Livre 2 Satire 3 (Horace, Raoul)

La bibliothèque libre.


SATIRE III.


— Vous écrivez si peu qu’en un an tout entier
Vous ne demandez pas quatre fois du papier,
Sans cesse revenant sur vos premiers ouvrages ;
Sans cesse vous plaignant de ce qu’à nos suffrages,
Trop ami du bon vin, au sommeil trop porté,
Vous chants n’offrent plus rien qui puisse être vanté.
Qu’attendez-vous ? allons : vous voilà loin du Tibre,
Loin des plaisirs bruyans, à jeun, et l’esprit libre :
Exécutez enfin vos superbes projets :
Commencez. — Je ne puis. — D’où vous vient cet accès ?
Quoi ! si de votre plume il ne sort rien qui vaille,
Votre dépit doit-il s’en prendre à la muraille,
À l’encre, au parchemin, objets infortunés
Aux auteurs eu courroux par les dieux condamnés ?
Pourtant, si dans Tibur, loin du bruit de la ville,
Jamais vous vous trouviez en un champêtre asyle,
Chaque jour, disiez-vous, de votre heureux cerveau
On devait voir éclore un chef-d’œuvre nouveau.

Que vous a donc servi cette savante escorte,
Ce cortège poudreux d’auteurs de toute sorte,
Archiloque et Ménandre, Eupolis et Platon ?
Peut-être, en abjurant le culte d’Apollon,
Vous vous êtes flatté de désarmer l’envie :
Mais de l’opprobre seul l’indolence est suivie.
Évitez, croyez-moi, les langueurs du repos,
Ou renoncez au fruit de vos premiers travaux.
— Que le ciel, Damasippe, entendant ce langage,
Vous envoie un barbier, pour ce mot d’un vrai sage !
Mais comment mes défauts vous sont-ils si connus ?
— Depuis que sur la place où préside Janus,
Ayant perdu mon bien, je n’ai plus rien à faire,
Des intérêts d’autrui je fais ma seule affaire.
En antiques jadis j’étais grand connaisseur :
D’un marbre bien sculpté je savais la valeur,
Et distinguant des arts les merveilles diverses,
J’aurais de tel tableau donné mille sesterces.
Tous les jours j’achetais des maisons, des jardins :
Mes calculs étaient sûrs et mes profits certains :
D’où chacun me voyant en si bonne posture,
On ne m’appelait plus que l’ami de Mercure.
— Vous étiez, il est vrai, son plus cher favori ;
Mais d’un pareil travers qui donc vous a guéri ?
— Un travers tout nouveau qui vint prendre sa place.
Des pieds à l’estomac ainsi la goûte passe :
Ainsi ce léthargique, assoupi le matin,
Le soir devient Athlète et bat son médecin.
— Soit, pourvu que saisi d’un semblable délire,
Mon cher, vous n’alliez point ici…- Vous voulez rire ;

Mais je n’ai point perdu la raison plus que vous,
Et les hommes d’ailleurs la perdent presque tous.
Cest de Stertinius, l’élève de Chrysippe,
Que j’ai, pour mon bonheur, appris ce grand principe,
Un jour que, relevant mon courage abattu,
De la barbe stoïque il me dit la vertu.
Triste et désespéré, j’allais, brisant mes chaînes,
Chercher au fond du Tibre un remède à mes peines,
Quand, tel qu’un dieu propice à ma droite placé :
— Ah ! repousse, dit-il, un dessein insensé,
Et d’une sotte honte osant te rendre maître,
Dans un monde de fous, crains moins de le paraître.
Car enfin, raisonnons sur ce point important :
Par ce nom d’insensé qu’est-ce que l’on entend ?
Réponds : si tu l’es seul, je pars, te voilà libre,
Et tu peux bravement te jeter dans le Tibre.
Quiconque par l’erreur ou par le préjugé
Demeure aveuglément dans le vice engagé,
Au dire du portique, à la cervelle folle,
Et soit peuple, soit roi, dans ce monde frivole,
Chacun, hormis le sage, en tient également.
Viens donc et reconnais avec moi hardiment
Qu’en dépit de l’orgueil d’un injuste anathême,
Ceux qui l’appellent fou, le sont comme toi-même.
Regarde dans un bois ces voyageurs errans
Prendre et suivre au hazard des sentiers différens,
Et marchant sur les pas de guides téméraires,
S’égarer à la fois par des routes contraires.
Ainsi chaque mortel se trompe à sa façon,
Et tel à son voisin veut faire la leçon,

Qui ne s’apperçoit pas qu’un autre le condamne,
Et derrière son dos fait les oreilles d’âne.
L’un partout devant lui croit voir, à chaque pas,
Des fleuves, des rochers, des feux qui n’y sont pas :
L’autre, non moins aveugle, en sa marche étourdie,
Court à travers les flots, à travers l’incendie,
Et sa mère, sa sœur, sa femme, ses parens
Ont beau crier : prends garde à ces feux dévorans,
À ces gouffres profonds, il n’écoute personne,
Plus sourd que Fusius, lorsque dans Ilione,
Après avoir trop bu, feignant de sommeiller,
Deux cents Catiénus n’auraient pu l’éveiller.
Avançons, et prouvons que cette erreur vulgaire
N’épargne aucun mortel ou n’en épargne guère.
De vieux marbres rompus recherchant les débris,
Damasippe en tous lieux les achète à grand prix :
Je ris de son travers ; mais l’usurier crédule
Qui lui prête ses fonds, est-il moins ridicule ?
Qu’imagine en ce cas le prêteur peu discret ?
Il fait à l’emprunteur signer un bon billet :
« Reçu de Nérius dix mille grands sesterces. »
Il y joint mille nœuds, mille clauses diverses ;
Tout ce qu’en fait de prêt l’avarice inventa ;
Tous les plis et replis du noueux Cicuta.
Mais que lui serviront ces chaînes inutiles ?
Damasippe, brisant des liens si fragiles,
Saura bien, en dépit de l’obligation,
Rire, en plein tribunal, de sa précaution,
Lui, subtil débiteur, Protée inaccessible,
Sous sa forme réelle à saisir impossible,

Tantôt fier sanglier, tantôt affreux dragon,
Ici fleuve ou taureau, là rocher ou poisson.
S’il est extravagant de jeter sa richesse,
Si le soin qu’on en prend annonce la sagesse,
Conçoit-on un mortel plus fou que Périllus
Qui te prête un argent qu’il ne reverra plus ?
Venez, et sur ces bancs rangez-vous en silence,
Vous que séduit l’éclat d’une vaine opulence,
Qu’entraînent les plaisirs, l’amour, l’ambition,
Et, le plus grand des maux, la superstition :
Venez, tenez-vous prêts : il est tems de vous dire
Comment vous êtes tous dans un égal délire.
Avares, prenez place au premier rang des fous :
Il ne croit point assez d’ellébore pour vous.
Non, tout ce qu’il en vient des rives d’Anticyre,
Pour guérir vos cerveaux ne pourrait point suffire.
Galba sur son tombeau veut qu’on grave à combien
Monta ce qu’en sa vie il amassa de bien ;
Si non, avant d’oser s’en partager la somme,
Ses neveux donneront des jeux publics à Rome,
Et feront, à leurs frais, distribuer en pain,
Plus de blé qu’on n’en sème au rivage Africain.
Que l’on m’approuve ou non, dit-il, tel est mon ordre :
De grâce, point d’avis : je n’en veux pas démordre.
— Sans doute par ces mots, vieillard fin et subtil…
— Qu’y voyez-vous de fin ? et de quoi lui sert-il
Que sa tombe, en vertu d’une clause insensée,
Dise un jour quelle somme il avait amassée ?
— Voulez-vous le savoir ? L’indigence à ses yeux,
Tout le tems qu’il vécut, fut un vice odieux ;

Il ne craignit rien tant, et plein de cette idée,
Dont mourant il avait l’âme encore obsédée,
Riche d’un as de moins, il eût cru moins valoir.
La clause est donc conforme à sa façon de voir.
Des mortels en effet la richesse est l’arbitre :
Il n’est point de vertu, de rang, d’honneur, de titre,
Point de droit si sacré qui ne lui soit soumis.
Elle tient lieu de tout, assure des amis,
Supplée à la valeur, suppose un nom illustre,
À l’éclat des ayeux ajoute un nouveau lustre.
Avec elle on est juste, on est sage, on est roi,
On est tout ce qu’on veut On sent alors pourquoi,
Sur la richesse seule ayant fondé sa gloire,
Il voulut que sa cendre en gardât la mémoire.
Dans un excès contraire Aristipe est tombé.
Sous l’argent qu’il portait son esclave courbé,
Dans les sables brûlans du rivage numide,
Ne l’accompagnait point d’un pas assez rapide :
Jette-le, lui dit-il, cet importun fardeau.
Lequel est, selon vous, le plus sain du cerveau ?
— Le fait ne prouve rien ; et passer d’un extrême
À l’extrême opposé, résout mal le problême.
Ignorant en musique et sans goût pour les arts,
Un Maniaque achète et fait de toutes parts
Porter dans son logis et lyres et guitares ;
Cet autre, qui jamais n’a quitté ses dieux Lares,
De voiles et de mâts encombre sa maison :
L’un et l’autre, à coup sûr, ont perdu la raison.
Mais d’un or entassé tremblant de faire usage,
L’avare sur ses sacs vous semble-t-il plus sage ?

Qu’un homme, chaque nuit, près de ses tas de grain,
Se tienne en sentinelle, un bâton à la main,
Et, de peur de toucher à ses meules de gerbes,
Pour appaiser sa faim, vive de simples herbes ;
Qu’ayant d’un vieux chio cent muids dans son cellier,
Il se condamne à boire un vin dur et grossier ;
Ou que, tandis qu’aux vers son lit sert de pâture,
À quatre-vingt-dix ans, il couche sur la dure,
Si d’insensé d’abord on ne le traite pas,
C’est que le plus grand nombre est dans le même cas.
Quoi ! pour qu’à ton décès ton fils ou ton esclave,
Même avant le convoi, déménage ta cave,
De crainte d’en manquer, vieillard maudit des dieux,
Tu n’oses savourer ce vin délicieux !
Eh ! de combien par jour décroîtrait ta fortune,
Quand tu te servirais d’une huile moins commune ?
Quand un parfum plus pur enduirait tes cheveux ?
Peu de chose, dis-tu, doit suffire à nos vœux !
Soit, mais alors, pourquoi cette soif de richesse ?
Pourquoi tromper, voler, te parjurer sans cesse ?
Qu’un maître tout à coup de fureur transporté,
Frappe et blesse un esclave à prix d’or acheté ;
Qu’il charge les passans d’une grêle de pierre ;
Les filles, les garçons, la populace entière,
À grands cris, comme un fou, le suivront en tous lieux.
Et tu te crois sensé, toi, monstre furieux,
Qui, par un double crime également infâme,
Fis périr en un jour et ta mère et ta femme !
Car enfin ce n’est point dans un soudain transport,
Ni, le glaive à la main, que tu hâtas leur mort,

Comme on vit pour calmer les mânes de son père,
Oreste dans Argus assassiner sa mère.
Et d’ailleurs, penses-tu qu’avant le jour cruel,
Où son bras se plongea dans le sang maternel,
Bravant le fouet vengeur des noires Euménides,
Oreste n’avait eu que des momens lucides ?
Que dis-je ? C’est depuis qu’on le crut insensé,
Qu’en effet son délire a tout-à-coup cessé.
D’Électre et de Pylade il respecte la vie ;
Seulement sa vengeance encor mal assouvie,
Des mots les plus sanglans empruntant le secours,
Leur prodigue l’outrage, en ménageant leurs jours.
Certain Opimius, pauvre dans l’opulence,
Qui, lorsqu’aux jours de fête il forçait sa dépense,
Ne rendait qu’en tremblant visite à son caveau,
Et le reste du tems ménageait son tonneau,
Un jour tomba soudain frappé de léthargie ;
Tellement que déjà, préparant une orgie,
Son avide héritier, tout joyeux de sa mort,
Courait, les clefs en main, autour du coffre-fort.
Le médecin arrive, homme fidèle, habile,
Et, dans les grands dangers, en ressources fertile.
Il demande une table, y verse des sacs d’or,
Les compte, les remue et les remue encor.
Au doux bruit du métal qui frappe son oreille,
Le malade en sursaut tout-à-coup se réveille.
— Et vite, levez-vous ; ou bien votre héritier
Emporte en ce moment votre bien tout entier.
— Qu’entends-je ! avant ma mort ! — Levez-vous, — Comment faire ?
— Mangez, c’est le moyen de vous tirer d’affaire :

Que tardez-vous ? Allons, prenez ce ris. — Hélas !
Combien coûte-t-il ? — Rien. — Mais encore ! — dix as.
— Dix as ! eh ! que m’importe, ô justice divine,
De périr par le mal ou par la médecine !
— Quels gens sont sages donc ? — Ceux qui ne sont pas fous.
— Et l’avare ? — L’avare est le plus fou de tous.
— Ainsi ! quand on n’est point avare, l’on est sage !
— Point du tout. — Que veut dire alors ce verbiage ?
— Écoutez, et croyez entendre Thémison.
Votre poulx est tranquille et votre estomac bon ;
Donc vous vous portez bien. Non ; car la sciatique
Vous tient dans votre lit comme un paralytique.
Vous n’êtes point un ladre, un parjure odieux !
Eh bien, courez au temple en rendre grâce aux dieux.
De l’amour des grandeurs la fièvre vous transporte :
Partez pour Anticyre. Eh ! mon ami qu’importe
Que dans le fond des mers on jette son argent
Ou que sur son trésor on vive en indigent ?
Servius à ses fils léguant son héritage,
Les fit venir tous deux et leur tint ce langage.
Lorsque je vous ai vus, suivant chacun vos goûts,
Toi, Marcus, prodiguer tes bonbons, tes joujous,
Toi, Tibère, avec soin en calculer le nombre,
Et courir à l’écart les cacher d’un air sombre
J’ai craint que, vous perdant par des sentiers divers,
L’un de Nomentanus n’imitât les travers,
L’autre de Cicuta les sentimens sordides.
Gardez-vous, mes enfans, de suivre de tels guides ;
Et, je vous en conjure au nom de tous les dieux,
Toi, ne dissipe pas le bien de tes ayeux,

Toi, ne l’augmente pas. La raison, cher Tibère,
Joint ici ses conseils aux avis de ton père.
Surtout des hauts emplois fuyez l’éclat, trompeur ;
Et que si l’un de vous est édile ou préteur,
Il soit, dès ce moment, maudit et sans asyle.
Eh quoi ! fiers d’amuser un vulgaire futile,
En fèves, en lupins vous iriez dépenser
Tout le bien que pour vous j’ai pris soin d’amasser !
Et pourquoi ? Pour jouir du noble privilège
De traîner dans le cirque un superbe cortège,
Ou de vous voir dresser un brillant piédestal !
Qu’on nous montre Agrippa sur son char triomphal ;
Ainsi qu’à ses vertus on le doit à sa race ;
Mais l’aigle et la colombe out-ils la même audace ?
— Fils d’Atrée, à quel titre avez-vous défendu
Qu’Ajax fût inhumé ? — Je suis roi. — J’aurais dû,
Modeste Plébéien, m’attendre à la réponse ;
À vous interroger désormais je renonce.
— D’ailleurs mon ordre est juste, et chacun librement
Peut, s’il croit que j’ai tort, dire son sentiment.
— Grand roi, puisse bientôt des murs de Troie en cendre,
Au rivage d’Argos votre flotte descendre !
Quoi ! vous me permettez un si libre entretien !
— Oui, je te le permets. — Ce fléau du Troyen,
Ce guerrier si souvent à vos projets utile,
Ce second des héros après le grand Achille,
Pourquoi lui refuser les honneurs du cercueil ?
Est-ce pour que Priam et ses peuples en deuil,
Nous bravant à leur tour, du haut de leurs murailles,
Puissent voir dans les champs, privé de funérailles,

Celui qui tant de fois, auprès de nos vaisseaux,
Fit servir leurs enfans de pâture aux oiseaux ?
— Sur de viles brebis exerçant son courage,
Ajax était un fou qui, poussé par la rage,
Croyait nous égorger, mon frère, Ulysse et moi.
— Mais vous, lorsqu’en Aulide, impitoyable roi,
Immolant votre fille, au lieu d’une génisse,
Vous osiez ordonner cet affreux sacrifice,
Que, de vos propres mains, la traînant à l’autel,
Vous versiez sur son front la farine et le sel,
Étiez-vous plus sensé ? — Qu’entends-je ? et qu’est-ce à dire ?
— Ce malheureux Ajax, en proie à son délire,
Si d’indignes troupeaux ont péri sous ses coups,
Sa femme ni son fils n’ont senti son courroux,
Et des Atrides seuls maudissant l’injustice,
Il épargna Teucer et laissa vivre Ulysse.
— Un long calme enchaînant nos vaisseaux et nos bras,
Calchas voulait du sang ; j’ai fait taire Calchas.
— Du sang ! ô le plus fou des princes de la Grèce !
Dites-donc votre sang. — Mon sang, je le confesse ;
Mais aucune fureur n’égarait mes esprits.
— Ceux par qui les objets sous un faux jour sont pris,
Qui ne distinguent pas le vrai de l’apparence,
Que ce soit rage aveugle, ou stupide ignorance,
Prince, au nombre des fous sont placés justement.
Qu’Ajax, dans le transport de son ressentiment,
Égorge sans pitié des brebis innocentes,
Il perd la tête. Et vous, quand vos mains frémissantes,
Dans votre propre sang promptes à se baigner,
Immolent la nature à la soif de régner ;

Quand, au prix d’un forfait vous achetez l’empire,
Tant d’orgueil n’est-il pas le comble du délire ?
Que traînant en litière une jeune brebis,
Un homme lui donnât de somptueux habits,
La fît accompagner d’un nombreux domestique,
Se plût à la traiter comme une fille unique,
Et pour elle épuisant les termes les plus doux,
Destinât à sa couche un généreux époux,
Sans doute en attendant qu’on guérit sa cervelle,
Le juge ordonnerait qu’on le mit en tutèle ;
Mais si frappant sa fille au lieu d’un tendre agneau,
Lui-même dans ses flancs il plonge le couteau,
Est-il moins insensé ? Non : trahir la nature
Est d’un esprit malsain la marque la plus sûre :
Tout scélérat est fou. Quant à l’ambitieux,
Bellone et son clairon l’ont rendu furieux.
Passons à la débauche, au goût de la dépense,
Et des Nomentanus signalons la démence.
De dix mille talens cet homme est héritier :
Aussitôt le chasseur, le pêcheur, le fruitier,
La troupe du Vélabre, et ceux dont la cohue
Des Toscans à toute heure embarrasse la rue,
Dès l’aurore, à sa porte, arrivent par essaims.
L’ambassadeur approche, et, lui baisant les mains :
O vous, le plus loyal, le plus juste des hommes,
Tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes,
Dès demain, dès l’instant, dès qu’il vous conviendra,
Sont à vous : ordonnez ; on vous obéira.
Écoutez du patron la réponse équitable.
Toi qui, pour qu’on me serve un sanglier à table,

À travers les frimas par ton zèle emporté,
Sur le mont Apennin dors la nuit tout botté :
Toi qui pendant l’hiver affrontant les naufrages,
Cours chercher le poisson aux plus lointains rivages,
Je vous en dois l’aveu, fainéant que je suis,
J’ai moins de droit que vous aux biens dont je jouis.
Venez donc partager ma fortune brillante.
Toi, reçois vingt talens, toi trente, toi soixante.
Mille traits de folie égalent celui-là.
Le fils d’un histrion soupait chez Metella ;
Il voit le diamant qui brille à son oreille ;
Le prend, le fait dissoudre, et comme une merveille,
Dévore, en l’avalant, mille talens d’un coup.
Que ne le jette-t-il plutôt dans un égout !
Les deux fils d’Arrius, noble couple de frères,
Vrais jumeaux entêtés de frivoles chimères,
Et d’un luxe coupable également épris,
Vivent de rossignols achetés à tout prix.
Qu’en dirons-nous ? faut-il pour tracer leur histoire,
User du crayon blanc ou de la pierre noire ?
Qu’un vieillard à cheval monte sur un bâton ;
Qu’il attèle des rats ; qu’il joue à pair ou non ;
De ses sens, direz-vous, il a perdu l’usage.
Mais, si je vous prouvais qu’un homme de votre âge,
Quand il est amoureux, est encore plus sot,
Et que, malgré sa barbe, il a l’air d’un marmot,
Se livrant sur le sable à quelque jeu folâtre,
Lorsque d’une Laïs follement idolâtre,
Il vient en sanglotant lui demander pardon,
Parlez, vous verrions-nous imiter Polémon,

Quand soudain entendant la voix de la sagesse,
Ce jeune débauché, honteux de son ivresse,
Au lieu de persister dans ses égaremens,
Se sentit pénétré de meilleurs sentimens,
Et dépouillant son front d’une infime guirlande,
Reçut d’un maître à jeun l’austère réprimande ?
À cet enfant boudeur vous offrez un bonbon ;
Il n’en veut pas. — Prenez, mon petit ami. — Non.
N’offrez point : il demande. Un jeune homme est de même,
Quand il est éconduit par la beauté qu’il aime,
Et que l’instant d’après à rentrer invité,
Bien que déjà son cœur n’y soit que trop porté,
En suspens, à sa porte il soupire et balance.
Dois-je entrer ? dois-je fuir ? aurai-je l’imprudence
De me laisser encor retomber dans ses fers ?
Mettrai je enfin un terme aux maux que j’ai soufferts ?
L’ingrate m’a chassé ! l’ingrate me rappelle !
Y faut-il retourner ? Non, m’en conjurât-elle.
Écoutez son esclave, homme de meilleur sens.
Mon cher maître, pourquoi ces combats impuissans ?
Pourquoi, dans une chose à la raison contraire,
Vouloir que la raison vous guide et vous éclaire ?
Tel est l’amour : tels sont ses maux et ses bienfaits :
Aujourd’hui c’est la guerre, et demain c’est la paix.
Ainsi grondent les flots d’une mer indocile.
Prétendre retenir dans un calme immobile,
Ce qui doit ressembler au mobile élément,
C’est vouloir raisonner déraisonnablement.
Mais que penserons-nous de la futile adresse
Qui vous fait trépigner d’orgueil et d’allégresse,

Lorsqu’entre vos deux doigts avec force pressé,
Un pepin vers son but au plafond est lancé ?
Et si, vieil édenté, sans respect pour votre âge,
Vous venez de l’amour bégayer le langage,
De quel droit croiriez-vous avoir plus de raison
Que l’enfant qui bâtit un château de carton ?
Et que serait-ce encor si cette ardeur bizarre
Allait dégénérer en vengeance barbare ?
Si vous portiez le fer dans ce feu dévorant ?
Marius tue Hellas et se tue en pleurant :
Pensez-vous qu’il n’a point la cervelle blessée,
Et pour donner un nom à sa rage insensée,
Entre des mots pareils irez-vous distinguant,
Dire, il est assassin, mais non extravagant ?
Chacun connaît ce trait d’un esclave imbécille
Qui, le matin, à jeun, courant toute la ville :
O vous, dieux immortels, qu’on révère ici-bas,
Faites que pour moi seul la mort ne vienne pas.
Que vous coûterait-il d’exaucer ma demande ?
Peu de chose : et d’ailleurs la faveur n’est pas grande.
Cet homme entendait bien, avait d’excellens yeux ;
Mais, nul, à moins d’aimer les cas litigieux,
N’eût garanti sa tête, et Chrysippe, par grâce,
Près de Ménénius lui réserve une place.
Jupiter, toi qui fais et calmes nos douleurs,
Que mon fils soit guéri, dit cette mère en pleurs,
Et j’irai dans le Tibre au jour où l’on t’honore,
Après avoir jeuné, le baigner dès l’aurore.
Que son fils au trépas échappe par hazard,
Ou qu’il doive la vie aux ressources de l’art,

Vous verrez en effet cette mère insensée,
Le plongeant de ses mains dans une onde glacée,
Pour tenir son serment, lui rendre le frisson.
Pourquoi ? Le fanatisme a troublé sa raison.
Voilà par quels discours notre huitième sage,
Afin de me venger de tout injuste outrage,
Mettait à son ami les armes à la main.
Aussi que désormais le railleur le plus fin,
M’accusant de folie, à mes dépens s’égaye,
Je saurai le payer de la même monnaie :
— Puissiez-vous, Damasippe, après votre malheur,
Vendre tout désormais à sa triple valeur !
Mais puisque, selon vous, chacun a son délire,
Quel est le mien, à moi ? Pourriez-vous me le dire ?
Car je ne croyais pas être au nombre des fous.
— Agave le croyait tout aussi peu que vous,
Même, quand dispersant les lambeaux de Penthée,
Elle tenait en main sa tête ensanglantée.
— À vos raisonnemens je ne résiste plus,
Et c’est argumenter trop longtemps là-dessus :
Je suis fou, j’en conviens, et plus que fou peut-être ;
Mais, ma folie enfin, je voudrais la connaître.
— D’abord vous bâtissez : vous faites le géant,
Vous, haut d’une coudée, et d’un air important,
Vous riez, quand Turbon, plein d’une ardeur guerrière,
Affecte, fier Pygmée, une attitude altière.
Cependant êtes-vous moins risible que lui,
Vous qui singez en tout Mécène votre appui,
Et qu’on voit si souvent oublier la distance
Qu’ont laissée entre vous le rang et la naissance ?

Un taureau sous ses pieds avait dans un pâtis,
D’une grenouille absente écrasé les petits ;
Un seul en réchappa, qui courut à la nage,
Raconter à sa mère, au fond du marécage,
Comment un animal énorme, furieux
Venait de massacrer ses frères à ses yeux.
Elle qui se croyait pour le moins un colosse,
Quel est donc, ô mon fils, cet animal féroce ?
Est-il plus gros que moi, dit-elle, en se gonflant ?
Regarde : — Oui, de beaucoup. — M’y-voici donc — Néant,
Et quand dans votre peau vous crèveriez d’envie,
Sans l’égaler jamais vous perdriez la vie !
Vous voilà trait pour trait. Joignez à ce travers
Cette démangeaison, cette rage des vers….
C’est-à-dire, jetez de l’huile sur la flamme :
Et si, quand ce transport s’est emparé d’une âme,
On peut n’être pas fou, je vous crois de bon sens.
Je ne parlerai point de ces cris glapissans,
De ces fureurs…. — Holà. — De ce luxe…. — Silence.
— De ces dehors brillans d’une fausse opulence….
— Mêlez-vous de vous-même, ô le plus grand des fous,
Et ne reprenez pas des gens meilleurs que vous.