étroit, l’auteur a imaginé d’y introduire un nouvel élément. Mme Bertholdi, se sentant un peu seule, fera venir chez elle une petite cousine, Annemarie de Lossberg, pour lui tenir compagnie ; et cette jeune fille va devenir un des ressorts essentiels du roman. Avec son frère, le beau Jochen, elle mettra dans toute cette bourgeoisie berlinoise un peu de sa gaité et de son entrain rhénans, son rire et sa joie de vivre de blonde de la Lahn. Elle épousera ce gamin de Rudolf Bertholdi, qui s’éprend d’elle en coup de foudre à sa première permission et se marie tambour battant, tandis que Lili Rossi, redevenue une bonne patriote allemande, se France à l’autre fils Bertholdi, le célèbre aviateur. Et ce double mariage de guerre, — précédé ou suivi de veuvages symétriques (on se rappelle que Lili est veuve quand le livre commence, et Annemarie le devient au début du second volume), — forme le canevas « romanesque » de l’ouvrage.

Mais ce n’en est là que le squelette, la part d’invention qui-sert de prétexte au récit ; je doute que l’auteur attache à cette fable une extrême importance. L’essentiel est ailleurs. On l’a vu : tous les personnages du roman sont des femmes ; les hommes sont « là-bas, » au front ; ils ne reviennent à la maison qu’un instant entre deux batailles ; ils apparaissent et disparaissent, et ce n’est pas la moindre originalité de Mme Viebig que ce tableau de la guerre où l’on ne voit en scène presque tout le temps que des femmes. Dans un de ses livres les plus célèbres, Village de femmes, l’auteur avait déjà décrit cette chasse à l’homme, cette course éternelle au bonheur par l’amour. Elle reprend ce thème dans son nouveau roman, et il faut convenir que cette vision d’un monde de femmes, ce grand bouquet de tendresses qui se flétrissent et se fanent sans avoir été respirées, forme une des images les plus pathétiques de la guerre, infiniment plus émouvante que tant de descriptions d’une attaque à la baïonnette ou d’un duel d’artillerie. Quelle figure évoque la guerre dans son antiquité sauvage mieux que le chœur des Troyennes ou que la triste Andromaque ?

En plaçant ainsi son sujet dans le cœur des femmes, en prenant pour miroir de la guerre l’âme féminine, Mme Viebig fait assez voir ce qu’elle pense de la guerre exécrable aux mères.. C’est une justice, à lui rendre que son livre est écrit sans haine ; on n’y trouve rien d’injurieux à l’adresse de l’ennemi. Lorsque le roman s’ouvre, la guerre dure déjà depuis un an ; les jours de l’enthousiasme et du délire patriotique sont passés depuis longtemps ; les victoires n’éveillent plus qu’une déception lassée. L’esprit qui domine le livre n’est pas la gloire, mais la pitié. Non que Mme Viebig soit un écrivain pacifiste. Elle a trop le don de l’artiste et du grand romancier, le don de sympathie pour tout ce qui est de la vie. Elle dessine avec bonheur de mâles types d’officiers. Lorsqu’elle peint le beau Lossberg, l’amant de la juive Kathinka, elle ne peut s’empêcher de voir et de faire admirer en lui un superbe exemplaire d’homme. Le récit de sa mort à Villers-Bretonneux, fait par sa maîtresse à la mère, la veuve du colonel, dans la petite maison de l’ancien officier en retraite, devant la vieille femme obstinée qui se révolte à l’idée de parler à une Juive et qui ne veut pas comprendre que son fils a été écrasé sous le nombre et qui répète : « Lâches ! lâches ! » est un des beaux morceaux du livre.

Mais, excepté ce vieil oiseau d’une espèce disparue, avec ses vieux bijoux de 1er  de la guerre sainte de 1813, les Allemandes de Mme Viebig ne sont nullement des Walkyries : elles n’ont rien des Amazones qui excitent les hommes au combat, ni de la femme de Nietzsche, plaisir et délassement faciles du guerrier. « Filles d’Hécube, » le lot de ces victimes est de souffrir toutes les formes de l’antique souffrance.

Femmes, filles, sœurs, fiancées, veuves d’un mari ou d’un amant, et les plus désolées de toutes, mères que la grande « mangeuse d’hommes » a dépouillées de leur espérance, leur cortège emplit le livre de toutes les nuances de la douleur. Attendre, attendre, se crucifier d’attente ; attendre quoi ? une lettre, des nouvelles, espérer l’écriture chérie qui prouve que ce qu’on aime vit, pour se dire aussitôt : « Il est peut-être mort à l’heure qu’il est ; » se consumer d’angoisse et d’ennui dans l’absence, compter les jours qui séparent d’une permission, pour retrouver ensuite ces tortures de l’imagination, se tuant à deviner, à forcer les distances, les barrages, les défenses, se déchirant aux fils de fer, aux ronces barbelées… Puis, un jour, la dépêche froidement officielle, et alors les cris tragiques de la mère blessée : « Mort ! Mort !… Qu’est-ce qu’il a fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi, pourquoi ?… Est-ce qu’il n’y en a pas d’autres qui en reviennent ?… Dieu ! Ah ! ne me parlez pas de Dieu ! Il dort, votre bon Dieu. Ou plutôt, il n’existe pas ! S’il y en avait un, est-ce qu’il aurait permis cette guerre ?… Malheur à ceux qui l’ont voulue, maudits, maudits !… La patrie ? Qu’est-ce que cela me fait, la patrie ?… Mon petit, mon chéri, mon fils, rendez-moi mon fils… »

Et tout le livre est plein de ces désespoirs de femmes, de ces détresses sans nom, qui ne sont d’ailleurs pas plus d’un pays que d’un autre. Ce sont les deux petites veuves de guerre, Lili et Annemarie ; c’est la pauvre Gretchen Dietrich, qui devient folle parce que son fiancé l’oublie ; c’est l’histoire navrante de la vieille Krüger, qui attend obstinément le retour d’un fils « disparu. » Et il y a çà et là de ces deuils inoubliables, de ces visages dont l’expression vous poursuit plus qu’une plainte bruyante, comme le spectre de la douleur infinie : ainsi, la femme du Rechnungsrat que nous apercevons un jour en chemin de fer, l’œil fixe, les traits absorbés, agitant faiblement les lèvres et remuant les doigts d’un mouvement mécanique, comme si elle recommençait perpétuellement le même compte : « Un, deux, trois… Un, deux, trois… » Elle avait perdu ses trois fils.

Encore s’il n’y avait que les grands malheurs ! Mais il y a les douleurs vulgaires, les préoccupations, le souci du ménage, et c’est cela qui, bon gré mal gré, tient le plus de place dans la vie. L’auteur du Pain quotidien ne pouvait manquer d’insister sur ce côté misérable et avilissant des choses, sur les difficultés croissantes de l’existence matérielle. Peut-être trouvera-t-on qu’elle donne trop d’importance à cette question du pot-au-feu. Les choux, les pommes de terre, les raves, — ah ! les raves ! — reviennent un peu trop souvent pour notre goût. Mais au souvenir des vieux Parisiens du siège, ces questions de victuailles étaient bien une autre affaire que l’impression du bombardement ; les obus ne sont que les obus, tandis que c’était tous les jours un problème de dîner. Il n’est pas étonnant que l’Allemagne ait surtout gardé de la guerre l’idée que c’était le temps où on se serrait le ventre. Du reste, à son ordinaire Mme Clara Viebig ne manque pas d’illustrer ce chapitre de la table par des traits amusants, par toutes sortes d’anecdotes dessinées à l’eau-forte et qui forment autant de vignettes des « misères de la guerre. »

Dans ce temps de vaches maigres, il y a un personnage qui croît en importance : et voici la silhouette pittoresque du Schieber, le « profiteur, » celui qui s’engraisse de la famine des autres, personnage international, hélas ! comme la vie chère, et auquel les Italiens ont donné le nom expressif de Pescidanni. Du reste, qui est-ce qui ne tripote et ne vole pas un peu ? D’où vient l’argent que les gens du peuple jettent par les fenêtres ? « Telle qui n’avait pas une chemise à elle, se promène le dimanche avec des jupons de soie, corsage de dentelles et plumes au chapeau. » Les ouvriers gagnent gros comme eux, et ils se la coulent douce, « comme des Messieurs, donc !… » Ainsi Mme Viebig observe les premiers signes du déclassement des fortunes et du détraquement de la machine sociale. « Comme tout avait changé ! Un magistrat était moins riche qu’un prolétaire : culture, ignorance, avantages, préjugés, opinions, états, la guerre bouleversait tout, mettait tout sens dessus dessous. Et elle changeait avec le reste la notion du bien et du mal. L’année nouvelle s’annonçait décidément comme un chaos. »

Avec ce changement total des valeurs et des classes, survenait une crise étrange de la moralité. C’était une paresse générale : aucun train n’arrivait à l’heure ; les rues de Berlin devenaient sales ; tous les services se négligeaient. Les domestiques vous faisaient une grâce de vous servir. Et c’était du haut en bas comme une vague de plaisir, un besoin de jouissance qui s’emparait des nerfs surmenés d’émotions, excédés de contraintes, — une fureur, née de la guerre, de saisir la minute qui passe, unique certitude au milieu du vacillement de tout. Rien ne frappe plus Mme Viebig que cette démoralisation du peuple d’Allemagne. Pendant que les hommes sont au front, les femmes en prennent à leur aise. La petite Dombrowski trompe le sien à tour de bras. Et les jupes devenaient toujours plus courtes et plus légères, et les jambes, de moins en moins cachées, frétillaient davantage d’une démangeaison de danse. Berlin devenait un casino.


Tous les théâtres jouaient, et partout des concerts ; cafés et cinémas ruisselaient de lumières et refusaient du monde. Si on n’avait pas su que c’était la guerre, on ne s’en serait jamais douté à voir, à la tombée de la nuit, cette foule avide de spectacles qui se pressait dans les rues. Élégances en robes de soie, montées sur de hauts talons. Encore pas mal d’hommes qui n’étaient pas en feldgrau. Aux vitrines des magasins, des étalages d’étoffes coûteuses, les chapeaux des formes les plus nouvelles. Au fîve o’clock des grands hôtels, des orchestres entraînants : partout une vie presque fébrile. La physionomie de la capitale ne montrait nulle trace de cette fatigue et de ces rides qu’aurait dû y graver le terrible sérieux de cette troisième année de guerre. Et pourtant, à y regarder de près, comme on les découvrait ! Toute cette agitation n’était pas la franche et joyeuse activité d’une grande ville. C’était un vain essai pour retenir le passé, la fièvre de gens qui ont tout perdu et se donnent l’illusion d’avoir arrêté le temps.


Et plus le dénouement approche, plus le besoin de s’étourdir et d’oublier fait rage : plus l’Allemagne est emportée par un vertige de plaisir. La place me manque malheureusement pour résumer l’épisode de la ville d’eaux, pendant le dernier été de guerre. L’histoire de Mme Sicbenrath, la femme sur le retour, qui se coiffe d’un bel officier et perd la tête de jalousie, tandis que sa fillette, plus pratique, fait le siège d’un vieux monsieur, peint le désordre de l’Allemagne : « Monde renversé ! monde renversé ! » se répète la malheureuse avec honte et terreur. Et, voulant s’endormir, elle s’empoisonne avec une dose de véronal. Il y a bien aussi l’histoire des prisonniers français et du ménage qu’ils font avec les femmes du village, et le tour que leur joue le vilain bossu jaloux, et la revanche des commères qui le bernent, le soûlent et le déshabillent pour le badigeonner en vert : un vrai fabliau rustique, une farce de Maupassant voisinant avec le drame…

Mais j’ai hâte d’en venir aux dernières scènes du livre et à ce qui en forme l’épilogue. « A l’enthousiasme des débuts a succédé le découragement de la deuxième année ; puis est venue la résignation de la suivante, qui se change, au cours de la dernière, en révolte et en colère. » Depuis longtemps, une sourde inquiétude règne dans les esprits ; on ne croit plus aux « blagues » des journaux. On ne croit plus aux victoires que les cloches sonnent à toute volée, et qui n’apportent jamais la paix : seuls, les écoliers s’en réjouissent, parce que chacune d’elles vaut un jour de vacances.

Au commencement, tout allait bien, et la générale von Voigt se rappelle avec attendrissement le mot du cocher de fiacre qui, se retournant sur son siège, et désignant de son fouet le palais impérial, lui déclarait : « Guillaume, nous l’avions mal jugé ! » Mais dès 1915, elle ne peut contenir ses appréhensions : comment cela va-t-il finir ? Et puis est venue l’année de Verdun, — Verdun, le cauchemar de l’Allemagne, dont l’épouvante plane sur les femmes allemandes « comme l’ombre d’un émouchet agite un poulailler. » Le soir de décembre où Mme von Voigt entend les camelots de Berlin hurler les « propositions de paix de l’Allemagne, » un frisson la saisit. Quoi ! l’Allemagne en est là ? Si nous doutions encore de l’état de dépression où se trouvait l’Empire après cette effroyable année, le livre des Filles d’Hécube, écrit en 1917, serait là pour le prouver. Pas une page où ne souffle le vent de la défaite.

Enfin, après quelques nouvelles victoires éphémères qui remontent le moral, arrive le mois de juillet de la dernière année. C’est pendant le séjour aux eaux, au cours d’un flirt dans la montagne avec le beau lieutenant de Bittlinger, qu’Annemarie rencontre une de ses connaissances, un gros industriel et fournisseur de guerre (qu’elle finira d’ailleurs par se décider à épouser : il a une si belle auto ! ). M. Thiessen arrive du front, où il a constaté l’effet d’un nouvel explosif.


— Croyez-vous, demande la jeune veuve, que ce soit très dangereux, cette contre-offensive de Foch ?

— Rassurez-vous, madame, repartit l’industriel. Cela ne va pas mal, pas mal du tout. Dites-vous que ce sont les chances de la guerre. Rien de plus capricieux ; c’est comme la veine aux cartes. Après tout, qu’y a-t-il d’étonnant avec une telle masse de troupes et de tanks ? Notre changement de front s’imposait.

— Changement de front ? Nous avons avancé ?

— Reculé, chère madame.

— Tonnerre ! s’écria l’officier.

— Ah ! mon Dieu ! je ne savais pas, balbutia la jeune femme, je ne me doutais pas que cela allait si mal.

Un peu plus tard, on entendit dans le lointain un coup de tonnerre sourd. C’était un coup très éloigné, mais très distinct. Puis, suivit comme un roulement interrompu.

— Un orage ? demanda Annemarie.

— Le canon, répliqua négligemment Thiessen. Se peut-il que vous ne l’ayez jamais entendu par vent d’ouest ?

Les yeux d’Annemarie s’ouvrirent d’un air anxieux. « Non, jamais, » répondit-elle. Avec un soupir, elle ajouta : « Quoi ! La guerre est si près ? »

Elle avait perdu sa gaîté. Elle rentra nerveuse à l’hôtel.

Si près ! Qu’eût-elle dit, si elle avait eu l’ennemi pendant quatre ans à Noyon ?

Et la guerre, en effet, se « rapproche » tous les jours : déjà les gares rhénanes s’encombrent de fugitifs. Les revers succèdent aux revers. Les pangermanistes, qui prétendent que la défaite est venue de l’ « arrière » et que l’Allemagne n’a pas été militairement battue, feront bien de lire Mme Viebig :


Les bulletins de l’armée continuaient d’être rassurants. Groupe d’armées du kronprinz impérial, groupe d’armées du kronprinz Ruprecht, groupe d’armées du duc Albert, groupe d’armées Boehn, groupe d’armées Gallwitz, tout cela existait encore — sur le papier. Et toujours les mêmes noms, sur la Lys, sur la Vesle, entre l’Ancre et l’Yser, sur la Somme, entre l’Oise et l’Aisne, partout des combats acharnés et des assauts d’infanterie. Toujours repoussés, ces assauts, repoussés victorieusement avec de lourdes pertes. Mais ensuite se glissaient sournoisement deux petites lignes : « Au cours de la nuit, nous avons abandonné tel village sans combat, » — ou bien : « Nous avons retiré nos troupes sans être inquiétés par l’ennemi, » — ou encore : « Évacué volontairement une bande de terrain. » Et cela suffisait pour détruire tout l’effet du reste. Ah ! on n’y croyait plus, à l’éternel « échec des tentatives ennemies ! » Et qui était assez naïf pour se figurer que les pertes n’étaient lourdes que pour l’adversaire ?… Pourquoi ne pas dire la vérité ? C’était bien pis de se taire, cela ne faisait qu’irriter l’angoisse ; les nerfs se tendaient à se rompre… Et comme aux premiers mois de la guerre, aux temps heureux de la victoire, les femmes recommençaient de s’assembler à la gare devant le tableau noir où l’on affichait le communiqué. On avait ainsi les nouvelles plus tôt que par les journaux. Mais on n’entendait plus la voix d’un gosse glapir, en la tirant par le tablier, pendant la lecture de la mère : « Maman, c’est vrai qu’on a flanqué une pile aux Français ? »

Parmi toutes ces images du désarroi allemand, qui occupent les dernières pages du roman, une des plus belles est la scène que l’écrivain artiste a trouvée pour rendre sensible le crépuscule des Hohenzollern. Aux premiers jours d’octobre, la générale von Voigt, patricienne et royaliste, cherche à retremper sa foi chancelante : elle parcourt les allées du parc de Sans-Souci, où le souffle languissant de l’automne joue avec les premières feuilles tombées. Le parc était désert. Tout paraissait à l’abandon. Les arbres, les gazons étaient encore verts, mais tout ce qui avait fleuri, avait passé. Les grands sphinx, les amours, les dieux et les déesses, les faunes et les nymphes qui se détachaient en clair sur le fond des bosquets, grelottaient dans leurs marbres. Sans-Souci était sombre.


Le fastueux château que n’avait pas vieilli un siècle, quatre ans de guerre avaient suffi pour le déshonorer. Partout le grès se délabrait. Effrités, souillés par les ordures d’oiseaux, les riants visages des Atlantes, qui soutenaient la corniche, n’offraient plus aujourd’hui que des grimaces dégradées. Les hautes fenêtres étaient fermées.

Un souffle de vent s’éleva. Hermine frissonnait. Où étaient les parterres, les fleurs, le décor des terrasses ? Il était remplacé par de vulgaires légumes : cette roture dans cette noblesse, quelle pitié, — et quel présage !… Hermine faisait ainsi le tour du palais, comme on fait une visite de deuil. Son cœur était lourd de regrets. Enfin, elle aperçut un volet entr’ouvert.

Une main blanche, osseuse, pendait près d’un maigre genou ; la main reposait sur la tête d’une levrette caressante. Hermine aperçut ce fantôme et s’enfuit. L’image du roi agonisant ![3].

Et un soupir s’éleva, parcourut le palais comme une plainte d’âme en peine, comme un gémissement funèbre : le grand roi pleurait Sans-Souci, il pleurait la fin de son royaume.

Hélas ! Ce n’était plus un palais, c’était un mausolée. Comme chassée par sa douleur, la promeneuse errait dans les allées du parc. Des formes pâles lui jetaient des regards tristes. Leur nudité lui paraissait aujourd’hui plus nue et plus hostile. Qu’est-ce que venaient faire ces statues, cette joie sous ce ciel ? Le ciel s’était couvert. Il était lourd, grisâtre. Une douleur indicible serrait le cœur de la générale. Oh ! cette nostalgie des jours qui ne sont plus ! Elle était venue ici pour se remonter le courage, pour dissiper ses doutes, recouvrer la force d’espérer dans les destins de la patrie. Mais elle n’avait plus trouvé que du passé. Le grand roi était là derrière, mort, — et le vivant, où était-il ?…

Elle redescendit à Potsdam. A la grille dorée du Palais Neuf se balançait un écriteau. Elle s’approcha. Elle lut en grosses lettres : « Bonsoir, Guillaume ! »


Le roman se termine par une peinture de la révolution. L’aviateur Heinz Bertholdi est entouré par des matelots qui lui arrachent ses épaulettes, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’il est aveugle, et s’éloignent.

Telle est la magistrale « chronique » que Mme Viebig a donnée de la guerre. Il est fort malaisé de résumer en quelques pages un tableau si complexe ; il l’est plus encore de prononcer un jugement. Mme Clara Viebig est un peintre puissant : elle se préoccupe peu de formuler des idées. Ses personnages vivent et pensent en dehors d’elle ; on serait fort embarrassé de dire quel est celui d’entre eux qu’elle charge de parler pour elle. Personne n’a peint comme l’auteur de cette fresque saisissante, la débâcle de l’Allemagne. Mais Mme Viebig se borne à faire œuvre d’artiste, sans chercher à présenter une thèse politique ou morale.

Tant d’impersonnalité étonne. Sans doute, on n’exige pas d’un écrivain allemand qu’il pense comme nous, ou même comme un neutre : il est singulier toutefois que Mme Viebig ne se demande pas une fois où était l’agresseur, si l’Allemagne n’a pas fait au monde plus de mal qu’elle n’en a subi, et que, de cette vaste épopée de la défaite, l’idée de la faute et de l’expiation, si naturelle aux malheureux, soit complètement absente. Nulle idée religieuse n’attendrit cet esprit de femme. Les strophes immortelles de Wilhelm Meister : « Celui qui n’a pas mangé son pain dans les larmes, celui qui, durant les tristes nuits, n’est pas resté assis en pleurant sur sa couche, celui-là ne vous connaît pas, ô Puissances célestes ! » ces vers que la reine Louise répétait après Iéna, paraissent n’avoir plus de sens pour cette âme stoïque : elle admet la douleur d’un œil sec, comme un fait, sans y attacher désormais nulle idée purifiante.

Ne lui reprochons pas de contempler avec tristesse l’écroulement de son pays. Fille de l’Allemagne, contemporaine de sa grandeur, ne nous étonnons pas qu’il lui en coûte de dire : Finis Germaniæ ! Chose curieuse ! Cette fin de sa patrie, le romancier national semblait l’avoir prévue. Dans la puissance de l’Empire, dont elle admirait avec passion l’ordre sévère et magnifique, Mme Clara Viebig avait, — peut-être à son insu, — fait pressentir le vice rongeur. Dans ses deux plus beaux livres, ceux qu’elle a consacrés à la Prusse en Pologne et en Rhénanie, — dans ce puissant diptyque de l’Armée qui dort et de la Garde au Rhin, — le héros, celui qui incarne la mission de la Prusse, finit par le suicide. Le Junker Hanns de Dolesthal se fait sauter la cervelle comme le sergent-major Rinke. La Prusse se fait craindre, mais meurt d’être détestée ; elle est le génie de l’Etat, mais il lui manque le don de l’amour. L’auteur de ces grands romans a écrit la tragédie de la Prusse.

A cette heure, l’écrivain paraît désabusé. Il ne croit même plus à cette vertu du sacrifice, à cet idéal héroïque qui, dans la Garde au Rhin, avait « élevé un moment la pauvre Catherine Rinke au-dessus d’elle-même. » Après 1870 est venu 1914 : ce que la guerre avait créé a été détruit par la guerre. S’il y avait un sens dans les Filles d’Hécube, c’était l’absurdité des haines et des violences ; c’était la douceur de s’unir, de se comprendre entre frères ; c’était la volonté commune de s’entr’aider et de se servir. L’excès de douleurs semblait créer dans toute l’Allemagne un besoin de sympathie. Plus de classes ni de castes ; plus de barrières entre des sœurs qui avaient souffert ensemble : il ne restait entre les femmes que l’égalité navrée devant le deuil et la mort. « Là-bas, au front, le monde craquait et volait en éclats. Il se disloquait à l’arrière. Il fallait tout refaire à neuf. » Hélas ! la Révolution a trahi cet espoir : elle n’a été qu’une farouche explosion de haines, et la Mer Rouge ne respire qu’une désillusion amère. La seule vérité de la vie, dans ce néant de tout, parait être aujourd’hui pour Mme Viebig la tendresse de deux cœurs, de deux pauvres cœurs blessés qui se blottissent l’un contre l’autre, — l’amour de la petite veuve Lili pour l’officier aveugle, — « l’Ile de l’amour, le refuge intime du foyer, suprême bonheur qui demeure sur cette terre aux enfants des hommes. » Lugubre image d’un monde en ruines où errent des misérables, désert que n’éclaire aucune lumière et sur la nuit duquel ne brille pas d’étoile.


Louis GILLET.

  1. 2 vol. in-16, Berlin, Egon Fleischel et Cie 1917-1920.
  2. Le Pain quotidien, 1 vol. in-16, Paris, Taillandier, édit. 1905 ; La Garde au Rhin. 1 vol. in-18, Paris, Juven. édit. 1904.
  3. La statue de Frédéric mourant par le sculpteur Rauch, qu’on voit à Sans-Souci dans la chambre mortuaire.