Livres d’aujourd’hui et de demain — 7 septembre 1869

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Le Gaulois du 07 septembre 1869
Le Gaulois (p. 3-15).

LIVRES
D’AUJOURD’HUI ET DE DEMAIN



On me communique les épreuves d’un ouvrage fort curieux.

M. Marc de Montifaud a entrepris l’histoire des courtisanes de l’antiquité, et il débute par une étude sur Marie-Magdeleine, la blonde convertie de Jésus. Dans la première partie du volume que j’ai entre les mains, après une courte notice sur les hétaïres Hélène, Laïs, Sapho, Phryné, Aspasie, Cléopâtre, etc, il conclut en disant que c’est à ces femmes folles de leur tête et de leur cœur que l’on doit le développement rapide des civilisations. Selon lui, le culte du plaisir a servi la cause de l’art et du progrès. Cette opinion, je l’avoue, me paraît fort discutable. Pour moi, si les courtisanes grecques et romaines ont aidé à tirer l’ancien monde de sa grandeur barbare, elles n’ont fait que le jeter dans les hontes luxueuses de sa décadence.

Il serait à souhaiter qu’aucun peuple ne se civilise plus de la sorte.

Mais là n’est pas le livre. La seconde partie étudie le caractère historique de Marie-Magdeleine. M. Marc de Montifaud, dédaigneux ici des aimables périphrases de M. Renan, affirme carrément que l’hétaïre juive a été l’amante de Jésus. Entendons-nous : il ne s’agit plus d’une affection platonique et symbolique, noyée dans le vague d’un rêve céleste, mais d’une liaison très effective et très humaine. Les raisons morales que l’auteur donne sont tirées du tempérament même des personnages. Il ne peut croire à la conversion subite et radicale de Magdeleine ; cette fille était de sang ardent, et si elle s’attacha aux pas du jeune et beau rabbi, c’est qu’elle trouvait à contenter en lui chair et cœur. Elle quittait une vie de secousses nerveuses, elle abandonnait ses centaines d’adorateurs ; l’homme qu’elle suivait si docilement, au sortir d’une vie de plaisirs cuisants, devait être pour elle un homme avant d’être un Dieu. Puis, M. Marc de Montifaud appelle les textes à son aide. Bien qu’il y ait là certaines pages fort romanesques, l’œuvre paraît consciencieuse ; tous les auteurs ont dû être fouillés, et si la fantaisie montre çà et là son joli sourire rose, c’est uniquement pour éclairer tendrement les pages que l’érudition rendrait trop sévères.

Et les amoureux s’en vont par les sentiers, promenant leurs tendresses au milieu des campagnes exquises de la Galilée. On les voit à Naïm, près de Magdala, et à Béthanie, où habitait la famille de Lazare. C’est une idylle charmante. Plus tard, le poète, je veux dire l’historien, nous parle du dernier rendez-vous de Jésus et de Magdeleine ; Jésus agonit sur la croix, et Magdeleine sanglote au pied de l’arbre sinistre. Et le lendemain de la mort de son amant, l’ancienne hétaïre travaille la première à la légende que le monde écoute à genoux depuis près de deux mille ans. Ce fut elle qui parla de résurrection, et qui, dans un élan suprême de sa passion, mit celui que son cœur pleurait, dans le ciel, à la droite du Père.

Certes, je ne veux pas entamer ici une discussion religieuse, car je serais désolé de blesser, dans un humble article de bibliographie, les croyances de n’importe qui, des libres-penseurs aussi bien que des catholiques. L’œuvre de M. Marc de Montifaud m’a paru finement écrite et fort intéressante. Prenez-la pour un poëme peu respectueux ou pour une étude historique, selon votre foi. Ma besogne est de la faire connaître, non de l’imposer. Et je la fais connaître.

Voici un extrait qui suffira, je pense, à donner une idée du style et de la méthode de l’auteur. Cet extrait est une curiosité littéraire, car l’ouvrage n’est pas encore en vente.

« On se représente à tort Marie de Magdala traînant après elle les cuisants regrets de son existence de courtisane ; il s’agissait bien de cela, quand on avait près de soi un des rabbi les plus jeunes, le plus attrayants de tous ; qu’on voyageait avec lui, qu’on cherchait à prévenir ses moindres désirs, et que lui-même voulait voir l’allégresse régner parmi ceux qu’il visitait. « Tandis que vous avez l’époux, réjouissez-vous avec l’époux. » Quelle est celle qui eût songé à ceindre ses reins d’un cilice, quelque débauchée qu’elle eût été autrefois, en entendant une telle parole ?

« Le christianisme persiste à nous montrer une Magdeleine dolente, faisant saigner sa chair, et meurtrissant son corps, mais cette assertion est trop illogique pour l’admettre. Comment croire qu’une femme s’appesantira sur d’anciens scandales, quand le présent lui fait une part délicieuse ; quand, assise aux pieds du charmant paraboliste sur les grèves de Thabarieh, elle pouvait entendre ce timbre harmonieux, qu’accompagnait le murmure du petit lac ; n’assistait-elle pas à ces poétiques instants où la physionomie de Jésus se transfigurait, sans doute sous l’émotion qu’éveillaient en lui les choses dont il parlait ? Non, le remords n’a pas jeté son venin dans ces matinées sereines, où s’accomplissaient ces marches et ces haltes à la suite du maître ; la joie seule pouvait être la note dominante, et cela paraît plus sensé qu’une éternelle contrition.

« Quelles mœurs, quelles habitudes pouvaient les ramener l’un vers l’autre ? Cette attraction que ressentaient les races antiques pour la nature, dans laquelle se manifestaient tous les actes de la vie, plutôt que dans les villes, a pu faire ressembler leur existence à une sorte de pastorale.

« Il ne faudrait pas évoquer, cependant les idyles grecques, les peintures peignées des galantes églogues. Il y avait chez ces naïfs Galiléens une rusticité de forme, qui fait que Jésus n’a point dû connaître certains raffinements de civilisation, qui ne pénétraient pas dans les bourgades ; mais, chez ces populations rurales, la simplicité, l’innocence des mœurs, conservaient à l’homme un sentiment exquis de l’amour ; c’était au sein des campagnes qu’il se développait  ; ce fut dans ce milieu, dans cette aisance que vécurent, sans doute, Marie-Magdeleine et celui qui jetait les fondements de son école parmi ces peuplades oisives et fidèles. Ce n’était point dans les habitations qu’on se rencontrait, mais dans les champs aux gerbes fraîchement coupées, aux environs des grosses fermes établies en Galilée, et des jardins abondants en fruits. Il y avait loin de ces races patriarcales, à cette société de dévots rigides, avares, sceptiques, siégeant à Iérou-schalaïme, chez lesquels on ne trouvait point de place ni pour la pitié ni pour les affections terrestres ; aussi dans ces étapes successives, à travers la Samarie, ou dans l’espace de temps compris entre les stations qu’on faisait à Kinnéreth, à Bethsaïda, à Kapharnaoüm, Jésus et cette compagne qui ne le quittait guère, n’ont-ils pas gravi ensemble quelques-unes de ces pentes embaumées, aux massifs d’arbousiers et de nopals ; n’est-il pas une heure, entre toutes, qui a consacré, pour eux, des instants qu’ils n’oublièrent jamais ?

« Est-il plausible d’affirmer après cela que la beauté de Marie a joué un grand rôle dans l’imagination du jeune Nazaréen ? Cela est irréfutable. Cet homme dont la chair s’offrait aux baisers d’une ancienne pécheresse, qui sentait courir sur ses pieds le souffle de son haleine, et savait donner aux caresses qu’elle lui prodiguait un prix que ne possédait pas pour lui la fastueuse amitié des grands, cet homme, à de certains moments du moins, a dû aimer profondément la grâce et les caractères charnels de la beauté ; il en a complaisamment accepté les jouissances dans sa courte vie. »

J’apprends au dernier moment que Marie-Magdeleine n’entrera pas en France. L’auteur a eu l’imprudence de faire tirer son livre à Bruxelles, où la librairie internationale a une imprimerie, et la pudeur de nos gabelous littéraires s’est trouvée, paraît-il, effarouchée par les interprétations historiques de M. Marc de Montifaud.

Remarquez que si l’ouvrage avait été imprimé à Paris, le parquet n’aurait absolument rien dit. Un fait semblable se passe en ce moment : l’ouvrage de M. G. Barni, Napoléon Ier et son historien M. Thiers, que publie la librairie Germer-Baillière, et qui se voit aujourd’hui à tous les étalages, fut également arrêté à la frontière, lors de la publication du volume à Genève. La censure, dans le cercle de son action, entend se montrer sotte et maladroite jusqu’au bout. Et c’est ainsi qu’un livre qui est dangereux, du moment où il passe dans un certain bureau du ministère, n’est plus trouvé dangereux par personne, dès qu’il a été imprimé à Paris.

D’ailleurs, en bonne conscience, pourquoi, après les œuvres retentissantes de M. Renan, retenir Marie Magdeleine à la frontière ? Je suis heureux maintenant d’avoir donné un extrait de l’ouvrage, le plus vif peut-être. Mes lecteurs jugeront si M. Marc de Montefaud a dépassé les limites permises aux suppositions d’un historien. L’œuvre est très délicatement travaillée ; aucun scandale de mauvais goût n’était à craindre. Mais il est certaines gens qui voient plus loin que les textes, et qui tuent un livre, pour les laides choses qu’ils ont rêvées en le lisant.

Émile Zola.