Aller au contenu

Livre des faits du bon messire Jean le Maingre, dit Bouciquaut/Partie I/Chapitre XXX

La bibliothèque libre.
PARTIE I.

CHAPITRE XXX.

Comment le mareschal s’en alla par mer à belle compaignie, et l’affaire qu’il eut aux Sarrasins.

De Messine se partit le mareschal sans y faire longue demeure, et s’en alla descendre en la ville et isle de Scion, où il cuidoit, parce que on luy avoit donné à entendre, trouver les huit galées des Vénitiens qui debvoient estre envoyées au secours de l’empereur de Constantinoble comme dict est. Mais il ne les y trouva pas, et luy fut dict que il les trouveroit en un lieu appelé Négrepont. Si se partit de Scion pour les aller là cercher, et en son chemin passa par le seigneur de Metelin qui à joie le receut. Toutesfois il luy dit que il avoit faict à savoir aux Turcs sa venue, pour non rompre les convenances et pactis que il avoit avec eulx. Mais de ce ne fit compte le dict mareschal, et dict que de par Dieu fust. Non pourtant dict celuy seigneur de Metelin qu’il s’en iroit avec luy en ce voyage. Quand le mareschal fut à Négrepont il ne trouva pas les dictes galées, si voulut là un peu attendre ; et luy sembla que bon seroit de faire à sçavoir à l’empereur sa venue, afin que il apprestast son armée pour aller tantost courir sus aux Sarrasins. Si fit monter sur deux galées, en l’une le seigneur de Chasteaumorant, et en l’autre le seigneur de Torsay, pour aller à Constantinoble faire le dict messaige. En la galée du seigneur de Chasteaumorant fut, entre les autres bons et vaillans, un noble escuyer du pays de Bourgongne, nommé Jean de Ony, escuyer d’escuyrie du duc de Bourgongne, appert homme, hardy et de grand vasselaige en faict d’armes, et qui jà moult avoit traveillé et s’estoit trouvé en maintes bonnes places, lequel, pour toujours croistre son pris et los de mieulx en mieulx, s’estoit mis en la compaignie du mareschal en iceluy voyage, pource que tant vaillant le savoit, que il estoit certain que mieulx ne pouvoit employer son temps que avec luy. Mais pas n’y alla en vain, car avant le retour y esprouva son corps vaillamment, si comme en aucuns lieux cy après sera dict. Au partir du port, afin que les dictes galées n’eussent empeschement, le mareschal les convoya jusques à la vue de Galipoli, et de là ne se bougea afin de les secourir si aulcune chose leur advenoit. Et en ce monstra bien son bon sens et advis et grande bonté, de vouloir secourir ses gens si mestier estoit, et bien leur en fut besoing. Car les Turcs qui de sa venue estoient advisés, pour luy courir sus, avoient faict deux embusches de dix sept galées bien armées, dont l’une des embusches estoit dans le port de Galipoli où il y avoit plusieurs vaisseaux, et l’autre au dessus de la ville, au chemin de Constantinoble. Si advint que, aussi tost que nos deux galées furent passées outre Galipoli, la première embusche leur fut après pour leur courir sus, c’est à savoir sept galées ; et tantost devant eulx virent venir contre eulx la dicte autre embusche, en laquelle y avoit autres dix galées, et par ainsi furent au milieu de leurs ennemis. Si ne sceurent autre party prendre fors de retourner arrière devers le mareschal ; mais par leurs ennemis leur convenoit passer. Si furent tost pesle-mesle avec eulx, qui les assaillirent de tous costés, et les nostres comme vaillans et preux, se prindrent à défendre vigoureusement ; et par si grand vertu estrivèrent contre eulx que oncques ne les purent arrester, ains malgré leurs dents s’en vindrent toujours combattant, quoy que les Sarrasins taschassent à les faire demeurer. Mais ce ne fut mie en leur puissance, ains s’en vindrent ainsi combattant, si près que le mareschal en ouyt l’effrainte, qui ne musa mie à leur estre au devant, et moult tost se mit en belle ordonnance pour les aller aider. Et bien besoing leur estoit, car jà estoient si batus que mais aider ne se pouvoient. Car si grande quantité de Sarrasins y avoit qu’il fut dict et conseillé au mareschal que il n’y allast point, et qu’il valoit mieulx que deux galées périssent que tout. Duquel conseil le vaillant homme sceut mauvais gré à ceulx qui ce disoient ; et leur répondit qu’il aimeroit mieulx estre mort que par son deffault veoir mourir et perdre sa compaignie ; et que jà Dieu ne le laissast tant vivre que tant de recréandise fut en luy trouvée. Le plus tost qu’il put leur fut à l’encontre part elle contenance et maintien, que quand les ennemis le virent venir ils abandonnèrent tantost les deux galées, et se mirent en fuite au plus tôt qu’ils purent ; et tant se hastoient que la plus grande galée des Turcs alla férir en terre si grand coup, sans que ils y missent conseil, que grand foison en y eut de morts et d’affollés. Et ainsi sauva le mareschal les dictes galées, et s’en alla ceste nuict gésir au port de Tenedon, devant la grande Troye. Et le lendemain les galées des Vénitiens arrivèrent, et deux de Rhodes, et une galiote du seigneur de Metelin. Et tost après vint tout le navire qui debvoit aller au secours de Constantinoble. Si fut là fait le mareschal chef et conduiseur de toute ceste compaignie, de la bonne volonté et assentement de tous, et là il fit ses ordonnances et bailla la bannière de Nostre-Dame par droict d’armes, comme à celuy qui plus avoit vu, et qui estoit un vaillant chevalier, à porter en celuy voyage, à messire Pierre de Grassay. Et le lendemain, après que les messes furent chantées, le mareschal se partit à tout sa compaignée, et n’arresta jusques à ce que il fust en Constantinoble, où il fut receu de l’empereur, lui et sa compaignie, à très grand honneur et joye.