Lolotte
LOLOTTE | Mmes | Céline Chaumont. |
LA BARONNE POUF | Massin. | |
JULIE, femme de chambre | Sabatier. | |
CROISILLES | MM. | Colombey. |
LE BARON POUF | André Michel. | |
UN DOMESTIQUE | Moisson. |
Un salon. — Porte d’entrée au fond. — À gauche, premier plan, cheminée ; devant la cheminée, un pouf ; un canapé. — À droite, premier plan, fenêtre ; un guéridon ; d’un côté du guéridon, un fauteuil, de l’autre, une chaise. — Au deuxième plan, en pan coupé, deux portes, l’une à droite, l’autre à gauche.
Scène PREMIÈRE
Au lever du rideau, le baron est au fond, tenant la porte entrouverte comme s’il allait sortir.
Eh bien, non, je ne m’en vais pas.
Ah !
Ce que vous me demandez n’est pas raisonnable…
Mais, cher, si c’était raisonnable, je n’aurais pas besoin de vous le demander, vous le feriez tout naturellement.
On sonne.On sonne… Tenez, quelle que soit la personne qui vient d’entrer, voulez-vous que nous la fassions juge entre vous et moi ?
Attendez d’abord que je sache qui c’est…
Entre Croisilles par la porte du milieu.
Scène II
C’est ce cher Croisilles…
Madame… Bonjour, baron…
Oui ! je veux bien que, lui, soit juge.
Voici ce qui se passe, mon cher ami. Ma femme me demande de m’en aller et de ne pas rentrer avant cinq heures.
Quatre heures et demie, si vous voulez… à quatre heures et demie vous pourrez revenir.
Vous hésitez !
Énormément. La baronne me le reproche et soutient que je devrais être déjà parti : nous vous demandons d’être juge entre nous,
Allez-vous-en.
Vous dites ?…
Allez-vous-en tout de suite…
C’est là votre jugement ?
Sans appel.
Eh bien, je ne m’attendais pas… je vous croyais mon ami.
Certainement, je suis votre ami… mais la justice avant tout… c’est madame qui a raison.
Il faut que je m’en aille, alors ?…
Mais oui, mais oui…
Dites-moi, au moins…
Non, mon ami, je ne peux pas vous dire…
Eh bien, allons-nous-en.
Comment, allons-nous-en !…
Non, lui, je le garde.
Ah !
Oui.
C’est moi tout seul qui dois m’en aller, alors ?…
Sans doute…
Parce que vous avez à faire quelque chose que vous ne voulez pas me dire, parce que je ne dois pas le savoir.
C’est cela même.
Et je pourrai revenir à quatre heures ?
À quatre heures et demie, pas avant quatre heures et demie.
Je m’en vais… je m’en vais…
Ça vaut bien ça.
Il l’embrasse sur le front.
Et Revenez à quatre heures un quart, si vous voulez.
Il sort.
Scène III
Oh !… chère… chère…
Eh bien, qu’est-ce que c’est ?… Qu’est-ce que vous vous êtes mis en tête ?
Elle se lève et descend en scène.
Mais… moi ?… mais rien du tout…
Si fait… je suis sûre que vous vous êtes imaginé que si je renvoyais le baron, c’était pour rester seule avec vous.
Oh ! ce serait…
Ce n’est pas pour ça du tout, vous aussi vous allez partir… mais, avant que vous partiez, je veux bien vous dire, à vous, pourquoi j’ai besoin de rester seule pendant deux heures… Jamais je n’aurais osé le dire au baron… Je le respecte trop pour cela.
Tandis que moi…
Cela vous fâche ?
Ça ne me fâche pas précisément…
Dites-moi que vous m’aimez, je veux bien.
Oh ! oui, je vous aime.
Dites-moi que vous n’aimez que moi, que ni maintenant ni jamais vous n’aimerez une autre femme…
Je n’aime que vous, ni maintenant ni jamais je n’aimerai une autre femme que vous…
Vous dites bien !…
C’est que je pense !…
Dites encore que, tout en m’aimant, vous savez parfaitement que vous n’avez rien à espérer, si ce n’est le plaisir de baiser, de temps à autre, le bout de mes doigts…
Vous tenez à ce que je dise cela ?…
J’y tiens.
Cependant…
Dites tout de suite, ou je vous renvoie…
Allons, soit !… Tout en vous aimant, je sais parfaitement que je n’ai rien à espérer…
Vous dites cette phrase-la moins bien que les deux premières, et cependant c’est assurément la plus vraie…
Elle gagne la droite.
Comment !…
Maintenant, je vais vous dire pourquoi j’ai besoin de rester seule. Il y a quatre jours, chez madame de Méran, il a été convenu que nous donnerions, au profit des pauvres, une seconds représentation de la pièce que le marquis de Samma a fait jouer au cercle… vous savez ?…
J’y étais. Les rôles d’hommes étaient joués par des membres du cercle, les rôles de femmes étaient joués par des actrices.
Oui, mais dans la représentation qui sera donnée chez madame de Méran les rôles de femmes seront joués par nous… Madame de Méré a pris celui de Zerline, madame de Lauwereins celui de Suzanne ; restaient ceux du chevalier et de la paysanne qui doivent être joués par la même personne : on me les a donnés tous les deux…
Tous les deux…
En m’assurant que j’y serais charmante. C’était un piège… Je suis à Paris depuis un mois, j’y ai fait quelque tapage, ces dames n’auraient pas été fâchées de me rendre un peu ridicule… et je l’aurais été…
Oh !
Je l’aurais été certainement… Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la façon dont je joue le rôle du chevalier… c’est abominable ! Et le rôle de la paysanne, donc !… c’est atroce !… D’un autre côté, rendre les rôles, je ne le pouvais pas, je ne le voulais pas… Alors, j’ai eu une idée, je savais que le rôle du chevalier et celui de la paysanne avaient été joués au cercle par mademoiselle Lolotte.
Lolotte !…
Eh bien, oui, Lolotte… qu’est-ce que vous avez ?
Moi ? je n’ai rien.
Quand j’ai prononcé le nom de mademoiselle Lolotte, vous avez fait un mouvement.
Moi ? pas du tout.
Je savais que mademoiselle Lolotte avait beaucoup, beaucoup de talent… je l’avais vue jouer dans la pièce où elle fait courir tout Paris, La Petite Naturaliste ; je me suis dit que si mademoiselle Lolotte me faisait répéter les deux rôles qu’elle avait joués, elle arriverait certainement à me rendre au moins passable… et, la-dessus, j’ai écrit à mademoiselle Lolotte.
Vous avez écrit à Lolotte ?…
Oui, je l’ai priée de venir me faire répéter aujourd’hui, à deux heures… Et elle m’a répondu, dans une lettre fort bien tournée, ma foi ! elle m’a répondu qu’elle viendrait.
Lolotte va venir ici ?
Oui ; je lui donnerai un billet de cinq cents francs et elle me fera répéter… Voilà ce que je ne pouvais pas dire au baron ; jamais il n’aurait consenti.
Mais, moi non plus, je ne consens pas !
Plaît-il ?…
Il est impossible que vous receviez…
Pourquoi impossible ?…
Mais parce que… parce que Lolotte…
On m’a dit qu’elle se tenait fort bien, et puis, d’ailleurs, quand elle serait un peu… c’est ce qui m’amuse… J’ai une telle envie de la voir !…
Cependant, une femme comme vous…
Une honnête femme comme moi peut très bien se permettre… Ah ! c’est que vous ne savez pas encore, vous, combien je suis honnête femme ! vous ne me faites la cour que depuis quinze jours… mais plus tard, quand vous m’aurez fait la cour pendant un an ou deux, vous verrez bien…
Mauvaise !…
Dites-moi que vous m’aimez…
Oui, je vous aime.
Que vous n’aimez que moi…
Je n’aime que vous.
Vous le dites bien ; cependant, c’est un peu moins bien que tout à l’heure.
Décidément, vous tenez à recevoir… ?
Ah ! cher, si vous saviez combien c’est inutile de vouloir m’empêcher de faire une chose dont j’ai envie… Mademoiselle Lolotte doit venir ici à deux heures. (Elle passe à gauche pour aller voir l’heure à la pendule, sur la cheminée.) Il est deux heures moins une minute… et, tenez ! une voiture s’arrête…
C’est la sienne…
Oh ! mais elle est très bien, celle voiture… un cheval superbe… des domestiques en noir… c’est très bien tenu…
Oh ! quant à cela…
Vous connaissez mademoiselle Lolotte ?
Moi ?… non… c’est-à-dire si… je l’ai rencontrée… j’ai causé avec elle…
Eh bien… vous la saluerez, vous me recommanderez à elle pour qu’elle me fasse bien répéter, et puis vous vous en irez.
Timbre au dehors.
La voilà, on a sonné.
Ça me fait quelque chose, tout de même !…
Et à moi donc !… elle est capable de me sauter au cou !…
Entre un domestique par le fond, au milieu.
Madame la baronne, il y a là une dame…
Faites-la entrer, cette dame…
Mais… c’est qu’elle m’a dit d’annoncer mademoiselle Lolotte !
Eh bien, puisqu’elle vous l’a dit, annoncez mademoiselle Lolotte.
Mademoiselle Lolotte !…
Entre Lolotte, le domestique sort.
Scène IV
Madame…
Mad… (À part.) Comment !… c’est la…
Mais oui.
C’est vrai… je la reconnais. (Haut.) Je vous remercie, mademoiselle, je vous remercie beaucoup d’avoir consenti à me rendre le petit service…
L’occasion qui m’était offerte d’approcher d’une femme comme vous, madame, m’était trop précieuse pour que je ne m’empressasse pas de profiter…
Oh ! oh ! (Haut.) Je n’ai pas à vous présenter M. de Croisilles… il m’a dit qu’il vous connaissait…
Ah ! il vous a dit ?…
Oui !…
En effet, j’ai eu plusieurs fois le plaisir de rencontrer…
Petites salutations entre Lolotte et Croisilles.
Je vais donner des ordres pour que l’on ne nous dérange pas pendant la répétition.
Elle va sonner à gauche. — Entre le domestique, la baronne lui parle ; Croisilles et Lolotte se rapprochent.
Comment se fait-il que vous soyez ici ?
Je savais que vous deviez y venir… alors, je me suis arrangé de façon…
Ah !… c’est gentil, ça… Dites-moi que vous m’aimez…
Oh !
Tout bas…
Je vous aime…
Et moi, donc !… On vous verra ce soir au théâtre ?…
Oui, ce soir.
Là… nous sommes sûres de ne pas être dérangées… et quand M. de Croisilles aura bien voulu nous laisser…
Mademoiselle…
Monsieur…
Croisilles passe derrière Lolotte, et les répliques suivantes s’échangent rapidement pendant que Croisilles remonte avec la baronne.
Pourquoi me renvoyer tout à fait ?… laissez-moi aller attendre dans le fumoir que la répétition soit terminée… comme cela, dès qu’elle sera partie…
Ça vous ferait bien plaisir ?
Je vous en prie.
Eh bien, soit… ne vous en allez pas, attendez dans le fumoir…
Croisilles sort.
Scène V
Asseyez-vous, mademoiselle, je vous en prie. (Lolotte s’assied sur une chaise près du guéridon.) Vous devez avoir envie de quelque chose… Du vin de Madère ?… hé ? du vin de Madère avec des biscuits ?
Je vous remercie, madame.
Vous aimez mieux du vin de Xérès ?
Non, madame… rien…
Du vin de Champagne… je suis folle de ne pas y avoir pensé, c’est du vin de Champagne que vous voulez.
Elle remonte un peu comme pour sonner.
Mais non, madame, je ne veux rien du tout.
Rien du tout ?
Rien du tout.
Écoutez, il me vient une idée… c’est qu’avec moi vous vous croyez obligée de… Vous auriez tort… mettez-vous à votre aise, je vous en prie, tout à fait à votre aise.
Mais je suis à mon aise, madame.
Est-ce possible ?
Je vous assure.
Alors, vous êtes comme ça, naturellement..
Oui, madame.
Et vous ne voulez pas de vin de Champagne…
Et je ne veux pas de vin de Champagne.
C’est extraordinaire… (Elle s’assied sur le pouf.) Je vous ai priée de venir chez moi, mademoiselle, pour me faire répéter les rôles du chevalier et de la paysanne que vous avez joués dans la représentation donnée au cercle.
Oui. Je vous demande pardon, madame… est-ce que vous avez déjà joué la comédie ?
Jamais, mademoiselle.
Jamais.
Ce sera plus difficile, alors ?
Au contraire, madame, au contraire… Et avec qui devez-vous jouer ?
Les hommes seront ceux avec qui vous avez joué vous-même.
Heu ! heu !
Quant aux rôles de Suzanne et de Zerline, ils seront joués par madame de Lauwereins et madame de Méran… vous connaissez ?…
Parfaitement.
Vous avez dit ?…
Qu’est-ce que j’ai dit ?
Je vous ai demande si vous connaissiez madame de Lauwereins et madame de Méran, vous m’avez répondu : « Parfaitement ».
Mais… sans doute !… ces deux dames viennent presque toujours au théâtre ensemble et elles font un tapage !… et puis, tapage à part, de la scène à l’avant-scène on se connaît parfaitement : on ne s’est jamais parlé, cela est vrai, peut-être même ne se parlera-t-on jamais, à moins qu’une circonstance exceptionnellement heureuse, comme celle à laquelle je dois en ce moment l’honneur… on ne s’est jamais parlé, jamais on ne se parlera, mais on se connaît. Avant d’entrer en scène, nous ne manquons jamais de regarder par le trou de la toile… afin de voir s’il y a, dans les loges ou à l’orchestre, quelqu’une des personnes que nous sommes habituées à y voir et par qui nous savons que notre façon de jouer est particulièrement goûtée… c’est ce que nous appelons avoir notre salle…
Écoutez… cette idée me vient encore… c’est que, malgré ce que je vous ai dit, vous ne voulez pas absolument vous mettre à votre aise…
Mais je vous assure que je suis…
Ce n’est pas que cela m’étonne de vous voir si parfaitement distinguée… mais il y a une telle différence entre la personne que j’ai là en face de moi et celle que j’ai vue, avant-hier, au théâtre, dans le orle de la Petite Naturaliste !…
Avant-hier…
Vous aviez votre salle, ce jour-là…
Oui… j’ai bien joué, n’est-ce pas ?
Admirablement. Mais dites-moi ?…
Quoi donc ?
C’est bien vous que j’ai vue ?
Mais certainement, c’est moi.
Eh bien, non, pour le croire, il faudrait que je vous entende… (Se rappelant le : que je ne m’empressasse de la phrase de Lolotte) non… non… que je vous entendisse, là devant moi, dire une des phrases de votre rôle.
Une des phrases de mon rôle…
Oui… par exemple, celle que vous dites quand vous vous fâchez contre votre père parce qu’il vous a surprise avec votre amoureux.
Si vous y tenez…
Vous voulez bien !…
La phrase que je dis quand je suis surprise par mon père…
Oui.
« Oh ! mince, alors ! si les billes de billard se mettent à moucharder la jeunesse… il n’en faut plus. »
Oh ! c’est cela… c’est cela… est-ce que je pourrais, moi ? Est-ce que vous pourriez m’apprendre ?… (Cherchant à imiter le geste.) « Oh ! mince… »
« Oh ! mince, alors !… »
« Oh ! mince, alors !… » (Elle manque la pirouette et, après avoir fait un tour sur elle-même, va tomber sur le pouf.) « Mince, alors », qu’est-ce que ça veut dire ?
Mais, dame !… ça veut dire : ah ! malheur !… c’est fâcheux… c’est déplorable.
Et « les billes de billard », qu’est-ce que ça veut dire ?
C’est parce que mon père est chauve… vous avez vu, il est chauve, mon père, dans la pièce… alors, je le compare à une bille…
Oh ! c’est beau… c’est très beau !… Je suis étrangère, moi, je suis Polonaise… on nous apprend bien le français, mais on nous l’apprend dans les livres du temps de Louis XIV… Aussi, quand nous arrivons à Paris, nous sommes embarrassées…
Je comprends ça !…
« Mince, alors ! si les billes… » Je ne pourrai jamais… Heureusement les deux rôles que j’ai à jouer ne sont pas si difficiles.
Oh ! non… vous avez la brochure ?…
Oui… elle est là, mais je n’en ai pas besoin, je sais bien par cœur, je sais très bien.
Commençons, alors… Vous jouez le rôle du chevalier… Ayez la bonté, madame, de vouloir bien entrer en scène…
Elle s’assied sur le pouf, au milieu du théâtre.
Que j’entre en scène ?…
Oui… Zerline… Qui doit jouer le rôle de Zerline ?
Madame de Méran.
Madame de Méran est là, vous entrez…
Oui, je sais, madame de Méran est assise sur un banc de gazon ; j’entre, je tourne autour d’elle et je lui adresse un profond salut.
C’est cela même.
La baronne remonte au fond de la scène.
Là… j’entre… (Elle redescend.) je tourne… (Elle décrit un rond parfait autour de Lolotte assise sur le pouf) et je fais un profond salut. (Elle est revenue se placer à gauche et adresse à Lolotte une grande révérence très lente, très prolongée, puis s’arrête, enchantée, avec un large soupir de satisfaction.) Ah !…
À la bonne heure ! voilà un chevalier qui sait très bien faire la révérence…
C’est vrai, j’aurais dû saluer en homme… vous m’apprendrez…
Certainement ; mais, avant de saluer, il faut marcher… voyons, marchez un peu.
Que je marche ?…
Oui… (La baronne remonte en biais vers le fond du théâtre à gauche.) Jamais chevalier n’a marché de cette façon-là, jamais, jamais… vous marchez en femme.
Dame !…
Les coudes au corps, la tête dans les épaules, les mains en avant comme ça et les genoux frottant l’un contre l’autre !…
Oh !
Je ne les vois pas, mais je parierais que, lorsque madame la baronne marche, les genoux de madame la baronne frottent légèrement l’un contre l’autre…
C’est vrai, pourtant !…
C’est très gentil pour une femme, cette façon de marcher, parce que ça fait faire à sa robe de jolis plis, mais ce n’est pas comme ça que marche un homme. Tenez, regardez-moi.
Elle imite, en l’exagérant, la façon de marcher d’un homme et traverse encore la scène, de gauche à droite, cette fois.
Oh !
Marchez sur les talons, au lieu de marcher sur la pointe des pieds.
Oh ! est-ce que je pourrai ?…
Certainement ! et nous ferons de vous le plus joli chevalier… mais, d’abord, occupons-nous du costume… (Elle prend son chapeau qu’elle avait ôté.) Avez-vous un chapeau dans le genre de celui-ci ?
Si j’en ai un ? Qu’est-ce que vous me demandez là ?… j’en ai vingt, j’en ai trente…
Faites-vous-en apporter un…
Lolotte met le chapeau sur le canapé. — La Baronne sonne, entre le domestique.
Envoyez-moi Julie… (Le domestique sort. — À Lolotte, qui relève ses jupes et les agrafe de façon à pouvoir marcher plus facilement.) Qu’est-ce que vous faites là ?…
Ce sera plus commode pour jouer la scène… vous devriez faire comme moi…
Moi ? mais je ne saurai pas.
Comment ! vous ne pouvez pas même… (Se reprenant.) Oh ! pardon, madame…
Non, non, ne vous retenez pas, grondez-moi !…
Là… vous verrez maintenant comme il vous sera facile…
Entre Julie, par la porte de droite, elle paraît stupéfaite en voyant les robes retroussées de la baronne et de Lolotte.
Julie… Eh bien, qu’est-ce que vous avez, Julie ?…
Rien, madame la baronne.
Apportez-moi mon chapeau Rembrandt… Non, attendez… (À Lolotte.) Je ferais peut-être mieux de prendre mon chapeau Polichinelle ?
Comme vous voudrez, madame.
Ou bien, si j’envoyais chez ma modiste et si j’en faisais faire un exprès ?…
Ça nous retarderait.
Apportez-moi un chapeau pareil à celui-ci… celui que vous voudrez…
Fausse sortie de Julie.
Attendez encore, mademoiselle, (à la baronne.) Monsieur le baron votre mari doit avoir des cannes…
Julie redescend et se place bien sur le même plan que la baronne.
Sans doute !…
Eh bien, mademoiselle, apportez-nous-en deux, les plus petites que vous trouverez, les plus minces…
Mince !… (Mais, au milieu de sa pirouette, elle se trouve en face de Julie qui, stupéfaite, jette un petit cri : la baronne s’arrête court. Léger moment d’embarras. — À Julie.) Eh bien, qu’est-ce que vous faites là ?… apportez-nous deux petites cannes et mon chapeau…
Oui, madame la baronne… oui, madame la baronne…
Elle sort par la droite. — Petit rire de Lolotte et de la baronne.
Ah !… Dites donc ?…
Eh bien ?…
On verra mes jambes…
Il est évident que lorsque vous serez habillée en chevalier…
Écoutez, il me vient une idée… c’est que, lorsque tout le monde me regardera, j’aurai une peur…
Il y a un moyen bien simple de ne pas avoir peur… qu’est-ce qu’il y a là, en face de vous ?
En face de nous ?…
Elle montre le public.
Oui.
Il y a un mur… le mur du salon…
Eh bien, figurez-vous, quand vous jouerez, que ce mur y est encore.
C’est que ce n’est pas facile de se figurer…
Rentre Julie apportant un chapeau Rembrandt et les deux petites cannes.
Voici, madame.
Elle donne le chapeau à la baronne, les deux cannes à Lolotte, et elle s’en va par la droite.
Là… en même temps que moi… (Elle met son chapeau comma si c’était un chapeau d’homme.) Bien sur le coin de l’oreille, bien tapageur…
Oh ! c’est amusant.
De côté… de côté… (Elle va arranger le chapeau de la baronne.) L’épée maintenant… là. (Elle place sa canne comme si c’était une épée. La baronne fait de même.) La main sur la poignée… marchons toutes les deux et tâchons de marcher en chevalier… Morbleu ! Palsambleu !…
Toutes deux allant de gauche à droite traversent toute la scène, puis, arrivées à l’extrémité de droite, font volte-face et marchent de droite à gauche jusqu’au milieu du théâtre.
À la bonne heure ! voilà que vous vous mettez à votre aise… (S’arrêtant au milieu du théâtre) Vous ne voulez pas de vin de Champagne ?…
Jamais de la vie !… Marchons… marchons !…
Marchons, marchons…
Elles remontent alors, en tournant le dos au public, puis, arrivées au fond du théâtre, font volte-face.
La tête haute… jetez le pied en dehors… arrondissez… arrondissez… Et Zerline est là. (Elle met une chaise au milieu de la scène et fait signe à la baronne de s’y asseoir.) Et vous tournez autour d’elle… non pas comme vous avez fait tout à l’heure… (La baronne est assise sur une chaise et Lolotte recommence autour de cette chaise le rond qui a été fait par la baronne.) mais, en vous retournant, en la regardant, en faisant entendre que vous la trouvez jolie… Palsambleu ! voila une petite qui a bien la plus drôle de frimousse… Et vous recommencez à tourner, l’air bien engageant, bien canaille… gentiment canaille, mais bien canaille… et vous vous rapprochez… Zerline alors se sauve, vous la retenez… Pourquoi vous sauvez-vous, la belle ?… ne vous sauvez donc pas ?… venez à moi, au contraire, venez à moi… Et vous chantez le couplet… il est tout à fait dans le style du temps, le couplet ; un peu prétentieux, un peu rocaille, il faut le chanter comme il est écrit.
AIR de : La pipe de tabac.
Venez à moi, jeune bergère,
Qui passez l’âge de quinze ans,
Si vous voulez de l’art de plaire
Étudier les éléments.
Dans cette adorable science,
Si vous brûlez de parvenir,
Approchez avec confiance,
Je tiens école de plaisir…
Écoutez, il me vient une idée… c’est que personne n’a mieux chanté les couplets.
Ne dites pas ca !… ça par exemple, madame, je ne vous le laisserai pas dire…
Et qui donc ?…
Une comédienne, sans parler des autres, une grande comédienne que j’ai eu, quand j’étais petite, occasion d’entendre bien souvent… En voilà une, qui jouait bien les chevaliers et les marquis, et les ducs !… le duc de Richelieu entre autres… Ah ! s’il y avait ici quelques-uns de ceux qui l’ont entendue quand elle chantait dans les Premières armes de Richelieu…
On m’a prédit que je vivrais cent ans :
J’y parviendrai pourvu que je vieillisse…
Que je serais grand homme avec le temps :
J’y parviendrai pourvu que je grandisse…
Que je serais le plus fameux vaurien
Jusqu’à la fin, et j’ai bonne espérance :
J’y parviendrai, morbleu ! j’y compte bien
Pourvu que Dieu me donne le moyen
De finir comme je commence…
Ah ! elle chantait bien… mais il faut dire aussi qu’elle avait de jolies choses à chanter… Maintenant, c’est une autre école ; l’on n’y met pas tant de façons… On nous apporte des couplets où il n’y a rien, et c’est à nous d’y mettre des intentions… Tenez, il y a un de mes amis… il n’est pas fort, mais c’est un brave garçon… il y a un de mes amis qui m’a apporté ça…
Ma p’tit’sœur jou’du trombone,
Mon grand frèr’jou’du piston ;
Quant à moi, l’on n’me trouv’bonne
Qu’à manger du miroton…
« Qu’est-ce que ça veut dire ? lui ai-je demandé. — Ça ne veut rien dire du tout, mais en y en mettant des intentions… » Et j’y ai mis des intentions, ma foi !… j’ai cligné de l’œil, j’ai baissé les yeux, j’ai pris un temps sur le « miroton »… Et l’on a compris !… Et le vieux marquis de la Rochebardière m’a dit : « Sapristi ! c’est bien joli, ce que vous nous avez chanté là, mais c’est un peu vif… »
Le vieux marquis de la Rochebardière, vous le connaissez ?…
Un peu.
Il est bête, n’est-ce pas ?
S’il est bête ?… c’est pas assez de le dire !…
Elle passe à droite.
Ah ! encore une phrase de la Petite Naturaliste !… mais je la comprends, celle-là, je la comprends, avec la simple langue de Louis XIV. Ça signifie : « on ne le saurait trop dire… »
Parfaitement !… Et maintenant, si vous voulez, nous allons passer à la paysanne…
Passons à la paysanne.
Toutes deux ôtent leurs chapeaux et laissent retomber leurs jupes. Lolotte place son chapeau sur le canapé.
Là, par exemple… j’aurai besoin de la brochure… je ne me souviens pas assez…
Elle est là, sur la table. (Lolotte prend la brochure, la regarde et devient sérieuse.) Eh bien, vous ne la trouvez pas…
La baronne est près de la cheminée devant la glace, rajustant un peu sa coiffure, tournant le dos à Lolotte.
Si fait, mais je regardais… ces bonshommes dessinés sur la couverture.
Ah ! oui… c’est M. de Croisilles qui s’est amusé à dessiner.
Comme chez moi…
Eh bien, la paysanne ?…
La paysanne ? la paysanne ?…
Oui.
Je suis absurde… qu’est-ce que cela prouve, des bonshommes ? (Haut.) Eh bien, mais… je n’en suis pas folle, moi, des rôles de paysanne… J’avions… j’étions… il n’y a pas grand’chose à faire avec ça… (Elle lit.) « Je sommes arrivée dans not’belle carriole jaune, et je venions de la part de monsieur et de mademoiselle pour vous bailler le bonjour. » (En disant cette phrase, elle passe à gauche.) Il faudrait tâcher de donner à ça un peu de piquant en prenant un accent, je suppose !…
Un accent ?
Eh oui… VOUS comprenez bien que si, au lieu de… « Je sommes arrivee dans not’belle carriole jaune », vous dites : (Avec l’accent beige.) « Mo, je suis pas venue de pied, savez-vous ?… no, no, no… je suis venue d’avec une vigilante » , et si, au lieu de… monsieur et de mademoiselle, vous bailler le bonjour…, vous dites : (Avec l’accent belge.) « Mais devine, une fois, de la part de quisque je viens… de la part de monsieur, n’est-ce pas ?… et de la part de mademoiselle, n’est-ce pas ?… qui m’a dit : « Tu faux aller présenter tes civilités à madame, fisc, et lui dire : Comment va-t-il donc ? »
C’est beau !… c’est très beau ! (Froidement.) Qu’est-ce que c’est que cet accent-là ?…
Eh donc, c’est l’accent belge… Est-ce que vous pourriez le prendre ?
Oh ! non, je ne pourrais pas, mais écoutez, il me vient encore une idée… Quand j’ai chez moi de grands personnages, j’ai l’habitude de prendre un petit accent anglais… (Avec l’accent anglais.) Monseigneur, voulez-vous une tasse de thé… je vous en prie, monseigneur, prenez une tasse de thé…
C’est très gentil.
N’est-ce pas ?
Oui, pour une paysanne c’est très gentil.
C’est ce que me disait Raoul !…
Raoul !
Oui, c’est le petit nom de mon mari…
Entre Julie. — La baronne remonte.
Allons donc ! il est né dans les principautés danubiennes, son mari… on ne s’appelle pas Raoul dans ces pays-là. C’est Croisilles qui s’appelle Raoul !…
M. de Croisilles m’a dit de remettre à madame…
Elle donne une lettre à la baronne et s’en va. — Lolotte a entendu le nom de Croisilles.
« Il va être quatre heures, si vraiment vous ne voulez pas que votre mari… »
Il serait resté ici, alors, il attendrait… oh ! oh !… oh ! oh !
Je vous remercie, mademoiselle, et, le jour où aura lieu cette fameuse représentation, je tâcherai de vous faire honneur.
On me renvoie.
Elle remet son chapeau, la baronne va au guéridon et prend dans un petit coffret un billet de cinq cents francs.
Il ne me reste plus, maintenant…
Il ne vous reste plus ?…
On m’a dit que, lorsque vous consentiez à aller chanter dans le monde, c’était cinq cents francs…
Oui, madame.
Voici.
Il me semble avoir entendu dire, moi, que cette représentation… cette fameuse représentation, devait être donnée au profit des pauvres ?
Oui, mademoiselle.
Voulez-vous, madame, me faire l’honneur de mettre ce billet avec le vêtre… et de les ajouter tous les deux à la recette ?
Mademoiselle…
Madame…
Oh ! je ne suis pas surprise, je ne suis pas surprise du tout ; je me rappelle avoir lu dans un livre… ce n’était pas un livre naturaliste… je me rappelle avoir lu qu’il y a deux sortes de grands seigneurs : les artistes, qui sont les grands seigneurs que Dieu se donne la peine de fabriquer lui-même, et les grands seigneurs qui sont les grands seigneurs fabriqués par les hommes.
Madame…
Mademoiselle.
Madame…
Elle sort. — À peine est-elle sortie que Croisilles entr’ouvre la porte de gauche et passe la tête.
Scène VI
Elle est partie ?
Oui.
Et… elle ne vous a rien dit ?
Comment, elle ne m’a rien dit !… Elle m’a dit une foule de choses, au contraire… « Détachez le pied… arrondissez… morbleu !… palsambleu !… » et je jouerai très bien, grâce à elle…
Et vous jouerez pour moi…
Oui… mais je ne vous regarderai pas… il y aura là un mur…
Un mur ?…
Oui, le jour de la représentation, il y aura entre vous et moi…
Mais maintenant il n’y en a pas, de mur… il n’y a rien, maintenant, entre vous et moi…
Il tient la main de la baronne. — Ils sont tout près l’un de l’autre.
Croyez-vous ?…
Scène VII
Lolotte !…
M’est avis, au contraire, qu’il y a quelque chose entre madame et vous… il y a moi.
Mademoiselle…
Oh ! vous…
Allons-nous-en, allons-nous-en.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne comprends pas.
Il me semble pourtant que c’est bien simple. Monsieur est mon amant… oui, monsieur, monsieur qui est là… c’est mon amant, vous êtes en train de me le prendre et je me mets en travers.
Oh !
Voilà, ma petite chatte !
Oh ! mademoiselle !… vous qui étiez si distinguée tout à l’heure !…
Qui ça, qui ça, qui ça, distinguée ?… moi !… c’était pour rire… Où en aurais-je pris de la distinction ?… Papa était choriste et maman était figurante… et ils n’avaient qu’une qualité tous les deux, c’est que, lorsqu’ils croyaient avoir à se plaindre l’un de l’autre, ils cognaient… voilà le sang que j’ai dans les veines. (Entre le baron.) Et je trouve vraiment que vous avez eu une fichue idée, pour votre début à Paris, de devenir amoureuse d’un homme dont je suis folle.
Lolotte !…
Laissez-moi tranquille, vous !
Le mari, malheureuse, le mari !
Le mari ?
Oui… il est là…
Et qu’est-ce que ça me fait qu’il soit là, le mari ?… Il n’avait qu’à mieux veiller sur sa femme, le mari ! et tout ça ne serait pas arrivé… Je m’en moque pas mal, du mari… et de la femme aussi !… je casserai tout, je démolirai tout, je… (Elle redescend, furieuse, vers la baronne, puis, s’arrêtant tout court, subitement, par un brusque et violent effort intérieur, rentre en possession d’elle-même, et, changeant de ton, distinguée, calme, souriante.) Voilà, madame la baronne, voilà à peu près de quelle façon il faudrait jouer cette scène…
Comment !…
Eh bien, oui… madame la baronne doit jouer la comédie, elle m’avait fait l’honneur de me demander quelques conseils.
Comment ! ce que vous disiez là tout à l’heure ?…
C’était une scène de mon répertoire.
Oui, mon ami, c’était une scène.
Oui, baron… c’était une scène…
Croisilles, qui revenait souriant vers le baron, rencontre le regard furieux de Lolotte et redescend à gauche.
Mes compliments, alors, mes compliments, mademoiselle… vous aviez l’air de ressentir véritablement… vous y mettiez une violence !…
C’est le secret de l’art, monsieur le baron… Paraître violents, emportés, quand, au fond, nous sommes très calmes… et, réciproquement, quand nous avons là dans le cœur… quand nous sentons que la colère va nous… prendre un air tranquille et même sourire, si le sourire est en situation…
Mademoiselle Lolotte chez moi, c’est là ce que vous ne vouliez pas me dire…
Oui, baron.
Oui, mon ami…
Vous auriez dû, au contraire… j’aurais été enchanté d’assister… Enfin, je suis heureux, au moins, de m’être trouvé là pour vous remercier d’avoir bien voulu donner à la baronne une… leçon, n’est-ce pas ?… c’est bien le mot…
Oh ! vous pouvez le dire… Monsieur de Croisilles, puisque j’ai eu le plaisir de vous rencontrer ici, par hasard, vous voudrez bien me donner le bras jusqu’à ma voiture.
Certainement, certainement !
Madame la baronne, monsieur le baron…
Mademoiselle…
Lolotte a pris le bras de Croisilles et remonte avec lui vers la porte du fond. Nouvelles salutations.