Littératures étrangères - Une idylle de Gerhart Hauptmann

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Louis Gillet
Littératures étrangères - Une idylle de Gerhart Hauptmann
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 923-934).
'LITTÉRATURES ÉTRANGÈRES

UNE
IDYLLE DE GERHART HAUPTMANN


ANNA, EIN LENDLICHES LIEBESGEDICHT. VON GERHART HAUPTMANN [1]


« Muses, prenez vos voix les plus douces et commencez un chant d’amour ! »

Ainsi débute le troisième « chant » de l’« idylle paysanne, » qui est le dernier ouvrage de M. Gerhart Hauptmann. L’auteur de la Cloche engloutie va avoir soixante ans. L’Allemagne s’apprête à célébrer son jubilé : la République allemande honore ses poètes. Le poète lui-même est aujourd’hui dans toute sa force. Parmi les deuils de sa patrie, il n’éprouve pas un doute. Ce temps de troubles lui semble un temps de renouveau. Avec le Palémon de Virgile, il prélude : « Dans les champs, dans chaque arbre, un immense enfantement travaille. La verdure envahit les bois et le merveilleux printemps. Incipe, Damoeta ! »

« Muses, prenez vos voix les plus douces et commencez un chant d’amour ! »

Ce genre du récit ou du roman en vers n’est jamais tombé tout à fait en désuétude chez nos voisins. L’Allemagne est toujours le pays d’Hermann et Dorothée. Elle célébrait, il y a quelques mois, la « semaine de Goethe. » Le poète d’Anna dépose sa gerbe de fleurs rustiques aux pieds de la statue de l’homme de Weimar. Ce souple et inquiet génie, ce « Protée, » comme il aime à se faire appeler, va-t-il inaugurer une période classique, une période olympienne ? Sans doute, il a conscience du rôle que lui crée, dans l’état présent de son pays, sa dignité de maitre et de chef spirituel. Il n’y a personne en Allemagne qui ne croie revivre aujourd’hui la grande épreuve qui suivit la défaite d’Iéna. Ce qui domine cette histoire, c’est la figure du patriarche des lettres allemandes, qui fit rayonner sur l’Europe la majesté de son génie. Il n’est pas douteux que M. Hauptmann n’ait pensé à son tour à cette fonction auguste et nationale du poète. Il est toujours permis au poète de régner dans le monde de l’art et des formes parfaites et de servir sa patrie par le culte de la beauté.

« Commencez, Muses, un chant d’amour, un triste chant d’amour ! »

Et sans doute y a-t-il encore bien d’autres choses dans l’« idylle » de M. Hauptmann : des souvenirs personnels, des tableaux du pays natal, cette Silésie qui est désormais pour l’Allemagne une perte dont elle ne se console pas. Mais il y a surtout des traits qui rappellent à chaque instant la fameuse épopée de Gœthe : comme Hermann était le fils de l’aubergiste du Lion d’Or, les parents de Luz Holtmann tiennent l’auberge du Dragon. Et surtout l’héroïne, la belle Anna Wendland, comme jadis l’inconnue apparue sur la route, à la tête du chariot qui transportait les fugitifs, semblable à une princesse dans une condition servile, Anna se trouve placée dans une situation à demi domestique, celle d’« élève » ou d’» apprentie » dans la ferme des Schwarzkopp. Mais, pour donner le ton du poème, le plus court sera sans doute d’en traduire un morceau. Nous avons appris, dans les deux premiers chants, que Luz revient pour quelques jours chez son oncle Schwarzkopp, où il avait coutume de passer ses vacances avec son petit cousin Erwin, mort à la fleur de l’âge. Nous avons appris la présence de l’étrangère. Mais la voici paraître dans la cour de la ferme. Luz s’éprend d’elle au premier regard. Le poète poursuit :


Jeune, avec tes boucles d’Apollon, jamais on ne t’eût pris, mon cher Luz, pour un paysan silésien : mais plutôt, je le jure, pour le frère du dieu qui se cacha sous l’habit du pâtre chez Admète. Sans doute, nul prodige ne signala ta naissance : tu vins au monde comme tout le monde, pas même un dimanche, seulement peut-être un peu plus vite ; à peine ta bonne femme de mère eut-elle le temps d’éprouver une petite douleur, et ce fut tout. Ce n’était du reste que l’excellente Mme Hanna, non du tout la céleste Latone, de même que, mon bel ami, ta patrie ne fut point la brillante Délos, mais le village de Salzborn, bien nommé en l’honneur de ses sources bienfaisantes. Là ton père gouvernait la célèbre auberge du Dragon, dont le toit ami abrita ton berceau de l’orage, de la pluie et des grêles malveillantes. D’où te vint cependant l’étincelle divine ? Pas de l’honnête bouillie avec laquelle on t’éleva, mais plutôt, j’imagine, du lait de ta nourrice, laquelle s’arrosait courageusement d’eau-de-vie, chaque fois qu’elle te donnait le sein : son bon ami était un nourrisson de Silène. Mais disons mieux : tes marraines, ce furent les nymphes de la source, que des artistes barbus construisirent en blocs sonores. Échauffé par les jeux bienheureux de l’enfance, tu buvais chaque jour à longs traits à son onde étoilée d’un sable étincelant. Et aussitôt, te ruant aux jeux, tu bondissais plus libre et te sentais aux pieds des ailes. Car cette source, prisonnière dans son petit hall dorique, n’était autre qu’une veine de la fontaine Castalie et de l’onde du Parnasse : on le voyait bien aux colonnes du péristyle grec, on le voyait aux lyres grecques des nymphes familières qui, dans leur route liquide, cheminant par les canaux souterrains de la terre, visitaient Salzborn et s’y plurent, et c’est de leurs mains que Luz but le nectar et l’ambroisie.


Vous rappelez-vous ces petits Parthénons de camelote, ces temples ou ces Propylées d’un « Louis seize » aimable et saugrenu, qu’on voit dans les villes d’eaux allemandes ou sur les places de Munich, comme des bibelots savants et des souvenirs de voyage sur la cheminée d’un Herr Professor ? Il arrive que l’art classique, même chez Goethe, sente le pastiche gréco-romain. Hermann et Dorothée n’échappe pas à ce léger travers, ne se sauve que par le sourire. L’humour de M. Gerhart Hauptmann parait d’une qualité moins fine. Les élégances ancien Régime, le style de l’Almanach des Muses, ne lui sont pas entièrement naturels. Il nous donne le pastiche d’un pastiche. On sent bien que le poète se joue, mais le jeu manque parfois de grâce. Ce n’est pas tout : comme dans l’Athènes du Nord, le pseudo-grec se marie au gothique troubadour. Dans le même endroit que je viens de citer, Anna devient une héroïne de la Tétralogie, une Gudrun ! Ailleurs, c’est une page sur le folk-lore des campagnes, sur le cheval blanc, qui est un présage funeste. Bref, le poète use, non sans péril, du double « merveilleux. » L’écueil du merveilleux, dans l’épopée moderne, c’est qu’il y entre à l’état de simple décoration. C’est son plus grand défaut, d’être toujours un placage. Il ne tient pas au fond des choses ; le sujet s’en passerait bien.

Ce sujet tient en peu de mots. C’est l’histoire fort simple d’un amour de jeunesse. Invitus, invitam, malgré lui, malgré elle, — comme dans Bérénice, il n’y a point d’autre matière et, une fois de plus, le vieux conte éternel suffit à nous toucher. « Lui, » on l’a vu, c’est Luz Holtmann, le fils de l’auberge du Dragon, un garçon d’une vingtaine d’années, dont l’auteur a fait le type du jeune premier allemand, loyal, fort, tendre et un peu niais, le Siegfried de Wagner. Quand j’aurai dit qu’il se croit poète et qu’il a fait, comme tous les collégiens d’Allemagne, un poème épique sur Arminius, on saura l’essentiel sur ce blanc-bec insignifiant. Il perd ses moyens devant sa belle, il devient élégiaque, werthérien et tourne à la métaphysique. Il n’y a rien à faire de ce grand dadais.

« Elle » est bien plus intéressante, cette belle, énigmatique Anna, qui passe silencieusement à travers le poème, avec son air de princesse esclave et ses lourdes nattes qui font un diadème d’or à son visage plein de fierté et de mélancolie. Dès le début, il flotte autour d’elle on ne sait quoi d’étrange, une sorte d’accablement et de mystère obscur. Elle vaque, nonchalante, aux soins de la basse-cour, pressant sur sa hanche sa corbeille, allant, venant au milieu des canards et des poules, distraite, « comme si elle était seule de son espèce sur la terre, née pour obéir seulement aux ordres de sa volonté. » Et cependant, elle semble la victime d’un charme. Il y a en elle de l’inexpliqué. C’est une demoiselle, la fille d’un Rechnungsrat, et elle n’est pas faite pour être une fille de ferme. Elle vit chez les Schwarzkopp dans une situation indécise qui, sans être libre, n’est pas cependant celle d’une servante. On devine autour d’elle une atmosphère d’infortune. Et en effet, nous apprenons sa simple et triste histoire : la mère morte, la petite orpheline, à treize ans, obligée de tenir toute seule le ménage. « C’est dur, avec six frères et sœurs, dont le dernier est un marmot... Car maman est morte en couches. Le linge de papa a toujours été blanchi à la maison. Je ne me plains pas... Mais faire du feu en hiver, par exemple ! Je ne me plains pas, mais il y a des choses qui vous marquent pour la vie. » La jeune fille a fait de bonne heure l’apprentissage de l’existence, elle a pris l’habitude d’être une sacrifiée.

Elle n’en a pas moins dix-neuf ans, et on ne voit pas pourquoi, lorsqu’elle se sent aimée, elle semble craindre et fuir l’amour. Elle a eu bientôt fait de deviner le jeune homme, et on n’attendrait pas qu’elle s’en montrât fâchée. Quelle fille n’est bien aise qu’on l’admire ? Anna n’est point coquette et n’est pas en état de faire la difficile ; dans sa situation, ce n’est pas peu de chose de rencontrer un mari. Le trouve-t-elle un peu bêta ? Mais non, quand il lui lit son fameux Arminius, elle admire. Qu’il perde, après cela, la tête devant elle, quel plus délicieux hommage ? Pour tout le reste de l’univers, un galant qui ne sonne mot passera pour un nigaud ; la femme qu’il aime lui sait gré d’un trouble qui lui donne la mesure de son pouvoir. Quelle est donc la femme d’esprit qui raconte que le compliment qui l’a le plus touchée dans sa vie, fut celui d’un enfant qui, dans son égarement, l’avait appelée : « Monseigneur ? » Du reste pour délier les langues les plus stupides, une fille un peu adroite ne manque jamais de ressources ; et quelle fille, fût-ce la plus sage, n’a pas de ces adresses, et ne se croit permis, sans manquer à l’honneur, de venir au secours d’un amoureux dans l’embarras ?

D’où vient donc que la jeune fille, loin d’encourager son ami, lui résiste et combat son inclination naissante ? Pourquoi répondre à ses désirs par une inconcevable froideur ? On dirait qu’Anna a souffert, et souffert par l’amour, et que l’amour désormais ne lui inspire que de l’horreur. Elle semble partagée entre la tendresse qui la gagne, et on ne sait quelle révolte contre cette faiblesse. On entrevoit un secret qui a flétri dans son âme les jeunes illusions. C’est une enfant butée qui boude contre la vie. Un obstacle invisible l’écarté du bonheur. Et, lorsque le jeune homme la presse et la supplie, elle ne répond que par des larmes.

Ces sentiments ne se comprendraient guère, si nous ne nous trouvions ici dans un petit milieu piétiste, dont la peinture forme la partie la plus curieuse du poème de M. Hauptmann. Le village de Rosen, où il a placé son idylle, appartient en effet à cette partie de la Silésie, qui a été le théâtre d’une bizarre expérience religieuse. Salzborn, où il fait naître son héros, ressemble fort à Obersalzbrunn, où il est né lui-même, en 1862. Il n’est guère douteux qu’il nous ait représenté ici quelques-unes de ses impressions d’enfance et de jeunesse, dans un des coins de l’Allemagne qui ont reçu l’empreinte profonde de la pensée chrétienne, en ce qu’elle a de plus sombre et de plus désolant. Il a certainement connu des paysans mystiques du genre de l’oncle Schwarzkopp et de la tante Julie.

La petite ville de Herrnhunt, — la « Citadelle du Seigneur, » — dont le nom revient à plusieurs reprises dans le poème, est encore aujourd’hui une sorte de Rome rustique, une petite Sion, capitale d’une Eglise qui conserve des traits d’une originalité opiniâtre. Là subsistent les débris de la fameuse communauté des frères Moraves, qui eurent un rôle, à côté des Hussites, dans les mouvements confus qui précédèrent la Réforme, et dont l’influence s’étendit jusqu’en Lombardie et en Provence, avec les dangereuses rêveries vaudoises. Ne saurait-on reconnaître dans ces hérésies d’autrefois, un de ces périodiques accès des idées slaves, avec leur séduction étrange de destruction et de haine de la vie ? N’est-ce pas le typhus religieux qui souffle par intervalles des profondeurs de la Russie, avec son désespoir et son goût du néant ? On sera frappé, en lisant le poème d’Anna, de cette combinaison à base slave, qui s’est opérée sur les Marches orientales de l’Allemagne, et y produit des caractères assez inattendus.

Bien entendu, la teinte mystique, la couleur raskolnik ou « vieux croyant » que j’essaye d’indiquer, a pris, dans le petit monde silésien où nous sommes, une nuance assez modérée. Il n’en reste qu’une religion d’essence un peu chagrine, une sorte de mauvaise humeur et de sévérité qui se gendarme et se rebiffe contre la vie. Rien de plus éloigné de la note franciscaine, du christianisme des Fioretti. Les Schwarzkopp ont perdu la joie ; ils n’avaient qu’un enfant, ce petit Erwin dont j’ai dit un mot, enfant tardif, longtemps désiré, et qui est mort, en les laissant abimés de douteur. Cette mort, pour le vieux ménage inconsolable, est devenue, si je puis dire, le fond même de la vie. Ils ne peuvent s’empêcher de croire que le pauvre petit a été puni par le ciel de l’excès de bonheur que sa naissance avait causé. Ils en viennent à penser que la joie en elle-même est une chose défendue, tout au moins imprudente, un sentiment qui nous égare, usurpe sur les droits de l’Infini, et dont il sera demandé un compte rigoureux. Depuis la mort du petit, la pensée de ses parents ne quitte pas le cimetière ; dans ce cercueil d’enfant est enfermé pour eux le sens de la destinée. Et c’est une belle chose, que ce couple vieillissant dans une douteur sacrée, « comptant les jours, comptant les heures qui les séparent de l’éternité, comme le valet de charrue compte les sillons qu’il trace, parce que chacun d’eux le rapproche de la fin de la tâche, et hâte le moment où l’on délie du joug le front penché des bœufs. »

Rien de supérieur, dans ce poème, à ces caractères du vieux Schwarzkopp et de la tante Julie, avec leur sécheresse rigide et leurs méditations obstinément tournées vers le surnaturel. Sans doute, plus d’une mère demeure à jamais blessée d’une perte semblable à celle de Julie ; mais il arrive que, dans certaines âmes, la douteur s’achève en tendresse, se sanctifie en charité. Chez Julie, elle développe au contraire les côtés les plus réfractaires, les plus hostiles à la nature. Cette âme effarouchée embrasse avec passion ce que la religion a de plus inhumain ; elle se délecte sur les épines. Et il y a, il faut l’avouer, une grandeur imposante dans la figure de la vieille dame, ossifiée par l’ascétisme le plus morose et le plus pessimiste : « Quand je pense où en est la jeunesse d’à présent, je ne me lasse pas de remercier le Père qui est au ciel, de m’avoir fait la grâce d’arracher si tôt mon Erwin a la vie d’ici-bas. Le monde empire tous les jours, on aperçoit les signes de la corruption finale... »

On le voit : dans ce petit monde singulier et obscurci de deuil, où la douteur affecte les formes les plus sectaires, la jeunesse, l’amour, ne peuvent paraître qu’un péché. Là on ne peut admettre que le devoir sous son aspect le plus sérieux et le plus rebutant. La grâce, l’épanouissement et la fleur d’un jeune sang, le radieux éclat d’une jeune fille qui sourit, comme un beau tilleul, dans la gloire de son vingtième printemps, prennent on ne sait quoi de païen ; on y voit un piège diabolique, pour faire trébucher les âmes, un artifice du matin pour faire aimer le mal de vivre. Telle est l’étrange aberration dont la pauvre Anna est victime parmi ces âmes fanatiques. Elle-même se sent inquiète et coupable d’être une forme magnifique et séduisante de la vie. Parce qu’elle rayonne et qu’elle respire la volupté, parce qu’elle inspire malgré elle le désir des caresses, elle sait qu’elle fait le mal et répand autour d’elle l’illusion et la mort. Déjà telle qu’une autre Hélène, elle a causé, innocemment, des douteurs et des crimes : un enfant de quinze ans, un collégien s’est tué pour elle. Voilà le « malheur » d’Anna. Elle est la tentation, le charme mauvais de la vie, le pouvoir dangereux qui enchante les hommes pour leur perte, parce qu’elle a reçu en don le présent funeste et le « poison de la Beauté. »

Comment, au XXe siècle, se trouve-t-il encore un coin d’Europe où persiste la croyance aux « sorts », aux phénomènes de la u possession » ? Comment, dans une Allemagne si fière de sa culture, subsiste-t-il des restes de ces vieilles idées primitives sur la nature humaine ? Ces vestiges d’une psychologie et d’une religion barbares, ces explications démoniaques de phénomènes naturels, forment d’ailleurs une donnée morale et poétique, bien plus intéressante que les agréments classiques dont M. Gerhart Hauptmann a cru devoir l’embellir. Il avait là un « merveilleux » tiré du fond des âmes et tenant aux idées elles-mêmes des personnages. Rien de plus dramatique que la déformation des choses, à travers le prisme intellectuel d’une petite secte religieuse.

On avait là un « cas » de suggestion collective, où une jeune fille, cause d’un homicide involontaire, est soupçonnée par tout le monde d’incarner la puissance des Ténèbres, et finit par se tenir elle-même pour une créature maudite. M. Gerhart Hauptmann, qui connaît ce milieu, et y a puisé les principes de son anticléricalisme, était bien le poète qui pouvait exprimer ce qu’une telle aventure dégage de pitié. Cette humble histoire d’une enfant dévouée, devenue, parce qu’elle a le malheur d’être belle, victime de zélotes cruels et ignorants, complice elle-même de leurs excès, et obligée, à cause de la sottise humaine, de renoncer à l’appel de la nature et de l’amour, c’était quelque chose comme une nouvelle Fiancée de Corinthe, une variante, toujours tragique, du sacrifice d’Iphigénie :


Tantum relligio potuit suadere malorum.


Le thème immortel dessiné par le vers de Lucrèce, suffisait sans doute à fournir la matière d’un poème. Un artiste délicat s’en serait tenu là ; cette jeune fille effrayée de la vie, à qui un accident fortuit a donné le dégoût de l’amour, et qui se regarde avec terreur comme une criminelle, n’était-elle pas une héroïne assez originale ? N’y avait-il pas dans la mort du petit lycéen, tué par elle sans le savoir, de quoi tuer le bonheur et expliquer les résistances qu’elle oppose à l’amour ? Un malheur de ce genre n’est-il pas une de ces causes qui jettent des femmes épouvantées à l’ombre des sanctuaires ? Pourquoi faut-il que M. Hauptmann se soit cru tenu de corser ce pathétique sujet, et de le gâter, à mon sens, par un épisode inutile ?

C’est que M. Gerhart Hauptmann est toujours resté, quoi qu’il fit, l’homme de ses débuts. Chose curieuse ! Aux environs de 1890, à l’heure où E. M. de Vogüé signalait la renaissance de l’idéalisme, renaissance inspirée par les littératures du Nord, ces mêmes littératures se trouvaient dominées par notre naturalisme et par cette conception des choses que représentent les noms de Zola et de Maupassant. On exagérera difficilement l’action du puissant écrivain de l’Assommoir sur le roman et le théâtre allemands de la fin du dernier siècle. Son école, presque nulle en France, doit être presque toute cherchée à l’étranger. L’auteur des Tisserands doit certainement une part importante de son art et de son inspiration sociale au romancier visionnaire et trop souvent grossier de Germinal. C’est ce qui explique pourquoi son » idylle paysanne, » qui eût, trente ans plus tôt, évoqué la Petite Fadette, nous rappelle brusquement, en 1921, la saveur de la Terre.

Il faut en faire notre mea culpa ! C’est la « faute à Zola, » pour dire comme la chanson, si cette touchante histoire du pur et malheureux amour de deux adolescents, finit dans le fumier, et si le beau fruit vierge et sauvage de la jeunesse d’Anna se trouve changé brusquement en un objet de dégoût. Le deus ex machina de ce coup de théâtre est un personnage tellement inutile à la fable, que j’ai pu la conter sans dire un mot de lui. Il y a, dans la sainte maison de la ferme de Rosen, une espèce de vaurien, frère de la Schwarzkopp, une de ces croix que le ciel se plaît à imposer dans les familles, dont les frasques font le désespoir de tout ce qui les entoure, et dont on ne parle qu’avec un soupir de résignation. Ce joyeux pochard, l’oncle Just, est d’ailleurs dessiné avec beaucoup de verve et, soit dit en passant, moins d’après les modèles de Zola que d’après ceux de Dostoïewsky. Ses discours baroques et cyniques rappellent le Marméladoff de Crime et Châtiment. Comme ce Russe de célèbre mémoire, ce pécheur a la manie bizarre de l’abjection, et la faculté de se confesser abondamment de ses fautes, se croyant dispensé par là de faire aucun effort pour n’y plus retomber, A quoi bon, s’il y trouve de telles « grâces » d’éloquence et de repentir ? J’avais pris cet ivrogne pour le bouffon de l’histoire, et j’admirais seulement qu’il se trouvât dans une province que l’Allemagne déclare toute allemande, des types d’âme slave si caractérisés.

Mais peu à peu, à mesure qu’on avance dans le roman, ce comparse prend plus d’importance. C’est assez la manière de M. Gerhart Hauptmann, que ses caractères ne se dévoilent dans ses œuvres que par degrés. Déjà nous avions cru saisir, par éclairs, des indices suspects ; l’ivrogne semblait espionner la jeune fille et manifester à son sujet une jalousie grotesque. Nous voyons lentement le personnage se découvrir, et le gredin se changer en un abominable drôle. Ah ! nous en apprenons de belles ! Comme beaucoup de vicieux de son espèce, l’oncle Just est à la fois roublard et fanfaron, bavard et cauteleux, et assez adroit à se servir du style dévot de la maison, pour devenir à l’occasion un horrible tartuffe. Son imbécile de neveu n’a rien eu de plus pressé que de lui faire ses confidences ; les deux hommes couchent dans la même chambre. Et l’oncle, pour prêcher la sagesse au jeune homme, lui fait le sermon que voici sur les femmes :


— Tu ris, mon garçon, tu as tort. Sais-tu pourquoi, moi qui te parle, je ne me suis jamais marié ? Le nom de la belle n’y fait rien. Nous sommes restés fiancés trois ans ; tu comprends si, à la fin, je la connaissais par cœur ; je l’avais retournée dans tous les sens et des pieds à la tête ; je n’achète pas chat en poche, moi, pas si bête ! Elle a pleuré à chaudes larmes, mais c’est égal, elle a reçu son passeport... Trop aimable, vois-tu, trop de tempérament... Voyons, mon bon, tu irais te lier pour la vie avec une créature qui n’a plus rien à te donner pour ta nuit de noces, puisque tu as déjà tout obtenu ? Ouvre de grands yeux tant que tu voudras, mais prends garde à ton tour, le jour où tu mordras dans une pêche gâtée, pour une pêche intacte. Tu as des idées un peu larges, mon garçon, libre à toi ; je suis à cheval sur la morale, moi. Pas de blagues avec la vertu...


Brusquement, tout s’éclaire ; on comprend tout à coup le rôle du misérable, et l’aventure de sa victime apparaît dans sa laide et révoltante réalité. On comprend par quelle secrète infamie la pauvre enfant se sent à jamais indigne de l’amour, et à la fois cet air d’esclave et de reine outragée. Mais le pleutre qui l’a perdue ne se contente pas du silence de sa complice ; il l’accuse, fait entendre sournoisement qu’elle le tente, qu’elle le damne, qu’elle est l’instrument du démon. Bref, le fourbe fait tant qu’il persuade les crédules Schwarzkopp, dans son intérêt éternel et pour le bien de la famille, de faire exorciser le « vampire. »

Une affaire de sorcellerie, en pleine Europe moderne, est un sujet original. Dans un pays qui ne reconnaît point de tribunaux d’Eglise, un pareil jugement est un jugement domestique. Le père est le magistrat suprême. La scène se passe dans la ferme de Rosen. Le Rechnungsrat dévoile lui-même la honte de sa fille. La veille cependant, les Schwarzkopp ont été chercher dans la carriole deux « frères » de Herrnhut, et la présence de ces hommes de Dieu ajoute au jugement de la solennité.

« Des tignasses en désordre leur tombant jusque sur les yeux, des cous épais, de grosses épaules, des poings de rustres, les dehors de marchands de bœufs, » tels nous apparaissent les deux compères, frère Blei et frère Tobler ; celui-ci a en outre « une face de fromage blanc, avec un nez de suif, surmontant sa barbe apostolique, où se pincent des lèvres bleuâtres. » Cet homme blême est veuf et père de six enfants. Une vision opportune, comme jadis au prophète Osée, lui a révélé qu’il se devait au rachat d’une pécheresse. Anna sera donc sacrifiée aux volontés du ciel. Elle fera son salut en épousant le saint homme et en mouchant les petits Tobler.

Cet épilogue a de la grandeur. On y reconnaît, avec une nuance plus froide, la rageuse apostrophe de la Cloche engloutie : « Curé, barbier, maître d’école... Canailles, noix creuses, gueux, mendiants !... Hypocrites ! vous êtes la digue qui abrite l’enfer aride de la bassesse contre la mer divine, le flot paradisiaque des ondes du bonheur... » Et l’on reconnaît aussi cette pitié pour la femme, malheureux jouet de l’égoïsme et de la sensualité, esclave aujourd’hui comme aux siècles barbares où le sort partageait aux vainqueurs le butin suppliant des captives. Voilà l’histoire des premières amours de Luz Holtmann. Qui ne comprendrait le désespoir du jeune homme qui découvre pour la première fois le « cloaque de la vie ? »

Mais, sans nier la mélancolie de la conclusion, on ne peut s’empêcher, quand on vient d’achever l’ « idylle » de l’auteur allemand, de se demander si un tel ouvrage est réellement un poème. Sans doute, il est écrit en vers, et l’hexamètre allemand souffre des familiarités que nous ne passerions pas à un alexandrin ; c’est un vers pédestre, comme dit Horace. Fallait-il pourtant le profaner par un usage peu digne des dieux ? Il ne suffit pas d’invoquer les Muses, il faut encore, si l’on veut qu’elles bénissent un ouvrage, ne les convier que là où règne la musique. Quelle musique s’exhale d’une affreuse aventure d’ignominie et de luxure ? Je loue l’ambition qu’a conçue le poète, d’accorder de nouveau la lyre et de faire entendre les accents de la pastorale classique ; mais il n’a réussi qu’à fourvoyer les Grâces et, moins qu’à Lycoris, son Anna fait songer à l’Histoire d’une fiUe de ferme ou à la Petite Roque.

Le roman en vers est-il donc désormais impossible ? Je l’ignore. Mais une loi du genre est que l’anecdote qu’on y met en scène se présente, pour ainsi dire, sur un arrière-plan qui l’approfondisse et lui prête de la grandeur : quelle ampleur les événements de la Révolution n’ajoutent-ils pas à Jocelyn, au Prélude de Wordsworth, ou à Hermann et Dorothée ? Comme l’écrit Goethe à Meyer, l’épisode choisi par le poète « n’est qu’un étroit miroir, où vient se refléter la grande histoire du monde.» Ce prolongement, ce lointain font défaut au poème d’Anna.

Mais la grande erreur de l’auteur paraît être une erreur de goût. Un certain degré de réalisme s’accorde mal à la poésie. C’est un poids qui condamne fatalement à la prose. La poésie n’est faite que pour exprimer la beauté. Préférer le vrai à tout prix, est un objet fort honorable. C’est un idéal qui a sa noblesse, mais combien différente du pur enthousiasme qui dicta, au nom harmonieux des neuf Sœurs, les chants d’Hermann et Dorothée ! Quoi qu’il fasse, M. Gerhart Hauptmann est d’un âge moins pur. La science, un vulgaire esprit matérialiste, utilitaire ont passé par là. Il voudrait ressembler à Goethe, et s’arrête aux Rougon-Macquart. Il en croira sans doute un poète, un vrai poète, le charmant poète d’Atta Troll : son idylle est d’un temps qui a sacrifié la rose à la culture de la pomme de terre.


LOUIS GILLET.

  1. 1 vol. in-8o, Berlin, S. Fischer édit., 1921.