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Lord Jim/Chapitre XXVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Philippe Neel.
Édition de la nouvelle revue française (p. 230-236).


XXVII


– « Déjà la légende lui attribuait des dons surnaturels. Oui, on savait que l’on avait habilement disposé une grande quantité de cordes, et une étrange machine que faisaient tourner les efforts conjugués d’hommes nombreux ; les canons avaient monté tout doucement à travers la brousse, comme un sanglier qui se fraye un chemin à travers les fourrés, mais… et les plus sagaces hochaient la tête. Il y avait quelque chose d’occulte dans tout cela, c’était incontestable, car à quoi sert la force des cordes et des bras humains ? Il y a dans les choses une âme rebelle qu’il faut dompter à force d’incantations et de charmes puissants. Ainsi le vieux Sura… (c’était un très respectable propriétaire de Patusan, avec qui j’avais eu, un soir, une bonne conversation paisible) ; mais Sura était un sorcier professionnel, qui présidait, à des milles à la ronde, à toutes les récoltes et semailles de riz, pour conjurer l’âme obstinée des choses. Il semblait tenir cette occupation pour très ardue, et peut-être, en effet, les âmes des choses sont-elles plus obstinées que celles des hommes. Quant aux simples paysans des villages voisins, ils croyaient et affirmaient comme la chose la plus naturelle du monde, que Jim avait porté les canons sur son dos, deux par deux, jusqu’au sommet de la montagne.

« Quand il entendait dire cela, Jim tapait du pied, et s’écriait avec un petit rire agacé : – « Que voulez-vous faire, avec de pauvres idiots de ce genre ? Ils veillent la moitié de la nuit, pour se raconter des histoires à dormir debout, et plus énorme est le mensonge, plus ils sont contents ! » On pouvait déceler, dans cette irritation, l’influence de tout ce qui l’entourait : c’était un des liens qui le retenaient prisonnier. L’insistance avec laquelle il se défendait était amusante, et je finis par dire : – « Mon cher ami, vous ne me soupçonnez pas de croire à ces bourdes ? » Il eut l’air tout surpris : – « Ah, non ! Je ne le pense pas ! » fit-il, avec un éclat de rire homérique. En tout cas, les canons avaient été hissés, et ils partirent tous à la fois, au lever du soleil. – « Par Jupiter ! J’aurais voulu que vous vissiez sauter les éclats de bois ! » s’écria-t-il. À côté de lui, Dain Waris qui l’écoutait avec un sourire paisible, baissa les paupières et remua un peu les pieds. L’heureux transport des canons avait donné aux hommes de Jim une telle assurance qu’il se risqua à confier la batterie à deux vieux Bugis qui avaient vu la guerre dans leur temps, et alla rejoindre dans le ravin où ils se tenaient cachés, Dain Waris et sa troupe d’assaut. Aux premières lueurs de l’aube, ils se mirent à grimper et arrivés aux deux tiers de la pente, se tapirent dans l’herbe humide, en attendant l’apparition du soleil qui devait donner le signal convenu. Jim me dépeignait l’impatience et l’angoissante émotion avec lesquelles il guettait le lever rapide du jour ; après la chaleur du travail et de l’ascension, il sentait la rosée froide du matin lui glacer les os ; il avait peur de se mettre à frissonner et à trembler comme une feuille avant le moment de l’assaut. – « Ce fut la plus longue demi-heure de ma vie ! » affirmait-il. Peu à peu, l’enceinte s’était silhouettée sur le ciel, au-dessus de sa tête. Disséminés tout le long de la pente, des hommes se cachaient derrière des rochers sombres et des buissons tombants. Dain Waris était allongé à côté de lui. – « Nous nous sommes regardés », fit Jim, en posant doucement la main sur l’épaule de son ami. « Il me souriait le plus gaiement du monde, mais moi, je n’osais pas ouvrir la bouche, de peur d’être pris d’un accès de frissons. Ma parole, c’est vrai ! Je ruisselais de sueur, au moment où nous nous étions embusqués, et vous pouvez vous figurer… » Il m’affirmait, et je le croyais volontiers, qu’il n’avait aucun doute sur le résultat final. Il ne se préoccupait que de réprimer ses frissons, mais quant au résultat, il n’y pensait même pas ! Il s’agissait pour lui d’arriver au sommet de cette montagne, et d’y tenir en tout état de cause. Il ne pouvait pas être question de retourner en arrière ; les gens avaient eu en lui une confiance implicite… en lui seul ! Sa parole… !

« Je me souviens qu’à ce moment, il se tut un instant, les yeux fixés sur moi. – « À ma connaissance, ils n’ont encore jamais eu lieu de le regretter, jamais ! » dit-il. « Et plaise à Dieu qu’ils ne le regrettent jamais à l’avenir ! » Seulement, le malheur, c’est qu’on avait pris l’habitude d’en référer à lui, à propos de tout et de rien. C’était inimaginable ! – « Tenez ! l’autre jour seulement » ; un vieux fou qu’il n’avait jamais vu de sa vie, était venu d’un village distant de plusieurs milles, pour savoir s’il devait répudier sa femme ! « Textuellement, ma parole ! » Voilà le genre de responsabilités qu’on lui imposait !… C’était incroyable, n’est-ce pas ? « Accroupi sous la véranda, à mâcher du bétel, soupirant et crachant tout autour de lui, et sombre comme un croque-mort, le vieux avait mis plus d’une heure à lâcher sa maudite histoire ! Et ce genre d’affaires-là n’est pas aussi drôle qu’on croirait ! Que dire ? – « Brave femme ? » – « Oui, brave femme, ma vieille… » Il entamait une interminable histoire de pots de cuivre. Ils avaient vécu ensemble quinze ans, vingt ans… Il ne savait pas au juste. Très, très longtemps, en tout cas. Brave femme… Il la battait un peu… pas beaucoup… un tout petit peu, quand elle était jeune. Il le fallait, pour l’honneur ! Et un beau jour, sur le tard, elle s’en va prêter trois pots de cuivre à la femme du fils de sa sœur, et se met à l’injurier quotidiennement à voix haute. Ses ennemis se moquaient de lui, et son visage en devenait tout noir. Les pots restaient irrémédiablement perdus. Il en était tout accablé. Impossible de démêler ni queue ni tête dans une histoire pareille ! Je lui ai dit de retourner chez lui, en promettant de venir moi-même arranger l’affaire. C’est très joli de rire, mais c’est une véritable peste qu’une histoire semblable ! Un jour de trajet à travers bois, et une seconde journée perdue à cajoler un tas d’idiots de paysans, pour débrouiller la vérité. C’était une affaire à susciter des rivalités sanglantes. Tous ces maudits crétins prenaient parti pour une famille ou pour l’autre, et la moitié du village était prête à se jeter sur la seconde, avec tout ce qui lui tomberait sous la main. Vous pouvez me croire ; je ne plaisante pas ! Au lieu de s’occuper de leurs moissons… ! J’ai rendu au vieux ses sacrés pots et apaisé tout le monde. » Il n’avait pas eu de peine à arranger l’affaire ; oh non ! Il n’avait qu’à lever le petit doigt pour empêcher les plus sanglantes querelles, dans ce pays-là. La difficulté, c’était de démêler la vérité dans la plus futile histoire. Aujourd’hui encore, il n’était pas bien sûr d’avoir été équitable pour tout le monde, et cette idée le tracassait… Et tout ce bavardage sans queue ni tête, par Jupiter ! Mieux valait emporter d’assaut une vieille barricade de vingt pieds de haut ! Oh oui ! Vingt fois ! C’était un jeu d’enfant, à côté d’une besogne pareille, et cela ne prenait pas aussi longtemps, non plus ! Eh bien, oui, la farce était assez drôle, à tout prendre ;… le vieil imbécile paraissait assez âgé pour être son grand-père. Mais, à un autre point de vue, ce n’était pas une plaisanterie. Depuis la déroute du Chérif Ali, on comptait sur lui pour tout décider. « Terrible responsabilité », répétait-il ; « non, vraiment, sans plaisanterie, se fût-il agi de trois vies, au lieu de trois vieux pots de cuivre, il en eût été de même… »

« C’est ainsi qu’il illustrait l’effet moral de sa victoire guerrière. Et c’était bien, en réalité, une victoire immense qui l’avait conduit des combats à la paix, et introduit par la mort dans la vie intime du peuple ; mais les ténèbres qui planaient sur le pays, malgré l’éclat du soleil, conservaient pourtant leur silencieuse et impénétrable immobilité. Le son de sa jeune voix fraîche (c’est étonnant combien l’âge avait peu de prise sur lui) flottait avec légèreté, et passait sur le dôme immuable des forêts, comme le bruit des gros canons, en ce matin humide et glacial de rosée, où son seul souci sur terre était de réprimer le frisson de son corps. À peine le premier rayon de soleil touchait-il la cime immobile des arbres, qu’au milieu de lourdes détonations, le sommet de l’une des montagnes se couvrait de nuages de fumée blanche, tandis que l’autre éclatait en un tumulte stupéfiant de hurlements de fureur, de cris de guerre, de gémissements, de clameurs de surprise et d’épouvante. Jim et Dain Waris furent les premiers à poser la main sur la palissade. La rumeur populaire voulait que le blanc eût jeté bas la porte en la touchant du doigt. Mais, bien entendu, il se défendait énergiquement d’un tel exploit. La clôture tout entière, – il insistait bien sur ce point –, constituait une médiocre fortification, car le Chérif Ali se fiait surtout à l’inaccessibilité de sa position ; d’ailleurs, les pieux, déjà réduits en miettes, ne tenaient plus que par miracle. Jim avait, comme un imbécile, donné un coup d’épaule, qui l’avait précipité, la tête la première, dans l’enceinte. Sans Dain Waris, il eût été cloué à un pieu, comme un des scarabées de Stein, par la lance d’un vagabond tatoué et grêlé de petite vérole. Le troisième assaillant avait été Tamb’ Itam, le propre domestique de Jim. C’était un Malais du Nord, étranger égaré un jour au Patusan, où il avait été retenu de force par le Rajah Allang, pour ramer sur une de ses barques d’apparat. Échappé à la première occasion et trouvant un refuge précaire, mais fort peu à manger chez les colons Bugis, il s’était attaché à la personne de Jim. Son visage plat, aux yeux proéminents et injectés de bile, était très foncé. Il y avait quelque chose d’excessif et presque de fanatique dans son dévouement à son « Seigneur blanc », dont il était inséparable comme une ombre morose. Dans les cérémonies, il marchait sur les talons de son maître, une main à la poignée de son kris, et tenait à distance les gens du commun avec des regards renfrognés et terribles. Jim en avait fait l’intendant de sa maison, et tout Patusan le respectait et le cajolait comme un homme de haute importance. Lors de la prise de l’enceinte, il s’était fort distingué par la férocité méthodique de son mode de combat. – « Les assaillants avaient fait une si brusque irruption, contait Jim, que malgré la panique de la garnison, il y avait eu cinq minutes d’assez chaud corps à corps, à l’intérieur de cette palissade, jusqu’au moment où quelque âne bâté ayant mis le feu aux cabanes de branches et d’herbes sèches, nous avions tous dû filer pour sauver notre vie. »

« La déroute avait été complète. Doramin qui attendait imperturbablement dans son fauteuil de la colline, et sous la fumée des canons lentement épandue au-dessus de sa grosse tête, Doramin en avait accueilli la nouvelle par un sourd grondement. Ayant appris que son fils, sain et sauf, poursuivait les fuyards, il fit, sans mot dire, un puissant effort pour se lever ; ses serviteurs accoururent à son aide, et respectueusement soutenu, il gagna avec une grande dignité un coin d’ombre, où il s’étendit pour dormir sous une pièce de toile blanche qui le recouvrait tout entier. À Patusan, l’émotion était intense. En tournant le dos à l’enceinte, aux braises, aux cendres noires, et aux cadavres à demi calcinés, Jim, perché sur le sommet de la montagne, voyait de temps en temps, sur les deux rives du fleuve, les espaces libres entre les maisons se remplir d’une foule grouillante et se vider tour à tour. Ses oreilles percevaient faiblement le bruit formidable des gongs et des tambours, et des cris sauvages lui parvenaient par bouffées assourdies. Une multitude de bannières déployées mettaient entre les crêtes brunes des toits un vol frémissant de petits oiseaux blancs, rouges et jaunes. – « Vous deviez être bien heureux », murmurai-je, avec un sentiment d’émotion sympathique.

– « Oh oui ! C’était immense, immense ! » cria-t-il tout haut, en écartant les bras. La soudaineté de ce geste me fit tressaillir, comme si je l’avais vu étaler à nu les secrets de son cœur devant le soleil, la forêt morose ou la mer de métal. À nos pieds la ville déployait sa courbe molle sur les rives du fleuve dont l’eau semblait dormir. « Immense ! » répéta-t-il, pour la troisième fois, en un murmure fait pour lui seul.

« Immense, évidemment, c’était immense ! Le sceau du succès, confirmant sa parole, le terrain conquis pour ses pieds, la confiance aveugle des hommes, la foi en lui-même arrachée au feu, la solitude de sa grandeur. Tout cela, je vous le dis, est rapetissé par les paroles ! Je ne saurais, avec des mots, vous donner l’impression de cette solitude totale, absolue. Je sais bien, qu’à tous points de vue, il se trouvait là seul de son espèce, mais des dons insoupçonnés l’avaient mis en si étroit contact avec son entourage, que cette solitude paraissait bien l’effet de sa seule puissance. Son isolement ajoutait à sa grandeur. Il n’y avait rien en vue à lui comparer, comme s’il eût été un de ces êtres exceptionnels, qui ne se mesurent qu’à la hauteur de leur gloire, et sa gloire à lui, souvenez-vous-en, était la plus grande chose des environs, à plusieurs jours de marche. Il fallait se faire porter ou se frayer un long et dur chemin à travers la jungle, avant de se trouver hors de portée de la voix de cette gloire. Ce n’était pas, d’ailleurs, la trompette de la méprisable déesse que nous poursuivons tous ; ce n’était pas une voix discordante et effrontée. Elle empruntait ses accents à l’immobile tristesse d’un pays sans passé, où, jour après jour, la parole de Jim était la seule vérité. Elle participait à la nature du silence dans lequel elle vous accompagnait, dans les profondeurs inexplorées où elle se faisait sans cesse entendre à vos côtés, pénétrante et lointaine, où elle passait avec une stupeur terrifiée sur les lèvres balbutiantes des hommes. »