Loin de Paris/2

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Michel Lévy frères, 1865 (pp. 15-24)



II

TRAVERSÉE

Nos adieux faits, nous montâmes sur le Pharamond à cinq heures du soir par un temps très-beau, bien que la mer ne fût pas encore tout à fait apaisée de sa colère de la veille.

Le Pharamond eut bientôt dépassé les îlots de rocher sur l’un desquels est bâti le château d’If, ce séjour peu récréatif qui a fourni à Lefranc de Pompignan le prétexte de tant de rimes en if. Les environs de Marseille, quoique arides et nus, sont constellés de bastides ou maisons de campagne qui, vues de la mer, ressemblent à des dés répandus sur une table de jeu. Les fenêtres figurent assez bien les points. — C’est là qu’ont lieu ces fameuses chasses au châtre dont on fait de si belles histoires. La montagne, couronnée par Notre-Dame-de-la-Garde, domine la ville et se profile pittoresquement à l’horizon. — Les côtes sont hérissées de rochers des formes les plus bizarres, et de falaises spongieuses, grenues et sèches comme de la pierre ponce que le soleil calcine et mordore de ses rayons. C’est déjà l’Afrique !

Rien n’est plus gracieux et plus gai que le mouvement d’embarcations légères qui se fait à l’entrée du port. C’est un va-et-vient d’étincelles blanches d’un effet charmant ; on dirait des plumes de cygne promenées par la brise. Le même vent fait aller tout cela en sens inverse, grâce à certaines impulsions obliques qu’on nous a souvent expliquées sans pouvoir nous les faire comprendre. Deux trois-mâts tâchaient d’arriver avant le coup de canon de fermeture, et se couvraient de toile depuis les bonnettes basses jusqu’aux pommes de girouette. Nous en distinguions les moindres détails, quoique nous en fussions assez éloignés, tant l’air était transparent.

Peu à peu les canots deviennent rares, les rives décroissent et prennent des apparences de nuages ; la solitude se fait sur la mer. Vous n’avez plus de vivant autour de vous que les marsouins, qui semblent vouloir lutter de vitesse avec le navire et exécutent des cabrioles dans le sillage.

Les poëtes ont débité beaucoup de tirades et les prosateurs beurré beaucoup de tartines sur l’immensité de la mer, cette image de l’infini : la mer n’est pas grande ou du moins ne paraît pas telle ; quand vous avez perdu de vue toute terre et que vous êtes, comme on dit, entre le ciel et l’eau, il se fait autour de vous un horizon de six à sept lieues en tout sens qui se déplace à mesure que vous avancez ; vous marchez emprisonné dans un cercle qui vous suit. Les vagues, même lorsqu’elles sont hautes, se déroulent avec lenteur et régularité dans une espèce de rhythme monotone, et ne ressemblent nullement aux vagues échevelées de la plupart des peintres de marine. Quelles que soient la force du vent et l’agitation du flot, le bord du ciel se termine toujours par un ourlet d’indigo sans la moindre dentelure. — Vous êtes placé beaucoup trop bas pour embrasser un grand espace, et d’ailleurs la déclivité de la mer est telle, qu’on aperçoit les agrès d’un navire deux heures avant que la coque émerge.

Les moutons secouaient leur laine blanche sur la cime des vagues ; le soleil se couchait dans des braises attisées par le vent ; le navire tanguait et roulait. Souvent une de nos roues agitait ses spatules dans le vide. — Quelques flocons d’écume se résolvaient en pluie sur le pont. Craignant d’offrir une libation involontaire aux nymphes de la Méditerranée, nous descendîmes à nos cabines en décrivant les zigzags les plus bizarres, bien que nous n’eussions bu que de l’eau rose à notre dîner, et nous nous insérâmes le plus délicatement possible dans les tiroirs de commode qui devaient nous servir de lits.

Malgré le trantran insupportable de la machine haletante, les gémissements affreux des boiseries en souffrance, et les plaintes inarticulées que rendent tous les objets mal à leur aise dans un navire qui fatigue, nous ne tardâmes pas à nous endormir, mais d’un sommeil lourd et mêlé de rêves plats comme celui que procure une tragédie.

Le lendemain, la mer était plus calme, quoique la houle expirante soulevât encore de temps à autre le navire pour le laisser retomber avec un mouvement de roue de fortune bien désagréable aux cœurs sensibles.

La journée se passa sans autre incident que l’apparition lointaine d’une voile, le saut de quelque poisson et les plongeons successifs des passagers dans la cabine.

Vers le soir, des brumes grisâtres sortirent du sein des eaux à notre droite : c’étaient Mahon et Palma, que nous rangeâmes sans y aborder. De grands archipels de nuages bizarres et splendides laissaient tomber par leurs déchirures, sur les deux îles, de larges bandes de lumière dorée. À peine pûmes-nous distinguer l’échancrure de la rade, la silhouette de quelque montagne et çà et là des taches blanchâtres aux places des habitations et des villages.

On nous réveilla par une bonne nouvelle, c’est qu’avant midi nous serions en vue des côtes d’Afrique. En effet, vers onze heures, à grand renfort de lorgnettes, nous aperçûmes très-indistinctement sur la ligne extrême de l’horizon, — comme une espèce de banc de vapeur à peine appréciable et que nous n’eussions pas remarqué si l’on ne nous avait pas prévenus, — les premières cimes de l’Atlas. En mer, il est extrêmement difficile de distinguer les côtes lointaines des nuages. Ce sont exactement les mêmes teintes, les mêmes jeux d’ombre et de lumière.

Nous allions donc, au bout de quelques heures, être dans une autre partie du monde, dans cette mystérieuse Afrique, qui n’est pourtant qu’à deux journées de la France, parmi ces races basanées et noires qui diffèrent de nous, par le costume, les mœurs et la religion, autant que le jour diffère de la nuit ; au sein de cette civilisation orientale que nous appelons barbarie avec le charmant aplomb qui nous caractérise ; nous allions donc voir un de nos rêves se réaliser ou s’écrouler, et s’effacer de notre tête une de ces géographies fantastiques que l’on ne peut s’empêcher de se faire à l’endroit des pays qu’on n’a pas visités encore. Notre émotion était extrême, et nous n’étions pas seuls à la ressentir. L’annonce de la terre a cette propriété de guérir le mal de mer mieux que les citrons, le thé, le café noir et les bonbons de Malte. Il n’y a ni roulis ni tangage qui tienne. Tout le monde est sur le pont ; les femmes elles-mêmes, éclipsées dès le commencement du voyage, se hasardent sur les dernières marches de l’escalier. On voit sortir de tous les coins du bateau des gens qu’on n’y soupçonnait pas.

Les bandes de terre, estompées par un brouillard lumineux, prenaient des formes de plus en plus nettes ; les parties éclairées laissaient déjà démêler quelques détails ; le reste nageait dans cette ombre azurée particulière aux pays chauds. Des barques à voiles posées en ciseaux allaient et venaient comme des colombes qui quittent ou regagnent le colombier. La pointe Pescade et le cap Matifou, l’une à droite et l’autre à gauche (en venant de France), figurent les deux cornes de la baie en forme d’arc au fond de laquelle se trouve Alger. Les premières croupes du petit Atlas, surmontées par un étage de cimes lointaines, viennent mourir en falaise dans la mer. À leur pied s’étend la Mitidja.

Une tache blanchâtre coupée en trapèze commence à se dessiner sur le fond sombre des coteaux, pailletés çà et là d’étincelles d’argent dont chacune est une maison de campagne : c’est Alger, Al-Djezaïr, comme les Arabes l’appellent. — On approche ; autour du trapèze, deux ravins aux tons d’ocre entaillent le flanc de la colline, et ruissellent d’une lumière si vive, qu’on dirait qu’ils servent de lit à deux torrents de soleil : ce sont les fossés. Les murailles, bizarrement crénelées, escaladent la roideur de la pente par des espèces d’assises ou d’escaliers. Deux palmiers et quatre moulins à vent occupent les yeux par leur contraste : le palmier, emblème du désert et de la vie patriarcale ; le moulin à vent, emblème de l’Europe et de la civilisation.

Alger est bâtie en amphithéâtre sur un versant escarpé, en sorte que ses maisons semblent avoir le pied sur la tête les unes des autres. Rien n’est étrange pour un œil français comme cette superposition de terrasses couleur de craie ; on dirait une carrière de moellons à ciel ouvert, un immense tas de pains de blanc d’Espagne. Quand la distance est moins grande, on finit par discerner dans l’éblouissement général le minaret d’une mosquée, le dôme d’un marabout, la masse d’un grand édifice, comme la Kasbah ou la Djenina ; des fenêtres imperceptibles ponctuent les pages vides des murailles. Quelques maisons françaises à toits de tuiles et à contrevents verts réalisent sous le ciel africain le vœu de Jean-Jacques Rousseau, et se font remarquer par l’affreux jaune-serin de leur peinture. Des nuées d’hirondelles voltigent sur la ville en poussant mille petits cris joyeux. — L’Escurial est le seul endroit où nous ayons vu autant d’hirondelles. Leur tourbillon mouvant ne se repose jamais. À Paris, elles ne sont pas si gaies. La tour du phare, l’espèce de temple grec qui sert de douane ; les coupoles passées à la chaux, et les murs dentelés en scie de la grande mosquée se distinguent déjà dans tous leurs détails ; le débarcadère n’est plus qu’à quelques encablures. Voici la rade du commerce avec sa forêt d’agrès et d’esparres où sèche le linge des matelots.

Notre bateau dégorge son trop plein de vapeur ; des canots de toute forme et de toute grandeur viennent à notre rencontre. Ils sont montés par des Maltais, des Mahonnais, des Provençaux, des canailles de tous les pays du monde. En voici un conduit par des Turcs, un autre par des nègres ! Rien n’est plus simple, et cependant la vue de ces costumes orientaux nous fit un grand effet. — Nous autres Parisiens, nous ne croyons guère aux Turcs hors du carnaval. Nous avons l’habitude de les voir signés d’un coup de pied au derrière, ou débitant des pastilles du sérail faites avec le bitume des trottoirs. — Rencontrer dans la réalité ce qui jusqu’alors n’a été pour vous que costume d’Opéra et dessin d’album, est une des plus vives impressions que l’on puisse éprouver en voyage.

Comme vous le pensez bien, nous choisîmes une barque manœuvrée par deux grands gaillards cuivrés, coiffés d’un fez, et dont le large pantalon à la turque laissait à découvert des jambes sèches et nerveuses qu’on aurait pu croire coulées en bronze. En quelques coups de rame, ils nous conduisirent, nous et nos paquets, au débarcadère, où une foule de gredins bigarrés se jetèrent sur nous et nous auraient déchirés en morceaux sous prétexte de nous rendre service, si l’inspecteur des portefaix, More d’une trentaine d’années, ne fût tombé, à coups de bâton dans les jambes, sur toute cette engeance, avec une impartialité vraiment remarquable, et ne nous en eût débarrassés en choisissant lui-même ceux qui devaient se charger de nos malles.