Littérature et philosophie mêlées/Appendice I/1821/L’Émigré en 1794

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Œuvres complètes de Victor Hugo.
Littérature et philosophie mêlées
, Texte établi par Cécile Daubray, Imprimerie Nationale, Ollendorff, Albin Michel[Hors séries] Philosophie I (p. 340-341).

L’émigré en 1794 ou Une Scène sous la Terreur, drame en cinq acte et en prose avec cet épigraphe :

Que l’exemple du passé nous prémunisse contre l’avenir[1]


un monument d’encre et de papier[2].

La révolution naturalisera le drame dans notre littérature, parce que l’on ne pourra guère faire que des pièces de ce genre bâtard sur cette époque monstrueuse. La royale tragédie y est toujours souillée par le drame bourgeois et la farce populacière. C’est ce qu’a senti avec beaucoup de jugement l’auteur dont j’annonce l’ouvrage. La fable de sa pièce est d’une déplorable vérité ; le plan est théâtral, l’action se noue avec art, se dénoue naturellement, c’est-à-dire horriblement, car la nature de ce temps-là était horrible. Des contrastes, habilement ménagés, font succéder à la peinture plaisante des Brutus de cabaret et des Aristide de carrefour, le tableau effroyable des Solon de club et des Lycurgue de la commune. Les personnages sont fidèlement dessinés et opposés entre eux avec talent. L’âme noble du marquis Darfeuille est aussi bien peinte que le cœur honnête du marchand Lerond ; l’un est ennemi des républicains, l’autre est leur dupe ; tous deux finissent par être leurs victimes. L’endurcissement de Durfer, le repentir de Guillaume, n’offrent pas moins de combinaisons dramatiques. Quant au style, il est vrai, l’auteur sait être trivial avec les assassins, et élevé avec les victimes.

Ajoutons que la partie comique du drame n’est point inférieure à la partie tragique : nous pensons que cet ouvrage n’est nullement indigne du personnage, aussi distingué par son rang et ses lumières que respectable par son âge, auquel on l’attribue. Non opus auctori, sic non operi nocet auctor. Qu’on me pardonne de citer en terminant un peu de latin ; il faut bien que cet article contienne au moins une ligne purement littéraire.

V.

  1. Conservateur littéraire, mars 1821.
  2. Voir p.30