Livre 2 Satire 5 (Horace, Raoul)

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SATIRE V.


— De grâce, encore un mot, docte Tîrésias.
Par quel art, en rentrant au sein de mes états,
Puis-je honorablement réparer mes affaires ?
Tu ris ? — Quoi ! de retour au palais de tes pères,
Sur le point de revoir ton Ithaque et tes dieux,
Tu n’est pas satisfait, mortel astucieux !
— Toi qui ne m’as jamais trompé dans tes réponses,
Tu sais, car, cher devin, c’est toi qui me l’annonces,
En quel état honteux, trop indigne d’un roi,
Sans habits, sans argent, je vais rentrer chez moi.
Provisions, troupeaux, quand j’assiégeais Pergame,
Tout a servi de proie aux amans de ma femme.
Or le sang, la vertu, sans quelque peu de bien,
Tu ne l’ignores pas, ou les compte pour rien.
— L’indigence, en effet, te paraît-elle horrible ?
Apprends, pour t’enricbir, un moyen infaillible.
On le donne un mets rare, un faisan, un turbot !
Cours à ce vieux Crœsus les porter aussitôt ;

Et les fruits du jardin dont tu fais tes délices,
Avant d’aller aux dieux en offrir les prémices,
Fais-en d’abord hommage à ce mortel heureux,
D’un don si solennel beaucoup plus digne qu’eux ;
Et fût-il un parjure, un lâche, un adultère ;
Eût-il trempé ses mains dans le sang de son frère ;
Fût-il encor meurtri des fers qu’il a portés,
Suis-le, s’il le désire, et marche à ses côtés.
— Moi ! que d’un vil esclave augmentant le cortège,
J’aille d’un tel affront briguer le privilège !
Est-ce ainsi qu’on m’a vu, par d’immortels exploits,
Marcher, sous Ilion, l’égal des plus grands rois ?
— En ce cas, reste pauvre. — Il faut donc que je cède.
Allons, j’appelerai le courage à mon aide.
Sous un joug plus cruel il m’a fallu fléchir ;
Mais, en deux mots, comment puis-je encor m’enrichir ?
— Je te l’ai déjà dit, et vais te le redire :
Sur de bons testamens sache te faire inscrire ;
Captive les vieillards ; et le rusé patron
Eût-il une ou deux fois évité l’hameçon,
Ne te rebute pas. Deux nobles adversaires,
Vont plaider pour des riens ou de graves affaires ;
L’un est un téméraire, un injuste agresseur,
Mais il n’a pas d’enfans : fais-toi son défenseur.
L’autre pour galant homme est connu dans le monde ;
Son droit est excellent ; mais sa femme est féconde ;
Laisse-là son bon droit, ses stériles vertus ;
Et courant au premier, dis-lui : Paul ou Quintus,
( Car d’un prénom pompeux la douceur chatouilleuse
Flatte agréablement une oreille orgueilleuse )

Vos nobles qualités vous ont gagné mon cœur :
De plus d’un grand procès je suis sorti vainqueur ;
Je connais la chicane, et plutôt que j’endure
Qu’un fripon, ajoutant le dommage à l’injure,
Vous ose seulement appauvrir d’une noix,
Je me ferai pour tous crèver les yeux cent fois.
Non, vous ne perdrez rien, je puis tous le prédire,
Et nul à vos dépens n’aura sujet de rire.
Dis lui de se fier à ton activité,
De retourner chez lui, de soigner sa santé ;
Et soudain embrassant toute la procédure,
Roidis-toi, souffre tout, la chaleur, la froidure ;
Soit lorsque Sinus embrâsant nos guérets,
Comme on dit aujourd’hui, fend les marbres muets ;
Soit lorsque Furius de son épaisse masse
Traînant péniblement le poids qui l’embarrasse,
Sur le haut Apennin hérissé de glaçons,
Crache emphatiquement la neige à gros flocons.
Voyez-vous, se diront les témoins de ton zèle,
Comme des vrais amis cet homme est le modèle !
Comme il est serviable ! et le thon par milliers
Dans la nasse surpris remplira tes viviers.
Un père avec tendresse élève un fils unique,
D’une fortune immense héritier rachitique !
Pour qu’il ne vienne pas à l’esprit des méchants,
Que tu ne fais la cour qu’aux vieillards sans enfans,
Cherche à t’insinuer auprès de ce bon père.
Obtiens d’être en second nommé son légataire.
Le fils mort, tous ses droits sont les tiens désormais ;
C’est une loterie où l’on ne perd jamais.

Quelqu’un te donne-t-il son testament à lire ?
À cette offre d’abord refuse de souscrire :
Repousse avec horreur le papier odieux ;
Mais ne perds point de tems, et, d’un œil curieux,
Cherchant l’alinéa de la première page,
Regarde, et saisissant l’écriture au passage,
Vois si le patrimoine est à toi tout entier,
Ou si d’une part seule il t’a fait héritier.
Car un jour l’on verra, tel qu’un renard perfide,
Certain greffier leurrer le corbeau trop avide,
Et le fourbe Nazon toujours prêt à tromper,
Joué par Coranus qu’il aura cru duper.
— Qu’est-ce que ce discours veut dire, je te prie ?
Est-ce un oracle, ou bien une plaisanterie ?
— Prince, ce que j’ai dit doit arriver ou non ;
Car je suis inspiré par le grand Apollon.
— Pourrais-tu cependant m’édaircir ce grimoire ?
— Lorsqu’enchaînant le Parthe à son char de victoire,
Un petit fils d’Iule, en un profond repos,
Maintiendra sous ses lois et la terre et les flots,
On verra Coranus, amant déjà sur l’âge,
Obtenir de Nazon la fille en mariage ;
Mais, pour la dot, en vain il la réclamera.
Alors, pour se venger, voici ce qu’il fera.
Il feindra de dicter sa volonté dernière,
En rédigera l’acte et priera le beau père
D’y jeter un coup d’œil ; le bon homme d’abord
N’y consentira point et se récriera fort ;
Mais à ce vœu pressant obligé de se rendre,
II prendra le papier de la main de son gendre,

Et verra que le traître, habile à le vexer,
Ne lui laisse à sa mort que des pleurs à verser.
Autre avis non moins sage. Une intrigante habile
Se joue avec Davus d’un chrémès imbécille ;
Pour qu’ils parlent de toi, quand tu seras sorti,
Et qu’ils en parlent bien, prends tout haut leur parti.
Ce point est important ; mais, pour brusquer l’affaire,
C’est au vieillard surtout qu’il faut tâcher de plaire
Dit-il un mot ? relève, admire ses talens.
Fait-il de méchans vers ? Trouve les excellens.
Sois prudent néanmoins. Une vieille thébaine,
J’étais à Thèbe alors et l’histoire est certaine,
S’avisa, pour punir un avide héritier,
D’un genre de convoi tout à fait singulier.
Il devait sur son dos transporter par la ville
Le corps de la défunte à grands flots trempé d’huile.
Elle l’avait ainsi réglé par testament.
Pourquoi ? pour essayer sans doute en ce moment
D’échapper au fâcheux qui l’avait, dans sa vie,
De son zèle importun si longtems poursuivie.
Ne sois donc complaisant qu’avec discrétion.
Attentif, prévenant en toute occasion,
Songe que trop d’ardeur quelquefois indispose.
Ce vieillard est d’humeur difficile, morose :
Crains d’être ou trop bavard ou trop silencieux.
Emprunte d’un Davus le ton obséquieux,
Son langage, son geste et sa tête penchée,
Et sois à tous ses pas comme une ombre attachée.
Fait-il le moindre vent ? préviens le cher patron
De se mettre à l’abri du piquant aquilon.

Est-il enveloppé dans la foule qui passe ?
Marche et fends devant lui le flot qui l’embarrasse.
Aime-t-il à parler ? Écoute et ne dis mot :
Veut-il être flatté ? Caresse son défaut :
Flatte-le, vante-le : qu’il n’ait ni paix, ni trêve :
Qu’il se gonfle, qu’il enfle et que le ballon crève.
Lorsque, de son trépas enfin bien assuré,
De tout soin envers lui tu seras délivré,
Et que, dans un instant où jamais on ne veille.
Ces mots pleins de douceur frapperont ton oreille :
Ulysse en ma fortune entrera pour un quart,
Que tes cris déchirans percent de toute part.
Hélas ! il n’est donc plus cet ami si fidèle !
Ce bon, ce cher Dama ! puis, redoublant de zèle :
Où rencontrer jamais un cœur si généreux ?
Ce n’est pas tout : répands quelques pleurs, si tu peux.
C’est le meilleur moyen que personne ne voie
Éclater dans tes yeux une indiscrète joie.
Est-ce à toi d’ordonner la pompe du convoi ?
Que tout s’y fasse en grand : qu’on soit content de toi,
Et d’un sincère amour donnant ce dernier gage,
À louer ton bon cœur force le voisinage.
Peut-être en ce moment ton vieux cohéritier,
Qui convoitait tout bas le patrimoine entier,
Quoique lui-même près d’aller joindre ses pères
Voudra te racheter la maison et les terres :
Quelque prix qu’il t’en donne, acquiesce à son vœu ;
Mais je suis rappelé par Proserpine. Adieu.