Lord Byron et la société anglaise
ET
LA SOCIETE ANGLAISE.
Le nouveau ou l’ancien redevenu nouveau, voilà la première cause de la fortune des livres. Ce ne fût pas le moindre des attraits de lord Byron. Il est vrai que le nouveau dans ses poésies, c’était la poésie elle-même. Depuis Pope et Dryden, l’Angleterre avait eu plus d’un habile écrivain en vers, elle n’avait pas eu un grand poète. L’histoire de la poésie anglaise offre une succession de poèmes descriptifs ou didactiques qui s’adressent uniquement à la raison, à la haute quelquefois, plus souvent à la raison de ménage. La sensibilité y est plutôt un ton que prend le poète où il convient que le cœur sérieusement remué par la tristesse des choses humaines. Ces poètes considéraient comme poétique tout ce qui est naturel, et comme naturel tout ce qui passait pour l’être de leur temps. Leurs descriptions, faites sur un patron convenu plutôt que d’original, ne représentent qu’une nature de cabinet. Le rustique y sent plus l’huile que l’odeur des champs. Depuis la Forêt de Windsor de Pope, tout ruisseau avait sa naïade et tout arbre son hamadryade, et, entre autres impressions de froid que vous causent ces poésies, on grelotte pour ces pauvres nymphes transplantées de la Grèce, — où, par leur privilège de déesses comme par hygiène, elle pouvaient rester nues, — dans les humides forêts d’un pays qui a inventé les vêtemens imperméables.
On ne serait pas bien loin de la vérité en disant que les successeurs de Pope et de Dryden ne firent que réfléchir le XVIIIe siècle français, soit dans son idéal de l’homme selon la philosophie, soit dans ses utopies de l’homme selon la nature. Les poèmes de Voltaire et les romans de Jean-Jacques Rousseau ont passé par là. Vers la fin du siècle, un effort généreux fit sortir Crabbe des lieux communs de l’humanité abstraite et de la description classique. Il toucha aux. conditions sociales ; il peignit l’homme sous les haillons du pauvre, et la cabane, non celle qui fait point de vue dans un parc aristocratique, mais celle où la misère engendre des passions et des douleurs inconnues[1]. Je ne m’étonne pas que lord Byron l’ait eu en grande estime[2] : avec plus d’invention, il eût été lord Byron ; il en fut du moins l’énergique précurseur. Après lui, et à l’époque où lord Byron écrivait ses premiers vers, d’agréables poètes ramenaient l’art dans l’innocente voie du jeu d’esprit. Wordsworth, Thomas Moore, Coleridge, Walter Scott, Southey même, le Cotin de lord Byron, trouvaient, entre l’homme abstrait de l’école de Pope et l’homme caractérisé par sa condition, tel que Crabbe l’a peint, l’homme romanesque des légendes et des ballades. Ils rendaient la langue poétique plus précieuse, ou, comme Southey, plus bizarre, sans la renouveler. Cependant ils n’étaient indignes ni du dépit jaloux avec lequel lord Byron les attaqua dans son amère satire des Bardes et des Critiques écossais, ni surtout de la réparation qu’il leur fit dans la suite. La douceur de Wordsworth, dans une telle langue, est un don supérieur ; Rogers a élevé l’élégance jusqu’à la poésie ; les romans en vers de Walter Scott seraient beaucoup plus estimés, si ses romans en prose étaient moins aimés.
Voilà de quelle poésie s’amusaient des insulaires qui craignaient une descente de l’étranger dans leur pays, des marchands menacés du blocus ou occupés de prises, une aristocratie qui délibérait aux communes ou se battait sur le continent. Ce travail ingénieux contentait des imaginations absorbées et comme épuisées par le spectacle de la lutte entre la France et l’Angleterre, et qui demandaient aux poètes des distractions plutôt que des émotions.
Grande fut la surprise de cette société, lorsqu’en janvier 1812 les deux premiers chants de Childe-Harold lui révélèrent un grand poète. C’en fut assez pour faire diversion aux rumeurs qui circulaient déjà sur la campagne de 1812. L’Angleterre, à la veille de faire un suprême effort pour soulever contre Napoléon tout le poids de la Russie, se tourna tout entière du côté de ce dédaigneux jeune homme, qui, dans des vers insolens et charmans, se raillait de tout ce qu’elle aimait, même de sa gloire militaire, qu’elle évaluait au taux de ses dépenses. Les esprits étaient à la fois provoqués par ces mépris superbes de tout ce qu’ils tenaient pour maxime nationale, et séduits par le charme de tant de force parmi tant d’éclat, de tant de profondeur dans un penseur si jeune, par cette liberté de tout dire qui les soulageait, sans qu’il y parût, de la contrainte des mœurs publiques.
À ne voir que le côté littéraire de Childe-Harold, quel plaisir de nouveauté ce dut être pour les Anglais, que la guerre claquemurait dans leur île, de voyager, à la suite de lord Byron, en Espagne, l’Angleterre usait la fortune de Napoléon sans le battre, et dans cet Orient, jusqu’alors un lieu commun de poésie classique ! Aujourd’hui. l’Orient lui-même, son soleil, ses parfums, ses perles, les beaux yeux noirs derrière le voile, l’amour mystérieux sous la pointe de l’yatagan, sont devenus un lieu commun ; mais en ce temps-là combien cette Asie de Mahomet, combien cette Grèce d’Ali-Pacha devaient paraître belles, comparées à l’Asie et à la Grèce apprises dans l’Homère traduit par Pope ! Combien des descriptions faites sans modèles, ou des modèles minutieusement copiés, durent rehausser le prix des chaudes peintures de lord Byron ! Il renouvelait la description en en chassant les abstractions et le détail d’inventaire, et en y faisant rentrer le sentiment. Cependant la description, dans Childe-Harold, n’était qu’un cadre, et, quoique tout y fût nouveau, il s’en fallait que tout fût de bon aloi. C’est d’ordinaire dans le cadre que l’auteur fait la plus grande part au tour d’esprit de son temps et au désir d’attirer les yeux sur lui-même ; aussi ne cherchez pas les défauts ailleurs : s’il y a de l’affectation, vous la trouverez là. Mais dans le cadre de Childe-Harold il y avait un tableau, la plus original et le plus intéressant de tous les tableaux, un esprit indépendant, dans un pays où tout le monde est assujetti à une règle, un penseur émancipé dans la ration qui se gêne le plus, un homme parlant de soi et ne se taisant guère sur les autres dans une société où l’on ne parle jamais ni de soi ni d’autrui.
C’est par le cadre que lord Byron avait attiré les passans ; c’est par le tableau qu’il attira et fixa les esprits sérieux. Cependant on ne parla, que du cadre, preuve qu’on était bien plus touché du tableau ; car, par la raison qu’on ne parle pas de soi en Angleterre, personne ne s’y avisait de prononcer sur ces poésies un blâme ou un éloge qui pût être un aveu de son propre fonds. Le peuple anglais est le peuple le plus libre du monde ; mais la société anglaise est celle où l’on se contraint le plus. Entrez dans un meeting ; vous voyez la censure, la calomnie même s’y donner carrière sous le manteau de la politique. Si l’on y garde quelque mesure, ce n’est pas que le droit y soit limité ou qu’on ait à craindre une peine quelconque ; c’est que sur ce point, comme sur tous les autres, les mœurs tempèrent la liberté. Vous serez à la fois effrayé de ce qu’on y dit et étonné qu’on n’en dise pas davantage. Comment la nation est-elle si modérée là où l’individu peut impunément être si violent ? C’est que la contrainte sociale y fait contrepoids à la liberté politique.
Il s’en faut que nous soyons un peuple aussi libre que le peuple anglais, et à qui la faute ? Il s’en faut tout autant que la société anglaise soit une société aussi agréable que la nôtre. Sur ce point, notre avantage n’est pas médiocre. Nous ne goûtons pas moins que nos voisins la vie de famille ; mais ils ne connaissent pas comme nous les douceurs de la vie de société. Nous ne nous barricadons pas chez nous ; la maison appelle la compagnie. La plus grande pièce n’est pas celle où se tient la famille, c’est celle où l’on reçoit les amis, c’est le salon, pour lequel bien des gens se logent mal : c’est le travers de cet esprit de société. Là nous causons fort librement, même des sujets défendus ; là les esprits se mêlent, se polissent, font jaillir les mots heureux ; là chacun paie de sa personne, parle de soi, parle des autres, qui le lui rendent : aimable privilège de la France, et qui nous fait faire beaucoup de fautes, parce qu’il nous en console.
Je ne dis que ce que tout le monde sait. Nous sommes les premiers par la conversation, parce que nous sommes la société la plus libre du monde ; et si notre conversation est si excellente, c’est qu’on y parle beaucoup des autres et de soi. Pour peu que, dans ce qu’on dit des autres, l’indulgence tempère la malice, et que, dans ce qu’on dit de soi, la candeur corrige la bonne opinion, il n’y a rien au-dessus de cette conversation-là. C’est la seule originale. On ne cause pas sur le gouvernement, sur la religion, même sur les lettres ; on décide, on tranche. Il se fait sur ces sujets de brillans monologues, il n’y a pas de conversation. Et puis la langue du jour y a trop de part : c’est plus ou moins un discours de tribune ou un article de journal. On n’est original qu’en parlant des autres ou de soi. Il n’y a pas de matière où ce que nous disons ne vienne plus de nous, et pour peu qu’on ait d’esprit, c’est là qu’on en a Voyez le même soir, dans la même compagnie, le contraste des discours sur les matières générales et des conversations sur les gens. La langue des généralités semble avoir été ramassée dans tout ce qui s’entend et ce qui se lit chaque jour ; mais ce qu’on dit des gens a toutes les graces de la charmante langue française, telle que l’invente à chaque instant tout homme d’esprit qui sent et s’exprime vivement.
L’Angleterre n’a pas de conversation, parce qu’on n’y parle ni des autres ni de soi. Y parle-t-on du moins de la politique, de la religion, des choses de l’esprit ? Guère plus. Sur la politique, on est fort réservé ; la raison, c’est qu’on ne parle que de ce qu’on sait, et qu’on ne croit pas savoir la politique. Sur la religion, entre dissidens, on ne dispute pas, on évite le sujet ; entre conformistes, on s’entend, et tout est bientôt dit. Quant aux choses de l’esprit, comment en parlerait-on sans parler des autres ou tout au moins de soi ? Il faudrait dire son goût, et dire son goût, c’est s’ouvrir. Mais quoi ! si l’on ne parle ni du gouvernement, ni de la religion, ni des choses de l’esprit, ni des personnes, ni de soi-même, de quoi parle-t-on donc ? Des environs, des alentours de toutes ces choses, mais point des choses elles-mêmes. On parle de tout ce qui n’engage pas la conscience et ne découvre pas le fond, par exemple du pique-nique, de la visite à la ruine, ou bien du prédicateur à la mode, ou bien du procès criminel qui remplit les colonnes des journaux, et de la pluie donc ! le climat en renouvelle à chaque instant le sujet, et du beau temps quand on le peut. Les chasseurs de renard et les country gentlemen s’entretiennent de chevaux, de chasse et d’élections ; c’est leur conversation d’avant le déluge. Les dissidens se demandent s’ils ont assisté à tel Bible-.Meeting, lu le livre de la Paix parfaite, entendu tel sermon ; combien ont donné les troncs, soit pour la conversion des Juifs, soit pour la fondation d’une école dans une des îles de l’Océan Pacifique. Chaque question reçoit une réponse catégorique, et ce qu’on appelle en Angleterre se renvoyer la balle de la conversation consiste en une sorte de catéchisme par demandes et par réponses. La conversation est générale, facile ; chacun y fait sa partie, et personne ne manque la note ; il est vrai que le concert est un peu fade. On y rit, et souvent ; est-ce d’une plaisanterie maligne ? est-ce de quelque pointe de gaieté échappée à un imprudent qui s’émancipe ? Non. Le rire est la forme d’adhésion à ce que disent les gens. On est d’abord surpris de cette facilité de parole propre à toutes les personnes sans exception, et de ce rire si fréquent chez une nation si sérieuse ; mais bientôt tout s’éclaircit. Cette facilité est celle de gens qui répètent un formulaire ; ce rire n’est que l’approbation la plus obligeante et qui engage le moins.
Dans la société anglaise, on se fréquente, on ne se lie pas ; on parle, on ne cause point. C’est commode pour les gens qui n’ont pas de moi ; mais n’en coûte-il pas beaucoup aux esprits distingués ? Ils se gardent pourtant de troubler le concert, ils étouffent leur originalité pour ressembler à tout le monde. S’il en est qui éclatent, qui véritablement parlent pour dire ce qui se passe en eux, chez nous, ce seraient des gens d’esprit ; , en Angleterre, ils sont affichés : voilà les excentriques.
En effet, l’esprit est tout près d’y être une bizarrerie. En France, on aime tant l’esprit, que tout le monde y aide ; les gens qui en ont sont fort goûtés, c’est tout simple ; dans les louanges que nous leur donnons, nous croyons prélever notre part. En Angleterre, l’esprit ressemble plus à une licence que prend l’individu ; c’est de l’audace, de l’entreprise ; tout le monde en a peur. Aussi n’ont-ils pas de mot dans leur langue pour exprimer un homme d’esprit, ou, s’ils en ont un, ils ne s’en servent pas. L’esprit lui-même s’y appelle l’humeur, humour, qui est proprement le caprice, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus singulier chez les gens et ce qui appartiendrait à l’ame sensitive des philosophes anciens, si nous reconnaissions cette ame-là.
Il est vrai que, comme on ne parle de soi ni d’autrui dans la société anglaise, on n’y connaît ni la vanité ni la médisance. Je n’ai jamais vu un Anglais avantageux, je n’en ai jamais ouï de médisant. Il ne faut pas s’y fier pourtant. Ils savent tout aussi bien que nous par où ils valent mieux que les autres et par où les autres leur donnent prise ; mais ils jouissent tout seuls de leur mérite, sachant bien qu’on ne trouve personne à qui faire partager ce plaisir-là, et s’ils ne disent pas de mal d’autrui, ce n’est pas faute d’en penser. Tout cela se passe au fond d’eux, et il n’en paraît rien. J’admire les beaux côtés de cette double discrétion ; mais enfin la vanité et même la médisance n’ont-elles pas du bon ? Un homme d’esprit qui parle de lui en dit trop ; mais ce trop, nous nous chargeons de le retrancher ; le reste est charmant : c’est un homme. De même, s’il parle des autres, nous ôtons le mal qu’il y voit par trop de complaisance pour lui-même ou par prévention ; dans le reste, nous trouvons ou un plaisir de curiosité, ou des nuances délicates, ou un sujet d’utiles retours sur nous-mêmes. Par malheur, on ne peut pas donner aux gens d’esprit le droit de parler d’eux et des autres sans le donner aux sots, et les sots nous font payer cher le plaisir que nous avons à entendre les gens d’esprit. C’est justice d’ailleurs, le plaisir n’étant pas toujours irréprochable. Est-ce pour éviter les propos des sots que la société anglaise fait taire les gens d’esprit ? Non. Cependant, qu’en matière de conversation elle ait fait le calcul des profits et pertes et qu’elle ait préféré par intérêt la réserve à la liberté, je l’en crois bien capable. Notre charmant vers :
On perd à trop parler ce qu’on gagne à se taire,
devrait être anglais.
La religion favorise singulièrement cette réserve. Les prédicateurs, qui sont fort suivis, parlent beaucoup du dogme, des différentes interprétations des livres saints, de la justification par la foi : du monde, c’est-à-dire de nous-mêmes et des autres, peu ou point. Il est vrai que cette discrétion est d’orthodoxie. L’église protestante suppose que nous nous connaissons assez, et qu’il suffit d’avoir la foi pour savoir toute la morale. Notre église à nous croit que nous nous ignorons, ou que nous nous connaissons fort mal ; elle nous force à regarder dans nos obscurités, elle nous démêle, elle aide les esprits lourds à se voir, elle ne permet pas aux pénétrans de se dérober à leur conscience. La foi commande, la morale persuade ; ce fut là le grand caractère de la prédication catholique chez nos sermonnaires du XVIIe siècle, lesquels sont nos plus profonds moralistes. Le protestantisme lui-même n’a pas toujours dédaigné l’alliance de la théologie et de la morale, témoin l’anglican Jeremy Taylor[3], si semblable à notre Charron quand il met le bon sens de l’antiquité au service des idées chrétiennes, à notre François de Sales par les images familières dont il émaille les sévérités du dogme ; mais le caractère actuel de la prédication en Angleterre est exclusivement théologique. Je n’ai pas à dire pourquoi je lui préfère la méthode catholique ; je dois seulement remarquer par quelle convenance singulière la religion vient fortifier dans les deux pays la qualité dominante de chacun. En Angleterre, pays d’intelligence politique, elle se présente sous la forme du dogme, c’est-à-dire de la loi dans son expression la plus absolue ; en France, le pays sociable par excellence, c’est à l’esprit de sociabilité qu’elle vient en aide, comme la plus parfaite des morales.
Il suffit de quelque séjour en Angleterre et d’un médiocre usage de la langue pour reconnaître que la conversation courante n’y est guère qu’un formulaire. Ce qui est vrai de l’écriture des Anglais est vrai de leur discours ; on dirait que c’est la race, et non l’individu, qui tient la plume et qui parle. De là, dans l’écriture anglaise, une certaine beauté régulière, uniforme, mais noble, qui montre combien est profonde l’empreinte de la discipline chez ce peuple libre ; de là aussi, dans la conversation, à défaut des graces du langage individuel, cette.précision et cette hardiesse qui sont les qualités de la race, et qui feraient prendre pour un homme distingué le premier Anglais qu’on entend parler. Dans cette uniformité expressive, s’il est difficile de distinguer ce que nous appelons les gens d’esprit, il l’est encore plus de reconnaître des sots. Enfin, cette langue est celle du génie de la nation ; elle a de grands traits, il lui manque de la physionomie. C’est encore un de nos avantages sur l’Angleterre. Notre langue a, comme la sienne, un cachet national, la clarté, et elle a de plus autant de physionomies qu’il y a de gens d’esprit qui la parlent. Les Anglais éclairés le reconnaissent, et le cas médiocre que certains d’entre eux paraissent faire de notre supériorité sur ce point n’en rend l’aveu que plus précieux. Ce qu’on envie le plus aux gens est souvent ce qu’on affecte d’estimer le moins.
On devine la cause de ce manque de diversité dans la langue de la conversation en Angleterre. Là où l’on ne parle ni de soi ni des autres, et où l’ame ne vient pas sur les lèvres, je ne m’étonne pas que la langue n’ait pas de physionomie.
Cette discrétion extraordinaire de la société anglaise, quoiqu’à beaucoup de calcul il s’y mêle une disposition naturelle, ne doit pas laisser que de lui coûter. Le sacrifice n’est pas petit de ne jamais parler de soi. Quant à se taire sur autrui, ce n’est guère plus aisé, le principe étant le même qui nous fait parler des autres et de nous. Il doit donc y avoir beaucoup de gêne dans une société où l’on s’interdit l’une et l’autre chose, et c’est en cela surtout que la pratique du self denial est méritoire. Certaines gens se permettront même de qualifier cette retenue d’hypocrisie, et d’autres n’y verront que l’extrême raffinement de la vanité. Quelque chose qu’on en pense, vertu ou travers, ce n’en est pas moins un travail, travail allégé chez les uns par la médiocrité d’esprit et l’habitude, aggravé chez les autres par plus de choses à dire. Il n’y a qu’à regarder un salon anglais pour voir qu’on ne s’y divertit point, et que plus d’un des assistans en est convaincu. Eh bien ! jetez au milieu de cette société gênée, froide, où l’on se cache de tout le monde et de soi-même, au milieu de ces esprits volontairement effacés, que dis-je ? de ces ombres, un homme qui vient leur faire des confessions brutales sur lui-même et sur eux, qui dit le bien et le mal, le bien sans enthousiasme, le mal sans voiles, qui prend de force pour confidens, résistans et presque honteux, ces gens qui ne veulent rien savoir des autres pour qu’on ne s’informe pas d’eux ; jetez au milieu de ce, Salon, où l’on s’amuse si peu, quoiqu’on y rie beaucoup, un livre puissant, provoquant, par lequel les assistans sont révélés à eux-mêmes et dénoncés les uns aux autres, quel effet ! C’est cet effet, c’est ce scandale que produisirent les premières confessions de Childe-Harold. Les héros des poèmes qui vinrent après complétèrent ses confidences. Lord Byron faisait monter de subites rougeurs à plus d’un front que n’avaient jamais troublé que des émotions permises ; il suscitait des doutes au sein de cet acquiescement d’habitude ou de calcul à tous les principes de la société établie ; il soulageait les esprits de cette retenue consentie dans l’intérêt de la conservation sociale, et des sacrifices que l’homme fait en Angleterre à l’animal politique.
Dans ce temps-là, beaucoup de choses étaient tenues pour des vérités hors de contestation parmi les compatriotes de lord Byron, par exemple, les victoires des Anglais sur Napoléon, la bravoure de leurs alliés de la Péninsule. Byron, trop Anglais pour nier les victoires, niait la gloire militaire, niait l’héroïsme et se moquait des braves alliés. Il s’attaquait aussi à des vérités moins douteuses que les victoires de l’Angleterre, et, entre autres, à l’immortalité de l’ame. Malgré cela, ou plutôt à cause de cela, il plaisait. Plaire est un mot trop faible : il remuait, il mettait hors de lui le flegme anglais. Le plaisir des individus était en proportion de l’offense faite aux mœurs publiques.
Pour ceux qui étaient tout bas de son avis, les libres penseurs, free thinkers, ce plaisir était une sorte de délivrance. Ils savouraient cette hauteur de mépris pour les choses les plus respectées, cette haine de tous les jougs, et, avec les sauvages douceurs de l’indépendance, ses tristesses et ses découragemens. Le spleen anglais se reconnaissait à cette maladie de la plénitude qui travaille Childe-Harold, à ce cœur que la sensualité a endurci, à cet égal dégoût des affaires et des plaisirs, à cette dégradation que traverse de temps en temps un remords, et qui d’ailleurs est moins l’effet de la perversité du cœur que d’un violent désappointement après l’épreuve des choses humaines.
Pour ceux, au contraire, qu’effarouchait tant d’audace, le plaisir, moins avoué, n’était pas moins grand. On peut avoir assez de vertu pour accepter, par la considération de leurs avantages politiques, toutes les barrières, toutes les hiérarchies, toutes les gênes de la société anglaise ; mais était-il une vertu capable de résister à la tentation de s’en émanciper un moment, sous prétexte de lire des poésies nouvelles ? On tâtait ainsi de la liberté de penser sous la responsabilité d’un autre ; on osait s’occuper d’autrui, se parler à soi-même de soi, et ce dont on se privait dans la conversation, la lecture en donnait le plaisir sans le scandale. D’ailleurs, une infraction à la règle raffermit quelquefois l’amour de la règle, et qu’était-ce que cette infraction ? Un coup d’œil sur un livre, un nuage de doute qui passe, une nudité qu’on a vue malgré soi. Libérateur pour quelques-uns, tentateur pour le plus grand nombre, Byron était admiré de tous. Le petit nombre même que l’âpreté d’une opinion militante, une position en vue, une foi plus à l’épreuve, irritaient contre les séductions du penseur, rendait les armes aux beautés du poète. Chacun faisait une secrète et étrange amitié avec lord Byron.
Est-ce à dire qu’on parlât beaucoup de lui dans les compagnies ? Du libre penseur, personne ; mais on louait le poète, comme on loue toutes choses en Angleterre, par des généralités, et tout le monde secundum formulam. Un témoin de cette grande popularité de lord Byron me donnait cet échantillon de ce qu’on en disait : — Avez-vous lu le nouveau poème ? Very beautiful ! disait l’interlocuteur avec une interjection étouffée. C’était tout. Les beaux esprits citaient un passage, le plus innocent, une description, jamais une pensée ni une peinture morale qu’il leur fût impossible de louer ou de blâmer sans se découvrir. Les plaisans nommaient les ouvrages scabreux devant les dames pour voir si quelque rougeur ne trahirait pas sur un beau visage une lecture interdite. L’Angleterre goûtait au fruit défendu, mais elle ne voulait ni se l’avouer ni qu’on le lui dît.
Ce fut la cause la plus générale du succès de lord Byron. Il réussit en outre auprès des femmes par une cause particulière et romanesque. Elles s’éprirent secrètement de ses héros, ou plutôt du caractère unique qu’il a donné à tous, de ce mélange du bien élevé jusqu’à l’héroïsme, et du mal poussé jusqu’au crime. Seulement, le bien est à l’honneur du personnage, et le mal à la charge de la société, qui n’a pas su lui faire assez de place ni lui donner assez d’air. C’est par sa volonté qu’il est grand ; c’est par les circonstances qu’il devient criminel : type séduisant et qui plaît aux femmes de tous les pays, sans doute par notre faute à nous, qui ne leur donnons à voir qu’un mélange bourgeois de petites qualités et de grands défauts.
À l’attrait singulier de ce contraste, le personnage favori joignait la première des graces de l’homme aux yeux des femmes, son plus beau titre, dit-on, auprès du sexe anglais, la fidélité. Tous les héros de lord Byron sont fidèles. Le Giaour, Selim, dans la Fiancée d’Abydos ; Conrad, dans le Corsaire et dans le roman où il reparaît sous le nom de Lara ; Hugo, dans Parisina, sont des types de la fidélité dans l’amour[4]. L’aîné de ces enfans du poète, Childe-Harold, qui, dès la jeunesse, est dégoûté de tout et même de lui, qui voyage pour se fuir, et qui semble en vouloir à tout le monde de sa satiété, garde pourtant au fond du cœur, comme un dernier reste de vertu, le souvenir d’un amour unique. « Il n’avait soupiré que pour trop de femmes ; mais il n’en avait aimé qu’une[5] ! » Enfin, il n’est pas jusqu’à don Juan qui, dans ses nombreuses amours, ne soit fidèle à sa manière. Très différent de son prototype, il n’aime qu’une femme à la fois, et, s’il la quitte, c’est par nécessité et non par caprice. Il pousse la fidélité au souvenir d’Haïdée jusqu’à refuser les faveurs d’une belle sultane. Il est vrai qu’il succombera plus tard aux tentations dont le poursuit à plaisir le poète, mais il a toujours l’air d’un amant de la façon du Giaour et de Conrad, qui subit plus qu’il ne recherche les bonnes fortunes de don Juan.
Par toutes les opinions que lord Byron prête à ses héros, par ce mépris qu’ils affichent pour les habitudes et pour les devoirs de la vie sociale, par ce parti pris de persuader au monde qu’il n’y a d’héroïsme qu’au prix de vices extraordinaires, ni de grandes vertus que dans ceux qui méprisent les petites, il n’est que trop vrai qu’il offensait grièvement les mœurs de son pays ; mais il leur faisait la plus sensible de toutes les caresses en donnant à ses personnages le mérite de la fidélité dans l’amour. En Angleterre, quoiqu’il ne faille pas s’y trop fier aux apparences, on ne connaît pas, à proprement parler, la galanterie. L’idée de la fidélité dans l’amour est une tradition, ou, si l’on veut, une illusion nationale. Pour lord Byron, peut-être a-t-il voulu qu’on l’en crût capable, peut-être au fond de son cœur en a-t-il sincèrement adoré l’idéal. L’amour unique, la fidélité à cet amour, n’est-ce donc pas plutôt une rareté qu’une chimère ? Que ceux qui ont aimé disent si l’on aime deux fois. Il y a plus d’un lien ; il n’y a qu’un amour. Pareils à Lara, nous cherchons dans un autre amour les émotions premières de l’amour unique, et, en regardant le tendre et dévoué Kaled, nous nous souvenons de Médora.
Ainsi, par l’effet d’une double séduction, quand lord Byron se raillait des opinions et des croyances de son pays, il le scandalisait, mais en le soulageant ; et quand il idéalisait la fidélité dans l’amour, il le flattait dans une de ses prétentions les plus chères, car le sexe anglais croit volontiers que la Grande-Bretagne est la patrie de l’amour unique.
Le privilège des caractères romanesques créés par le génie, c’est d’être aimés par tout ce que l’auteur a de lectrices. Au XVIIIe siècle, toutes les jeunes filles à qui on laissait lire la Nouvelle Héloïse voulaient avoir Saint-Preux pour précepteur, et toutes les femmes regrettaient de n’avoir pas eu l’occasion d’aimer comme Julie, en se conduisant mieux. À Saint-Preux a succédé Werther, et combien de femmes qui ont envié à Charlotte le triste bonheur d’être aimées d’un homme capable de se tuer par amour ! Après Werther, ç’a été le tour de René de susciter dans toute l’étendue de l’empire français des Amélies éprises de son chagrin dédaigneux, de sa satiété avant d’avoir joui, de son mélancolique amour pour les ruines. Que de cœurs en Angleterre, de 1810 à 1821, n’ont pas fait secrètement leur choix entre Childe-Harold, Conrad, Selim, Hugo et peut-être don Juan ! Que de douces colombes qui ont rêvé de s’abriter sous la serre de ces fiers oiseaux de proie ! Le fiancé qu’on aimait était capable de leur courage, de leur mépris pour le danger, de leur fidélité à l’amour unique, et certainement il n’avait aucun de leurs vices. Cela même a dû servir plus d’un fiancé, sauf à nuire à plus d’un mari.
Quand l’auteur de ces créations est vivant, qu’il est jeune et noble ; quand il y a plus que de l’apparence qu’il s’est peint lui-même dans ses héros, c’est à lui que s’adresseront tous ces soupirs. Lord Byron en est un exemple éclatant. Je ne sais s’il est un poète pour qui plus de cœurs de femmes aient battu en secret. Vainement se défendait-il dans ses préfaces de toute ressemblance avec ses personnages, cette précaution n’y faisait croire que davantage ; car à quoi bon cet avis au public, s’il n’avait craint qu’on ne le reconnût ? Ce qu’on savait de lui, ce qu’on disait du moins, autorisait la confusion. Dans sa courte et orageuse vie, lord Byron joua tour à tour quelque partie des rôles de ses personnages. Ce contraste de l’extrême générosité et du mépris pour les hommes, c’est toute son histoire. Sur une pierre tumulaire qui ne recouvrait pas une cendre humaine, il osait écrire que le chien, vaut mieux que l’homme, et il sacrifiait à la cause de l’humanité personnifiée dans la Grèce esclave sa fortune, sa santé et sa vie.
Enfin on savait que, pour peindre l’extérieur de ses héros, il avait plus consulté son miroir que son imagination, et qu’il avait très bien fait. Bien des gens n’avaient pu voir sans admiration ce regard fier et doux, ce front inspiré, que couronnait une chevelure bouclée naturellement, cette pâleur qui trahissait à la fois la passion et la mélancolie, ce cou antique, autour duquel était nouée avec une négligence complaisante une cravate qui n’en cachait ni la forme ni la blancheur. On avait reconnu, avant le fameux pacha de Janina, sa naissance aristocratique à la petitesse de ses oreilles et à la blancheur de ses belles mains[6]. La gravure avait rendu populaire le beau portrait peint par Philipps, lequel respire à la fois la passion, la jeunesse et le génie[7]. Les contemporains ne l’avaient vu qu’enfant, adolescent ou jeune homme, avec la triple beauté de ces trois âges charmans, et sa mort n’avait été que la fin de sa jeunesse. Si telle est l’auréole que met au front de l’écrivain la gloire des créations romanesques, qu’elle fit trouver beau Jean-Jacques Rousseau après ce qu’il appelle sa réforme somptuaire, lorsqu’à quarante ans il quitta la dorure, les bas blancs, l’épée et le linge fin, et qu’il prit une perruque ronde, quelle impression ne dut pas faire lord Byron, lui qui n’avait qu’à copier ses propres traits pour donner à ses héros toute la beauté que pouvait leur prêter l’imagination des femmes de son pays !
Je ne dois pas oublier le charme suprême ; cet homme à la fois noble, jeune, beau, riche de tous les dons de l’esprit, cet homme était un grand poète. La poésie relève tout : l’auteur, si sa personne est au-dessous de ses talens ; l’œuvre, si le sujet ou les pensées ne sont pas dignes de l’art. Les personnages d’un roman n’excitent pas la même admiration que les héros d’un poème. La prose romanesque peut faire des types de fantaisie, la poésie seule a le privilège de faire un idéal. Les attaques contre les opinions ou les mœurs d’une société dans un roman en prose, fût-elle d’un Rousseau ou d’un Chateaubriand, ne seront jamais qu’une polémique éloquente. Dans les vers d’un grand poète, ces mêmes attaques prendront la couleur d’un suprême dédain jeté du haut des sphères supérieures sur les intérêts subalternes qui s’agitent en bas. Telle est l’illusion que nous fait la poésie. La beauté y est plus belle, et la laideur y paraît moins. Il semble que rien de vulgaire ne s’ose produire dans cette langue privilégiée, ni qu’un poète de génie puisse être jamais un libelliste ou un factieux.
Telles ont été, si je ne m’abuse, les causes de la popularité de lord Byron de son vivant. Cette popularité fut comme une fièvre. Aucun auteur n’a attiré sur lui une attention plus générale et plus ardente. Le débit de ses poèmes est un des faits les plus curieux de l’histoire des lettres. Le Giaour, qui suivit les deux premiers chants de Childe-Harold, avait été publié en mai 1813 ; neuf mois après, en janvier 1814, la critique rendait compte de la onzième édition[8]. Dans le même mois paraissait la septième de la Fiancée d’Abydos, publiée en décembre 1813. Le Corsaire, commencé le 18 décembre 1813 et terminé le 31, paraissait en janvier 1814, et, dans son numéro d’avril, l’Edinburg Review parlait de la cinquième édition. Les comptes-rendus coûtaient certainement plus de temps que les poèmes. C’est ainsi qu’une voix de poète trouvait à se faire entendre dans le fracas de la fortune croulante de Napoléon. Un poète charmait, avec des descriptions et des contes de l’Orient, l’Angleterre épuisée et saignante. Les imaginations étaient partagées entre l’incendie de la flotte du pacha par le corsaire[9] et les batailles de Dresde, de Leipsig, d’Hanau, de Vittoria La mort de Sélim, dans la Fiancée d’Abydos, celle de l’aimable Zuléika, attristèrent l’Angleterre dans les derniers jours de 1813 ; elles troublèrent du moins la joie qu’on y avait de voir toutes les places fortes de l’Allemagne évacuées par cent mille de nos vieux soldats se retirant devant la coalition, à la suite de l’aigle impériale blessée à mort dans les plaines de Leipsig.
Cependant, au plus fort de la popularité de lord Byron, un orage s’amassait sur sa tête : exemple unique peut-être d’un pays où, tandis que les imaginations sont sous le charme du poète, les mœurs se révoltent sourdement contre l’homme. À l’expression de l’admiration la plus sentie pour les beautés poétiques de ses ouvrages, les Revues avaient mêlé dès le commencement des réserves sur ses opinions. Ces réserves devinrent plus précises et plus sévères à mesure que le poète grandissait, sans toutefois que l’admiration se refroidît. Malgré les déclarations de lord Byron, on s’obstinait à le reconnaître sous ses héros et à le rendre responsable de leurs sentimens. Ce qui avait transpiré de sa vie ne confirmait que trop ces soupçons d’identité. Les voûtes de Newstead n’avaient pas été discrètes, et ce qu’on en racontait eût effarouché même une société moins prude que la société anglaise. En France, où nous sommes à la fois plus faciles et plus littéraires, la critique ne touche pas à la personne et ne confond pas la liberté spéculative de l’écrivain avec la conduite de l’homme. Pour lord Byron, si les attaques littéraires ne lui manquèrent pas[10], de plus sensibles coups furent portés au penseur impitoyable, au sceptique qui jetait l’ironie sur tout ce que respectent les sociétés humaines, à l’Anglais se raillant des institutions et des passions de son pays. Ses amis même prirent contre lui le parti des consciences troublées, et bientôt il ne plus fut possible autour de lui de ne point l’admirer et de ne point le blâmer.
Lord Byron en fut ébranlé. Déjà maître des esprits, il eut le sentiment qu’il ne se rendrait pas maître des mœurs, et, après le prodigieux succès du Corsaire, il songea un moment non-seulement à ne plus écrire, mais à racheter pour le détruire tout ce qu’il avait déjà publié. Les conseils intéressés de son éditeur Murray, mais, plus que cela, la gloire trop nouvelle encore pour avoir perdu toute sa douceur, et le poème touchant et terrible de Lara qui déjà fermentait dans sa tête, le détournèrent de ce singulier dessein. Il y pensa long-temps. « Si je prends une femme, écrivait-il dans son journal, et si cette femme me donne un fils, je le mettrai dans le plus anti-poétique de tous les chemins j’en ferai un homme de loi, un pirate ou tout autre chose ; mais, s’il écrit, j’y verrai la preuve qu’il ne sera pas de moi. » Boutade dans l’expression, au fond cette disposition d’esprit était sérieuse ; elle prouvait deux choses : la force de cette résistance des mœurs qu’il se sentait impuissant à conjurer, et l’amertume qui se mêle toujours à la gloire. Il s’était même dégoûté d’écrire son journal. « J’y veux renoncer, écrivait-il, et, pour m’empêcher d’y retourner, comme le chien à ce qu’il a vomi, j’en déchire les derniers feuillets. Oh ! je deviendrai fou ! » Ce dépit se dissipa en écrivant Lara ; mais la cause demeurait : un instinct sûr avait averti lord Byron qu’il devenait incompatible avec son pays à mesure qu’il y devenait populaire.
Dans cette prévention croissante contre ce qu’on savait ou ce qu’on supposait de son caractère, lord Byron ne pouvait pas faire une faute impunément. Sa séparation d’avec sa femme fut un malheur dont la prévention publique fit plus qu’une faute. Le poète fut blâmé même par ses proches parens. Lord Byron, qui s’en plaint avec vivacité, n’en dit pas la cause ; c’était la puissance des mœurs publiques qui lui ôtait l’approbation de sa famille, et qui la forçait de défendre la sainteté du mariage, même contre un parent. L’Angleterre ne le jugea pas en jury ; elle vit une jeune femme respectable quitter le domicile conjugal et se réfugier chez son père. C’était assez ; les mœurs demandent moins de preuves que les tribunaux. Le procès fait à lord Byron était un procès de tendance ; il le perdit. « Les sages condamnèrent, dit Walter Scott ; les bons, — et il en était, — regrettèrent[11]. » Mais les regrets des bons ne pouvaient pas soutenir lord Byron contre la condamnation des sages : il songea dès-lors à l’exil, « sentant bien, écrivait-il, que, si tout ce qui se disait à voix basse, s’insinuait, se murmurait, était vrai, il n’était plus fait pour l’Angleterre ; si c’était faux, que l’Angleterre n’était plus faite pour lui[12]. »
Il la quitta en effet dans l’année 1821, et pour n’y revenir jamais. Il avait voulu engager une lutte avec la société anglaise ; il était vaincu. Cet homme, dont les livres étaient dans toutes les mains, et la personne protégée par tous les privilèges aristocratiques et par toutes les garanties des lois libérales de sa patrie, qui n’avait à craindre ni qu’un parlement le décrétât comme Jean-Jacques Rousseau, ni d’être mis à la Bastille comme Voltaire, qui pouvait braver librement et en face toutes les croyances et tous les préjugés de son pays, ce poète si populaire se retirait devant les mœurs de sa nation, admiré pour son génie, chassé pour l’usage qu’il en avait fait. Il n’y eut point de scandale, quoique la vanité de lord Byron en eût espéré. Il rappelle avec complaisance les bruits qui coururent alors. Il ne pouvait plus se montrer au théâtre, lui disait-on, sans risquer d’être sifflé, ni aller au parlement sans insultes. La foule devait s’amasser autour de sa voiture le jour de son départ, et lui faire violence[13]. Il n’y eut ni sifflets au théâtre, où il put voir Kean impunément dans tous ses rôles, ni huées quand il se rendit au parlement voter selon ses principes ; son départ n’attira ni foule ni violence, et le grand poète partit comme Platon voulait qu’on renvoyât les poètes de sa république imaginaire, avec une couronne de fleurs que l’Angleterre lui mettait au front en se le reprochant.
L’ostracisme anglais n’est pas bruyant comme celui d’Athènes. Ce qui forçait Byron de s’exiler, ce n’était pas une sentence de bannissement rendue dans les formes légales, ni une émeute populaire, c’était un souffle, breath : il l’a senti, il l’a dit ; mais ce souffle était assez fort pour courber la tête d’un descendant des Normands de la conquête, comme se qualifiait lord Byron. Personne n’a mieux caractérisé que lui cet arrêt de l’opinion de son pays : « Un homme exilé par une faction, écrit-il à M. D’Israëli, a la consolation de penser qu’il est un martyr ; il est relevé par l’espérance et par la dignité réelle ou imaginaire de sa cause ; celui qui quitte son pays pour se soustraire au poids de ses dettes peut avoir quelque douceur à penser que le temps et la bonne conduite pourront réparer ses affaires ; le condamné que la loi bannit voit un terme à son bannissement, il le rêve du moins ; il peut se consoler par la connaissance ou par la pensée de quelque injustice dans la loi ou dans l’application qu’on lui en a faite ; celui qui est exilé par l’opinion publique, sans avoir contre lui ni griefs politiques, ni jugement illégal, ni affaires embarrassées, celui-là est condamné à toutes les amertumes de l’exil, sans espérance, sans orgueil, sans soulagement. »
Telle était la situation de lord Byron, et certes, quand on lit cette plainte éloquente, on serait tenté d’abord de la trouver juste. Bien que l’homme de génie soit libre de faire des dons qu’il tient de Dieu un emploi irréprochable, il se mêle à cette liberté tant de mouvemens impérieux et involontaires, qu’on est près de prendre parti pour le poète contre la société qui l’exilait. Quoi ! se prend-on à dire, la justice légale accorde au crime même des circonstances atténuantes ; elle autorise le juge à discerner entre la perversité calculée et l’entraînement de la passion ; elle tient compte de ce redoutable mystère de la fatalité des passions, et, par les degrés qu’elle établit dans la peine, elle fait en sorte de frapper ce qui appartient à la volonté et d’absoudre ce qui n’est que l’aveugle impulsion de la nature. Avec combien plus de justice une grande société ne doit-elle pas se montrer indulgente pour les égaremens du génie ? Contradiction cruelle ! Dans son admiration pour ce don supérieur, elle le caractérise par tous les mots qui peignent le plus fortement la passion. Enthousiasme, feu poétique, souffle divin, c’est à peine si elle y souffre la raison, comme sentant trop le ménage, et, si cette irresponsabilité qu’on fait au génie l’emporte hors des voies communes, elle le punit comme un coupable qui aurait agi avec tout le sang-froid de la volonté.
Voilà les premières pensées que fait naître la lettre à M. D’Israëli, et l’on a peut-être raison d’en garder quelque chose ; mais on finit par se ranger, sinon parmi les sages qui condamnèrent, du moins parmi les bons qui regrettèrent, c’est-à-dire qui laissèrent partir lord Byron. S’il est quelque chose de plus respectable que le génie, c’est sans doute une nation qui défend ses mœurs. Qu’il y ait dans ces mœurs des préjugés, une nation qui croit qu’on ne peut livrer les uns sans compromettre les autres fait bien de défendre ses préjugés pour garder ses mœurs. Elle témoigne par là de son intelligence, car elle comprend qu’en voulant séparer de force les erreurs des vérités, on s’expose, pour grand nombre de gens, à désagréger les fondemens de leur vie morale. Parmi ce qu’on appelle les préjugés, combien qui ne sont que des vérités abaissées à la portée de la foule ! Cetlte nation le sait, elle sait qu’une certaine philosophie qui fait profession de les attaquer n’est qu’un art cruel d’ôter à la foule les seules vérités qui soient à sa main. Sans doute cette philosophie est un droit de l’esprit humain ; mais j’aime qu’une nation intelligente lui fasse contrepoids par un autre droit, son droit de se conserver en conservant ses mœurs. J’aime surtout la manière dont s’y prend l’Angleterre. Ce n’est point par des lois, comme le remarque amèrement lord Byron, qu’elle se protége contre les séductions de son doute ou les attaques ouvertes de son dédain ; les arrêts des lois rendent les condamnés populaires : c’est du fond des consciences émues que sortait ce souffle redoutable qui le poussa doucement hors de son pays.
De tous les contrastes qu’offrent les sociétés anglaise et française, celui-là est peut-être le plus sensible. Chez nous, non-seulement le talent n’est pas forcé de s’exiler, mais il ne parvient jamais à se déconsidérer sans ressource. Jusqu’au dernier moment, l’esprit couvre la conduite, et l’auteur innocente l’homme. C’est tout simple. N’avons-nous pas proclamé la suprématie de l’idée, et ne sommes-nous pas jaloux même du droit inconnu qui viendrait après le droit de tout dire ? Là où toutes les idées sont libres, peu s’en faut qu’on ne croie qu’elles sont égales. Le sophiste qui fait aimer à la foule le poison qui la tue n’est chez nous qu’un spéculatif ingénieux et hardi qui nous fait voir de nouveaux aspects de l’esprit humain. Il n’y a de vrai ni de faux absolu ; le faux n’est tout au plus qu’un vrai intempestif, et le vrai que le faux rendu vrai par des conventions arbitraires. Nous n’avons pas de véritable colère contre l’homme qui nous fait du mal avec talent, et, dans tout débat où notre adversaire déploie de l’esprit, nous ne sommes pas assez fiers d’avoir raison pour y tenir fermement. La raison en France a besoin, pour croire en elle, d’avoir la vanité dans son parti. Quand un écrivain a de l’esprit contre nous, nous tenons à être un peu de son côté. Nos mœurs le soutiennent contre nos intérêts et nos principes. Pourtant il vient un moment où le mal fait trop de ravages. Alors nous nous défendons par des lois : c’est pour cela que nous sommes si faibles. Lord Byron en France n’aurait pas eu à s’exiler, tout au plus eût-il couru le risque d’arriver de ce coup au gouvernement.
Je sais que cela est plus aimable, oui, quand on est loin des révolutions ; mais, au lendemain d’un bouleversement où le désordre des idées a eu la principale part, qui n’aimera mieux le spectacle d’une société chez qui la gloire de bien écrire n’absout pas l’écrivain du tort de mal penser ? Qui ne préférera, pour l’honneur même de l’esprit humain, à cette police ingrate et laborieuse des lois qui se tourne toujours contre les gouvernemens, la police secrète et insensible des mœurs ? Les torts de la liberté de la pensée sont d’une nature si particulière, la bonne foi peut si souvent les recommander, la source en est si sacrée, que le châtiment qui les réprime a presque toujours l’air d’une vengeance de la force contre l’esprit. Les verrous tirés sur un écrivain discréditent plus souvent le juge qu’ils ne déshonorent le prisonnier ; mais là où les mœurs font l’office des lois, c’est le coupable lui-même qui s’administre ou qui accepte le châtiment. Personne n’a à porter la main sur le poète qui s’est insurgé contre les croyances de sa patrie, et l’esprit humain est respecté jusque dans la manière dont ses égaremens sont punis. C’est ainsi que la société anglaise châtia les atteintes portées à ses croyances par lord Byron. Il est vrai qu’il n’accepta ni le jugement ni la peine. Il n’avoua que l’incompatibilité entre son pays et lui. Or l’incompatibilité laisse intact l’honneur des parties.
Cependant lord Byron a accusé la société anglaise d’hypocrisie. C’est ce cant, « le péché criant de ce temps à double conduite et à parole double, » dont il parle en plusieurs endroits de ses lettres et de ses poésies. Je crois à l’hypocrisie individuelle. C’est un masque fort connu, quoique beaucoup de dupes le prennent encore pour un visage ; je croirais aussi à l’hypocrisie d’une classe, bien qu’il soit déjà difficile que le même masque s’adapte à tant de visages. Quant à l’hypocrisie de toute une société, je n’y crois pas. Les foules, très capables d’erreurs, et d’illusions, sont incapables de mensonge. Il peut y avoir des hypocrites à la tête, et, comme ils ne font après tout que se conformer au sentiment général, je ne sais si cette déférence peut s’appeler hypocrisie, et si un mot si dur convient à un acte si sensé. Les Romains étaient un peuple fort religieux, et ce trait de caractère, qui leur est commun avec les Anglais, ne contribua pas peu à la grandeur de leur nation. Ils eurent, sur la fin de la république, des chefs qui l’étaient moins, ou qui ne l’étaient pas du tout, et un sénat où la philosophie de Lucrèce avait peut-être plus d’adeptes que la religion de Jupiter. Peut-on néanmoins qualifier d’hypocrisie le soin qu’ils continuaient à prendre du culte des aïeux ? Ils y étaient intéressés, dit-on, comme à un moyen de discipline et d’ordre ; mais cela même ne leur fait pas tort. Eût-il mieux valu qu’ils proposassent au peuple pour religion soit le doute des plus honnêtes, soit l’incrédulité des plus corrompus ?
Si la disgrace de lord Byron n’eût été qu’un acte d’hypocrisie publique, il serait donc vrai que ce que l’Angleterre défendit contre son grand poète, ce ne fut pas ses mœurs, mais un double masque politique et religieux. Et quel admirateur de lord Byron irait jusqu’à le dire Oui, au moment suprême de la lutte entre l’Angleterre et la France, lord Byron jetait sur la guerre, sur la gloire des armes, non pas la réprobation d’un chrétien ni les paroles de pitié d’un ami des hommes, mais la dédaigneuse ironie d’un homme de parti, s’efforçant de déshonorer la guerre dans les hommes d’état qui la conduisaient, la gloire militaire dans les chefs qui la faisaient. Il attaquait son pays dans ses passions au moment où ce pays en avait besoin pour des efforts désespérés, au moment où ces passions étaient ses moyens de défense. Il le troublait dans ses croyances au moment où elles le consolaient de ses sacrifices. Par une inconséquence cruelle, il décrivait, avec la profondeur mélancolique de la pensée chrétienne, la faiblesse de l’homme, le vide de ses plaisirs, la vanité de tout bonheur humain, et il attaquait la foi qui explique ces misères et qui en fait espérer la réparation. En même temps qu’il élargissait la plaie, il discréditait la main qui la guérit. Il ajoutait à la désolation chrétienne, et il ôtait l’espérance. Ce que l’Angleterre défendait contre lord Byron, c’était, il faut le dire, les deux principaux ressorts de sa vie morale, son patriotisme et sa foi.
Il y eut cependant la part du cant. Le mot est anglais, il faut bien que la chose le soit un peu. Ainsi, que les tories se soient montrés plus scandalisés qu’ils ne l’étaient, et qu’ils aient exagéré le péril des mœurs, rien de plus croyable. Byron était whig. Il y a bien encore une apparence d’hypocrisie dans ce public qui lit l’auteur avec délices et condamne le penseur, commettant le péché de curiosité et s’en repentant aux dépens du poète. L’Angleterre ressemblait à une femme vertueuse qui souffre les propos galans, parce qu’elle est bien sûre de ne pas s’y laisser prendre : il vaudrait mieux fermer les oreilles. Cette contradiction fut relevée dans le temps même par les esprits indulgens, qui en prenaient note, à la décharge de lord Byron. « Nous lui disons sous toutes les formes, écrivait un critique de talent, que le grand et caractéristique mérite de la poésie est dans l’énergique expression des sentimens personnels du poète ; nous l’encourageons à disséquer son propre cour pour notre plaisir ; nous l’invitons à plonger dans les profondeurs les plus reculées de la connaissance de soi-même, à mettre son orgueil et son plaisir dans un examen auquel les autres se dérobent comme à un supplice… et s’il lui arrive d’en dire plus que nous n’en voulons approuver, nous tournons en critique ce qu’il écrit, et nous lui reprochons d’entretenir indécemment le public de ses pensées[14]. » Voilà un curieux témoignage des dispositions de la société anglaise. Individuellement, on trouvait que lord Byron n’en disait pas trop ; chacun était flatté de sa confession comme d’un secret dit tout bas à une oreille choisie ; comme société, on s’en scandalisait. J’aimerais mieux une conduite plus conséquente ; il est vrai qu’elle eût demandé une nation de saints.
Il faut bien le dire, un certain air d’hypocrisie, de tant, pour rester dans le terme anglais, peut rendre suspectes à première vue les vertus mêmes de la société anglaise. Le devoir n’y a pas la grace d’un mouvement volontaire. Il y paraît moins l’acte d’un être libre que l’accomplissement d’une prescription d’ordre public ou l’imitation d’un usage général. Et comme la société est divisée en classes, la soumission de l’individu à la société ressemble un peu au mot d’ordre d’une coterie ou à la discipline intéressée d’une caste qui défend ses privilèges. Pourtant le principe de cette soumission n’est autre que la puissance des mœurs publiques, lesquelles ne sont nulle part plus fortes ni plus uniformes que chez les nations politiques. Même dans les vertus privées, après ce qui appartient à l’individu, on y reconnaît ce qu’on donne à l’exemple ; il y a ce qu’on fait volontairement et ce qu’on fait par prestation. Les choses se passaient ainsi à Rome, et je ne doute pas que cette exagération des doctrines stoïciennes, que les relâchés reprochaient au vieux parti républicain personnifié dans Caton, n’ait été le cant romain.
Comme presque toutes les vertus humaines, la réserve anglaise est une vertu qui a son travers ; lord Byron ne vit que le travers et méconnut la vertu. Il manqua de respect à son pays, parce qu’il ne s’y était pas rendu respectable. Sans doute, la gêne lui était plus malaisée qu’à tout autre. Ce n’est pas tout simple d’être né d’un tel sang et avec un tel tour d’esprit. L’oncle auquel il succéda était une façon de demi-sauvage caché au fond de Newstead-Abbey, dont il faisait abattre tous les chênes pour payer des dettes équivoques. Son père, le capitaine Byron, cadet de famille, eût vendu les plombs du manoir, s’il eût été l’aîné ; mais, si Byron hérita de quelque bizarrerie d’humeur, certes il ne manquait pas de moyens pour s’en rendre maître. Par son esprit profond et pénétrant et qu’il avait fort cultivé, il n’ignora rien du vrai et du faux ; par sa conscience, qui était fort susceptible, il n’ignora rien du mal et du bien. Malheureusement il ferma souvent les yeux au vrai qui le contrariait, et il ne sut pas se gêner pour faire le bien dont tout le monde profite et dont personne ne parle. C’est la faute universelle ; seulement le génie la rend moins excusable, parce qu’à cette hauteur et dans un tel éclat de lumière, elle est d’un plus mauvais exemple.
Si ce ne fut pas un tort pour lord Byron d’être whig, c’en fut un d’être parmi les plus téméraires et les plus inconséquens de ce parti, et d’attaquer, par-dessus la tête des tories, des institutions auxquelles il devait son rang, sa fortune, l’impunité d’une vie oisive à l’étranger, loin des devoirs par lesquels l’aristocratie anglaise paie ses privilèges. Comme poète, il aima trop l’effet. « Le grand art, disait-il, c’est l’effet ; peu importe comment on le produit[15] : » triste aveu, et qui siérait mieux à un charlatan qu’à un poète. Heureusement, chez lord Byron, l’improvisation est si abondante et si impétueuse, qu’elle n’attend pas le calcul. L’effet est produit avant que le poète ait eu le temps de le gâter en le cherchant ; mais une si vilaine pensée n’entre pas impunément dans l’esprit. Byron fut trop complaisant pour le faible que M. Lockart reproche à la société anglaise ; il fit de ses humeurs les moins respectables une pâture pour cette sorte de curiosité malhonnête dont ne peuvent pas se défendre les plus honnêtes gens. Rien ne lui coûta pour attirer les regards. Il y employa jusqu’à l’anonyme, dans la pensée qu’il doublerait l’effet en outrant l’audace des confidences et en masquant l’auteur. Il se dérobait pour être d’autant plus cherché, ayant soin d’ailleurs que sa piste fût assez visible pour qu’on ne fît pas honneur à un autre du scandale qu’il excitait. Il avait commencé par révéler au public, sous le voile de créations romanesques, tout ce que son cœur renfermait de passions sérieuses ; il finit par dire en son propre nom, dans Don Juan, tout ce que son esprit engendrait de bizarreries ou nourrissait de dépits subalternes. Le lecteur de ses poèmes s’était cru le confident préféré des secrètes souffrances du génie ; le lecteur de Don Juan s’aperçut qu’il était persiflé par une vanité désespérée. Le succès de ce poème s’en ressentit : de tous les ouvrages de lord Byron, c’est celui qui fut le plus contesté du vivant du poète et le premier négligé après sa mort.
En ôtant à lord Byron l’excuse d’une sorte d’excentricité héréditaire, je ne vais pas plus loin que le plus bienveillant de ses juges, Walter Scott, dans la douce sérénité de cette note que je lis au bas d’une page de Childe-Harold : « Le bonheur ou le malheur du poète, dit l’aimable écrivain, ne dépend pas de la nature de ses talens, mais de l’usage qu’il en fait. Une imagination puissante et sans frein est l’auteur, et l’artisan de ses propres désappointemens : ses fascinations, ses tableaux exagérés du bien et du mal, la douleur qu’il en reçoit, sont les maux inévitables attachés à cette vive susceptibilité de sentiment et d’imagination propre aux natures poétiques ; mais le dispensateur des dons de l’esprit, en même temps qu’il a mélangé chacun d’eux d’un alliage particulier et distinct, a donné à l’homme bien doué le pouvoir de les dégager de cet alliage. Une sage et juste prévision a voulu, pour atténuer l’arrogance du génie, que le poète lui-même réglât et domptât le feu de son imagination, et qu’il descendît de lui-même des hauteurs où elle s’élève afin d’obtenir le repos et la tranquillité de l’ame. Les élémens du bonheur, c’est-à-dire de ce degré de bonheur qui s’accorde avec notre existence actuelle, sont répandus autour de nous à profusion ; mais il faut que l’homme supérieur se baisse pour les ramasser : il n’y a point de route royale ni poétique qui mène au contentement d’esprit et au repos du cœur. On y peut arriver dans toutes les classes de la société, et l’intelligence la plus bornée n’en est pas exclue. Réduire nos vœux et nos désirs à ce qu’il nous est possible d’atteindre ; regarder nos malheurs, si singuliers qu’ils paraissent, comme notre partage inévitable dans le patrimoine d’Adam ; réprimer cette irritabilité maladive, qui se rendra bientôt maîtresse, si elle n’est gouvernée ; éviter cette intensité cuisante de réflexion qui torture l’esprit et que notre poète a décrite si fortement dans son brûlant langage : — « J’ai pensé trop long-temps et trop profondément, jusqu’à ce que mon cerveau, travaillant et bouillonnant dans son propre tourbillon, devînt un gouffre de flamme et de fantaisie ; » - descendre enfin aux réalités de la vie ; nous repentir si nous avons offensé notre semblable ; pardonner si l’on nous a offensés ; regarder le monde moins comme un ennemi que comme un ami capricieux et peu sûr, dont nous devons chercher à mériter l’approbation, sans la briguer ni la mépriser : voilà, ce semble, les moyens les plus certains de garder ou de regagner la tranquillité de l’esprit.
Semita certe
Tranquille per virtutem patet unica vitae[16].
Depuis la mort de lord Byron, la société anglaise continue de se défendre contre la gloire de ce grand poète. Bien des choses sont venues l’y aider. Le propre des ouvrages dont la principale beauté consiste dans la peinture des sentimens individuels de l’auteur, c’est que l’admiration qu’ils ont excitée pendant sa vie s’éteint ou se refroidit après sa mort. Tant qu’il est vivant, ses livres sont un roman dont le héros existe, et rien n’intéresse plus qu’un roman qu’on sait être une histoire vraie. Imaginez dans ces dernières années, quand notre société française tout entière, sauf quelques obstinés qui se doutaient d’un piège, ou qu’une vieille prévention défendait d’une illusion, lisait certains romans qui se débitaient feuille à feuille chaque matin pour irriter l’appétit en le faisant languir, imaginez quel eût été le charme si l’on eût soupçonné que l’auteur était caché sous le beau rôle du roman. Ce fut là le charme des poèmes de lord Byron. L’enchantement dura tant que l’enchanteur vécut. Les morts sont bientôt oubliés, les plus tôt oubliés sont ceux qui ont le plus parlé d’eux ; tandis que les hommes de génie qui ont été les interprètes désintéressés de la vérité générale grandissent chaque jour dans la sérénité de leur gloire innocente, ceux qui ont passionné les ames par des peintures flattées ou exagérées des troubles de la leur ont peine se soutenir sur cette nier de l’oubli où s’engloutissent, dans la foule des noms obscurs, tant de noms qui ont fait du bruit. La gloire de lord Byron a connu ces retours. L’idéal de ses poèmes était sa personne ; sa personne disparue, l’idéal s’évanouit : ce fut une première disgrace.
Le temps, qui marche si vite pour les morts, en amena une seconde. Il y avait dans ces poésies deux sortes de nouveautés, celle des beautés qui durent et celle des ornemens qui passent. Celle-ci, comme la plus extérieure, avait été la plus admirée ; ce fut aussi la première dont on se dégoûta La grace de ces nouveautés venait surtout de ce qu’elles remplaçaient le vieux paganisme, la mythologie de la Forêt de Windsor et la métaphysique de la poésie du XVIIIe siècle. On était las de cette défroque classique au temps où vint lord Byron ; après sa mort, on se lassa de la défroque orientale qu’il avait mise à la place.
Mais la cause la plus sérieuse de la défaveur qui a suivi sa popularité, c’est le progrès de l’esprit religieux dans son pays. L’Angleterre est plus religieuse aujourd’hui qu’elle ne l’était au temps de lord Byron. Combien ne l’est-elle pas plus que l’époque où Voltaire pouvait dire en observateur exact : « Il n’y a guère de religion aujourd’hui dans la Grande-Bretagne que le peu qu’il en faut pour distinguer les factions[17] ! » Telle y est en ce moment la force des idées religieuses, que je doute qu’un homme de talent osât chercher un succès littéraire dans quelque étalage d’incrédulité. On ne l’en empêcherait pas, mais on ne lirait pas son livre. C’est ainsi qu’on en use en Angleterre avec les libertés dangereuses. L’Anglais est libre de tout dire, parce que la société anglaise ne se croit pas libre de tout entendre. Il n’y a de scandale que là où le public s’y prête. Ici les mœurs feraient bientôt ut désert autour de celui qui blasphémerait.
À quoi tient cette disposition religieuse de l’Angleterre ? Ce n’est pas un de ces retours à Dieu qui suivent les grandes calamités publiques. L’Angleterre est loin du temps de ses dernières épreuves, et dans la lutte prodigieuse du commencement de ce siècle, si elle a beaucoup souffert, du moins l’avantage lui est demeuré. Est-ce l’ennui attaché aux plus grandes prospérités humaines ? Pas davantage. Loin que l’Angleterre s’ennuie de sa fortune, elle en paraîtrait plutôt enivrée, et son attitude actuelle est plutôt d’une nation emportée par le succès que d’une nation assouvie qui revient à Dieu après avoir épuisé loures les fortunes terrestres ; mais elle a jugé nécessaire à sa conservation de remonter, pour ainsi dire, ses ressorts religieux, et, chose unique dans l’histoire,- elle y a réussi. Peut-être avait-elle peu d’efforts à faire, étant naturellement religieuse ; encore fallait-il les faire. Et ce n’est pas le respect humain qu’elle a raffermi, c’est la foi. Elle a bâti des églises, non pour la montre, mais pour s’en servir. L’homme, dans ce pays, sent l’utilité publique de sa foi personnelle. On croit pour croire, et parce qu’il importe à la société que l’on croie ; on pratique, parce qu’on en reçoit l’exemple, et pour le donner à son tour. Une idée d’intérêt général se mêle même à ce qui paraît être le don le plus individuel, la grace. L’Anglais sait qu’en faisant sa prière dans l’intérieur de sa famille, les serviteurs agenouillés à côté du maître, il fait quelque chose pour lui et quelque chose pour le public. Je ne nie cache pas ce qu’il y a d’un peu terrestre dans ces sentimens ; rien ne ressemble moins aux extases de sainte Thérèse, ni aux graces de la religion de Fénelon ; mais l’état s’en trouve mieux, et je ne vois pas eu quoi une prière individuelle, à laquelle se mêle la pensée d’un devoir public accompli, serait moins agréable à Dieu que la pieuse extase d’un ascète absorbé par l’œuvre de son salut personnel.
Cette idée d’utilité publique attachée à la religion n’est-elle donc propre qu’à l’Angleterre ? En France, par exemple, est-on moins convaincu que la religion est un bon ressort de gouvernement ? Comment donc ! non-seulement on le croit, mais on le dit sans cesse. Combien de gens qui vont répétant d’un air profond qu’il faut une religion pour le peuple ! Combien de jeunes esprits forts qui ne veulent épouser qu’une dévote ! Il est vrai qu’ils songent moins au public qu’à eux-mêmes ; ce qu’ils veulent, c’est pouvoir être impunément maris médiocres, ou peut-être pis. Le plus grand nombre est persuadé que, de tous les liens de la société, le plus puissant est la religion ; que dis-je ? ils lui viendraient volontiers en aide par les lois. Il n’est pas jusqu’à l’anarchie qui ne tienne à avoir le Christ de son côté. Quant à donner l’exemple, fort peu entendent aller jusque-là ; nous voulons bien d’une discipline qui nous assure contre les autres, non d’un devoir qui nous contraigne au profit de tous.
En Angleterre, sauf quelques esprits excentriques, personne ne demande de venir en aide à la religion par des lois. Il suffit de celles qui existent. On remarquerait plutôt dans ce grand pays une tendance contraire. Pour ne point parler des lois d’émancipation votées dans ces dernières années, ni de celles qui le seront inévitablement[18], les lois en général sont plutôt marquées de l’esprit philosophique que de l’esprit religieux. Ainsi, dans ce pays aussi grand que singulier, quoique la religion soit dans l’état et que le chef de l’un soit en même temps le chef de l’autre, le gouvernement tend de plus en plus à séculariser l’autorité. Il a raison ; il ne faut pas employer Dieu comme instrument de politique, ni l’exposer à ce qu’on fasse remonter les imperfections des gouvernemens à la source de toute justice et de toute vérité.
La puissance de la religion, comme discipline publique, doit venir tout entière des mœurs. Il n’y faut pas de lois, mais des exemples. C’est ainsi que l’entend le peuple anglais. On ne se contente pas de louer la religion, on la pratique. Les parens y montrent le chemin aux enfans, les maîtres aux serviteurs, les grands aux petits. Les incrédules disparaissent dans cette immense multitude de croyans, et, s’il est quelques hypocrites, il y a plus de chance qu’ils reçoivent de la foule la croyance qu’ils ne la convertissent à leur hypocrisie. Le moindre effet d’un exemple si universel, c’est de donner le respect. Qu’y a-t-il de plus beau à voir que la nef de Westminster un dimanche ? Là le père prie à côté de son fils, le mari à côté de sa femme, le frère à côté de sa sœur, le maître à côté du domestique. Dieu, qui connaît le fond des cœurs, sait si, dans cette assemblée recueillie et courbée sous la parole qui descend de la chaire chrétienne, il est un père qui ne songe qu’à s’assurer de l’obéissance de son enfant, un mari qui s’associe à la piété de sa femme parce qu’il en a besoin, un maître qui se fait hypocrite au temple pour être impunément dur à la maison ; l’étranger qui entre sous ces voûtes n’y voit qu’un devoir public dont personne ne se dispense, et un moment d’égalité pour tous en présence du père commun.
Jamais peuple n’a autant fait que l’Angleterre contemporaine pour propager et entretenir sa foi. Jamais civilisation plus avancée n’a mis plus de ressources au service de la religion. L’esprit du protestantisme étant de faire lire les livres saints, il n’est moyen qu’on n’emploie pour y attirer les lecteurs. C’est pour la Bible que la typographie et les arts du dessin réservent leurs embellissemens les plus ingénieux. On ne voit que Bibles illustrées de gravures représentant les lieux, les personnages avec leurs costumes, l’intérieur des maisons, et jusqu’aux meubles et ustensiles, s’il en est de mentionnés dans le texte. Les Bibles des sectes dissidentes sont moins ornées ; mais elles contiennent tout au moins de petites cartes des lieux saints relevées d’après les travaux des meilleurs géographes. On peut, quoique catholique, préférer cela aux cœurs percés de flèches et aux grossières estampes de certains de nos Paroissiens.
Je n’examinerai pas si cette science un peu matérielle de la religion vaut l’ignorance délibérée et cette petitesse devant l’incompréhensible que nous enseignent les grands docteurs du catholicisme. Il n’est pas question de décider entre deux églises ni entre deux sortes de pratiques religieuses. Je juge seulement l’effet de ces usages sur les mœurs de la nation, et je l’admire. Cette association des idées positives, si fort du goût des Anglais, avec le dogme, tourne au profit du dogme. La jeunesse qui a appris la religion dans des livres où l’on a su intéresser sa curiosité à sa foi en garde des impressions qui, jointes à l’habitude des devoirs religieux, peuvent suffire quelquefois pour écarter le doute, et suffisent certainement pour entretenir le respect. L’imagination à laquelle s’adresse cet art ingénieux n’est sans doute pas celle qui s’exalte par l’idée seule du mystère et qui fait quelquefois des fanatiques ; c’est l’imagination d’un peuple essentiellement pratique, qui veut se rendre présente l’histoire du christianisme et connaître, autant qu’on le peut par les représentations des arts, le pays d’où lui sont venues ses croyances. « L’Anglais, disait dernièrement lord Palmerston, est éminemment touriste. » C’est pour cela que le protestantisme accommode ses livres au goût du pays ; la Bible illustrée est une Bible de touristes.
Voilà par quelles mœurs la société anglaise se défend contre ce que le temps et les changemens du goût ont laissé de séductions aux poésies de lord Byron. Chez les dissidens, low church, chez les personnes très strictes, et le nombre en est immense, lord Byron est proscrit. Lord Byron et le diable, me disait un Anglais, dans ces saintes maisons, c’est tout un. Les fidèles de la haute église en ont un exemplaire dans leurs bibliothèques, mais point sur la table du salon, et peu l’ont complet. Ne demandez pas d’ailleurs à ceux qui le lisent ce qu’ils en pensent ; une formule d’admiration banale sur la beauté des vers, c’est tout ce que vous en tirerez.
Pour dernier ennemi, lord Byron a affaire à l’indifférence croissante (le son pays pour les livres de haut goût. C’est un mal qui lui est commun avec toutes les nations civilisées, et très certainement avec la France. On croirait être en France, à voir la faveur dont y jouissent les romans. On y parle du nouveau roman de Dickens et de Thackeray comme de lord Byron, hélas ! il y a vingt-cinq ans. Les attentions sont devenues trop molles pour’ les plaisirs sévères et délicats d’une forte lecture, et moitié prudence ; moitié langueur, on n’est pas tenté d’aller chercher des secousses chez un penseur hardi et impérieux. Les poètes s’en vont de notre Europe industrielle et économique. On ne demande plus aux lettres ni de fortes méthodes pour penser, ni des enseignemens pour se conduire, ni ces voluptés secrètes qui rendent indifférent aux faux plaisirs ; on leur demande des distractions après les travaux de la vie active ou contre les inquiétudes que jettent au sein des sociétés les plus prospères les prophéties et les menaces de l’esprit démocratique. Ce serait un sort trop beau, si l’Angleterre, qui défend si bien ses mœurs contre ses poètes, avait su défendre avec le même succès son goût d’il y a un siècle pour les hautes lettres contre les inventions de ses romanciers. Il n’est donné à aucune société de n’offrir point de prise au temps, de faire des profits sans pertes, et de changer sans s’altérer. La société anglaise fait assez pour elle-même et pour l’exemple en sachant concilier la civilisation avec la religion, le changement avec la durée, et en perfectionnant son sens moral au milieu des causes les plus propres à le corrompre. Son secret est dans l’union de ces deux mots si connus, ou plutôt des deux choses corrélatives qu’ils expriment : self-government, self-denial, gouvernement de la nation par la nation, abnégation volontaire, ce qui veut dire un peuple qui sait garder sa liberté, parce qu’il sait se gêner.
Tels ont été pour lord Byron les retours de la popularité dans ces dernières années. Dirai-je maintenant ce que pensent de ce poète les esprits réfléchis ? C’est le bon moment pour l’essayer. Les impressions téméraires de la foule ne viendront plus imposer au lecteur l’admiration ou le blâme. Que disent ces poésies, autrefois si vantées, soit à ceux qui les lisent pour la première fois, soit à ceux qui, les ayant lues au temps de leur vogue avec des yeux prévenus, rouvrent le livre, non pour prendre parti pour ou contre le poète, mais pour le connaître ? Les poésies de lord Byron ont le mérite commun à tous les ouvrages du génie : elles nous touchent par tout ce qui ne change pas en nous, et ne dépend ni des temps ni des lieux, et elles dureront, parce qu’elles sont vraies. Ce n’est ni la vérité homérique et virgilienne, ni celle de nos dramatiques français, ni celle de l’incomparable compatriote de lord Byron, Shakspeare. Celle-là, tous les cœurs mortels, s’il s’agit de passions et de sentimens, tous les esprits, s’il s’agit de caractères et d’actions, en sont d’accord. La vérité, dans les œuvres de lord Byron, est une lumière qui s’éclipse à chaque instant, un miroir terni çà et là, non par un souffle passager, mais par des taches irréparables : elle est l’effet d’un moment de calme et comme d’une courte, trêve de la passion dans un esprit emporté et aigri ; elle n’est pas l’habitude et l’état de santé de l’ame.
Pour commencer par ses personnages, le faux s’y heurte à chaque instant au vrai. Il n’est pas exact, Dieu merci, qu’une certaine hauteur d’ame ne soit donnée qu’à des hommes capables de grands crimes, et que le caractère le plus près d’un héros soit un brigand. Dans cette complaisance du poète pour des hommes en insurrection ouverte contre la société, et qui lui font la guerre pour garder impunément un prétendu trésor d’héroïsme incompatible avec ses conventions et ses lois, je ne veux voir que la rancune du poète contre les gênes de la société de son pays. Ce mélange de l’extrême grandeur et du brigandage, ces traits d’humanité dans le plus implacable mépris- pour les hommes, ces pirates délicats sur l’amour comme les héros de d’Urfé et fidèles comme M. de Montausier à Mlle de Rambouillet, ce respect des convenances les plus raffinées dans la violation ouverte de toutes les lois divines et humaines, cette profondeur de méditation et ce goût pour la rêverie dans l’activité fiévreuse de la vie d’aventure, toute cette beauté du corps et de l’aine chez des gens qui se sont nais d’eux-mêmes hors la loi, c’est un idéal de roman relevé par la poésie.
L’auteur y est d’ailleurs trop souvent de sa personne. Sa disposition à s’incorporer à ses héros est si forte, qu’il ne prend pas toujours le soin de déguiser la métamorphose, et qu’à son insu il se met à leur place. Alors on voit un corsaire animé des ressentimens au moins inconséquens d’un lord anglais contre l’aristocratie de son pays, un pacha penser et s’exprimer comme un whig, et le Childe-Harold des premiers chants de ce poème se confondre avec lord Byron dans les derniers. Telle est la fougue de ses sentimens personnels, que, dans les sujets les plus étrangers à ce qui le touche, et où il semble qu’il va jouir enfin de son imagination un moment désintéressée, il se jette tout à coup au milieu de son roman, et il donne de force à ses personnages la passion qui vient de s’éveiller dans son ame, ou la fantaisie qui lui traverse l’esprit.
Mais ni l’inconséquence de ces créations, ni l’amalgame presque matériel de la personne du poète et de ses héros, ne peuvent détruire l’impression de vérité qui reste de cette lecture. Ce sont, il est vrai, des êtres chez qui la grandeur et la bassesse, le crime et la vertu sont unis contre la logique et la nature : vous diriez des Chimères, poètes par devant, par derrière héros de romans ; mais telle est la force de leur structure, qu’ils se meuvent librement dans leur incohérence, et qu’ils vivent malgré la nature et la logique. Le feu qui animait le poète a fait de ces métaux divers comme un airain de Corinthe, étrange et indestructible. Si le vrai « peut quelquefois n’être pas vraisemblable, » pourquoi l’invraisemblable ne serait-il pas quelquefois le vrai ? L’esprit ne consent pas à ce qu’une invention poétique qui l’a ému, tout en l’élevant, n’ait pas le caractère de la vérité. Le faux peut émouvoir, témoin un mélodrame ; mais il n’élève pas. Une marque de la présence du vrai, c’est quand ce qui nous touche nous donne de l’estime pour nous-mêmes, et quand nous nous sentons honorés par notre plaisir. Comment sont vrais Childe-Harold, le Corsaire, le Giaour, Hugo, Manfred, Parisina, les prisonniers de Chillon ? Je ne le sais, mais ils sont vrais. Ils vivent comme Achille, Didon, Othello, Phèdre. On peut les moins aimer ; il n’y a pas de théorie critique qui puisse les anéantir. Ils ont accru ce peuple d’élite de l’idéal que les hommes de génie ont créé au milieu de nous de leur propre limon, et sur les types de l’éternel Créateur.
Voilà une première cause de durée pour les poésies de lord Byron. Il en est une seconde, moins contestable peut-être : c’est la vérité des peintures de son propre fonds et la conformité de ce fonds avec le nôtre.
Nous ne sommes pas tous des lord Byron, Dieu merci, quoique beaucoup, au temps de sa vogue, aient cru lui ressembler ; mais tous nous avons quelque chose de sa profonde et incurable misère. Nous la sentons diversement, les uns avec la foi qui l’adoucit par la connaissance de la cause et par le ferme espoir de la guérison, les autres avec l’incrédulité qui l’aggrave. Le mal dont lord Byron a souffert, c’est l’imperfection de toutes les choses humaines, c’est le dégoût qui est au fond de tous les plaisirs, et l’impuissance qui est au bout de toutes les volontés. Ce mal, le christianisme seul a connu par quelles racines il est attaché à notre chair, et quel inextricable tissu il y forme avec les fibres par lesquelles se transmet la vie. Lord Byron le sent et le peint en moraliste chrétien. On le croirait nourri des Pères quand il regarde dans son cœur et qu’il confesse sa corruption. Le christianisme semble être entré de vive force dans ce frère des anges rebelles de Milton ; mais il y met la connaissance sans en chasser l’orgueil : Byron est comme certains blessés, il prend un triste plaisir à voir saigner ses plaies.
Le dégoût des choses humaines, le doute sur les choses divines, tel est l’état d’esprit habituel de ce grand poète. Avant de s’en amuser effrontément dans Don Juan, il en avait gémi, il se l’était reproché plus d’une fois. Quand il écrivit Don Juan, il était endurci par l’exil, ennuyé de la gloire, sans en être rassasié, las des hommes, dont la louange ne le touchait plus et dont le blâme continuait à l’irriter ; plus las de son propre cœur, où les passions s’éteignaient sans que le repos y rentrât. Son doute est insultant ; il raille tout ce qu’il ne peut plus aimer ; les vertus qu’il n’a pas, il les nie, et, par le dernier travers où puisse tomber un Anglais, il perd le respect de son pays. C’est pourtant de l’abîme d’un tel doute qu’il sortit, comme un désespéré, pour aller défendre la cause des Grecs, et voilà pourquoi beaucoup crurent que l’héroïsme de sa fin n’était que le suprême effort d’un homme blasé courant après un dernier amusement.
Avant ce doute impie, il en avait connu un meilleur : c’est le doute de ses premiers poèmes, c’est le doute de Childe-Harold, de Conrad, de Lara ; c’est celui du poème qu’il écrivit dans les premiers jours de l’exil, alors qu’à l’orgueil d’une proscription volontaire il mêlait la tristesse d’un adieu à la patrie. Ce doute est bien plus près de ressembler aux angoisses de l’ame de Pascal qu’à l’insouciance de Montaigne ou à la gaieté de Voltaire. Byron n’était pas fait pour le doute de nos libres penseurs, ni pour dormir sur l’oreiller qu’il leur fait, lui qui met dans la, bouche de Manfred ces paroles si vraies de son propre cœur : « Mon sommeil, si je connais le sommeil, n’est pas dormir ; ce n’est qu’une continuation opiniâtre de la pensée… Quelque chose veille dans mon aine, et mes yeux ne se ferment que pour regarder au dedans de moi[19]. » Un tel doute est-il d’un cœur incapable de bons mouvemens et d’un esprit incapable de bonnes pensées ? Le remords y perce d’ailleurs plus d’une fois et trahit un malheureux qui nie le bien en se reprochant de ne l’avoir pas fait, et qui, ne croyant pas à la vertu, n’ose pas se trouver innocent. Quel orgueil ne serait pas racheté par des paroles telles que celles-ci à sa sœur, la muse de ses plus aimables chants : « Si au milieu d’écueils inaperçus ou imprévus j’ai supporté ma part des choses de ce monde, la faute en est à moi. Je n’irai point abriter mes erreurs sous un paradoxe ; j’ai été ingénieux pour ma propre ruine et le pilote diligent dans mon propre naufrage. Miennes furent mes fautes, que mienne soit la punition. Toute ma vie n’a été qu’une lutte, depuis le jour qui, en me donnant l’être, me donna quelque chose qui devait en corrompre le bienfait, une destinée et. une volonté marchant hors de la droite voie[20]. » On voit bien dans ces derniers mots un faux-fuyant de l’orgueil : il dit destinée ou volonté pour que l’alternative laisse la faute dans le doute ; mais l’aveu n’en est pas moins d’un être libre qui s’accuse.
Enfin, à l’insu de son esprit, qui niait les affections humaines, son cœur lui inspirait des vers comme il n’en vient qu’aux doux, mites, et ceux qui croient à Dieu et à la vertu. Outre toutes ses pièces à sa sœur, je citerai cette stance à sa fille sur les joies dont il est privé par le divorce et par l’exil : « O ma fille, avec ton nom a commencé ce client, avec ton nom il doit finir. Je ne te vois pas, je ne t’entends pas ; mais nul n’est plus ravi en toi que moi… Aider au développement de ton ame, épier l’aurore de tes petites joies, m’asseoir pour te regarder grandir, te voir saisir la connaissance des objets, merveilles pour toi ; te prendre doucement sur mes genoux caressans et imprimer sur tes douces joues les baisers d’un père, toutes ces choses sans doute n’étaient pas faites pour moi, et pourtant elles étaient dans ma nature. Tel que je suis aujourd’hui, je ne sais ce qui se passe en moi, mais j’y reconnais quelque chose qui ressemble à tout cela[21]. »
À voir lord Byron de loin, pair d’Angleterre à vingt et un ans, assez riche pour solder des armées, jeune, beau, célèbre, qui ne le croirait digne d’envie ? Si l’on ne fait attention qu’à ses peines réelles, elles n’ont pas excédé de beaucoup la mesure commune : un mariage malheureux qu’il rompt au bout d’un an, l’exil volontaire pour un homme qui aimait la solitude, et qui ne méprisait pas le surcroît d’effet que produit l’éloignement ; tout cela ne forme pas une part extraordinaire des épreuves humaines. Il n’y a d’extraordinaire dans la destinée de lord Byron que la vanité de ses plaisirs de jeunesse, et plus tard, quand vinrent les maux réels, la vanité des dédommagemens qu’il tira de la gloire, de la richesse, des voyages, de l’amour enfin, s’il connut tout ce qu’il en a rêvé. Ses poésies sont pleines des cris que lui arrache le sentiment de cette misère des vies privilégiées, la plus profonde de toutes et la moins réparable. Et quoi de moins à envier qu’une destinée qui donnait, à trente-trois ans, son dernier mot dans quatre vers grimaçans : « A travers la pénible route de la vie, de ses ténèbres et de sa fange, voilà que je me suis traîné jusqu’à l’âge de trente-trois ans. Que m’ont laissé toutes ces années ? Rien, si ce n’est trente-trois ans[22] !
Lord Byron se plaint souvent de l’inanité de sa vie ; il s’en fait plaindre par ses personnages. Ainsi, dans Manfred, sa personnification la moins déguisée, l’abbé de Saint-Maurice dit du comte de Manfred « Cet homme-là pouvait être une noble créature. Il a toute l’énergie qui de tant de glorieux élémens eût pu faire un tout accompli, s’ils eussent été sagement combinés. Tel qu’il est, c’est un chaos digne d’être admiré ; lumière et ténèbres, esprit et poussière, passions et pensées pures qui se mêlent et se combattent sans ordre et sans fin, ou inactives ou destructives. Il périra, et pourtant il ne devrait pas périr[23]. »
Un tel homme, s’il a le don de la poésie, nous intéressera à la peinture de son intérieur aussi long-temps que nous serons, comme Manfred, « un mélange de lumière et de ténèbres, de passions et de pensées pures. » Et quand serons-nous autre chose ? Mais il est des temps où le bien trouve dans la forte constitution des sociétés plus de secours contre le mal, et où tout le monde vient en aide aux pensées pures contre les passions. Dans ces temps-là, un poète comme lord Byron serait médiocrement goûté, et n’aurait d’admirateurs que parmi les esprits aventurés comme lui, « hors de la droite voie. » Je me persuade qu’au XVIIe siècle, au temps des grandes croyances, ces confessions d’une aine qui s’avoue vaincue dans le combat du mal et du bien, et qui n’en est pas humiliée, eussent trouvé peu de confidens sympathiques. De nos jours, la conscience individuelle n’ayant plus d’auxiliaire dans la conscience publique et personne ne venant prêter l’épaule à celui qui ploie sous le poids de son doute, les beautés dangereuses d’un penseur à la fois audacieux et découragé ont plus de chances de nous toucher que les beautés sérieuses des époques de grande force sociale. Dieu seul sait l’avenir qu’il nous réserve ; mais il est douteux qu’il lui plaise de faire cesser bientôt cet isolement moral de l’individu dans nos sociétés sans croyance commune, et lui plaira-t-il jamais d’affranchir l’esprit humain de la tyrannie du doute ? Tant que durera ce genre de souffrance, un charme invincible attirera les esprits cultivés vers les tristesses du grand poète anglais. Ceux qui auront à soutenir ses combats trouveront une secrète douceur à voir qu’ils n’ont ni souffert le plus, ni souffert les premiers, et ceux qui auront mis leur ame en paix, ou qu’une nature modérée aura soustraits à cette lutte, ne se déplairont jamais aux images de périls qu’ils n’auront pas connus.
Parmi les sentimens les plus habituels à Byron, aucun ne l’a mieux inspiré que son enthousiasme pour la nature. Les beautés des arts et des livres le touchaient médiocrement. Il déclare tout net à Horace qu’il le goûte fort peu. « C’est une malédiction, lui dit-il, d’entendre tes vers sans les avoir jamais aimés[24]. » A Florence, il n’a qu’une admiration de respect humain pour les tableaux et les statues. Il ne veut pas en dire moins que les autres sur des chefs-d’œuvre vantés par tout le monde, et il s’exalte à froid pour ne pas être au-dessous du sujet. Je l’aime mieux confessant qu’il n’en est point touché : c’est, à la vérité, une supériorité et une grace qui lui manquent ; mais ne vaut-il pas mieux ne pas aimer les arts que d’affecter qu’on les aime ? « Ce n’est pas pour moi, dit-il, que, sur les bords de l’Arno, la sculpture rivalise avec sa sœur aux couleurs de l’arc-en-ciel, car je suis plus accoutumé à associer ma pensée à la nature dans les champs qu’à l’art dans les galeries. Mon esprit rend hommage à un ouvrage divin ; mais il cède plutôt qu’il ne sent[25]. » Il en dit encore plus qu’il n’en pensait. Sa correspondance est plus sincère : « Je ne connais rien à la peinture, écrit-il à un ami ; de tous les arts, c’est le plus artificiel, et celui qui en impose le plus à la sottise humaine. Je n’ai jamais vu ni un tableau ni une statue qui ne soit resté une lieue en-deçà de ma pensée ou de mon attente ; mais j’ai vu beaucoup de montagnes, de mers, de fleuves, de paysages, et deux ou trois femmes qui les ont surpassées. »
On s’en aperçoit bien en lisant ses poésies, et pour commencer par où sa lettre finit, les femmes, quel poète plus énergique a peint les femmes avec plus de douceur et de suavité ? Médora, Zuléika, Haïdée, Gulnare sont trop sœurs peut-être, et, pour des filles de l’Orient, on peut leur trouver une subtilité de sentimens qui siérait mieux à des femmes d’Europe et à des chrétiennes : elles n’en sont pas moins charmantes ; on les aime et on y croit ; elles réalisent l’idée qu’on s’est faite de tout temps de l’aimable par excellence, la douceur et la passion. Cependant la critique pourrait y noter quelques traces de convenu ; il n’y en a aucune dans l’amour de lord Byron pour la nature. Il fait très peu de descriptions ; ce qu’il voit, il ne le voit pas pour les autres, et n’en prend pas des croquis pour en composer à loisir des tableaux ; il ne peint pas les objets séparés de l’ensemble, l’arbre sans le paysage, le flot sans la mer, l’étoile sans les cieux. Lord Byron n’est pas un poète descriptif ; mais nul poète ne sent plus fortement la grandeur des scènes de la nature, et n’en reçoit des impressions plus profondes. Formes, lumière, couleurs, harmonies, grandes voix de la mer et des montagnes, murmure des rivières, silence des solitudes, tout ce qui est comme l’ame de chaque lieu, il le sent, il l’exprime ; il parle de la nature, non pour obéir à une convenance du sujet ou de l’art, mais pour se rendre par la pensée la volupté de ses sensations en présence de ces grandes scènes. Avant d’écrire cet hymne magnifique à l’Océan qui termine Childe-Harold, il va de sa personne sur le bord de la mer comme pour empêcher que le travail du cabinet ne mêle quelque artifice de langage à la vérité de ses impressions ; il se remplit de sa présence et touche sa crinière de la main frémissante qui va tracer l’hymne sur le papier.
Il y a entre la nature et de tels esprits de mystérieuses affinités qui les rendent plus sensibles à ses beautés que les autres hommes. Les montagnes inaccessibles plaisent à leur orgueil, les solitudes sourient à leur isolement, leur indépendance n’est nulle part plus à l’aise qu’en présence de la mer, parce que la mer ne porte point de jougs. « L’homme, dit Childe-Harold, marque la terre de ruines ; son empire s’arrête sur ton rivage, sombre Océan… Il ne reste sur ton sein nulle trace des ravages de l’homme, sauf de son propre ravage, lorsque, comme une goutte de pluie, il s’enfonce dans tes profondeurs avec un sourd bouillonnement[26]. » Ainsi parlerait l’aigle de ses cimes familières où la neige du soir efface les vestiges que l’homme y a laissés le matin. Je ne cherche pas de figures ; mais, s’il y a quelque chose dans l’instinct des bêtes qui ressemble aux mouvemens de l’ame humaine, quoi de plus semblable à ce farouche amour de Childe-Harold pour la nature inviolable que ce qui fait aimer à l’oiseau ses montagnes, au lion son désert ?
Les sentimens de lord Byron sont d’ailleurs plus d’un païen que d’un chrétien. Ils rappellent Virgile demandant qui le transportera dans les fraîches vallées de l’Hémus, et le couvrira de l’ombre de ses bois immenses. Pourquoi n’y sent-on même pas le Dieu que Virgile avait entrevu :
Deum namque ire per omnes
Terrasque, tractusque maris ?…
Lord Byron ne pense pas à rapporter à Dieu toute cette beauté de la terre. Ce qu’il aime dans la nature, c’est le refuge qu’il y trouve contre les sociétés ; c’est que là il n’y a plus de lutte avec les hommes ni de controverse avec les opinions. Il se sent affranchi en présence des montagnes et de la mer ; il n’est pas touché. Cet attendrissement qui nous fait verser de douces larmes à certains jours de voyage, quand nous avons à la fois la liberté, la santé, et, à défaut de la complète paix de l’esprit, une trêve avec nos peines morales, lord Byron l’a ignoré. Il ne connut pas, dans le bonheur de vivre, ce qui en est le meilleur, le besoin de chercher à qui nous en sommes redevables ; mais cet amour de la nature sans retour vers son auteur nous émeut, faut-il l’avouer ! à certains momens où nous-mêmes nous jouissons de la nature en païens, et où, pour être plus près d’elle, peu s’en faut que nous ne désirions être le bœuf qui paît l’herbe fraîche, l’oiseau qui peut prendre possession des cieux, le poisson qui visite l’abîme mystérieux des mers : courte ivresse des sens, d’où nous revenons, non sans quelque honte, à la pensée religieuse et à un amour de la nature reconnaissant. Byron est le poète de ces momens-là ; il est le poète de ces jours où notre esprit a besoin de se repaître de trouble, et préfère à la paix que lui verserait le beau livre lu d’un cœur « trois fois pur » la fièvre qu’allument en nous des poésies qui caressent nos doutes et nous offrent l’orgueil pour consolation de notre impuissance.
Quand je lus pour la première fois lord Byron, il était à la mode, et la mode m’éloigne de tous les ouvrages qu’elle vante. Leibnitz disait : « Toutes les fois que j’entends dire contre quelqu’un tolle, crucifige, je me doute de quelque supercherie[27]. » Ce qu’il pensait des haines de la foule, il le dut penser de ses amours. Quand on entend crier d’un livre : Pulchre, bene, recte, il faut se douter de quelque illusion. C’est un malheur pour un bon livre d’être à la mode, car, tandis qu’on l’exalte pour ses beautés spécieuses, on n’aperçoit pas ses qualités solides, et, la mode passée, le même oubli menace qualités et défauts. Il courrait grand risque, si, en dehors du troupeau de la mode, il n’y avait pas, pour le préserver d’une disgrace imméritée, des gens sérieux qui lisent les livres d’un esprit libre, et qui vont droit à ce qui dure à travers ce qui fait du bruit.
Comment ne me défierais-je pas de la mode ? elle fait faire des fautes même à ceux qui lui tiennent tête. Voyez autour d’un livre populaire les admirateurs et les opposans : ils sont dupes des mêmes défauts, les uns parce que c’est tout ce qu’ils admirent du livre, les autres parce qu’ils n’y voient que par où il pèche. Le beau échappe aux uns et aux autres : aux admirateurs, faute d’yeux pour le voir ; aux opposans, par leur ardeur à poursuivre son contraire. Ces derniers ne songent pas combien un poète de talent, fût-il entêté de théories, rencontre de poésie naturelle et libre dans l’intervalle des théories, et que de beaux vers lui souffle la muse à l’insu du système. Les modèles anciens qu’ils opposent à ceux du jour ne sont que des autorités de polémique admirées par contradiction, et tel est l’effet de la mode que, dans les controverses qu’elle suscite, elle communique de sa témérité et de son vain langage même à ceux qui ont raison.
Je me souviens qu’au temps de la vogue de lord Byron, j’étais touché du mal que me paraissait faire aux ames un enchanteur qui présente le doute comme une supériorité de l’esprit, les devoirs comme des conventions, le désespoir comme l’impression dernière que reçoit des choses humaines un observateur de génie. Par un juste sentiment de ma faiblesse, je soupçonnais tout ce qui voulait intéresser mon imagination à ce que n’approuvait pas ma raison ; je préférais les conseils des livres à leurs complaisances, et j’aimais mieux, pour franchir la première entrée dans la vie, prendre la main des guides éprouvés, des gens qui montrent le grand chemin, que de me jeter à la suite du grand novateur anglais dans toutes les aventures de la pensée. Du moins je n’en ai rien écrit, et je m’en félicite, car il eût fallu rendre à lord Byron une partie de ce que je lui aurais ôté, adorer ce que j’aurais brûlé, et, pour être vrai, être inconséquent.
Aujourd’hui, l’impartialité est devenue facile. Il y a long-temps que la controverse au sujet de lord Byron a cessé. La mode a changé d’idoles, et la critique a suivi la mode. Lord Byron n’est ni un poète populaire ni un auteur classique ; on ne le lit ni par imitation, ni par obligation. Il n’attire plus les yeux sur lui que par le pur et paisible rayonnement de ce qu’il y a de durable dans sa gloire. Au lieu d’apologistes et de critiques, il n’a plus pour lecteurs que de simples curieux des choses de l’esprit, qu’intéresse cet astre solitaire à demi caché derrière les étoiles qui se voient de tous les points du monde. D’ailleurs, le temps lui a ôté ses plus dangereuses séductions et émoussé ses pointes les plus acérées. La partie romanesque de ses poèmes a vieilli, et ce doute dont il se prévalait comme d’un privilège du génie ne nous paraît plus qu’un privilège de misère. On pourrait le louer impunément ; il n’y a pas de risque qu’un éloge isolé lui ramenât la foule, cet éloge fût-il d’une plume capable de mettre à la mode ce qu’elle loue.
Il y a pourtant de très bons esprits qui croient le temps mal choisi pour montrer les côtés louables d’un poète tel que lord Byron. Dans un temps où la faiblesse de la société exalte la superbe de l’individu et rend le doute insolent, il est du devoir de la critique, pensent-ils, d’attaquer sans relâche ces deux travers, et de les discréditer dans leurs plus grands exemples. Il est bon, tant que le mauvais esprit dure, de protester contre ceux qui lui ont donné la grandeur d’une insurrection de la liberté contre l’arbitraire ou les graces d’un caprice du génie j’en suis d’accord, et je ne voudrais pas manquer, pour mon compte, au devoir commun ; mais il y a deux manières d’attaquer le mauvais esprit dans les livres qui l’ont rendu populaire : la première le prend corps à corps, et, selon la forme sous laquelle il se produit, ou bien lui arrache son masque, ou bien lui prouve qu’il est dupe de ses propres sophismes. La seconde consiste à montrer, dans ceux qui y ont employé sincèrement ou prostitué par calcul leur talent, le spectacle du mal qu’ils se sont fait en nuisant aux autres, et à appeler quelque pitié sur leurs mains saignantes des blessures qu’ils ont portées au genre humain.
L’une est plus efficace du vivant de l’écrivain. Il est là pour y répondre, ou, s’il n’accepte pas le combat, assez de gens sont intéressés à la mauvaise morale, pour qu’il ne manque pas de champions. C’est une belle lutte alors, et combien ceux-là sont à envier qui savent défendre avec éclat la conscience de leur pays contre les sophismes de ses écrivains, la raison contre la mode, et la morale contre la gloire !
L’autre sied mieux avec les écrivains morts. Les erreurs d’un vivant sont orgueilleuses, ses sophismes ont je ne sais quoi de triomphant ; ses lecteurs sont des sujets, son succès est un règne. Avec sa vie cesse tout ce bruit ; la mort est déjà une défaite ; que sera-ce si cette mort, comme celle de lord Byron, a été prématurée et héroïque, prématurée parce qu’il s’est dévoré, héroïque, sauf à faire dire même aux sages qu’il avait cherché l’héroïsme pour échapper à l’ennui ! Une première fois vaincu par les mœurs de son pays, il le fut une seconde fois par la mort, mais sans la ressource de l’orgueil pour s’en consoler, ni de la renommée pour s’en venger. N’est-ce pas de la meilleure justice, et qui néanmoins ne désarme pas la morale, que de se borner, envers un tel mort, à faire voir ce qu’il lui en a coûté pour avoir marché hors « de la droite voie, » et quel cilice armé de pointes il portait sous le poétique costume que lui ont prêté les arts, le beau et noble jeune homme, le souci public de toutes les femmes de son temps ? Voilà ce que j’ai tâché de faire dans ces remarques sur lord Byron, et s’il en résulte la preuve que le plus puni du scandale d’un livre, c’est souvent l’écrivain, et que le génie sans croyance n’est que le plus vulnérable des amours-propres, ce ne sera, ce semble, ni de la mauvaise morale, ni de la critique à contre-temps.
NISARD.
- ↑ The Village, the Borough, etc.
- ↑ Dans une lettre à M. D’Israëli, il appelle Crabbe « le premier des poètes vivans, » et, dans la satire des Bardes et Critiques écossais, « nature’s sternest painter. »
- ↑ Né en 1613, mort en 1667 avec le surnom du Shakspeare des théologiens.
- ↑ Lara, tale, II, st. I.
- ↑ Childe-Harold, tale, I, st. V.
- ↑ Il lui en fit le compliment. Lettres de lord Byron à sa mère.
- ↑ Ce portrait se voit dans la belle galerie de Newstead au-dessus de la cheminée.
- ↑ Quarterly Review, année 1814.
- ↑ Le Corsaire, chant II.
- ↑ On alla jusqu’à lui reprocher le plagiat,
- ↑ Note sur la stance seizième du troisième chant de Childe-Harold.
- ↑ Lettre à M. D’Israëli.
- ↑ Lettre à M. D’Israëli.
- ↑ Note de M. Lockart sur des vers de lord Byron relatifs à une maladie de sa femme.
- ↑ Lettres de lord Byron.
- ↑ Note de Walter Scott sur la quatorzième stance du IIIe chant de Childe-Harold.
- ↑ Siècle de.Louis XIV, chapitre XXII
- ↑ Ainsi la loi qui doit ouvrir aux Juifs les portes du parlement.
- ↑ Manfred, acte Ier, scène Ire
- ↑ Epistle to Augusta.
- ↑ Childe-Harold, stance 115 et 116.
- ↑ On my thirty third birth day, 22 janvier 1831. Le même jour, il écrivait dans son journal : « Demain est mon jour de naissance, c’est-à-dire qu’à minuit, dans douze minutes, j’aurai complété l’âge de trente-trois ans, et je vais me mettre au lit avec un poids sur le cœur pour avoir si long-temps vécu et pour si peu… Il est minuit trois minutes à l’horloge du château, et j’ai maintenant trente-trois ans ; mais je les regrette beaucoup moins pour ce que j’ai fait que pour ce que j’aurais pu faire. »
- ↑ Manfred, acte III, scène Ire.
- ↑ Childe-Harold, chap. IV, st. 77.
- ↑ Ibid., chant IV, st 61.
- ↑ Childe-Harold, chant IV, st. 179.
- ↑ Lettre à l’abbé Nicaise.