Littératures étrangères - Un humoriste sicilien : Luigi Pirandello

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Louis Gillet
Littératures étrangères - Un humoriste sicilien : Luigi Pirandello
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 439-452).
LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

UN HUMORISTE SICILIEN
LUIGI PIRANDELLO [1]

Trois cent soixante-cinq contes, un conte par jour pendant tous les jours de l’année : au total, douze mois ou vingt-quatre volumes de nouvelles, — le moment paraît bien choisi, à l’heure où M. Pirandello réunit en un corps d’ouvrage les récits qu’il a publiés en trente ans de vie littéraire, pour tenter le portrait de cet extraordinaire conteur. M. Pirandello est en effet une des figures remarquables de l’Italie contemporaine. Il a écrit des vers, des romans, du théâtre. Il est l’écrivain dont on parle le plus dans son pays, l’écrivain discuté, mais toujours écouté, qui est en Italie le maître de la scène. Il a réussi à créer un répertoire original, qui a conquis la place, débarrassé les planches de la pièce scandinave et de la pièce parisienne. Ses « premières » sont des batailles, mais des batailles gagnées. Il irrite, scandalise, mais intéresse toujours. Avec tout cela, cet auteur dramatique célèbre est-il surtout homme de théâtre ? Quand on a écrit trois cents contes, c’est qu’on y prend plaisir et qu’on est né conteur. Il est évident que c’est là, dans ce souple talent, la faculté maîtresse. Il est probable que c’est dans ses contes que nous aurons chance de trouver ses idées de derrière la tête, et la pensée secrète de cet étrange auteur.

M. Pirandello a cinquante-cinq ans ; ses biographes nous apprennent qu’il est né à Girgenti, en 1867. Il est Sicilien comme Verga et comme di Roberto. Du reste, il vit depuis longtemps à Rome, où il enseigne l’histoire de la littérature à l’Ecole normale de jeunes filles. Ses portraits, — j’en connais deux, extrêmement différents, — montrent une figure singulière, et difficile à accorder avec ce que nous imaginons d’une physionomie italienne. Dans quelle mesure, au surplus, a-t-on le droit de croire à la photographie comme à un document ? Rien n’est plus variable que les renseignements qu’elle nous donne. L’une de ces images est un portrait de théâtre, avec la déformation bizarre et le déplacement d’ombres que produit la lumière de la rampe et l’éclairage par en-dessous : une longue figure sarrazine, à l’étrange proéminence du front, une sorte de profil en coup de sabre, avec l’air dédaigneux et les minces accents noirs que produisent dans le masque, au-dessus d’un menton en V, les traits de la bouche et des yeux. C’est la figure de bataille, la figure tranchante du Pirandello des « premières. » L’autre portrait, placé en tête de la nouvelle édition de Il fù Mattia Pascal, montre une figure toute différente : un visage rustique et moussu, abstrait dans une méditation profonde, le vaste front plongé dans la main et, sur tous les traits, la grimace d’une pensée subtile et douloureuse. J’avoue qu’il n’y a rien de commun entre ces deux images. Si elles représentent le même individu, jamais la théorie du fameux humoriste sur les variations, la multiplicité du « moi, » ne saurait rencontrer plus claire illustration.

Depuis le temps qu’il y a des conteurs de nouvelles, le charme de ce genre est de nous présenter en petit le spectacle divers de la Comédie humaine. Ce que Balzac a tenté en grand, le tableau complet des personnages et des vices de la société, Boccace, dès longtemps avant lui, l’avait réalisé dans ses charmantes miniatures. On trouve dans son livre, comme dans la chronique de Froissart, toute la fin du Moyen-âge, ses moines, ses marchands, ses nobles, ses bourgeois, ses clercs, ses vilains, ses artistes, les légendes d’atelier qui couraient sur Giotto, les potins de province, l’Italie aux cent villes, les manants et les princes, toute la gamme des sept péchés capitaux, en costumes du XIVe siècle, et les commencements de la société polie, et jusqu’aux romanesques et touchantes figures de Carmosine et de Grisélidis. Les Mille et une Nuits, c’est toute la vie du Caire, de Damas, de Bagdad, c’est l’Orient avec ses parfums, son goût du merveilleux, ses femmes, ses pachas, ses vizirs, ses bazars. Il y a un monde de Kipling, de Tchekov, de Maupassant. Il y a un monde original des nouvelles de Verga. En général, c’est une fortune pour le conteur d’appartenir à une province, et de posséder ainsi ce trésor d’observations, ce fonds de traditions, de mœurs particulières qui constituent ce qui s’appelle le cru ou le terroir. Il n’y a presque pas d’exemple d’un romancier digne de ce nom, qui ne soit un campagnard, au moins un provincial : tant le roman est avant tout une manière de voir, et suppose une expérience originale de la vie.

Ce qui frappe, en lisant les contes de M. Pirandello, c’est l’absence de ces éléments auxquels les autres conteurs attachent tant de prix. Toute l’œuvre d’un Verga est aussi fortement enracinée dans son village de Vizzini, que celle d’un Fogazzaro est attachée aux lacs et aux montagnes des environs de Vicence. La peinture des mœurs, au contraire, tient chez M. Pirandello une place insignifiante. Dans les quatre volumes parus de ses Contes pour tous les jours, à peine trouve-t-on, sur soixante récits, quatre ou cinq scènes de mœurs ecclésiastiques ou politiques, que l’on puisse situer dans une petite ville de province ; quelques histoires de paysans, comme le Feu à la paille, le Calvaire, ou la belle histoire de solfatare, — la vendetta du fermier qui, pour se venger d’un voisin, brûle sa terre, la vend à une Compagnie de mines de soufre, comme on se fait sauter avec son ennemi, — sont également localisables quelque part en Sicile. A cela près, rien de plus rare chez M. Pirandello qu’une indication précise. Ses nouvelles se passent ordinairement à Rome, dans un monde mal défini de boutiquiers, de petits rentiers, de fonctionnaires, d’étudiants, dans cette vague classe qui tient au petit commerce et aux professions libérales, espèce de demi-monde qui n’est ni de la bourgeoisie, ni tout à fait du peuple, et où abondent les malchanceux, les abouliques et les ratés. Sa clientèle, puisqu’il se représente quelque part donnant audience un jour par semaine aux personnages de ses nouvelles, évoque le cabinet d’un médecin de quartier pauvre : personnel minable qui fait penser à ce qu’était, il y a une vingtaine d’années, la population des Prati di Castello, au moment de la faillite qui a suivi cette malheureuse spéculation sur les terrains de la rive droite du Tibre. Quel hasard, quel instinct d’artiste a poussé le jeune Sicilien à choisir pour théâtre de ses observations ce milieu sans contours et cette société incolore ? Humanité médiocre, sans type, sans caractère, sans race, de l’espèce des chats de gouttière, habits râpés, épaves, éclopés de la vie, misères sans grandeur, sorte de terrain vague ou de banlieue sociale, telle que la fabrique la civilisation moderne des grandes villes ; ce n’est pas l’écume de la rue, le pittoresque de la canaille, c’est ce qui s’agite au-dessus, sur les avant-derniers degrés de l’échelle, ce qui flotte encore avant d’échouer sur les bords ou de couler au fond : matière souffrante, préparée pour tous les accidents, et propre entre toutes à l’étude de ces phénomènes de décomposition qui passionnent la curiosité de M. Pirandello.

Rien n’est plus singulier que le contraste de cette médiocrité, de cette odeur de petits ménages, et du nom d’une ville à laquelle demeure associée par mille souvenirs l’idée de la grandeur. Rome est certainement l’endroit où l’on a le plus de peine à se figurer des aventures bourgeoises. Oser traiter le peuple romain comme nous traitons des habitants de Montrouge ou de Clichy, est sans doute une des nouveautés qui ont fait le succès de M. Pirandello. C’est un élément de son ironie.


— Comment ? Rome, une ville morte ?

— Depuis longtemps, mon cher monsieur ! Et croyez-moi, on tente en vain de la ressusciter. Enfermée dans le songe de son majestueux passé, elle ne veut rien savoir de cette vie mesquine qui continue à fourmiller sur son cadavre. Quand une ville a eu une vie comme celle de Rome, un caractère si tranché et si particulier, elle ne peut pas devenir une ville moderne, une ville comme une autre. Ci-git Rome : elle repose, le cœur fracassé, au pied de son Capitole. Croyez-vous que ce soit Rome, toutes ces bâtisses neuves ? Tenez, monsieur Meis. Ma fille m’a parlé de ce bénitier que vous aviez dans votre chambre ; elle l’a pris, mais l’autre jour, elle l’a laissé tomber : il n’en reste que la coquille que j’ai mise sur mon bureau et qui me sert de cendrier. Eh bien ! voilà l’histoire de Rome. Les papes, à leur façon, en avaient fait un bénitier ; nous autres Italiens, nous en faisons un cendrier. Nous sommes venus de partout y secouer la cendre de nos cigares, excellente image, n’est-ce pas, de la frivolité de cette chienne de vie, et de l’amertume empoisonnée qu’elle nous vend sous le nom de plaisirs.

Ce ton de plaisanterie triste, qui semble chose si peu italienne, forme le trait spécial de l’humour de M. Pirandello. Beaucoup de ses nouvelles rappellent ce tour d’esprit à la mode il y a trente ans, et que l’on appelait l’esprit rosse. Les situations sont de celles qu’affectaient les auteurs du Théâtre Libre. Un mari, terrassé par une crise cardiaque, surprend l’intérêt de sa femme pour le médecin, son ami ; ruiné, condamné, il oblige cet ami, médecin d’une compagnie d’assurances, à lui signer un certificat de santé, à engager faussement sa parole d’honneur : sa jalousie trouve ce moyen d’empêcher les amants de s’épouser après sa mort. (Formalité.) Martino Lauri est le chef de cabinet du ministre Marco Verona : celui-ci l’a comblé de bienfaits, et l’a réconcilié avec sa femme, Silvia, qui avait quitté le toit conjugal.. Le ménage a une fille, et Son Excellence est le parrain. Le ministre demeure l’intime de la maison. Silvia meurt ; Verona continue de s’intéresser à l’enfant comme un père ; c’est lui qui la marie, qui l’installe chez elle, et peu à peu Martino Lauri se voit éliminé de la combinaison ; le jeune ménage le traite de plus en plus en étranger. Alors seulement le pauvre homme s’aperçoit de la duperie de sa vie et comprend le rôle de paravent qu’on lui a fait jouer. (Tout pour le mieux.) Bartolino Fiorenzo a épousé une veuve, Lina : mais elle ne lui parle que de son premier mari. Tout ce que faisait le défunt, il faut qu’il le fasse à son tour ; il fait le même voyage de noces, dans les mêmes chambres d’hôtel, et tout le temps, il sent que sa femme compare. Bartolino n’est plus que la copie du défunt. Pour échapper à l’obsession, il veut faire une fois un acte de liberté : il décide de tromper sa femme avec une amie de celle-ci, Ortensia Motta. Que voit-il au chevet de sa nouvelle maîtresse ? La photographie du défunt, qui sourit et se moque de lui. (Le défunt.)

Mais ces contes, même excellents, soit tragiques, soit bouffons, ne sont encore qu’à demi du vrai Pirandello. Le caractère de son humour consiste moins dans le tour du récit, ou dans le choix particulier des thèmes ou des modèles, que dans une philosophie qui forme le tissu de ses ouvrages.

On a souvent remarqué qu’il y a chez ce Sicilien quelque chose de l’homme du Nord ; on l’a comparé quelquefois à Hofmann, à Jean-Paul. Le fait est que M. Pirandello a passé par l’Allemagne, et qu’il lui en reste quelque chose. Il a achevé ses études à l’Université de Bonn ; ce fut l’événement de sa vie. Le prestige de l’Allemagne, à la fin du siècle dernier, était immense dans le monde ; l’Allemagne régnait sur l’Europe par ses victoires, par sa culture, par son industrie grandissante et par son organisation ; autant que par ses hommes d’Etat et par ses généraux, elle régnait par ses philologues et par ses professeurs. Pourquoi le nier ? Nous-mêmes nous subissions le charme. Il serait trop long d’expliquer la nature de l’attrait qui poussait alors l’Italie vers cette puissante Allemagne ; chez elle cet attrait n’est nullement une nouveauté : l’Italie se souvient d’avoir été gibeline. J’y reviendrai quelque jour, en parlant de l’illustre Benedetto Croce. Toute la jeunesse pensante, aux environs de 1890, était attirée vers l’Allemagne par la plus vive curiosité. Une dizaine d’années plus tard, quand M. Borgese, par exemple, se rendit à Berlin, la curiosité était la même, mais le sentiment avait changé ; cette intelligence italienne si souple avait repris son indépendance et sa liberté de critique.

L’influence allemande, au temps de son ascendant, prit les formes les plus différentes. Chez d’Annunzio, ce fut la forme esthétique : il saute aux yeux que la préoccupation de Wagner a dominé despotiquement le poète de la Nef, de Francesca di Rimini et de la Fille de Jorio. Il est plus difficile de dire ce que doit à l’Allemagne M. Pirandello : peut-être en aurait-on le secret en lisant le volume de ses Élégies rhénanes, qu’il publiait, au retour de Bonn, en même temps qu’une traduction des Elégies romaines. Le livre est par malheur introuvable à Paris. Quoi qu’il en soit, je suppose qu’on ne se tromperait guère, en disant que le jeune Italien fut séduit avant tout par la science allemande. On dirait qu’il a suivi avec prédilection les cours de quelque séminaire de philosophie ou de psychologie, peut-être même une clinique de professeur de médecine. C’était l’époque où la psychologie expérimentale était en train de découvrir ses méthodes et de faire ses premiers progrès, où la vieille conception de l’âme humaine se voyait renouvelée par la pathologie et l’étude des maladies mentales. Ces méthodes n’avaient d’ailleurs rien d’allemand ; elles sont pour une large part une création française. Mais c’est en Allemagne que les connut l’auteur des Élégies rhénanes. C’est ainsi qu’il doit à l’Allemagne, non pas proprement son humour, qui n’a rien de commun avec l’humour allemand, — et d’ailleurs, quoi de plus personnel que cette disposition d’esprit, si justement appelée l’humeur ? — mais le caractère spécial et la forme de cet humour.

En deux mots, son art est un cas de l’action exercée sur la littérature par la science, ou du moins par certaines idées ou données scientifiques. Sans doute, cela pourrait échapper, parce que M. Pirandello ne le crie pas sur les toits, et que sa manière est tout à fait exempte de pédantisme. Croit-il même sérieusement à la science ? J’en doute. Il se borne à lui emprunter des idées qui lui paraissent propres à exprimer son scepticisme et à ébranler quelques-unes de nos certitudes dans la sécurité de leur conviction. Son ironie se plaît, sans qu’on doive prêter à ces idées la liaison d’un système, à confondre nos illusions et à les mettre en défaut devant quelque accident ou quelque phénomène gênant pour leur solidité. L’appareil scientifique est latent, mais la science demeure à la base du raisonnement. Sainte-Beuve s’écriait vers 1860 dans une phrase célèbre : « Anatomistes et physiologistes, je vous retrouve partout ! » L’œuvre entière de M. Pirandello pourrait se définir une étude sur la théorie du Moi et sur les variations ou sur les maladies de la personnalité. C’est là, si je ne me trompe, ce qui en constitue l’originalité. N’est-il pas singulier que l’on doive recourir, pour donner une idée d’un talent de conteur, à des formules qui pourraient servir de titre à quelque mémoire de Charcot ou de Th. Ribot ?

Nous nous figurons en effet que la personne humaine est quelque chose d’homogène, un tout complet et cohérent. La psychologie traditionnelle, avec ses termes consacrés d’âme, de caractère, non moins que les besoins pratiques de la vie, nous en font une nécessité. Pour M. Pirandello, comme pour une certaine école de psychologues modernes, cette fixité est un mythe, une pure création du langage. Nous sommes dupes des mots. La réalité est tout autre. La réalité, c’est que la personne n’est pas une ; elle est constituée par différents groupes de faits, par une somme d’éléments divers, qui agissent pour leur compte, et nous mènent à. notre insu. Ces vérités nous échappent dans le train ordinaire de l’existence ; elles éclatent en cas de crise, et particulièrement sous l’influence de certaines maladies. La maladie est un réactif qui dissout l’équilibre du composé humain, précipite certaines parties de la conscience, en fait affleurer d’autres, souvent inconnues à nous-mêmes. C’est ce qui arrive, par exemple, dans certains cas de paralysie ; telle est l’aventure de ce bon vivant de Christophe Golisch, dit Golicci, et même Golaccia pour les amis intimes, à cause de son ventre et de son appétit formidable.

« Il était né en Italie, de parents allemands, mais il n’avait jamais été en Allemagne, et il parlait le romanesco comme un Romain de Rome. Seulement, avec sa sœur il lui arrivait d’échanger par ci, par là, quelques mots d’allemand, pour que les autres ne comprissent pas. Eh bien ! il eut un jour une petite attaque, oh ! légère, bien légère. Mais, quelques heures plus tard, en reprenant à grand peine l’usage de la parole, Christophe Golisch offrit à son médecin un curieux sujet d’étude : il ne savait plus l’italien. Il parlait allemand ! » (L’attaque.)


C’est que, comme le dit, dans une autre nouvelle, Marco Bobbio, notaire à Richieri, et des plus estimés, c’est que nous ne connaissons qu’une partie de nous-mêmes, et peut-être la plus petite. Bobbio avait coutume de dire que ce qu’on appelle la conscience, ressemble au disque d’eau qui se montre à l’orifice d’un puits. Il entendait sans doute qu’au delà de l’horizon de la mémoire, il y a encore une foule de faits et de perceptions qui échappent à notre conscience présente, et que le nous réel et vivant, ce n’est pas seulement le nous que nous sommes aujourd’hui, mais encore celui que nous avons été, si bien que nous continuons de sentir et de penser avec des sentiments et des idées depuis longtemps oubliés, obscurcis, éteints : lesquels, à l’occasion d’une sensation subite, d’une saveur, d’une couleur, d’un son, peuvent toujours ressusciter et montrer en nous la persistance d’un autre être insoupçonné.

Marco Saverio Bobbio, bien connu à Richieri, non seulement pour ses qualités d’excellent et scrupuleux notaire, mais peut-être plus encore pour sa stature gigantesque, que son tube, ses trois mentons et sa bedaine exorbitante, rendaient vraiment phénoménale ; Marco Saverio Bobbio, désormais tout à fait athée et irrémédiablement sceptique, avait cependant en lui-même, sans le savoir, le petit garçon qui allait chaque matin à la messe avec sa mère et ses deux sœurs, et faisait tous les dimanches la sainte communion dans la chapelle des Carmes ; et qui, à cette heure encore, à l’insu de Bobbio, en se mettant au lit avec lui, joignait les mains pour ce mécréant et récitait les vieilles prières, dont Bobbio peut-être ne se rappelait plus un mot. (L’Ave Maria de Bobbio.)

Ces phénomènes de réviviscence et de dédoublement, ces réapparitions ou ces naufrages de pans de la conscience, sont des observations classiques dans certains états anormaux et dans certains accidents morbides, étudiés en pathologie. Ils n’étaient même pas tout à fait inconnus en littérature : Edgar Poë, Stevenson en avaient tiré des effets de terreur ou de mystère, une espèce de merveilleux extrêmement pathétique. Ce qui est propre à M. Pirandello, c’est que l’accident est pour lui la règle, et que l’exceptionnel est à ses yeux quasi normal. Ce qu’on appelle l’individu se résout en une collection de personnes différentes, qui n’ont guère de commun entre elles que l’apparence, et dont nous ne connaissons ordinairement qu’un seul aspect. Le fond habituel de ses idées, c’est une théorie de la multiplicité du « moi : » la vieille identité du sujet, le je des psychologues et des grammairiens, lui apparaît comme une quantité innombrable et divisible à l’infini, comme un total où coexistent on ne sait combien de personnages dissemblables. Le titre du prochain roman qu’on annonce de lui, Quelqu’un, personne, cent mille hommes, indique bien cette singulière conception des choses, et cette notion étrange de la diversité, de l’ondoiement insaisissable et ininterrompu de la personne.


Tu t’imagines, mon cher ami, que tu viens d’éprouver une désillusion atroce, parce que tu as découvert une Mademoiselle Anita tout à fait différente de celle que tu croyais connaître, de ce qu’elle était pour toi. Tu as reconnu que tu t’es trompé et qu’elle était une autre.

Sans doute, Mademoiselle Anita est certainement une autre. Mais ce n’est pas tout : elle est une autre, et une autre, et encore une autre, tout autant qu’il y a de gens qu’elle connaît et qui la connaissent. Tu voudras bien admettre qu’elle n’est pas pour moi la même qu’elle est pour toi, pour sa mère, pour le commandeur et ainsi de suite.

Sois juste : ce n’est pas pour rien que tu ne me parlais pas du petit nez en l’air de Mademoiselle Anita.

Ce petit nez-là, vois-tu, ne t’appartenait pas. Il ne fait pas partie de ton Anita, à toi. Ce qui était à toi, en elle, c’étaient ses grands yeux ténébreux, son cœur passionné, son intelligence si fine. Mais ce bout de nez hardi, aux ailes un peu charnues, non, mon vieux, jamais de la vie !

C’est ce nez qui a fait des siennes... Qui sait, à l’heure qu’il est, ce qu’il en coûte de larmes aux beaux yeux ténébreux, de sang au cœur passionné, de révoltes à la fine intelligence : combien souffre, en un mot, cette Anita qui est la tienne !


J’aimerais à montrer les effets singuliers, le genre de surprises dramatiques que l’auteur a tirées de la coexistence en nous de deux ou de plusieurs personnages, par exemple dans le conte admirable intitulé : Ombre et soleil. C’est l’histoire d’un homme acculé au suicide. Il se réveille, fort étonné d’avoir passé une très bonne nuit et d’accomplir, aussitôt levé, une série d’actions machinales, comme s’il se survivait à lui-même, et que l’automatisme continuât d’animer son cadavre. C’est qu’en réalité, il ne croit pas encore à la possibilité de mourir. Il descend à la plage où il a décidé de se noyer ; il rencontre un ami qui l’emmène déjeuner. Il finit par oublier tout à fait son projet. Il s’est fait grâce ; il ressemble à un condamné en sursis, qui jouit, comme en vacances, d’un supplément inespéré de vie. Mais, le soir, en rentrant chez lui, il se retrouve brusquement en face des raisons qui lui imposent de mourir et il avale du poison qu’il avait oublié dans la poche de son gilet. Les alternatives du récit, les parties d’ombre et de lumière, le cheminement sourd des idées, le sentiment de ce qui se passe dans la conscience obscure, tandis que cent choses extérieures distraient la conscience claire, ce moyen de mort déjà choisi, tandis que l’intelligence se croit encore libre d’en préférer un autre, le travail superficiel et le travail profond, fonctionnant l’un et l’autre d’une façon presque indépendante, en même temps qu’un troisième mécanisme, celui des habitudes, continue d’agir pour son compte, enfin, la sentence fatale se prononçant tout à coup, sortie des profondeurs d’une région inconnue et se réalisant d’elle-même par une force mystérieuse, presque à l’insu de la victime : tout cela fait de cette nouvelle un surprenant chef-d’œuvre.

On prend là sur le vif le principe de l’humour de M. Pirandello : c’est une conception particulière de la réalité psychologique, essentiellement fluide, ondoyante, mouvante, et le contraste de cette chose impalpable, avec les fantômes grossiers que nous avons le tort d’appeler la réalité. Cette distinction de deux réalités, l’une populaire, triviale, et toute illusion, l’autre subtile, intime, variable, et pourtant seule réelle, se retrouve partout dans son œuvre et en forme l’armature et comme le ressort. Il lui est arrivé d’exprimer ces idées avec une énergie singulière :


La vie, c’est le vent, c’est le flot, c’est la flamme, ce n’est pas cette croûte de terre qui durcit et se fixe en formes solides.

La forme, c’est la mort.

Chaque parcelle qu’on retire du fleuve en fusion, qui se reprend, dans ce torrent d’incandescence, continuel et indistinct, est une parcelle morte.

Nous sommes tous des créatures prises au piège, des gouttes arrachées du fleuve éternel et fixées par la mort.

Pendant un peu de temps, le mouvement du fleuve originel continue en nous, dans cette petite goutte séparée, détachée, fixée ; mais bientôt il se ralentit ; la flamme se refroidit, la forme se dessèche, enfin le mouvement s’arrête et se raidit.

Nous avons achevé de mourir. Voilà ce qu’on appelle la vie !...

Tu ne peux te figurer la haine que m’inspirent les pauvres choses que je vois, mes compagnes de prison dans ce piège du temps : toutes ces choses qui finissent de mourir avec moi, par degrés. Haine ou pitié ? Mais moins de pitié que de haine...

Que sommes-nous ? Des morts, qui avons l’illusion de faire de la vie.

On s’accouple, un mort et une morte : on croit donner la vie, et l’on donne la mort... Encore un de pris au piège !

— Arrive, mon mignon, arrive ; meurs, mon petit, commence de mourir... Comment, tu pleures ? Des larmes, des cris ? Tu voudrais bien courir encore ? Allons, sois sage ; on n’y peut rien. Attrapé, mon petit, coagulé, figé !... Ce ne sera pas bien long : rien que pour un petit moment ! Sois gentil.


On sent qu’il y a dans cette invective une part de paradoxe. Aussi M. Pirandello a-t-il pris soin de mettre ces sarcasmes sur le compte d’un de ses personnages. Mais la pensée qu’il y exprime sur le mouvement continu et le flot de la vie, et l’impossibilité de la fixer jamais, n’en demeure pas moins un des thèmes favoris, sur lesquels son imagination ne cesse de s’exercer. Tout ce qui arrête, tout ce qui fixe, glace le flot et l’immobilise, lui semble une injure, un attentat contre la liberté, contre les possibilités indéfinies de la vie. C’est tout le sens de ce bizarre roman, Feu Mathias Pascal, qui parut en 1904, et qui est loin d’être un chef-d’œuvre, mais qui demeure, à quelques égards, l’ouvrage caractéristique de M. Pirandello. Le sujet fait un peu penser au délicieux roman philosophique de Chamisso, et à l’aventure de Pierre Schlemil, l’homme qui avait perdu son ombre. Mathias Pascal est un pauvre diable de rat de bibliothèque, qui végète dans la platitude entre une femme qui le trompe et une belle-mère acariâtre. Un jour, il s’évade ; le hasard le conduit à Monte Carlo, et l’enrichit en une nuit. Il s’appelle désormais il signor Adriano Meis, et il s’imagine avoir déposé, avec son ancien nom, le fardeau de misères qui y était attaché. Et l’on voit en effet dans quelle mesure le personnage et le rôle que nous jouons est la création du nom que nous portons, et de la représentation que nous nous en faisons à nous-mêmes. Reste à insérer cette fiction dans la réalité, à la faire accepter comme une valeur sociale. Les conséquences sont singulières. Par exemple, la veuve de Mathias Pascal, mort par erreur, peut se remarier ; mais Adriano Meis, qui n’a pas d’acte de naissance, n’a le droit d’épouser personne. C’est un être imaginaire, qui ne peut plus trouver place dans la société légale. Il jouit théoriquement d’une liberté absolue, à la condition de n’en pouvoir rien faire. Il ne reste plus qu’à supprimer cette chimère inutile. Une comédie de suicide met fin aux jours du faux Meis, et Mathias Pascal, après cette évasion manquée, finit par rentrer de lui-même dans la peau du vieil homme.

Ce livre singulier, captivant, irritant, mal fait, tout en digressions, contient pourtant la clef de l’art de M. Pirandello. On y rencontre, en vrac, ses idées essentielles : l’idée que l’âme est faite d’une succession de personnages, que chacune de ces figures où elle tente de se fixer, est en partie une construction de notre volonté, en partie de la collaboration et de la foi d’autrui ; qu’aucune de ces figures, ni aucune de nos actions, n’épuise le contenu de notre personnalité et n’a le droit de nous représenter tout entiers ; que l’art, qui ne choisit qu’un moment de nous-mêmes, est une injustice, qui nous fait tort de tout ce que la vie nous accorde de crédit ; qu’on n’est jamais bon ou mauvais, vertueux, criminel, enfin tout d’une pièce ; et qu’à cause de cela, les personnages de l’art et de la poésie sont d’une vérité plus vraie que ceux qu’on voit dans la vie, parce qu’ils sont des types qui ne se trouvent jamais réalisés dans la nature.

Cette série de propositions paraît un peu contradictoire : mais M. Pirandello se fait un jeu de la contradiction. C’est un dialecticien supérieur, qui s’amuse au spectacle des impossibilités logiques ; il se divertit à les montrer, sans se charger de les résoudre. C’est pourquoi son génie languit un peu dans le roman et dans les œuvres de longue haleine : il préfère montrer les choses par aperçus, par brusques éclairs, à l’état de fragments, de facettes, ou encore dans le choc et le raccourci d’une situation théâtrale. Il excelle naturellement dans le drame et dans la nouvelle. Ses contes font déjà pressentir le dramaturge, qu’il est devenu de plus en plus dans ces dernières années.

Je ne connais de ces drames que les deux ou trois plus récents, seuls imprimés jusqu’à ce jour. J’ai le regret de n’en avoir jamais vu à la scène. On a rapproché quelquefois l’auteur de M. Bernard Shaw. Il me semble voir entre eux de grandes différences. L’auteur de Man and superman est un moraliste, un satirique ; son théâtre ne soulève jamais les problèmes philosophiques qui occupent M. Pirandello. Le seul trait de ressemblance est un goût de gageure et de défi, une certaine désinvolture. La plus curieuse de ces pièces, Six bonshommes qui cherchent un auteur, est une « comédie du poète, » une espèce de manifeste où l’écrivain met en scène la déformation qu’imposent à la réalité les exigences de l’art et de l’optique théâtrale. Les autres sont des drames de la personnalité. Dans Reculer pour mieux sauter (Comè prima, meglio di prima), le portrait de l’héroïne offre une étude de femme comme les aime M. Pirandello : une succession d’états, un mouvement de va-et-vient, une série de retours et de contradictions qui s’expliquent cependant par une grande logique intérieure. La même personne porte successivement trois noms dans chacun des trois actes, selon les situations différentes où la jette son démon : et pourtant, Flora ou Francesca, elle est toujours Fulvia, la femme qui n’est faite ni pour être épouse ni pour être maîtresse, et que satisfait seulement la passion d’être mère . Henri IV est une variante d’Hamlet, traitée à la Pirandello. En dépit du titre, emprunté à l’histoire du grand empereur germanique, il s’agit d’une pièce moderne. Un viveur, dont personne ne nous dit le vrai nom, est tombé de cheval dans une mascarade historique où il portait précisément le costume d’Henri IV ; on croit que son rival, épris de la même femme que lui, déguisée ce jour-là en comtesse Mathilde, avait fait ruer le cheval. L’homme est devenu fou et se croit désormais l’empereur Henri IV. Retiré dans un vieux château à la campagne, il a organisé toutes choses pour favoriser sa lubie : il ne laisse approcher que ceux qui entrent dans son erreur. On le croit fou ; il est guéri. Mais il trouve son compte à se soustraire à la vie, à s’établir dans l’attitude d’un portrait historique, dans une immobilité majestueuse, qui défie les hasards. Il s’est construit son univers ; il rêve et force le monde à s’adapter à son rêve. Cependant, son ancienne maîtresse et son ancien rival viennent le visiter ; il ne résiste pas à un mouvement de vengeance. Il tue l’homme qui l’a supplanté. Désormais, il est condamné à se renfermer pour toujours dans son rôle et à s’ensevelir sous le masque qu’il a choisi : il faudra qu’il joue à jamais la comédie de la folie. On excusera un fou, on ne pardonnerait pas à l’assassin.

Ces pièces inquiétantes, étranges, ont acquis à l’auteur une renommée bruyante. Je doute cependant qu’avec tout leur éclat, l’homme de théâtre, chez M. Luigi Pirandello, égale le conteur. C’est le conteur qui a précédé le dramaturge. C’est encore dans ses contes qu’il faut chercher l’image la plus complète et la plus variée de son admirable talent. C’est là qu’on le trouvera, tantôt amer et tantôt gai, sombre ou bouffon selon les jours, suivant l’état de sa fantaisie et de sa mobile humeur. C’est là qu’on trouvera, sous leur forme la plus drue et la plus jaillissante, son monde, ses types favoris, sa philosophie, ses idées ; et peut-être, après tout ce qu’on a lu de lui, ne se rappelle-t-on rien avec plus de plaisir que certains petits contes tout à fait dénués de thèse et de dialectique, mais où respire simplement la grâce, la nonchalance, la douceur italienne : telle que l’histoire de la pauvresse qui, un soir de chaleur, dans un jardin de Syracuse, sans pain pour elle ni pour son petit, riche de deux sous que vient de lui donner un enfant, prend une chaise et se paie un éventail de deux sous.


LOUIS GILLET.

  1. Luigi Pirandello. Œuvres complètes, en cours de publication chez Bemporad, Florence : Novelle per un anno, 4 volumes parus ; Théâtre, 4 volumes ; Il fù Mattia Pascal, roman, 1 volume. Feu Mathias Pascal, traduction de M. Henry Bigot. Calmann-Lévy, 1910.